« Jamais le besoin de reconnaître notre appartenance à la Terre n’avait été aussi pressant, et pourtant jamais le déni de notre dépendance à la Terre et à l’intégrité de ses écosystèmes ne s’était affirmé avec une telle force. » Partant d’un tel paradoxe, Pierre Madelin, traducteur et essayiste écologiste d’inspiration libertaire, revient dans La Terre, les corps, la mort, sur le rapport qu’ont entretenu et continuent d’entretenir les sociétés occidentales avec la mort à l’échelle individuelle aussi bien que collective. Le constat est sans appel : la mort (et, au-delà, la destruction de la vie sur Terre), fait l’objet d’un déni. La planète ne serait qu’un lieu d’exil ; les corps de simples enveloppes passagères. Le transhumanisme, dont il est question dans cet extrait, apparaît ainsi comme l’ultime mutation du rapport qui se tisse à la mort depuis deux millénaires. Malgré l’incroyable déploiement technologique impliqué et le discours futuriste exprimé, la nouveauté n’est qu’apparente : le transhumanisme n’est que de la reprise d’un vieux rapport au vivant, à la matière, à la finitude de toute chose. Pire, le transhumanisme conduirait à la sélection discriminatoire pour le salut d’une humanité augmentée et privilégiée. À rebours d’une telle perspective, l’auteur nous enjoint de renouer avec une condition en phase avec notre milieu de vie — autrement dit : avec une condition proprement terrestre.
De ce point de vue, le transhumanisme ne présente quasiment aucune originalité. L’on ne manque d’ailleurs jamais d’être surpris qu’un mouvement affichant avec une telle fierté son esprit « révolutionnaire » et son culte de la nouveauté se contente, le plus souvent, de recycler et de ressasser dans la plus grande platitude les poncifs les plus éculés de l’idéologie du Progrès. Du néo-pélagianisme1 de Bacon à l’eugénisme en passant par des pans entiers des Lumières et par le darwinisme social, il récapitule à sa façon les grandes étapes qui ont jalonné le cheminement de cette idéologie à travers les siècles. Et c’est finalement sans doute ainsi qu’il se laisse le mieux appréhender : il est l’ultime bégaiement du sujet moderne, le dernier coup d’éclat, tapageur et racoleur, d’un brigand qui se sait condamné mais qui se refuse à quitter la scène, qui réclame son dû au milieu des ruines d’un monde qu’il a méthodiquement contribué à dévaster.
« Le transhumanisme est l’ultime bégaiement du sujet moderne, le dernier coup d’éclat, tapageur et racoleur, d’un brigand qui se sait condamné mais qui se refuse à quitter la scène. »
Mais si les transhumanistes supposent l’avenir radieux, ce n’est pas parce que nous sommes censés y devenir meilleurs, au sens moral du terme, ni même parce que notre bonheur s’y trouvera accru, mais parce que nous y serons augmentés. C’est que la conception qu’ils se font du progrès est, c’est le moins que l’on puisse dire, minimale. Il n’est pas question pour eux, si ce n’est à la marge — à la fois pour se donner bonne conscience et pour rassurer le client — de se demander à quelles conditions pourrait advenir une société autonome, déterminant elle-même et par elle-même les principes de son organisation collective. Des deux significations imaginaires que Castoriadis plaçait au cœur de la modernité — celle de l’autonomie et celle de la maîtrise rationnelle du monde — le transhumanisme ne retient que la seconde, dont il célèbre ad nauseam les vertus. Maîtriser pour augmenter. Augmenter pour augmenter davantage. Devenir plus forts, plus grands, plus performants, plus puissants, plus précis, plus efficaces ; tel est son credo. Le règne de la quantité à sa puissance maximale.
*
Bien qu’il ne soit pas question ici de retracer en détail l’histoire de l’idée de progrès, d’autres s’en étant fort bien chargés auparavant, il convient néanmoins de revenir sur une forme spécifique de l’idéologie du progrès, née au XIXe siècle dans le sillage des premières théories de l’évolution, et dont le transhumanisme est à bien des égards l’héritier : le darwinisme social. Dans son histoire de l’idée de progrès, Pierre-André Taguieff souligne que celle-ci se divise généralement en deux pôles2. D’un côté, les philosophes de la liberté considèrent que l’avènement d’un avenir meilleur ne renvoie à aucune nécessité naturelle ou historique et n’a donc rien d’inéluctable3. C’est aux êtres humains, individuellement et collectivement, qu’incombe la tâche de construire un monde meilleur. « Parce que l’avenir est ouvert, et offert à la liberté comme à la volonté d’agir de l’humanité », ces conceptions de l’histoire « échappent à la fois à l’optimisme et au pessimisme : l’histoire est un produit de notre liberté, et n’est tel qu’en raison de la perfectibilité de son sujet, l’homme4 ».
