Nanterre : des histoires ensevelies sous La Défense


Série « Les bidonvilles de Nanterre »
C’est en arpen­tant les cou­loirs de la fac de Nanterre et les rues de la ville, au début des années 2000, que l’his­to­rien Victor Collet, alors étu­diant, découvre l’his­toire de l’im­mi­gra­tion fran­çaise qui sédi­mente sous ces pieds. Sous les pavés de la place finan­cière ouest-pari­sienne se trouvent les traces des anciens bidon­villes et tout un pan du patri­moine popu­laire et mili­tant de la cité. Les luttes des tra­vailleurs immi­grés et celles des étu­diants de Mai 68 font vite écho à la mobi­li­sa­tion contre le contrat pre­mière embauche (CPE) qui anime la jeu­nesse de l’é­poque. Car Victor Collet est aus­si mili­tant : du com­bat contre la pri­va­ti­sa­tion de l’Université jus­qu’à la loi Travail, du quar­tier anar­chiste Exárcheia, à Athènes, jus­qu’à Marseille où il vit désor­mais, lutte et tra­vail intel­lec­tuel s’en­tre­mêlent sou­vent. Son séjour à Nanterre a ouvert dix années de recherches, qui ont abou­ti à un ouvrage de réfé­rence publié aux édi­tions Agone : Nanterre, des bidon­villes à la cité. Pour clore cette série consa­crée à la mémoire de Nanterre et de ses bidon­villes, nous en publions un extrait.

[troi­sième volet | Mohammed Kenzi : « Laisser une trace, témoi­gner, ne pas oublier »]


Aujourd’hui, l’axe qui va de la Défense à la Seine (on dit « l’Axe » tout court) est un ter­ri­toire sans his­toire appa­rente, sor­ti de terre en quelques années. À perte de vue, les sièges d’entreprises, les agences ban­caires et d’assurances dis­putent les lieux aux bâti­ments publics monu­men­taux, sym­boles du pou­voir éco­no­mique et de l’autorité poli­tique du plus riche dépar­te­ment de France. Pour le pas­sant qui se rend en pré­fec­ture, là où s’étendait qua­rante ans plus tôt l’ensemble de bidon­villes dit de la Folie, Nanterre demeure une énigme, un espace limi­té, écri­vait Martine Segalen, « un entre­lacs d’autoroutes et à une concen­tra­tion de grands immeubles1 ». Quant à l’étudiant situé à quelques cen­taines de mètres de là, il évo­lue sur un ter­ri­toire en per­pé­tuel chan­tier, entou­ré de cités HLM, désor­mais elles-mêmes encer­clées et effa­cées par les tours haut stan­ding. Relié à la facul­té encla­vée par son cor­don ombi­li­cal, le RER, l’étudiant n’a le plus sou­vent pas conscience de l’existence du vieux centre ou du grand parc à quelques minutes.

Dressé dans les années 1980, le constat s’accélère encore au début du mil­lé­naire. À Nanterre se côtoient des popu­la­tions très dif­fé­rentes et sou­vent indif­fé­rentes les unes aux autres, qui ne se croisent qu’aux abords des grands axes. À la sta­tion Nanterre-uni­ver­si­té, l’habitant popu­laire et immi­gré de la cité des Provinces-fran­çaises, l’étudiant de l’université et l’employé en col blanc du quar­tier des Groues et de la pré­fec­ture ne font que se croi­ser2. Inlassablement, le maire de Nanterre rap­pelle l’ambition de « recoudre » grâce à l’Axe un ter­ri­toire meur­tri par les construc­tions éta­tiques et les voies de com­mu­ni­ca­tion depuis les années 1960. Du dis­cours à la pra­tique, il y a un pas : le rem­pla­ce­ment et le croi­se­ment des popu­la­tions sont évi­dents et ajoutent à la mosaïque archi­tec­tu­rale et urbaine de Nanterre. L’extension du quar­tier d’affaires, prin­ci­pal acteur du bou­le­ver­se­ment, rogne à l’évidence ce qu’il reste de la ville popu­laire, hier ouvrière.

« À Nanterre se côtoient des popu­la­tions très dif­fé­rentes et sou­vent indif­fé­rentes les unes aux autres. »

Peu nom­breux sont les Nanterriens qui connaissent les recoins d’une ville aus­si éten­due qu’éclatée. Trouée d’autoroutes et de voies rapides, la ville porte encore les stig­mates d’une urba­ni­sa­tion trop rapide, liée à un essor indus­triel dont l’apogée est pour­tant déjà loin3. Bourg tar­dif à la fin du XIXe siècle, conquête com­mu­niste en 1935 et déjà tou­chée par la dés­in­dus­tria­li­sa­tion au milieu des années 1970, Nanterre mue si vite que les trois étapes urbaines se che­vauchent long­temps entre bour­gade agri­cole, ban­lieue ouvrière, tours HLM et d’entreprises. Leur coexis­tence et les ves­tiges ali­mentent même à l’heure actuelle des pro­me­nades urbaines où le visi­teur du jour découvre ce syn­cré­tisme : quelques poches du no man’s land urbain, vouées à dis­pa­raître, côtoient des tours ultra­mo­dernes de l’urbanisation contem­po­raine. Le long de l’axe Seine-arche, les mar­cheurs pari­siens arpentent l’ancienne ville ouvrière, ses friches effa­cées par la redy­na­mi­sa­tion rapide et l’embourgeoisement de Nanterre depuis vingt ans. Au détour d’un esca­lier, d’une rue ou d’une voie, une autre ville se dresse. Dernier pont entre ces ves­tiges indus­triels et ouvriers et le lis­sage ter­tiaire, l’Axe détruit peu à peu les der­nières friches où se nichent encore habi­tats pré­caires, fermes alter­na­tives, occu­pants impro­bables et indé­si­rables du nou­veau Grand Paris.

