Paysageur : arpenter les territoires


Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier

Tenir les fils entre les humains, les plantes, les ani­maux, les virus et les océans est la colonne ver­té­brale de la revue Paysageur. Une revue d’« huma­ni­té envi­ron­ne­men­tale » dont le pre­mier numé­ro a paru en 2018. À rebours des cartes pos­tales, elle entend pen­ser le pay­sage dans le pré­sent ; autre­ment dit : le sor­tir de ses repré­sen­ta­tions révo­lues — pein­tures figeant des espaces dépeu­plés —, le réan­crer, par la marche, dans un récit en mou­ve­ment. La revue a atti­ré notre atten­tion par son approche poli­tique, esthé­tique et éco­lo­gique : Claire Fau, pho­to­graphe et pay­sa­giste de for­ma­tion basée à Marseille, et Maxime Lancien, jour­na­liste vivant en Bretagne, l’en­cadrent. À ce jour, les librai­ries ont accueilli trois numé­ros ; un qua­trième est sur le feu (héber­gé par Wildproject), ain­si qu’une mai­son d’é­di­tion dont les pre­miers titres paraî­tront en 2021 (son nom ? Jacques dans le Vert1). Une dis­cus­sion avec la rédaction.


Arrêtons-nous sur votre nom : dans sa défi­ni­tion usuelle, d’o­ri­gine pic­tu­rale, le pay­sage est « une éten­due qui s’offre à la vue ». Vous êtes pour­tant « une revue qui pense avec les pieds » : qu’est-ce que le corps dit de plus que le regard ?

Claire : C’est notre moteur prin­ci­pal : l’arpentage. Nous vou­lions sor­tir d’un sys­tème de repré­sen­ta­tion où on ne touche pas, où on regarde — comme le pano­ra­ma et la contem­pla­tion. Pour nous, c’est l’inverse : on veut être dedans. On sait que le mot « pay­sage » pose ques­tion car notre culture a en effet inven­té ce mot dans un contexte pic­tu­ral. Et c’est com­pli­qué parce que nous avons évo­lué avec ce mot, alors que pour d’autres cultures il n’est pas néces­saire de le nom­mer, il n’y a jamais eu de mise à dis­tance. C’est tout sim­ple­ment le monde dans lequel nous évo­luons. Alors on l’a trans­for­mé : Paysageur, comme « arpen­teur » ou « mar­cheur ». Utiliser un terme de notre langue qui porte une conno­ta­tion datée du XVIe siècle, c’est aus­si lui don­ner une autre valeur et admettre que les mots évo­luent. C’est éga­le­ment notre pro­po­si­tion : faire de ce mot autre chose que ce rap­port dis­tan­cié au ter­ri­toire. Le temps que nous n’en ayons plus besoin !

« Nous décen­trer, c’est-à-dire arrê­ter de nous consi­dé­rer plus impor­tants que la baleine, la hyène ou le corail. »

Maxime : Ajouter le suf­fixe de l’action était évident. Les gens, par­fois, uti­lisent le terme « pay­sa­geur » à la place de celui de « pay­sa­giste ». C’est un lap­sus qui est amu­sant et qui en dit beau­coup. Il y a une dif­fé­rence de sens : dans « pay­sa­giste » il y a la notion de sachant : c’est celui qui aura fait des études de pay­sa­gisme. Le pay­sa­geur est plus empi­rique, plus explo­ra­toire. Il ne dépend pas d’une for­ma­tion ou d’une école. Et ça fonc­tionne pour beau­coup de choses : à titre per­son­nel, je n’ai pas fait d’école de jour­na­lisme — il n’y a pas for­cé­ment besoin de pas­ser par les bancs d’une école pour com­prendre et savoir ana­ly­ser. D’où notre volon­té de don­ner la parole à des bota­nistes, des pho­to­graphes, des scien­ti­fiques ou des phi­lo­sophes, tant que ça a trait au pay­sage. Notre force, c’est aus­si de venir de nulle part. Comme dans toute la presse indé­pen­dante, ce sont des convic­tions qui poussent à faire de la publication.