[Ana Mendieta]
« Rien n’est plus étranger à cette philosophie de la liberté, commente Taguieff, que l’idée d’une loi du progrès, qui inscrirait l’histoire dans la nature, et opérerait la dissolution de la liberté dans le règne de la nécessité5. » Telle fut pourtant, à partir du milieu du XIXe siècle, la thèse défendue notamment par Herbert Spencer, affirmant que le progrès de la civilisation est « une partie de la nature » et qu’en conséquence le progrès n’est pas « un accident mais une nécessité » inscrite dans les lois de l’évolution5. En dépit des allégations de Spencer, qui évoque une dynamique bienveillante à l’œuvre dans l’évolution, celle-ci étant censée nous conduire à « la plus grande perfection » et au « bonheur le plus complet », cette nécessité n’a pourtant rien de bienfaisant. Elle implique en effet, au fil de l’évolution, une différenciation hiérarchique au sein de l’espèce humaine, entre les « races civilisées » d’un côté et les « races barbares » de l’autre. La différenciation ne distingue plus ici, comme au temps du premier colonialisme, celui de l’Espagne et du Portugal, les peuples et les individus dotés d’une âme de ceux qui en sont au contraire dépourvus ; sous l’effet de la naturalisation des sociétés qu’impliquent les théories de l’évolution, elle devient interne à la nature. Plus l’évolution avance, plus grande est l’hétérogénéité qui se manifeste en son sein, non seulement entre les espèces, mais également, au sein de l’espèce humaine elle-même, entre les races. C’est ainsi que les « races civilisées », le plus souvent européennes, se distinguent des « races barbares » (Noirs, Asiatiques, Arabes, Amérindiens, etc.), qui se rapprochent davantage des singes, ce dont se souviendront les transhumanistes plus d’un siècle plus tard en affirmant que les humains qui refuseront de s’augmenter deviendront « les chimpanzés du futur6 ».
Cette tension au sein de l’espèce humaine entre « races barbares » et « races civilisées » implique entre les groupes une compétition acharnée à laquelle seuls survivront les plus « adaptés », d’où le lexique guerrier qui fleurit alors dans le milieu naissant du darwinisme social : « lutte pour l’existence », « concurrence », « sélection naturelle », « survivance des plus aptes », etc. Cette idéologie, au demeurant partiellement étrangère à la pensée de Darwin lui-même7, est bien évidemment parfaitement adaptée au capitalisme libéral qui triomphe pendant la seconde moitié du XIXe siècle, et dont elle permet, suivant une stratégie aussi vieille que l’histoire des sociétés, de légitimer les inégalités au prétexte qu’elles sont inscrites dans l’ordre de la nature. C’est que la compétition dont il est question ici n’oppose pas seulement des groupes et des races : elle engage, au sein même des « races civilisées », tous les individus d’un même groupe, car la sélection naturelle ne s’arrête pas aux portes de la civilisation. Si toutefois elle ne peut s’y exprimer pleinement et que tant d’individus « inaptes » y survivent encore, c’est que les initiatives caritatives et les interventions étatiques en faveur des plus faibles y demeurent encore trop nombreuses. Aussi le darwinisme social s’engage-t-il logiquement en faveur d’un État minimal et du laissez-faire, seule condition pour que s’exprime enfin pleinement la sélection naturelle et que le progrès suive ainsi son chemin.
« La compétition dont il est question ici n’oppose pas seulement des groupes et des races : elle engage, au sein même des
races civilisées, tous les individus d’un même groupe, car la sélection naturelle ne s’arrête pas aux portes de la civilisation. »
Peu à peu, cependant, les adeptes du darwinisme social vont réaliser que la puissance étatique peut être retournée en leur faveur et célébrer en conséquence les retrouvailles de la nécessité et de la liberté. Liberté d’intervenir au sein d’un processus évolutif nécessaire pour en précipiter le cours, en facilitant d’un côté l’élimination des « moins aptes » tout en s’employant de l’autre côté à perfectionner les « meilleurs ». Ou pour le dire autrement, liberté de certains humains de devenir partie prenante du mécanisme de la sélection naturelle et d’en orienter le cours, d’en redoubler la force par le biais d’une sélection artificielle qui prendra la forme d’une ingénierie et d’une hygiène sociale : l’eugénisme est né. L’idée n’est certes pas nouvelle, puisque « dans le projet normatif des Lumières, tel que Condorcet le synthétise et le développe, on rencontre notamment l’idée d’une amélioration volontaire et systématique de l’espèce humaine par la sélection des procréateurs, sur le modèle de la sélection animale et végétale pratiquée par les éleveurs et les agriculteurs8 ». « Puisque l’on est parvenu à perfectionner la race des chevaux, des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des serins, pourquoi ne ferait-on aucune tentative avec les humains ? », se demandait par exemple un auteur de la fin du XVIIIe siècle9.
