Sabrina Ali Benali : « La ministre de la Santé met en place une politique du McDrive hospitalier »


Entretien inédit | Ballast

« Bonsoir madame Touraine, c’est encore moi ! C’est l’inteeeerne ! » C’est par ces mots que s’adressa Sabrina Ali Benali, interne en méde­cine géné­rale en der­nière année, à l’ancienne ministre de la san­té, avant de démon­ter le plan de com­mu­ni­ca­tion du gou­ver­ne­ment et de dénon­cer le manque de moyens dans les hôpi­taux, dans une vidéo deve­nue virale sur les réseaux sociaux (plus de 10 mil­lions de vues). Malgré les polé­miques, par­fois vio­lentes, celle qui fut l’an pas­sé sup­pléante aux légis­la­tives sous l’é­ti­quette France insou­mise ne désarme pas et dénonce, de vidéo en vidéo, les poli­tiques libé­rales qui conti­nuent de mettre à mal l’hôpital public, en oppo­sant aux chiffres abs­traits la réa­li­té de son quo­ti­dien — celui de tant de soi­gnants et de patients. Rencontre avec une jeune femme qui assure par­ler « avec ses tripes » et se bat pour que le mot « poli­tique » ne soit plus un « gros mot » aux yeux du grand nombre.


Vous êtes interne, future méde­cin et enga­gée. Cela tranche avec le cli­ché sur la pro­fes­sion : des méde­cins cor­po­ra­tistes, indi­vi­dua­listes, de droite…

Mes vidéos sont la suite logique d’un par­cours d’engagement per­son­nel. J’ai mili­té dans l’associatif, avec Les Enfants de Don Quichotte, en D2 — l’équivalent de la qua­trième année de méde­cine. J’avais essayé une ou deux fois de faire des annonces dans les amphis pour que les gens rejoignent le mou­ve­ment, en disant qu’on avait besoin de per­sonnes, de maté­riel… Annonces qui n’ont pas vrai­ment eu de suites ! Mais en fai­sant des lec­tures, en réfléchis­sant sur le malaise hos­pi­ta­lier, je me suis rendu compte à quel point nous étions dépo­li­ti­sés en études de méde­cine : l’ab­sence de sciences sociales y est un gros pro­blème. Par exemple, on ne nous apprend jamais l’histoire de la Sécurité sociale. En dix ans d’études, pas une seule fois on ne m’a par­lé d’Ambroise Croizat [l’un des fon­da­teurs, com­mu­niste, de la Sécurité sociale, ndlr]. Il est dif­fi­cile de défendre des ins­ti­tu­tions qu’on ne connaît pas…

Pourquoi fait-on des études de méde­cine, d’ailleurs ?

« Je me suis ren­du compte à quel point nous étions dépo­li­ti­sés en études de méde­cine : l’ab­sence de sciences sociales y est un gros problème. »

