Texte inédit pour le site de Ballast
Dans les années 2010, une vague idéologique a saisi certaines formations politiques de gauche soucieuses de s’emparer du pouvoir. Podemos voyait le jour en 2014, désireux de « convertir l’indignation en changement politique », et entendait, en lieu et place du clivage droite/gauche et des schémas marxistes traditionnels — à ses yeux caducs —, opposer « le peuple », uni autour de revendications sociales élémentaires, à « la caste », c’est-à-dire l’oligarchie néolibérale. Ceux d’en bas contre ceux d’en haut, en somme. Deux ans plus tard, le Parti de gauche cédait la place à la France insoumise : il n’était plus question de rassembler « l’autre gauche » (la gauche radicale) mais de « fédérer le peuple » contre « les puissants », « les importants », « ceux qui se gavent », autour de l’idée de « révolution citoyenne ». À l’origine de cette inflexion de premier ordre, on trouve essentiellement les travaux élaborés par les politologues Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, eux-mêmes inspirés par les expériences progressistes sud-américaines de la décennie précédente. En 2020, « la fin du populisme de gauche » est régulièrement formulée. Sous la forme d’un dossier thématique, les chercheurs Arthur Borriello et Anton Jäger proposent ici de revenir sur 10 ans de théories, de luttes et de discussions politiques. Introduction.
Le 7 janvier 2020, les travées du Congrès des députés espagnols étaient le théâtre d’une scène insolite : Pablo Iglesias fondait en larmes sous le coup de l’émotion provoquée par l’investiture de Pedro Sánchez, président du Parti socialiste espagnol (PSOE), à la tête d’un gouvernement de coalition incluant son parti. 10 ans après les premiers signes de crise au sein de la zone euro, presque six ans jour pour jour après la création de Podemos, la formation héritière du mouvement des Indignés accédait enfin à l’objectif tant désiré : l’exercice du pouvoir au niveau national. L’émotion visible du leader de Podemos traduisait sans doute aussi un certain soulagement. Cet accord faisait suite à d’âpres négociations initiées près de neuf mois plus tôt — dont le premier échec avait conduit à une répétition électorale périlleuse pour la gauche dans un contexte de progression inquiétante de l’extrême droite, lequel a fini par pousser le PSOE et Podemos à une cohabitation forcée.
« Après des années d’exercice du pouvoir national et un renoncement cruel face à la pression des gouvernements européens, Syriza a cédé sa place à la droite conservatrice. »
Paradoxalement, pourtant, les résultats du parti d’Iglesias n’avaient jamais été aussi moribonds depuis sa naissance : après une irruption spectaculaire aux élections européennes de 2014 et l’apogée atteinte lors des élections générales de 2015, qui l’avaient vu obtenir 20,66 % des suffrages et talonner le Parti socialiste, ses résultats avaient décliné de façon régulière jusqu’à atteindre un maigre 12,8 % des voix en novembre 2019. Entretemps, le parti s’était déchiré en interne entre ses deux principaux leaders, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón. Ces tensions ont provoqué la disgrâce, puis le départ du second et de ses principaux soutiens — dont certains se retrouveront dans sa nouvelle formation politique, Más País, établie sur une ligne nationale-populaire mâtinée d’écologie. Par ailleurs, la formation morada1 s’était cassée les dents sur le problème de l’indépendantisme catalan et avait dû faire face à de nombreux scandales orchestrés par ses adversaires. En d’autres termes, Podemos accédait au pouvoir en position de faiblesse, comme force d’appoint d’un Parti socialiste ayant retrouvé son lustre d’avant 2010.
