Entretien inédit pour le site de Ballast
Parler de philosophie politique à ceux qui ne croulent pas sous les diplômes : tel fut l’ambitieux pari d’Usul. Le jeune homme, âgé aujourd’hui de 30 ans, s’est fait connaître par une émission en ligne consacrée aux jeux vidéo. Il décortique à présent, par des vidéos accessibles, ludiques et denses, notre paysage intellectuel et médiatique et propose des pistes de réflexion afin que le camp de l’émancipation reprenne du poil de la bête, en ces temps instables et moribonds. Force est d’admettre que le pari est gagné, au regard du nombre de ses spectateurs. Et si, à l’ère des nouveaux moyens de communication, l’on gagnait à changer nos méthodes militantes, enfermés que nous sommes dans nos tribunes, nos articles et nos essais ? C’est la question qu’Usul nous pose à tous.
Ce qui est assez étonnant, c’est que, le plus souvent, ce ne sont pas eux qui émettent cette réserve, mais le public lui-même. Les spécialistes, professeurs et autres émetteurs autorisés dans les domaines que j’aborde se montrent le plus souvent enthousiastes de voir leur discipline, qui est souvent leur passion, évoquée, popularisée et discutée de la sorte sur Internet, dans un format agréable et à même d’intéresser des jeunes qui seraient peut-être, dans d’autres circonstances, restés de marbre. Cette question de légitimité est centrale dans mes conférences — non pas parce que j’en manquerais (j’ai eu mon lot de petites légitimations), mais parce que je veux que mon auditoire s’en sente gonflé. C’est à lui que je m’adresse ; je veux que ces jeunes, qui se sentent maintenant assez sûrs d’eux pour prendre la parole afin de critiquer sur Internet des séries ou des films, poussent l’exercice de leur esprit critique encore plus loin, et ne soient pas, eux, bloqués par cette question de la légitimité, comme j’ai pu l’être pendant quelques années.
Dans une conférence, vous expliquez que c’est justement le caractère autodidacte de votre démarche qui vous rend scrupuleux et sérieux : vous savez qu’on vous attend au tournant. L’absence de titres serait donc un gage, paradoxal, de compétences ? Vous affirmez, en souriant, qu’on peut, en travaillant seul dans son coin durant des mois sur un sujet, en savoir bien plus qu’un ministre au gouvernement… Quels sont les critères valables, au fond ?
« Je veux que les jeunes se disent qu’avec un peu de culture économique on peut remettre en question la pertinence du travail de ce charlatan. »
Je ne parle pas tellement de ma démarche, mais de celle de tous ceux et celles qui ont l’audace de l’ouvrir publiquement sur des sujets sur lesquels ils ou elles sont parfois attendu.e.s au tournant. Je pense sincèrement que la modestie pousse à la prudence, quand on n’a pas de titre, qu’on n’a l’aval d’aucune institution : on tâche en effet d’être d’autant plus scrupuleux. Donc, non, ce n’est pas un gage de compétences — on peut aussi aller dans le mur et ça peut m’arriver à moi aussi (mais quand on y va avec modestie, le choc est moins violent). Bien entendu, quand je dis qu’en se cultivant un an sur un sujet, on le connaît mieux qu’un ministre, j’exagère… et en même temps, pas tant que ça ! On en a une autre approche, et cette approche peut être critique : c’est ça qui m’intéresse. Avant de se retrouver avec Hollande comme président, on a eu toute une période où le grand favori était le patron du FMI, que les Français, certains de leur propre ignorance et impressionnés par ce bon docteur, voyaient comme candidat le plus capable, le plus savant — il avait été professeur, il était fortiche en économie, pensez donc, patron du FMI… Avec un CV comme ça, même plus besoin de programme ! Je veux que les jeunes se disent qu’avec un peu de culture économique, on peut remettre en question la pertinence du travail de ce charlatan. Je veux que les titres les plus prestigieux n’aient plus cet effet sidérant sur ceux qui en sont dépourvus.
Le poète Max-Pol Fouchet faisait une différence entre « vulgariser » et « clarifier » : « Vulgariser, c’est aussi considérer les autres comme incapables de comprendre une discipline difficile, élitisme révoltant, et rabaisser la qualité de ce que l’on veut transmettre. En conséquence, une certaine forme de vulgarisation, fondée sur la simplification, doit être exclue. En revanche, ce qui s’impose, c’est la clarification. Clarifier n’est pas simplifier, mais clarifier demande un effort considérable à celui qui veut transmettre une connaissance. Un effort vis-à-vis de lui-même. Clarifier demande à l’esprit des qualités particulières d’analyse, de synthèse, de formulation. Il s’agit d’une conquête sur soi-même. » Vous signez ?