Faisant table rase du pas­sé ouvrier et immi­gré de Nanterre, l’accélération pré­sente des trans­for­ma­tions n’est pas seule en cause, ni si nou­velle. L’allure écla­tée de Nanterre démarre dès la construc­tion de la Défense, cin­quante ans plus tôt, et avec la créa­tion de l’établissement public d’aménagement en 1957, l’EPAD, dont le siège trône désor­mais face à la pré­fec­ture sur la place Nelson-Mandela. L’empiétement du ter­ri­toire nan­ter­rien, déci­dé par l’aménageur, s’étend juste avant l’accession de la com­mune au sta­tut de cité-pré­fec­ture, en 1965, alors que s’y concentrent encore cer­tains des plus grands bidon­villes de France. L’État veut en finir avec ces enclaves colo­niales en métro­pole, deve­nues immi­grées4. Les construc­tions se déploient, créant autant de nou­veaux centres névral­giques : uni­ver­si­té, pré­fec­ture, nou­velle mai­rie, gares RER, parcs dépar­te­men­taux. Le temps des friches, des ter­rains mili­taires à l’abandon et des bidon­villes semble comp­té, même s’ils vont mettre beau­coup de temps à dis­pa­raître. Les rési­dences, bâti­ments publics et espaces verts reprennent pos­ses­sion de lieux acca­pa­rés par les baraques et les cités de tran­sit, sur des ter­rains sou­vent non construc­tibles. Le grand parc André-Malraux dans les années 1970 et celui du Chemin-de‑l’île trente ans plus tard effacent ain­si défi­ni­ti­ve­ment les traces des bidon­villes de la Folie ou des cités de tran­sit André Doucet et Gutenberg. Par sa taille, Nanterre rend pos­sible cette urba­ni­sa­tion for­cée qui ferme len­te­ment des espaces long­temps déliés. Les quar­tiers du Parc, du Chemin-de‑l’île, de l’Université-République et des Groues se réa­lisent ain­si moins par la réunion tra­di­tion­nelle d’îlots de popu­la­tion satu­rés que par les bar­rières pro­vo­quées par les axes et les grandes réa­li­sa­tions. Destructions et recons­truc­tions fini­ront par enser­rer ces îlots de popu­la­tion qui, en gros­sis­sant, forment de véri­tables quartiers.

[DR]

Celui de l’université est le plus frap­pant : la fac des lettres, bâtie sur un ter­rain mili­taire rétro­cé­dé à l’Éducation natio­nale au début des années 1960, et les deux anciens parcs HLM des Provinces-fran­çaises et de Berthelot sont long­temps res­tés imper­méables l’un à l’autre, cou­pés par les voies fer­rées, l’autoroute A86 et le bou­le­vard cir­cu­laire menant à la Défense. Le vieux centre agri­cole, long­temps iso­lé du reste de la ville et plus bour­geois, s’était mis à gros­sir avec la des­serte de la pre­mière ligne fer­ro­viaire « Paris-Saint-Germain-en-Laye », au milieu du XIXe siècle. L’homogénéité admi­nis­tra­tive et poli­tique de la com­mune reste donc long­temps très arti­fi­cielle à Nanterre et se réa­lise len­te­ment. Dans les années 1960, la faible den­si­té fai­sait encore de Nanterre un ter­ri­toire cou­vert d’espaces entre­cou­pés çà et là de zones d’habitations, comme cer­tains films sur l’arrivée en voi­ture dans la récente facul­té des lettres en témoignent. En 1970, Robert Merle résu­mait ain­si la ville qu’il voyait :

« Gentil bourg aux rues tor­tueuses, […] Nanterre, en 1900, était entou­ré de vastes champs, piqués çà et là, d’écarts, de lieux-dits et de hameaux. L’un de ceux-ci — la Folie — comp­tait à peine dix masures. […] Les labours et les prés de Nanterre tom­bèrent peu à peu en friche. […] Un désert d’un mil­lier d’hectares s’étendit autour du vieux bourg. […] L’automobiliste la tra­ver­sait sans s’arrêter, sans même lui jeter un coup d’œil. […] Toujours plus à l’ouest, la grande ville conti­nua à dévo­rer l’étendue […] des usines de Puteaux et de Courbevoie qui étaient atteintes par l’invasion plièrent bagage et refluèrent sur les hec­tares vides les plus proches : ceux de Nanterre […], les vignobles du XVIIIe avaient lais­sé la place aux cultures maraî­chères. Celles-ci, aux ter­rains vagues cou­pés de petits jar­dins. Ceux-ci, à leur tour, dis­pa­rurent, rem­pla­cés par les bidon­villes5. »