J’ai lu les résul­tats d’une thèse sur les motifs des ins­crip­tions en facul­té de méde­cine. Le plus récur­rent dans les réponses, c’était le « pou­voir sur l’autre ». J’ai été assez éton­née. C’est vrai qu’il existe encore des gens qui font ces études par goût du pou­voir, qui ont ce biais dans leur vision du métier… Comme moti­va­tion, on compte aus­si le pres­tige, l’argent, mais aus­si, heu­reu­se­ment, des voca­tions de soins. On sait bien que les condi­tions d’existence déter­minent la conscience. Les milieux d’o­ri­gine socio-éco­no­mique des étu­diants en méde­cine sont ceux de la classe supé­rieure. En effet, seul un étu­diant en méde­cine sur dix, aujourd’hui, est issu du milieu ouvrier. La mixi­té sociale n’est pas favo­ri­sée par la mul­ti­pli­ca­tion des pré­pas pri­vées payantes en pre­mière et der­nière années. Les méde­cins ne sont pas le reflet de l’ensemble de la popu­la­tion, même si la ten­dance à l’individualisme est bien un reflet de la socié­té. Mais il faut éga­le­ment pré­ci­ser que la caté­go­rie « méde­cine » est très vaste : on ne peut pas la réduire à une seule ten­dance poli­tique ou à une seule vision du métier. L’hôpital est un endroit par­ti­cu­lier. Même s’il est divi­sé entre ser­vices, il y a mal­gré tout des ten­dances « de gauche » : parce que la car­rière hos­pi­ta­lière n’est pas la plus rému­né­ra­trice en méde­cine, parce que c’est un endroit où il y a une vraie volon­té de soin, alliée à une exi­gence d’ex­cel­lence scien­ti­fique… C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas chez les urgen­tistes, où l’on ren­contre beau­coup de per­sonnes conscien­ti­sées, car confron­tées de façon directe aux pro­blèmes sociaux et ayant elles-mêmes fait face à des condi­tions de tra­vail dif­fi­ciles et à des sta­tuts peu recon­nus. Il ne faut pas oublier non plus que les condi­tions d’études en méde­cine sont extrê­me­ment rudes — beau­coup font des petits bou­lots à côté. On a 100 euros par mois en qua­trième année, 200 en cin­quième et sixième années, 20 euros pour une garde de nuit et, ensuite, 1 600 à 1 800 euros par mois pour tour­ner entre 50 et 80 heures par semaine. Ces condi­tions créent un sen­ti­ment très ambi­va­lent : au lieu de favo­ri­ser une conscien­ti­sa­tion poli­tique, elles déve­loppent géné­ra­le­ment une frus­tra­tion qui peut se trans­for­mer en com­por­te­ment indi­vi­dua­liste, de type « J’ai assez payé, main­te­nant je veux ma part du gâteau » ou « Si on me fait faire des heures sup’, les infir­mières peuvent le faire aus­si ». Mais même après les études, l’hôpital reste un endroit où les condi­tions de tra­vail sont dures. Je pense que c’est pour ça que beau­coup pré­fèrent aller vers d’autres modes de tra­vail, en cli­nique ou en libéral.

Vous par­lez volon­tiers au nom des soi­gnants et des soi­gnantes dans leur ensemble. Vous adop­tez un dis­cours géné­ral, qui dépasse votre propre sta­tut d’interne…

Oui, car je pense que nous sommes toutes et tous dans la même barque : on appar­tient à la même ins­ti­tu­tion. Quand un malade est soi­gné, ce n’est pas moi qui pose une sonde uri­naire ou une per­fu­sion, qui le change. Je ne sais pas faire la mani­pu­la­tion radio, je ne sais pas faire le sui­vi kiné, je ne sais pas le bran­car­der. J’ai dû le faire un cer­tain nombre de fois et je peux vous dire qu’on enten­dait des « Aïe ! » sur le par­cours ! Nous avons besoin des com­pé­tences des autres. Il est évident que, vis-à-vis du malade, nous sommes les maillons d’une même chaîne.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Est-ce que votre propre par­cours social a joué dans votre prise de conscience politique ?

Mes grands-parents mater­nels étaient ouvriers et je viens d’une géné­ra­tion, via mon grand-père mater­nel kabyle, qui est arri­vée en France avec rien. Je suis issue des classes moyennes. J’ai per­du mon père jeune et j’ai tou­jours dû faire des petits bou­lots, ce qui a sans doute favo­ri­sé cette prise de conscience. Mais cela ne veut pas dire que mes parents ont les mêmes opi­nions que moi. C’est par la recherche d’une cohé­rence de pen­sée quant à ce que je pou­vais vivre dans mon tra­vail, et par rap­port à mes com­bats asso­cia­tifs, que j’en suis arri­vée à cer­taines conclu­sions poli­tiques. Mais, au-delà des par­cours per­son­nels, ce manque de conscience poli­tique géné­ral est en grande par­tie dû au fonc­tion­ne­ment d’une socié­té qui a enle­vé tout sens du col­lec­tif, de l’his­toire des luttes, et qui cherche à nous divi­ser — et à divi­ser l’hôpital en sec­tions, en professions…

Vous cher­chez donc à recréer du col­lec­tif par votre discours ?