C’est de notre côté du globe qu’on a fait du monde une « fabrique de pay­sages », dont les « explo­ra­teurs » seraient les acteurs. Comment trai­ter cette question ?

Claire : Nous ne nous défi­nis­sons pas comme des explo­ra­teurs et nous ne sommes pas dans une démarche his­to­rique et scien­ti­fique, qui est plu­tôt celle de la revue Reliefs. Nous sou­hai­tons déco­lo­ni­ser notre regard sur le pay­sage par un décen­tre­ment pré­sent depuis le pre­mier numé­ro : l’article que nous avons publié de la juriste éco­lo­giste Valérie Cabanes résonne ain­si avec ce que nous sou­hai­tons défendre.

Maxime : « L’Homme pose son regard » : on sait que cette vision a ser­vi la construc­tion de fan­tasmes. On sou­haite en sor­tir en par­lant de l’humain et du reste des vivants. On observe d’ailleurs un bas­cu­le­ment anthro­po­lo­gique dans nos librai­ries, et c’est tant mieux : des noms comme Philippe Descola, Bruno Latour ou Vinciane Despret. Toute une galaxie de per­sonnes qui réflé­chissent de nou­veau aux mots « nature » ou « pay­sage ». Paysageur vient accom­pa­gner ces réflexions qui ont lieu dans des cénacles de l’élite — Sciences Po, le Collège de France — mais dont l’urgence est res­sen­tie par tout le monde. Le mot « pay­sage » nous a emmer­dés, pour par­ler gros­siè­re­ment, comme le mot « nature » nous emmerde. L’humain n’est plus au centre du monde pour regar­der, com­men­ter et dire ce qui est valable ou non. Nous décen­trer, c’est-à-dire arrê­ter de nous consi­dé­rer plus impor­tants que la baleine, la hyène ou le corail.

[Claire Fau]

Il existe un cer­tain nombre de revues liées à la ques­tion des ter­ri­toires et de l’é­co­lo­gie. Quel a été, plus pré­ci­sé­ment, le moteur de la créa­tion de Paysageur ?

Maxime : Claire vient de la pho­to­gra­phie, de la danse ; elle a étu­dié le pay­sage. De mon côté, j’ai étu­dié à l’école des langues orien­tales, avec une spé­cia­li­sa­tion en his­toire qui concerne l’Asie du Sud, avant d’arriver au jour­na­lisme. Claire et moi avons des par­cours dif­fé­rents et nous nous connais­sions depuis long­temps. Je suis pigiste et j’avais, dans mon métier, des dif­fi­cul­tés à relier l’écologie au pay­sage, à y trou­ver mon compte d’un point de vue édi­to­rial. Claire avait un pied dans le pay­sage et l’autre dans la pho­to­gra­phie. On a repris contact avec cette idée de revue — c’était en 2016. Nous étions tous deux sen­sibles à l’édition. Il a fal­lu creu­ser le concept édi­to­rial pour faire naître Paysageur. Mais, à l’origine, c’était sim­ple­ment le croi­se­ment de nos par­cours, à un âge où nous avons eu le temps de voir mûrir nos sensibilités.

« On crée cette pro­mis­cui­té étrange dans les musées et zoos alors qu’en réa­li­té, dans notre quo­ti­dien, on a per­du le lien avec le vivant. »

Claire : En pho­to­gra­phie, je me posais déjà beau­coup la ques­tion de la repré­sen­ta­tion que nous fai­sions du pay­sage, et de la nature dans notre culture. J’aimais beau­coup pho­to­gra­phier les dio­ra­mas et les mises en scène ani­males dans les muséums. J’étais intri­guée par le fait qu’on repré­sen­tait le vivant comme s’il était en action, en marche, mais de manière extrê­me­ment figée, voire mor­bide. On crée cette pro­mis­cui­té étrange dans les musées et zoos alors qu’en réa­li­té, dans notre quo­ti­dien, on a per­du le lien avec le vivant. Après l’observation par la pho­to­gra­phie, l’envie de « faire » s’est posée. Il y a d’a­bord eu quelque chose d’instinctif par rap­port à la marche, et, aujourd’hui, nous pou­vons mettre plus de mots sur ce que nous avons eu envie et besoin de faire. Nous sou­hai­tions rendre cette ques­tion du pay­sage de manière sen­sible, sans lais­ser de côté aucune approche — musi­cale, lit­té­raire ou encore jour­na­lis­tique… —, afin que cha­cun puisse y trou­ver une entrée. Nous avons un ami, Matthieu Becker, qui est gra­phiste et pas­sion­né de revues. Nous lui en avons par­lé, il était très moti­vé pour nous suivre dans la concep­tion graphique.