« Destructions et recons­truc­tions fini­ront par enser­rer ces îlots de popu­la­tion qui, en gros­sis­sant, forment de véri­tables quartiers. »

Dans ces îlots anciens, un quar­tier occupe une place à part : le Petit-Nanterre, qui sépare Nanterre de Colombes. « Terre de bidon­villes » dès le milieu des années 1950, pour reprendre l’expression d’Éliane Dupuy et d’Abdelmalek Sayad6, il étend très tôt sur la route com­mer­ciale de Rouen, ses haltes, ses petits com­merces et quelques habi­ta­tions. Cette his­toire urbaine est en fait essen­tielle pour com­prendre le Nanterre des années 1960, et le Nanterre algé­rien des bidon­villes. L’implantation d’ouvriers et d’employés démarre dans l’entre-deux-guerres mais elle est mas­sive après 1945 et le déve­lop­pe­ment des loge­ments popu­laires se pro­duit dans les dif­fé­rents quar­tiers du fait de cet écla­te­ment. Et non sur les extré­mi­tés ou sur les seuls bords de Seine comme dans la plu­part des villes urba­ni­sées plus tôt. L’homogénéité de peu­ple­ment ouvrier qui s’ensuit se retrouve dans sa forte inté­gra­tion sociale et cultu­relle, les socia­bi­li­tés de quar­tier, les fêtes popu­laires et en poli­tique. Encore aujourd’hui, on vote de façon très simi­laire entre quar­tiers à Nanterre, excep­té au Mont-Valérien, à l’inverse des grands cli­vages entre quar­tiers HLM et pavillon­naires des villes alen­tours (à Colombes, Courbevoie ou Puteaux).

À Nanterre, les construc­tions sociales d’après-guerre et leur répar­ti­tion spa­tiale modèlent et remo­dèlent les quar­tiers. L’absence d’identité réelle de cer­tains d’entre eux, reliés par le vide ou les creux, rap­pelle une his­toire paral­lèle qui, emblé­ma­tique en son temps, n’a pas trou­vé de pos­té­ri­té ni de lieu pour s’établir : celle des bidon­villes. Seuls le renou­vel­le­ment des géné­ra­tions et l’enracinement de sa popu­la­tion immi­grée revi­vi­fient la mémoire col­lec­tive de Nanterre. Plus de traces ou presque des « baraques », a for­tio­ri des cités de tran­sit qui en prennent le relais. De ces friches et habi­tats dits « pro­vi­soires » ou spon­ta­nés, seuls gisent quelques ves­tiges peu recon­nais­sables çà et là, cer­taines rues et bâti­ments aux noms asso­ciés à cette his­toire plus infor­melle de la ville ouvrière : ici une par­celle aban­don­née, là un ter­rain vague en bor­dure d’échangeur d’autoroute. Plus sou­vent, les construc­tions en ont effa­cé le sou­ve­nir, au moins visuel. « L’habitat du pauvre est vola­tile, l’habitat du riche demeure » disait l’accordéoniste Marc Perrone devant l’effacement du patri­moine popu­laire de son enfance, à Saint-Denis, à l’exception du canal, de la basi­lique et des voies de com­mu­ni­ca­tion7. Le loge­ment excep­tion­nel de l’étranger et de l’occupant de pas­sage force le constat : trente ou qua­rante ans plus tard, le bidon­ville est comme sans traces, sans histoire.


Texte extrait de Victor Collet, Nanterre, du bidon­ville à la cité, Agone, 2019.


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  1. Martine Segalen, Nanterriens, les familles dans la ville. Une eth­no­lo­gie de l’identité, Toulouse, Presses uni­ver­si­taires du Mirail, 1990, p. 14.[]
  2. Halima M’Birik, Le Temps du pro­jet, le temps des habi­tants. Le renou­vel­le­ment urbain du quar­tier Université à Nanterre, Maîtrise de socio­lo­gie, Paris-X-Nanterre, 2008, p. 10–22.[]
  3. Martine Segalen, op. cit., p. 16.[]
  4. On consi­dère dans ces lignes « l’immigré » comme une caté­go­rie construite (par les dis­cours, les pra­tiques, la mise à l’écart) aux effets réels, mais jamais comme une don­née de départ, essen­tielle ou liée aux ori­gines, colo­niales en l’occurrence.[]
  5. Robert Merle, Derrière la vitre, Paris, Gallimard, 1970.[]
  6. Abdelmalek Sayad, Éliane Dupuy, Un Nanterre algé­rien, terre de bidon­villes, Paris, Autrement, 1995.[]
  7. Cité dans Jean-Pierre Thorn (réal.), 93, la belle rebelle (dvd), Paris, Blaq Out, 2011.[]

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