« Les chiffres d’arrêts mala­die, de sui­cides, de burn-out sont très impor­tants chez les soi­gnants car on a inté­gré cette notion de res­pon­sa­bi­li­té personnelle. »

C’est pour moi abso­lu­ment néces­saire. Mes condi­tions de tra­vail sont direc­te­ment liées aux autres. Je suis tout le temps avec les autres. Si les infir­mières ou les aide-soi­gnantes sont mal, je le sens. On tra­vaille mieux dans une équipe soli­daire et enjouée, d’au­tant plus que nous tra­vaillons déjà dans un milieu éner­gi­vore qui peut rapi­de­ment deve­nir anxio­gène, notam­ment parce qu’on culpa­bi­lise indi­vi­duel­le­ment les gens en leur disant que si une vieille dame de 80 ans attend toute seule dans le cou­loir pen­dant quatre heures et demie, c’est à cause de leur mau­vaise volon­té — ce qui n’a aucun sens, mais mine le moral. Les chiffres d’arrêts mala­die, de sui­cides, de burn-out sont très impor­tants chez les soi­gnants car on a inté­gré cette notion de res­pon­sa­bi­li­té person­nelle, de manque d’efficacité per­son­nelle, parce qu’on a du mal à faire tout ce qu’on nous demande de faire tout en pré­ser­vant le res­pect du patient. C’est le pro­duit des poli­tiques libé­rales. Pourtant, je vois bien que les gens sont de bonne volon­té et sont incri­mi­nés à tort. On n’incrimine jamais les per­sonnes qui mettent en œuvre ces poli­tiques qui nous détruisent.

C’est jus­te­ment ce que vous avez cher­ché à faire : dési­gner direc­te­ment les res­pon­sables des poli­tiques libé­rales, et notam­ment l’ancienne ministre de la Santé, Marisol Touraine.

Dans ma pre­mière vidéo, j’ai essayé d’expliquer de manière concrète, en trois points, ce que signi­fiait la poli­tique de Marisol Touraine, notam­ment à pro­pos de la prime aux jeunes méde­cins hos­pi­ta­liers s’ils et elles acceptent de res­ter trois ans à l’hôpital. Il fau­drait peut-être se deman­der pour­quoi ces jeunes ne veulent pas res­ter… Cette vidéo a été par­ta­gée, sur­tout dans les milieux infor­més. Puis j’ai pris un verre avec une copine aide-soi­gnante, qui m’a racon­té une expé­rience hor­rible : com­bien c’était dur pour elle de devoir dou­cher des patients âgés atteints de démence, qu’elle avait dix-huit patients et une seule heure pour les dou­cher… J’ai tâché de dénon­cer cette situa­tion en la tour­nant en déri­sion. J’ai réa­li­sé une vidéo au cours de laquelle je me par­lais tout en me fai­sant un sham­poing, afin de mon­trer que se dou­cher en six minutes soi-même, ce n’est pas for­cé­ment facile — alors quand il s’a­git d’un patient atteint d’une mala­die grave… Cette vidéo a bien tour­né — 350 000 vues — et a atteint un autre public, notam­ment les soi­gnants. J’ai reçu beau­coup de mes­sages me disant de conti­nuer. La troi­sième vidéo, qui a fait un vrai buzz, est née d’une autre expé­rience dou­lou­reuse : j’é­tais de garde aux urgences et n’avais pas de place pour une dame en insuf­fi­sance car­diaque ; j’ai appe­lé onze hôpi­taux, alors que des gens conti­nuaient à arri­ver, et, fina­le­ment, j’ai dû dire à cette dame et à sa famille qu’il n’y avait pas d’autre solu­tion que de la lais­ser sur un bran­card amé­lio­ré des urgences pour la nuit. La même nuit, un mon­sieur a fait un arrêt car­diaque dans les étages : on ne trou­vait pas son dos­sier, on ne savait pas si on devait le réani­mer ou non. On finit par le retrou­ver ; je m’apprête à redes­cendre aux urgences quand je vois un mon­sieur par terre, qui gît sur le sol. Je ne sais pas depuis com­bien de temps il est là, per­sonne ne le sait, parce qu’il n’y avait per­sonne ; tout le monde était occu­pé avec l’ar­rêt car­diaque. C’est ça, concrè­te­ment, le manque de per­son­nel. Comment aurait-on fait si on avait eu deux arrêts au même moment ? Après une nuit comme celle-là, je suis ren­trée chez moi me cou­cher et suis tom­bée sur la une d’un jour­nal : « Madame Touraine prend ses res­pon­sa­bi­li­tés pour la grippe, elle reporte des inter­ven­tions non pro­gram­mées pour libé­rer des lits ». Prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés… Cette une a été un choc : c’était la confron­ta­tion entre la réa­li­té que je venais de vivre et le dis­cours, por­té par ce jour­nal. C’est à par­tir de ça que j’ai fait ma troi­sième vidéo, en dénon­çant cette « grosse blague », la pseu­do-prise de res­pon­sa­bi­li­té de madame Touraine, et en racon­tant ma nuit de garde. Si cette vidéo a été autant vue et par­ta­gée, c’est parce que dans le milieu hos­pi­ta­lier, mal­heu­reu­se­ment, tout le monde a vécu ce genre de garde. Ce n’est pas un cas isolé.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Ce qui a sans doute contri­bué à ce suc­cès, c’est cet équi­libre assez par­ti­cu­lier entre humour, sou­vent iro­nique, et émotion…