Le cas de Podemos n’est pas isolé : les autres forces populistes ayant vu le jour dans le sud de l’Europe dans le sillage de la crise économique ont connu un destin remarquablement similaire. Souvent en proie à de virulents conflits internes et à des dilemmes stratégiques insolubles, ces mouvements peinent à inscrire leurs bonnes performances électorales initiales dans la durée. Après des années d’exercice du pouvoir national et un renoncement cruel face à la pression des gouvernements européens, Syriza a cédé sa place à la droite conservatrice ; la France insoumise n’a jamais été réellement en mesure de confirmer les bons résultats de son leader à l’élection présidentielle de 2017 ; l’atypique Mouvement cinq étoiles ne cesse de perdre des plumes à toutes les élections successives depuis son triomphe national de 2018. Dans le monde anglo-saxon, les mouvements parfois apparentés au tournant populiste — bien que ceux-ci n’aient pas théorisé la stratégie populiste de façon aussi explicite que Podemos et la FI, ils ont également surfé sur la vague des mouvements anti-austérité et ont développé une rhétorique similaire (« the 99 % vs the 1 % », « for the many not the few », etc.) — ont pareillement atteint des résultats décevants, avec le double échec de Bernie Sanders aux primaires du Parti démocrate et l’effondrement du corbynisme dans un contexte surdéterminé par le Brexit.
[Tatsuya Tanaka]
Plus de 10 ans après le crash financier de 2008, aucun de ces mouvements populistes n’a donc été réellement en mesure d’accomplir son objectif avoué : construire une force majoritaire capable de renverser l’hégémonie néolibérale au profit d’un nouveau projet de société plus juste, solidaire et respectueux de l’environnement. Malgré tout, ils ont contribué à la politisation de nouveaux sujets, bousculé les alignements partisans qui existaient jusqu’alors et fourni un canal de représentation crédible pour des secteurs de la population ne se reconnaissant plus dans les partis traditionnels. La fin du cycle politique ouvert par la Grande Récession — et le début d’un nouveau cycle, aux contours incertains, ouvert par la crise sanitaire actuelle — nous invite à dresser un bilan lucide de ces expériences politiques qui l’ont marqué, en prenant le recul analytique nécessaire.
Autour de trois discussions
« Ces intervenants soumettront le populisme à un examen critique minutieux, abordant son potentiel de démocratisation, ses limites idéologiques et organisationnelles, son rapport ambigu au nationalisme et sa relation à la tradition socialiste. »
Ce dossier entend donner des clés de lecture possibles pour une telle démarche, en se replongeant dans l’état des savoirs et des débats sur le populisme dans les milieux intellectuels de gauche. À travers le regard de trois spécialistes, Jean-Yves Pranchère, Yannis Stavrakakis et Federico Tarragoni, il propose un tour d’horizon des principales questions théoriques et politiques relatives au populisme : sa définition et sa classification, son rapport aux crises, la variété historique et géographique de ses manifestations, le statut des théories qui l’inspirent, le contexte d’émergence des formations populistes en Europe, ou encore son rapport controversé à la démocratie. Sans rejouer l’éternel débat de la gauche contre le peuple — faut-il fédérer la première ou construire le second —, ces intervenants soumettront le populisme à un examen critique minutieux, abordant tour à tour son potentiel de démocratisation, ses limites idéologiques et organisationnelles, son rapport ambigu au nationalisme ou encore sa relation à la tradition socialiste. Ces auteurs permettront également de dépasser le débat français (focalisé sur la figure de Jean-Luc Mélenchon et ses liens avec Chantal Mouffe) et de donner une dimension européenne, voire globale, à la discussion. Leurs points de convergence et de divergence feront émerger de multiples pistes de réflexion, que l’on peut d’ores et déjà essayer de regrouper ici en quelques grandes lignes de force.
Le populisme n’est pas ce que l’on croit. À rebours de ce qu’en dit la « populologie » (Tarragoni), ce discours dominant construit autour des définitions académiques à la mode et de la version dégradée qu’en propose le récit médiatique, le populisme ne doit pas servir à identifier les projets politiques nationalistes, autoritaires et xénophobes qui prospèrent dans le contexte actuel. Pour désigner, analyser et combattre ces derniers, il est sans doute plus judicieux de proposer une utilisation extensive du concept de fascisme, sans être paralysés par les différences certaines qui distinguent les mouvements actuels du paroxysme fasciste incarné par l’Allemagne nazie d’après 1933 (Pranchère). L’historicisation et le décentrement géographique auxquels ces auteurs nous invitent — à travers l’étude des populismes russe et américain de la fin du XIXe siècle et l’analyse des populismes latino-américains d’hier et d’aujourd’hui — brisent ainsi une association contestable entre populisme et extrême droite, laquelle provient de l’historiographie américaine des années 1950 et se répercute dans la science politique européenne à partir des années 1980 (Stavrakakis).