L’artiste Nicolas Floc’h tra­vaille sur les varia­tions de la cou­leur de l’eau. Dans vos colonnes, il y explique les liens entre la déser­ti­fi­ca­tion cau­sée par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et la pous­sière que ça engendre, qui, trans­por­tée par les vents, modi­fie à son tour la chi­mie, donc la cou­leur des océansQu’est-ce l’art ajoute à votre démarche ?

Claire : Il est très impor­tant pour nous. Ça rejoint ce que nous disions, notre volon­té d’ouvrir la revue à un large panel de gens. Son port­fo­lio peut inté­res­ser des per­sonnes qui ne sont pas sen­sibles a prio­ri aux ques­tions posées par l’urgence éco­lo­gique. Les mono­chromes que vous évo­quez sont com­po­sés d’une infi­ni­té de vivants, tout un maillon de notre chaîne : leurs cou­leurs apportent un grand nombre d’indications, comme le pH, la vie planc­to­nique, etc. Ce port­fo­lio nous donne à voir ce qu’il y a au-des­sous de cette sur­face bleue. On connaît peu le monde sous-marin, l’esthétique est notre passerelle.

Maxime : On nous dit par­fois que cer­tains de nos articles sont dif­fi­ciles. Nous fai­sons tout, pour­tant, pour ne pas blo­quer le pas­sage des connais­sances et ne pas créer une satu­ra­tion dans les savoirs…

Claire : Pour lire et donc com­prendre cer­tains auteurs, il fau­drait avoir un gros bagage théo­rique. Pour par­ler de la mer, il est aus­si impor­tant d’aller voir le pêcheur que celui qui parle de la pêche. On essaie de déve­lop­per les choses en ce sens : il y a tou­jours des ajus­te­ments à faire dans notre ligne édi­to­riale, qui croise le savoir empi­rique du pay­sage et le savoir universitaire.

[Claire Fau]

Comment, sur cette base, esquis­ser une pen­sée politique ?

Claire : Repositionner l’humain par rap­port au reste du vivant est l’enjeu prin­ci­pal de notre revue. Il me semble que notre pen­sée poli­tique se situe dans cette réflexion, et via nos enquêtes, qui sont autant de prises de posi­tion enga­gées. Pour l’ins­tant, nous les avons axées sur la France : il y a beau­coup à dire sur nos ter­ri­toires et sur la manière dont ils sont gérés ! On ne se fait pas seule­ment des amis lorsqu’on tra­vaille sur un sujet sen­sible comme la syl­vi­cul­ture indus­trielle dans le parc natu­rel du Morvan…

Maxime : Dès le pre­mier numé­ro, nous avons publié Mathias Asselin sur Monsanto, Yoann Morvan sur la trans­for­ma­tion d’Istanbul ou, Valérie Cabanes sur la recon­nais­sance des crimes d’écocides. C’est l’ensemble de ces regards-là qui tra­duit une pen­sée poli­tique. Sortir de la repré­sen­ta­tion pic­tu­rale pour consi­dé­rer le pay­sage comme quelque chose à défendre : les ZAD portent ces uto­pies et ces espoirs. Passer par l’occupation, la pré­sence sur les ter­rains… Ce qu’on a vu à Bure ou à Notre-Dame-des-Landes est ins­pi­rant. Il y a une presse qui s’en empare : Reporterre ou Mediapart, par exemple. Nos repor­tages traitent de la mau­vaise ges­tion fon­cière, fores­tière, ou de pol­lu­tion mari­time. On est là pour appor­ter un regard cri­tique et ana­ly­tique. Le faire par la marche nous per­met de pas­ser plu­sieurs jours sur un ter­ri­toire. Le tra­vail de mon­tage, propre au jour­na­lisme comme à la pho­to­gra­phie, per­met de déci­der ce qu’on va racon­ter, trier, et mettre en avant ce qui est saillant. Il est urgent de décloi­son­ner les dis­ci­plines : la ques­tion sani­taire est liée à la ques­tion éco­lo­gique, à celle de notre consom­ma­tion et au bout du compte à celle de l’énergie.