L’humour vient sans doute d’un ton propre à l’hôpital. Nous avons ten­dance à iro­ni­ser sur la mala­die, la mort, à désa­cra­li­ser ce qui est le plus dou­lou­reux pour nous, pour avan­cer. Quant à l’émotion, oui, je pense qu’elle est visible, et c’est ce qui a tou­ché les gens et les a convain­cus mal­gré toutes les cam­pagnes qu’il y a pu avoir contre moi. On ne peut pas nier la sin­cé­ri­té, la véri­té : la sin­cé­ri­té trans­perce. Cette véri­té, on peut la lire dans les dizaines de mil­liers de com­men­taires qu’il y a eu sous cette vidéo, qui racon­taient des expé­riences semblables.

Vous par­lez d’opérations de calom­nie. Il y a eu Patrick Cohen, qui a décla­ré que vous ne tra­vaillez pas à l’AP-HP ni dans un ser­vice d’ur­gence, Gabriel Attal, conseiller en com­mu­ni­ca­tion de Marisol Touraine, qui a dit qu’il s’agissait de votre part d’une « mani­pu­la­tion poli­ti­cienne ». Comment l’avez-vous vécu ?

« Beaucoup de gens ont cru que j’avais effec­ti­ve­ment men­ti car on a ten­dance à faire confiance aux journalistes… »

Très mal ! L’avantage d’être méde­cin, c’est que j’ai fait moi-même mes ordon­nances d’anxiolytiques et de som­ni­fères… J’ai été aba­sour­die et pro­fon­dé­ment cho­quée par ces men­songes de la part d’une radio qui appar­tient au ser­vice public. Beaucoup de gens ont cru que j’avais effec­ti­ve­ment men­ti car on a ten­dance à faire confiance aux jour­na­listes… J’ai subi beau­coup de pres­sions. Je savais que ma petite vidéo était remon­tée jusqu’aux plus hautes sphères de l’État et que ça ne leur plai­sait pas : j’ai commencé à avoir vrai­ment peur. Ce qui m’a sur­tout cho­quée, c’est la polé­mique autour de l’AP-HP menée par France Inter. En essayant de dire que j’avais men­ti, que je ne tra­vaillais pas aux urgences, ils ont don­né des infor­ma­tions sur mon lieu de tra­vail : les autres jour­na­listes ont pu trou­ver où je tra­vaillais… Le ser­vice des urgences a été rapi­de­ment débor­dé d’appels alors qu’on avait bien d’autres choses à faire. On peut ima­gi­ner les consé­quences de ce genre de révé­la­tions pour le ser­vice et pour les familles, qui peuvent recon­naître leur his­toire ; cela peut créer beau­coup de détresse.

Quelles ont été les réac­tions des soi­gnants autour de vous ? Y a‑t-il eu un mou­ve­ment de solidarité ?