[Tatsuya Tanaka]
Est-ce à dire, dès lors, que le « populisme de droite » est un objet impossible et que le seul populisme véritable est de gauche ? Les opinions commenceront à diverger. Si le populisme est par définition un type de mobilisation spécifique émergeant en période de crise et visant à la radicalisation de la démocratie, la réponse à cette question sera affirmative (Tarragoni). Si cette volonté de démocratisation — à distinguer nettement des affects oligarchiques véhiculés par la droite radicale — s’ancre dans une conception du sens commun capable de glisser rapidement vers une hostilité indifférenciée aux élites, le populisme présente une porosité réelle avec des phénomènes politiques réactionnaires (Pranchère). En revanche, en s’en tenant à la définition laclauienne du populisme comme logique discursive de construction du sujet populaire, celui-ci peut tout à fait être de droite bien que sa version « canonique » soit de gauche — tout dépend, dès lors, de l’axe de confrontation principal autour duquel le peuple est construit (Stavrakakis).
« Si le populisme n’est pas cette force démoniaque tant décriée, son potentiel réel de régénération démocratique pose question. »
Étant donné les dégâts que cause le discours dominant sur le populisme dans le débat public — en amalgamant des projets politiques d’extrême gauche et d’extrême droite, en disqualifiant tout projet politique alternatif aux partis traditionnels et en stigmatisant tout appel au peuple —, faut-il choisir d’abandonner purement et simplement le terme ? Là aussi, les stratégies intellectuelles et politiques divergeront. On peut choisir de continuer à utiliser le terme pour désigner des projets politiques aux antipodes les uns des autres, tout en mettant l’accent sur les différences fondamentales qui les séparent et sur les effets que le discours académique exerce sur le débat public (Stavrakakis). On peut décider de récuser frontalement les utilisations abusives qui sont faites du concept de populisme dans le champ académique et le débat public, déconstruire les apories que ce discours dominant véhicule et prôner activement une conceptualisation radicalement différente (Tarragoni). On peut, enfin, adopter une stratégie de « rétorsion » qui consiste à réfléchir à partir du discours dominant et de la langue qu’il impose pour mieux le tordre de l’intérieur et montrer les contradictions auxquelles il conduit (Pranchère).
Si le populisme n’est pas cette force démoniaque tant décriée, son potentiel réel de régénération démocratique pose question. Quel crédit apporter aux critiques libérales qui lui sont adressées ? Il faut admettre, avec ces dernières, que le populisme au pouvoir porte parfois atteinte à certaines libertés, sans pour autant occulter sa capacité à porter une extension des droits civils, politiques et sociaux pour les catégories populaires. Les expériences passées et présentes du populisme latino-américain l’attestent. Situé sur un point de tension entre la dimension utopique de la démocratie (la reconnaissance du conflit et l’ouverture aux nouveaux progrès en termes d’égalité et de liberté) et sa dimension pragmatique (la démocratie comme ordre reposant sur le respect de certaines procédures), le populisme n’hésite pas à faire jouer la première contre la seconde au risque de provoquer des dérives autoritaires lorsque ces tensions se manifestent au niveau de l’État lui-même (Tarragoni). Au-delà de ces risques, le populisme présente un certain nombre de limites pouvant entraver ses rêves de radicalisation de la démocratie et le transformer, dans le contexte actuel, en idiot utile du néolibéralisme — dont il est le résultat et le miroir, avec ses sujets atomisés, désaffiliés et désidéologisés. L’absence d’une théorisation de l’exploitation économique et le recours systématique à un sens commun populaire le transforment souvent en un réflexe « dégagiste » bien peu à la hauteur « de la terrifiante complexité des enjeux sociaux du capitalisme contemporain » (Pranchère). Peut-être faut-il simplement rappeler alors, à la décharge du populisme, que celui-ci « ne peut pas tout » et « ne saurait être une fin de l’Histoire » (Stavrakakis) : comme le montre l’exemple de Syriza, c’est une chose d’être capable de constituer un front commun capable de remporter des élections en portant les revendications hétérogènes d’une large frange de la population, c’en est une autre de transformer ces revendications et cette victoire électorale en un programme politique cohérent capable d’être appliqué dans un environnement défavorable.