L’auteur éta­su­nien John Brinckerhoff Jackson a défi­ni le « pay­sage poli­tique » comme celui qui est maté­riel­le­ment appro­prié par le pou­voir et, au-delà, l’ad­mi­nis­tra­tion…

« Il est urgent de décloi­son­ner les dis­ci­plines : la ques­tion sani­taire est liée à la ques­tion éco­lo­gique, à celle de notre consom­ma­tion et au bout du compte à celle de l’énergie. »

Maxime : Sa pen­sée est pas­sion­nante. Il explique très bien la dif­fé­rence entre le pay­sage poli­tique, pro­duit par le pou­voir, et le pay­sage ver­na­cu­laire, pro­duit par les habi­tants au niveau local. Jackson ne raconte pas la nature roman­tique : avec lui, il y a une atten­tion au pay­sage ordi­naire. Ça fait du bien, et en plus c’est beau. Ces deux manières d’envisager le pay­sage nous inté­ressent beau­coup : la ges­tion du ter­ri­toire par l’État, ce que le capi­ta­lisme pro­duit comme pay­sage, la ques­tion de sa confis­ca­tion. C’est un bien com­mun vital à tous mais, pour­tant, il est sac­ca­gé, mépri­sé. La pla­nète brûle : on a vu l’Australie il y a quelques mois, c’é­tait ter­ri­fiant. Il en va du pay­sage comme de notre exis­tence. Pour com­prendre ce qui ne va pas avec le pay­sage, nous pui­sons d’ailleurs dans la phi­lo­so­phie libertaire.

Ainsi du concept de la Zomia

Maxime : Il nous est cher. Nous y avons fait réfé­rence dans notre repor­tage sur les forêts du Morvan. La Zomia, c’est une région mon­ta­gneuse d’Asie dans laquelle a tra­vaillé l’an­thro­po­logue James C. Scott. Des dizaines de mil­lions de per­sonnes vivent pour échap­per à l’État, à cette cer­taine idée de la civi­li­sa­tion. C’est l’art de ne pas être gou­ver­né ! Et on a trou­vé que le Morvan était une petite Zomia en France.

Dans l’un de vos édi­tos, vous invi­tez à réha­bi­li­ter « la langue des ser­pents ». C’est-à-dire ?

Maxime : La Langue des ser­pents, c’est d’abord un roman d’Andrus Kivirähk, paru aux édi­tions du Tripode. Et aus­si une méta­phore : la langue de quelqu’un qui com­prend la nature, qui sait fonc­tion­ner avec. C’est la langue ani­miste, non arti­cu­lée, non exprimée.

Claire : Celle des connais­sances empi­riques du milieu dans lequel tu es, dans lequel tu vis.

[Claire Fau]