Oui. Le len­de­main de cette cam­pagne de calom­nie, beau­coup de membres du per­son­nel sont venus me par­ler, m’ont envoyé des mes­sages : j’ai sen­ti un vrai sou­tien, une vraie confra­ter­ni­té. Sur les réseaux sociaux, j’ai reçu en masse des mes­sages de sou­tien, notam­ment de la part de soignants.

Mais pour­quoi de telles réactions ?

Il n’y a aucun doute là-des­sus : c’est à cause de mon enga­gement poli­tique. J’avais atta­qué la ministre de la Santé, j’étais pas­sée chez Cohen (une des émis­sions les plus écou­tées du pays !) et j’appartenais au Parti de gauche et à la France insou­mise, alors que Jean-Luc Mélenchon mon­tait dans les son­dages et qu’on était à quatre mois de la pré­si­den­tielle. J’étais la « gamine France insou­mise » qui arri­vait et, d’un coup, avait douze mil­lions de vues… Il fal­lait abso­lu­ment me dis­cré­di­ter. C’est bien pour cela que Gabriel Attal a par­lé de « mani­pu­la­tion poli­ti­cienne ». Pour ces gens, la poli­tique, c’est des manœuvres, une car­rière ; pour moi, la poli­tique, c’est par­ler avec ses tripes.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Justement. Votre enga­ge­ment par­ti­san peut-il décré­di­bi­li­ser votre dis­cours pro­fes­sion­nel ? On peut lire sur les réseaux sociaux des reproches du type : « Sabrina, vous disiez par­ler au nom de tout le monde, mais vous ne le faites plus quand vous sou­te­nez Mélenchon… »

Ces réac­tions s’ex­pliquent par le fait qu’on nous broie lit­té­ra­le­ment depuis quatre décen­nies : la poli­tique est deve­nue un gros mot. On n’associe plus la poli­tique à quelque chose de noble, à un pro­jet com­mun, mais à l’opportunisme, à quelque chose de très « dar­wi­nien ». Mais les gens peuvent par­ta­ger mon constat ou mes vidéos, quand bien même leur opi­nion est dif­fé­rente. Dans le milieu hos­pi­ta­lier, bien que nos convic­tions soient dif­fé­rentes, le constat sur nos condi­tions de tra­vail est le même. Je suis l’une des leurs.

Le médium vidéo pour relé­gi­ti­mer la poli­tique, en somme ?

« La ministre de la Santé met en place une poli­tique du McDrive hos­pi­ta­lier, du tay­lo­risme hos­pi­ta­lier. Elle veut mettre 7 patients sur 10 en ambu­la­toire d’ici 2020. Je n’appelle pas ça soi­gner des per­sonnes, mais soi­gner des organes. »

Oui : je prends le temps d’expliquer, je parle de mon tra­vail concret, je ne fais pas de pro­sé­ly­tisme. Souvent, quand les gens m’écrivent qu’ils sont déçus, je leur réponds que je peux l’en­tendre mais leur demande de ne pas réécrire mon his­toire à ma place. Beaucoup pensent que Mélenchon me récu­père ou que je me fais mani­pu­ler. Mon enga­ge­ment est cohé­rent : j’ai été mili­tante asso­cia­tive, puis poli­tique, et je connais­sais Mélenchon bien avant de lan­cer mes vidéos — il avait écrit sur le sujet aupa­ra­vant et j’avais par­ti­ci­pé à la cam­pagne san­té de la France insou­mise. La poli­tique peut être relé­gi­ti­mée lors­qu’elle est faite avec sincérité.

Et com­ment voyez-vous la poli­tique de san­té du gou­ver­ne­ment Macron ?

C’est la suite logique des gou­ver­ne­ments pré­cé­dents. Madame Touraine a fait un tweet dans lequel elle se féli­ci­tait de la poli­tique menée par Agnès Buzyn [actuelle ministre des Solidarités et de la Santé, ndlr], en disant « On retombe sur nos pieds ». J’ai répon­du : « On retombe plu­tôt sur nos genoux »… Ce n’est pas une sur­prise. Les gens ont cru pou­voir faire confiance à Madame Buzyn puis­qu’elle est méde­cin et a tra­vaillé à l’hô­pi­tal. Mais, en l’espace de six mois, j’ai bien vu les réac­tions sur ma page et sur les réseaux sociaux : elle est détes­tée. C’est nor­mal, la ministre de la Santé met en place une poli­tique du McDrive hos­pi­ta­lier, du tay­lo­risme hos­pi­ta­lier. On le voit dans sa poli­tique de chi­rur­gie ambu­la­toire : elle veut mettre 7 patients sur 10 en ambu­la­toire d’ici 2020. Je n’appelle pas ça soi­gner des per­sonnes, mais soi­gner des organes.