[Tatsuya Tanaka]
Enfin, les expériences historiques et actuelles du populisme dessinent le rapport complexe qui l’unit à la gauche en général, et à la social-démocratie en particulier. Les États-Unis et la Russie du XIXe siècle sont là pour nous le rappeler : le populisme triomphe généralement en l’absence d’une tradition social-démocrate puissante et, lorsque les deux coexistent, ils entretiennent souvent un rapport de concurrence (Pranchère). La tendance contemporaine semble confirmer au moins partiellement ce constat, puisque les principales forces populistes européennes ont émergé dans un contexte où le parti social-démocrate était moribond, qu’il s’agisse du PD italien, du PS français, du PSOE espagnol ou, de manière frappante encore, du PASOK grec et de son effondrement complet (Stavrakakis).
« Les expériences historiques et actuelles du populisme dessinent le rapport complexe qui l’unit à la gauche. »
S’esquisse alors ce que pourrait être le rôle historique du populisme européen de l’après crise : réinvestir l’espace politique que la social-démocratie a abandonné à mesure qu’elle se convertissait au social-libéralisme (Pranchère, Tarragoni). En dehors du cas grec, cela passe souvent par des stratégies d’alliance visant à ramener la social-démocratie à gauche et à construire des gouvernements progressistes, comme c’est le cas en Espagne et en Italie. Dans d’autres cas, la même stratégie d’influence peut passer par des voies internes et prendre la forme d’une conquête d’un appareil partisan de la gauche réformiste : les mouvements portés par Corbyn et Sanders, respectivement au sein du Parti travailliste britannique et du Parti démocrate américain, sont là pour en témoigner. Encore faut-il, de ce point de vue, avoir le courage de réhabiliter et se réapproprier la référence à la gauche plutôt que la démolir, ce qui ne peut, à terme, que servir le travail de sape néolibéral (Pranchère). Si les forces populistes émergent en effet en Europe à la faveur d’un délitement des « mondes sociologiques » que constituaient les partis traditionnels dans l’après-guerre (Tarragoni), combler ce vide en déclarant ces mondes (la gauche et la droite) obsolètes risque d’accélérer ce délitement et d’empêcher la formation des nouveaux espaces de solidarité nécessaires pour combattre le projet néolibéral.
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Évaluer le potentiel démocratique du populisme, dans ce contexte spécifique, revient à juger de sa capacité à inverser la dynamique de désintermédiation de la représentation, de désaffiliation des individus et de désorganisation du monde social. De ce point de vue, le populisme sera à considérer comme un symptôme supplémentaire de ces tendances, plutôt qu’une solution à celles-ci s’il refuse le patient travail d’encadrement, de recueil et de construction du savoir populaire, et cède à la tentation d’un électoralisme exacerbé et d’une verticalité organisationnelle totale. À défaut de l’émergence d’un nouvel imaginaire à gauche, un tel choix reviendrait à laisser le délitement des structures démocratiques occidentales se poursuivre — cela pourrait offrir un boulevard aux forces d’extrême droite qui prospèrent, elles aussi, dans le vide représentatif actuel. Les larmes de tout le camp progressiste seront alors parfaitement justifiées.
Photographies de bannière et de vignette : Tatsuya Tanaka
- Littéralement « formation mauve », désignant Podemos.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Populisme partout, populisme nul part », Arthur Borriello, juin 2020
☰ Lire notre entretien avec Federico Tarragoni : « Le populisme a une dimension démocratique radicale », novembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Olivier Starquit : « Les vrais radicalisés sont au pouvoir », juillet 2019
☰ Lire notre entretien avec Serge Halimi : « Pas de convergence des luttes sans une perspective politique », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec Danièle Obono : « Il faut toujours être dans le mouvement de masse », juillet 2017
☰ Lire notre entretien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construction », mai 2017