Oui, bien sûr. Et c’est parce que je souscris à cette approche que j’ai opté pour des vidéos plus longues que la moyenne. Oui, clarifier. Quand je parle aux gens de Friot ou de Lordon, je pars du principe que ce qu’ils ont à dire n’est pas si sophistiqué que ça… Que derrière le langage universitaire et leur vocabulaire parfois hermétique, il y a des idées qui, si elles sont à contre-courant, n’en sont pas moins plutôt simples à comprendre sitôt traduites en langage commun. Mais, pour Friot par exemple, il faut parler le Friot couramment ; en « langage Friot », « travail » ne veut pas dire la même chose qu’en « langage Sarkozy », donc il faut décrypter un peu… C’est la même chose avec Bourdieu : il y a un certain nombre de définitions à avoir intégré pour accéder à sa pensée — pas seulement les concepts comme le champ ou l’habitus, mais plein d’autres mots simples qui, employés par le sociologue, se chargent de certains sens et se délestent d’autres. C’est un travail, et je suis parfaitement conscient que rentrer dans la langue de Bourdieu n’est pas à la portée de tout un chacun. Non pas parce qu’il faut être particulièrement futé, mais parce que ça demande un réel investissement. J’ai entendu une fois Franck Lepage dire qu’en rentrant du boulot, tout le monde n’avait pas envie de se lancer dans un pavé de socio et que c’était bien normal ; je suis tout à fait d’accord avec ça. Et pourtant, derrière le langage ardu, il y a une pensée qui est utile. On peut l’expliquer, avec des mots choisis, avec des images qui font le lien entre le savoir froid et l’expérience personnelle et politique de l’auditoire. Je pense qu’au-delà des capacités d’analyse et de synthèse, ça demande surtout de connaître son auditoire.
Indignados, Espagne (DR)
N’y a‑t-il pas un risque, en matière de pédagogie politique sur Internet, à ne traiter que de sujets polémiques et bouillants pour « faire du clic » et être vu ?
Si, bien sûr. D’où le délai que je m’impose entre chaque vidéo pour ne pas moi-même tomber là-dedans. C’est d’autant plus délicat que le public a des attentes et que celles-ci sont en partie liées aux débats du moment. Mais ce constat a des limites. Qui parlait du Salaire à vie dans les médias, ou même sur les réseaux sociaux, au moment où j’ai sorti mon travail sur Friot ? Personne, ou presque. J’ai été le premier surpris quand j’ai vu le succès de ce thème qui, pourtant, ne reposait sur aucune actualité brûlante. C’est ce succès qui m’a conforté dans l’idée que choisir nos thèmes en fonction de nos priorités pouvait être un choix gagnant. À côté de ça, je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose de faire, comme le font les gars d’Osons Causer, des vidéos en fonction de l’actualité : ça apporte un contrepoint nécessaire, ça occupe le terrain et, ça aussi, c’est très bien. D’ailleurs, il leur arrive également de traiter de sujets de fond. J’ai l’impression, vu l’état de l’opinion, que nous n’avons pas le choix : il y a toute une grille de lecture à partager et cette exigence nous oblige à revenir sur le fond des choses, à intervalles réguliers, ne serait-ce que pour éviter les malentendus.
Vous proposez tantôt des portraits pamphlétaires (BHL, Lévy), tantôt des éloges (Friot, Lordon) : comment pensez-vous le point d’équilibre entre critique et proposition ?
« Répondre à nos adversaires, c’est encore se défendre ; les forcer à nous répondre, c’est reprendre l’offensive. »
J’aime assez que vous employiez le mot de « proposition » ; c’est exactement ça. La grille critique, c’est une chose, mais si l’on ne s’occupe que de ça, on se fait dicter notre agenda par ceux et celles qu’on s’échine à démonter mois après mois. Il est temps d’avancer des propositions, des projets alternatifs. Si nous ne faisons pas ce travail, nous condamnons les gens au cynisme, à la défense crispée des « acquis » ou au repli sur les solutions individuelles. Je ne sais pas quel peut être le point d’équilibre idéal ; je sais juste qu’on a besoin des deux et que j’ai la chance d’avoir un format qui se prête à l’exposition de ces propositions.