Maxime : Et c’est aus­si, plus lar­ge­ment, la ques­tion des langues qui dis­pa­raissent. Il y a cette artiste, Lena Herzog, qui a fait un film sur la dis­pa­ri­tion des langues autoch­tones, Last Whispers. Avec les langues, ce sont des popu­la­tions et des savoirs qui dis­pa­raissent. Des connais­sances, qui ne sont qu’orales, subissent le joug de l’impérialisme. La langue des ser­pents ren­voie à ces langues vio­len­tées. Comme sous le Brésil de Bolsonaro, où les Amérindiens sont mas­sa­crés. Ça n’a rien à voir avec du roman­tisme. Dans la jungle, le désert ou la mon­tagne, si on n’a pas de langue « écrite », on est décon­si­dé­ré… Pourtant, on ne peut pas dire le monde avec une seule langue. Il y a plus de 30 ans, l’écrivain-marcheur Jacques Lacarrière écri­vait Chemin fai­sant : il y a de très belles pages où il relève la microtoponymie2 en France, puisqu’il part des Ardennes jusqu’aux Pyrénées. Il relève tous les termes pour dire « ruis­seau », « talus », tous les petits mots patois oubliés. Dans les Ardennes, on n’a pas les mêmes mots que dans le Cantal pour dési­gner la pierre, puisque les for­ma­tions rocheuses dif­fèrent. À l’échelle de la France, Lacarrière sou­ligne la perte de ces savoirs pré­cis, entraî­nant un appau­vris­se­ment de la langue. Quand on se penche sur la topo­ny­mie, tout est racon­té : les usages des gens, les rai­sons de leurs pas­sages, ce qu’ils cueillaient en che­min… Ou le fait que la météo soit tou­jours mau­vaise dans ce coin-là.

Les urba­nistes et les pay­sa­gistes séparent l’espace de ses habi­tants. La notion de « pay­sage » est même remise en ques­tion par l’urgence de pen­ser une « éco­lo­gie déco­lo­niale », pour reprendre le concept de Malcom Ferdinand

« Avec les langues, ce sont des popu­la­tions et des savoirs qui dis­pa­raissent. Des connais­sances, qui ne sont qu’orales, subissent le joug de l’impérialisme. »

Claire : On assiste à une évo­lu­tion des urba­nistes et des pay­sa­gistes dans leur rap­port à l’espace. Les réflexions actuelles vont dans le sens de recréer du lien entre les habi­tants et leur espace de vie. Mais c’est vrai qu’historiquement, et encore aujourd’hui, la construc­tion de « notre pay­sage » est liée à une atti­tude très colo­niale. D’une part, en rai­son d’une ségré­ga­tion per­ma­nente : nous voyons le monde de façon assez binaire, la nature et la culture, le sau­vage et le domes­ti­qué, le bon et le méchant, le pay­sage d’un côté et nous de l’autre. Cela dit, avec la crise du Coronavirus, on com­prend bien que le monde n’est pas aus­si binaire que notre culture occi­den­tale tente de nous le faire croire. D’autre part, il est tou­jours aus­si ques­tion de hié­rar­chie, d’échelle de valeurs. Ce qui pose pro­blème, notam­ment avec l’environnement : on choi­sit qui sau­ver ou quelle vie vaut plus qu’une autre. C’est, à nos yeux, une atti­tude éco­lo­giste à l’ancienne. D’où cette néces­si­té d’aller vers l’écologie déco­lo­niale dont parle Malcom Ferdinand. On prend tous le même bateau : pas de hié­rar­chie, pas de sépa­ra­tion. On com­prend désor­mais qu’il faut accor­der fémi­nisme, luttes déco­lo­niales et éco­lo­gie ensemble.

Le géo­graphe Augustin Berque déplore, dans La Pensée pay­sa­gère, qu’on n’a « jamais tant par­lé de pay­sage qu’à notre époque », alors même qu’on « n’a jamais autant rava­gé les pay­sages ». Et il conclut que « plus on pense le pay­sage, plus on le mas­sacre ». Partagez-vous ce sentiment ?

Claire : Nous rejoi­gnons Augustin Berque sur ce constat. Plus on a pen­sé le pay­sage dans nos socié­tés occi­den­tales et plus l’État l’a mode­lé, pour le rendre plus acces­sible à l’Homme. Cette manière de faire a contri­bué à exclure les autres êtres vivants. Cette façon d’a­mé­na­ger le monde, qui est une cer­taine forme de vio­lence, a été hégé­mo­nique. Elle a condi­tion­né la pen­sée, le lan­gage. Nous ne pou­vons mal­heu­reu­se­ment pas repar­tir au temps où nous ne pen­sions pas le pay­sage. Nous sommes bien obli­gés de faire avec nos cer­veaux actuels pour sor­tir de cette logique colo­niale, que ce soit par rap­port aux autres socié­tés ou par rap­port aux autres êtres vivants. Ça bouillonne, c’est une phase de tran­si­tion. Lorsqu’un ado s’insurge, il a un besoin irré­pres­sible de s’exprimer, comme il le peut, avant de trou­ver ensuite une cer­taine matu­ri­té, une manière d’être intègre avec ce qui lui semble juste. On pour­rait dire qu’on tra­verse une crise d’adolescence du pay­sage. Pour se décon­di­tion­ner, il faut com­prendre ces rouages construits depuis des siècles. Il nous faut pen­ser cette notion de pay­sage qui a été impo­sée, pour en finir avec elle !