Qu’est-ce que soi­gner, pour vous ?

Je m’en tiens à la défi­ni­tion de l’Organisme mon­dial de la san­té — je ne suis pas plus ori­gi­nale qu’une autre : la san­té est un état de com­plet bien-être phy­sique, men­tal et social. Quand on cherche à faire par­tir les patients de l’hôpital le plus vite pos­sible et qu’on n’a pas le temps de les écou­ter, de les trai­ter cor­rec­te­ment, cet état n’existe pas. Cela fait dix ans que je tra­vaille à l’hôpital et je réa­lise chaque jour à quel point il existe un défi­cit, dans nos études de méde­cine, quant à la prise en compte du patient, de la rela­tion avec lui. C’est un métier au cœur de l’humain ; pour­tant, on ne sou­ligne pas assez à quel point tout passe par la rela­tion de confiance qui va s’instaurer entre patients et soi­gnants. Jamais un soin ne sera effi­cace, ni même ren­table (puisque c’est tout ce qui les inté­resse, la ren­ta­bi­li­té), si on ne prend pas le temps. Le patient ne com­pren­dra pas, pren­dra mal son trai­te­ment, revien­dra aux urgences… Il faut apprendre à recon­si­dé­rer la rela­tion avec le patient.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Vous vous êtes récem­ment enga­gée contre le sexisme en méde­cine, avec le mou­ve­ment #balan­ce­ton­porc et #moiaus­si. Existe-t-il une spé­ci­fi­ci­té du sexisme en méde­cine ou n’est-il que le reflet de la société ?

Il y a une par­ti­cu­la­ri­té en méde­cine : la désa­cra­li­sa­tion du corps. On est toute la jour­née face à des corps nus ; il y a donc une extra­po­la­tion de la sexua­li­té, de tout ce qui est lié aux zones intimes. Mais on peut très bien dif­fé­ren­cier paillar­dise et har­cè­le­ment sexuel ou sexisme. La paillar­dise, c’est rire de la mort, du corps, c’est un humour noir — qui peut ne pas plaire à tout le monde. Par contre, le har­cè­le­ment sexuel, qui existe bel et bien en méde­cine, me semble être le reflet d’une socié­té sexiste. C’est la même situa­tion qu’une secré­taire avec son patron. C’est extrê­me­ment lié aux situa­tions de subor­di­na­tion. Et ça n’a rien à voir avec l’humour cara­bin1. Je n’ai jamais eu de pro­blème de sexisme ou de har­cè­le­ment avec mes co-internes ou mes co-externes, seule­ment avec des chefs.

Vous consi­dé­rez-vous comme une lan­ceuse d’alerte ?

Non, car je pense qu’il n’y a rien de caché. Les lan­ceurs d’alerte sont des per­sonnes qui ont des infor­ma­tions aux­quelles on n’a pas accès et les délivrent au nom de l’in­té­rêt géné­ral. Dans mon domaine, rien de ce que j’ai dit n’é­tait caché : c’é­tait seule­ment tabou. Ce qui est dif­fi­cile, c’est pas­ser de ce constat et de cette connais­sance à une forme de déso­béis­sance ou de contestation.

Quand aura-t-on droit à votre nou­velle vidéo ?

Pour l’instant, je pré­pare un livre ! Pour la nou­velle vidéo, ça sera quand j’entendrai ou je ver­rai encore quelque chose qui me fera bon­dir… Ça ne devrait pas tarder !


Photographies de ban­nière et vignette : Stéphane Burlot, pour Ballast


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  1. Un cara­bin est un étu­diant ou une étu­diante en méde­cine, dans l’ar­got étu­diant.[]

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