Vous estimez qu’il ne faut pas répondre à nos adversaires, mais imposer « nos propres thèmes ». Ne risque-t-on pas, marginaux que nous sommes déjà, de nous enfermer dans une niche confortable en refusant de débattre, fût-ce sur des questions illégitimes, sur leur terrain ou face à eux ?
En ce qui me concerne, je ne suis pas là pour débattre avec les réactionnaires. C’est un métier : ça demande une énergie folle et une certaine force, que je n’ai sans doute pas. Le rapport de force est déjà largement déséquilibré : la « fachosphère » [réseaux numériques liés à l’extrême droite, ndlr] est bien mieux organisée que nous ne le sommes ; les capitalistes possèdent tout ce dont ils ont besoin pour asseoir leur domination idéologique. Nous sommes déjà marginaux, marginalisés dans nos petits journaux, nos petites maisons d’édition, nos petites associations. Nous avons intériorisé nos défaites historiques dans une sorte de posture défensive qui fait que nous n’osons plus rien proposer, que nous n’osons plus réclamer — au mieux, nous nous scandalisons, au fil des réformes et des polémiques. J’espère que c’est une histoire de génération. La génération du baby boom s’est fait rétamer et n’est plus prête à croire à la victoire, mais il en va tout autrement pour les jeunes. Eux n’ont pas envie du plan de vie qu’on leur propose (travail subordonné, dette, résignation, chômage) et un certain nombre d’entre eux est prêt à reprendre le combat sur le mode « Vous avez vaincu et humilié nos parents ? Ils sont brisés, n’osent même plus espérer le changement ? Très bien, mais avec nous, ça ne va pas se passer aussi facilement, tout ce qu’on a à perdre, c’est une vie dont nous ne voulons pas ». Répondre à nos adversaires, c’est encore se défendre ; les forcer à nous répondre, c’est reprendre l’offensive.
Vous relevez l’irruption de la politique sur les plateaux de divertissement, dans les années quatre-vingt-dix. Tout en la raillant. En quoi cela fut-il problématique à vos yeux ?
Il commence à y avoir quelques études là-dessus, il me semble. Tout le monde comprend en quoi c’est problématique pour le débat public. Je regarde souvent Apostrophes pour préparer mes émissions, par exemple, et le niveau des débats était autrement plus élevé que ce que je vois aujourd’hui. On y parle du capitalisme avec des philosophes, on y discute d’Histoire avec des historiens plutôt qu’avec des comédiens… Je sais bien que certains trouvaient déjà, à l’époque, que c’était la mort du débat intellectuel ! Mais vous voyez bien qu’on est parvenu à dégrader encore le niveau du débat dans les décennies qui ont suivi. Après, il y a des facteurs historiques à prendre en compte : nous étions dans les années soixante-dix, celles d’un véritable bouillonnement intellectuel et idéologique. Et même si l’émission de Pivot n’en donnait qu’un reflet terni, on avait tout de même l’impression qu’il se passait quelque chose. Quel est le grand rendez-vous intellectuel et politique, aujourd’hui ? J’ai l’impression que c’est l’émission de Ruquier. Un Ruquier qui choisit ses chroniqueurs et ses invités selon des critères qu’on connaît : sont-ils, ou non, de « bons clients » ? Ce raisonnement nous a donné Zemmour en tête des ventes à la fin de l’année 2014 : ça ne me semble pas, en effet, aller dans le bon sens.
L’une de vos motivations fut le succès d’Alain Soral, en matière d’« éducation populaire ». Vous teniez à vous emparer du format vidéo afin d’essayer de contrer cette parole toxique. Pourquoi les courants d’émancipation ont-ils autant tardé à s’intéresser à ces nouvelles formes de diffusion ? Est-ce par élitisme ? Doit-on y voir un lien avec la sacralité de l’écrit qui existe dans nos traditions politiques ?