[Claire Fau]

En dehors de votre entre­tien avec le phi­lo­sophe et pis­teur Baptiste Morizot, il y a de grands absents dans vos articles, eux qui, pen­dant le confi­ne­ment, ont par­fois repeu­plé nos rues vides : les animaux…

Claire : Il est vrai qu’on n’a peu d’animaux ! Mais nous vou­lons inté­grer les ani­maux pour évi­ter que la revue ne soit trop anthro­po­cen­trée : c’est donc en cours d’é­vo­lu­tion dans notre ligne édi­to­riale. Nous évo­quions tout à l’heure l’importance de la poly­pho­nie des langues chez les humains, mais il importe de relayer aus­si celles des animaux.

Que dites-vous à celles et ceux pour qui l’écologie n’est pas un pro­blème poli­tique de pre­mier plan ? 

Claire : L’écologie, c’est la rela­tion des êtres vivants les uns aux autres, l’étude de ces rela­tions. Tout est lié, relié. Aujourd’hui, de plus en plus de per­sonnes per­çoivent que ce terme englobe le social et l’environnemental. Le vrai tour­nant poli­tique est l’attention por­tée à tous les « autres ». On est vrai­ment dans une socié­té qui pro­pose l’in­verse de ça, qui est en perte d’un récit nous rac­cro­chant au reste du vivant — contrai­re­ment à d’autres cos­mo­go­nies qui lient les humains aux ani­maux. Pour répondre à ce sen­ti­ment de décon­nexion éco­lo­gique, il fau­drait une sen­si­bi­li­sa­tion : ce sont des liens que nous devrions apprendre dès le plus jeune âge. Il faut expli­quer aux plus jeunes que consom­mer une pêche qui vient de l’autre bout du monde, c’est à la fois prendre les res­sources des locaux, poten­tiel­le­ment les pri­ver de leur nour­ri­ture, ratis­ser des fonds qui ne sont pas les nôtres, avoir un impact sur la bio­di­ver­si­té, aug­men­ter les émis­sions de CO2 en trans­por­tant par conte­neur sur des dis­tances affo­lantes, etc. Tout ça est ren­du invi­sible. C’est donc facile d’oublier ce qu’un seul geste peut avoir comme consé­quences. Dans le pro­chain numé­ro, nous publie­rons un article du phi­lo­sophe Matthieu Duperrex au sujet du pay­sage invi­sible, ce pay­sage de l’industrie, des ports, des infra­struc­tures, qui pour­tant façonne notre monde. Il nous semble essen­tiel de pré­ci­ser que ces choix de consom­ma­tion sont avant tout des déci­sions qui devraient se faire dans la sphère poli­tique. Bref, ne pas culpa­bi­li­ser les gens si les déci­sions ne sont pas prises plus haut.


Cette rubrique don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites, de revues et de mai­sons d’édition qui nour­rissent la pen­sée-pra­tique. Si leurs diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » : par­tons de là.

Photographies de ban­nière : Claire Fau | http://clairefaupaysage.com


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  1. Elle déve­lop­pe­ra une étude cri­tique de la notion d’anthropocène à tra­vers la culture visuelle contem­po­raine, les sciences dures et les sciences humaines.
  2. La topo­ny­mie est la dis­ci­pline étu­diant les topo­nymes, soit les noms de lieu. La micro­to­po­ny­mie s’in­té­resse aux plus dis­crets et locaux de ces noms.

REBONDS

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