« Je viens des classes populaires, je parle à la jeunesse, celle que je connais, celle qui a fait les boulots précaires, qui est paumée dans ses études et qui galère. »
Oui, c’est souvent ce que j’avance. C’est très vrai à gauche — surtout la gauche radicale, avec tous ses universitaires. Il suffit de voir que même de jeunes figures de cette gauche comme Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie en sont encore à privilégier les tribunes dans la presse et les essais de combat aux interventions sur des modes plus populaires. Ce n’est pas un jugement de valeur : ils sont de l’ENS ; ils font ce que font les gens qui sortent de l’ENS. Chacun va là où il pense pouvoir être utile. Mais on devrait faire davantage de ponts, faire des choses plus vivantes, plus modernes, réinventer le militantisme. Les tracts, les affiches, les tribunes : tout le monde s’en fout. C’est vieillot — c’est reçu comme vieillot, en tout cas. Je ne veux pas jouer le jeune con qui veut faire table rase : il y a un certain nombre de choses à conserver, mais sans conservatisme. On aura du mal à se faire entendre sans manif, par exemple ; mais quelle manif ? On s’habille comment ? On chante quoi ? Chante-t-on seulement ?
Vous reprochez à la « gauche critique intello » de prétendre parler du peuple sans jamais parler son langage. Les radicaux seraient plus « Rive gauche » que « France d’en bas », dites-vous… Dans quelle mesure pensez-vous toucher un public plus large que le seul microcosme militant ?
Ça tient à ce que je disais plus tôt sur le fait de connaître son auditoire. Qu’on veuille s’adresser à la petite bourgeoisie intello, c’est légitime et c’est utile : celle-ci est un levier, elle a un poids dans l’opinion, elle fournit à la société ses futurs journalistes, ses artistes, ses profs, qui eux-mêmes vont influencer l’opinion — c’est très bien. Mais moi, je ne viens pas de là. Je viens des classes populaires, je parle à la jeunesse, celle que je connais, celle qui a fait les boulots précaires, qui est paumée dans ses études et qui galère. Cette jeunesse, le plus souvent, se fout des vieilles controverses qui animent encore aujourd’hui les querelles intestines de la gauche critique. Même quand elle est résignée, elle est plus progressiste que ses parents, moins islamophobe, plus féministe, plus sceptique sur le capitalisme ou les institutions de la Ve République. Cette jeunesse a déjà un langage et une culture qui sont en partie contestataires ; il ne reste plus, avec elle, qu’à faire des ponts entre des choses qu’elle voit, qu’elle sait, et des mots d’ordre, des conclusions politiques, des projets de transformation et un héritage historique à même de lui faire prendre confiance en elle.
Indignados, Espagne (DR)
La « bien-pensance » et le « politiquement correct » ont été des notions phares avancées par la droite et les nationalistes au cours de cette dernière décennie. À tel point que le courant s’est inversé et que l’esprit dominant de notre temps intellectuel et médiatique appartient désormais à ceux que l’on voit du matin au soir : les Zemmour, Lévy, Finkielkraut, Polony et autres Rioufol. Ce basculement vous inquiète-t-il, ou pensez-vous qu’il est encore temps d’opposer une résistance efficace – c’est-à-dire pas seulement incantatoire, puriste et coupée du grand nombre ?
Même si cette question m’inquiète, j’essaie de me dire qu’il ne faut pas non plus trop se focaliser là-dessus. Les médias ne parlent déjà que de ça : de religion, d’attentats, d’« insécurité culturelle », comme dit Laurent Bouvet (au point que des gens comme lui, à gauche, sont persuadés que les gens ne pensent qu’à ça, puisqu’on ne parle que de ça, et que c’est donc de ça qu’il faut leur parler…). Ce n’est pas parce tous les projecteurs sont braqués sur ces questions que les gens ne sont pas disposés à entendre malgré tout parler d’autre chose. Il aura fallu un sacré martèlement pour que le terrorisme devance le chômage au rang de première inquiétude des Français. Est-ce que ça veut dire que la question sociale ne les inquiète plus ? Je ne pense pas. Pour être honnête, ce n’est pas Zemmour qui m’inquiète le plus, mais le racisme de gauche, le sexisme de gauche, le mépris culturel de la gauche, y compris radicale, lorsqu’elle regarde les quartiers populaires, lorsqu’elle regarde les musulman.e.s. C’est ce qui m’inquiète parce que j’ai l’impression que c’est cette arrogance qui nous empêche d’avancer collectivement. Que les crispations laïcardes aux relents racistes, sexistes ou paternalistes agitent la presse mainstream, la droite ou la gauche de gouvernement, ça n’a rien d’étonnant, mais quand je les retrouve dans mon propre camp, là, je m’inquiète.
« Qui résiste encore ? », demandez-vous. Plutôt que « qui », nous aimerions vous interroger sur le « comment ». Sur quel socle commun pourrait-on parvenir à fédérer et mailler toutes ces paroles éclatées – des revues aux JT alternatifs, de votre travail aux organisations militantes en passant par les associations et initiatives locales ? Comment traduire politiquement cette vaste production de discours critiques ?
« Ce qui m’inquiète le plus, c’est le racisme de gauche, le sexisme de gauche, le mépris culturel de la gauche, y compris radicale. »
Je n’en ai aucune idée… Ce que je peux faire, à mon échelle, c’est encourager les gens à peupler cet espace, l’investir, comme le font déjà quelques un.e.s. On peut aussi se concerter un peu plus ; j’essaie d’y contribuer en parlant un peu à tout le monde, mais au-delà de ça… Je n’ai pas de grand plan. J’aimerais bien — et si j’en avais un, je vous le dirais ! Mais pour l’instant, nous naviguons à vue.
Pour vous, le préalable à la lutte politique semble être l’émancipation intellectuelle : en bref, les dominés sont dominés parce qu’ils ignorent les lois de la domination ; révélons-les leur par le savoir. N’est-ce pas une erreur stratégique de croire qu’une fois le monde social déconstruit, les gens se jetteront corps et âmes dans la révolution ? Déconstruire n’est pas construire des identités collectives mobilisatrices…
C’est vrai. Mais c’est tout de même une étape — en tout cas, ça en a été une pour moi. Tout le monde à la CGT n’a pas lu Marx, mais l’apport théorique est quand même là, quelque part. On a la chance d’avoir des auteurs qui ont écrit sur la société de consommation ou sur le nouvel esprit du capitalisme : sans en faire des fétiches, on peut tout de même s’en servir. Révéler la domination n’est pas une fin en soi. Il y a autre chose qu’il faut révéler, dans le même mouvement, c’est le fait que la lutte a déjà payé dans l’Histoire. Que le moteur du progrès, ce n’est pas la bonne volonté des dominants « capables d’autocritique », comme le dit Finkielkraut, c’est la lutte farouche des dominé.e.s, des « minorités agissantes ». Le dernier film de François Ruffin, Merci Patron, fait ça très bien, par exemple. Le travail de Friot également, lorsqu’il dresse l’inventaire des conquêtes du mouvement ouvrier et qu’il insiste sur leur caractère émancipateur et révolutionnaire. Certes, il y a domination, mais aucune domination n’est éternelle et elles se démontent toutes de la même façon… sans forcément avoir besoin d’avoir été déconstruites, en effet.
Le communiste Dionys Mascolo estimait que les intellectuels étaient par essence « des riches », puisqu’ils n’étaient plus des êtres « de besoin ». N’est-ce pas une des forces de Podemos, malgré ses limites, que d’avoir su replacer le discours critique à ras de terre, non plus dans les concepts et les théories (du conatus de Lordon au Salaire à vie de Friot, pour garder vos exemples) mais dans les jouets, le pain et les tâches ménagères qu’on partage ou non ?
« Tout le monde à la CGT n’a pas lu Marx, mais l’apport théorique est quand même là, quelque part. »
Forcément, parmi la « jeune garde », on est pas mal à regarder de près ce qui se passe de l’autre côté des Pyrénées. Il y a pas mal de leçons à tirer de l’expérience Podemos, même si, en ce qui me concerne, les occupations de places m’inspirent au moins tout autant. D’ailleurs, ça a déjà été dit, mais sans elles, pas de Podemos ! Du coup, que peut-on garder de ce mouvement, ici, dans ce pays dans lequel on n’a pas occupé de places ? Dans ce pays dans lequel on ne parle pas encore de politique à chaque coin de rue, dans lequel on a du mal à connecter le politique et la « vraie vie » ? Quand on veut s’adresser au grand public à travers la télévision, il faut des images fortes et proches, mais ce n’est pas forcément ce que viennent chercher ceux et celles qui regardent mes vidéos. Le public sait que je vais prendre mon temps, qu’il va peut-être découvrir des auteurs, des penseurs et des penseuses — et, dans une certaine mesure, s’il vient, c’est qu’il estime avoir aussi besoin de ça. Mais si demain quelqu’un débarque sur le net avec du discours critique « à ras de terre », je serai le premier à le ou la féliciter — parce que ce n’est pas évident.
REBONDS
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