C’est là indéniablement l’un des paradoxes, que l’on retrouve du reste dans nombre de constructions anthropologiques modernes, de l’eugénisme, qui repose sur un mélange d’hypernaturalisme — la sacralisation de la nature et de ses lois, qu’il ne s’agit pas ici de transgresser mais d’appliquer — et d’antinaturalisme radical. Comment expliquer ce mélange d’apparence si paradoxale ? La théorie de l’évolution implique que la nature n’est pas statique, qu’elle n’est pas du même produisant du même, mais du même produisant de l’autre, et plus encore, du mieux, en un processus d’autotransformation et d’autodépassement dont l’humain est jusqu’à présent la figure la plus aboutie, bien qu’en aucun cas achevée.
[Ana Mendieta]
Car si l’humain est ici perçu comme un pur produit de l’histoire naturelle, la vocation que lui confie la nature est paradoxalement celle de dépasser la forme présente de son humanité en l’arrachant à ce qui en elle relève encore de la naturalité, comme si la nature ne pouvait s’accomplir pleinement que dans ce qui la nie10. Ce paradoxe s’explique aussi par la conception mécaniste du vivant dans laquelle s’inscrit la théorie de l’évolution. La nature étant considérée comme une machine, c’est-à-dire comme un artifice, et qui plus est comme un artifice qui ne cesse de s’améliorer, la naturalisation intégrale de l’humain appelle logiquement son artificialisation intégrale et le perfectionnement indéfini de cette artificialisation. À cette différence près que « ce que la nature accomplit aveuglément, lentement et impitoyablement, l’homme peut l’accomplir prudemment, rapidement et avec bienveillance11 », pour reprendre les termes de Francis Galton, l’un des principaux théoriciens de l’eugénisme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa thèse fut contredite par l’histoire.
Car dès la fin du XIXe siècle, les journaux « scientifiques » et les « sociétés savantes » qui se multiplient en Allemagne, en Scandinavie et aux États-Unis n’ont rien de bienveillant. Elles entendent déterminer, moyennant la collecte de centaines de milliers d’arbres généalogiques, quelles sont les familles dotées de qualités héréditaires et quelles sont, au contraire, les familles viciées par des tares : maladies, alcoolisme, pauvreté, criminalité, etc. Naturellement, les individus issus de lignées « tarées » — handicapés, homosexuels, délinquants, etc. — sont présentés non seulement comme des individus inutiles, non rentables, mais aussi dangereux, menaçant à terme la « qualité » d’ensemble de la société et sa marche vers le progrès. Pour éviter que les lignées « tarées » ne se reproduisent et n’en viennent ainsi à « contaminer » le reste de la société, des mesures d’« hygiène sociale » s’imposent. Elles prennent peu à peu, aux États-Unis comme en Europe, la forme d’une stérilisation forcée des personnes porteuses de « qualités héréditaires dégénérées ». Cette « hygiène sociale », qui entend s’exercer sur les individus « dégénérés » quelle que soit leur origine, se voit rapidement accompagnée et redoublée d’une « hygiène raciale », toute ou presque toute la science de l’époque postulant, nous l’avons vu, qu’il existe des races inférieures et des races supérieures. Pour éviter que les races inférieures ne se mélangent aux supérieures, qu’elles ne les contaminent et qu’elles ne les menacent, les États-Unis adoptent par exemple des législations interdisant les mariages interraciaux et mettent en place, de manière générale, un régime d’apartheid dont le but est de réduire au minimum les interactions entre les Noirs et les Blancs dans la vie quotidienne et au sein de l’espace public.
« C’est dans l’Allemagne nazie que les noces entre hygiène sociale et hygiène raciale atteignent leur point culminant. »
Mais c’est dans l’Allemagne nazie que les noces entre hygiène sociale et hygiène raciale atteignent leur point culminant, et où les stérilisations forcées (qui touchent plus de 400 000 personnes pendant la décennie du pouvoir nazi) et la ségrégation raciale cèdent peu à peu la place au meurtre et à l’extermination, les Juifs prenant ici, comme chacun sait, la place occupée aux États-Unis par les Noirs. En 1942, la solution finale est mise en place, marquant à bien des égards le point culminant et la forme la plus exacerbée de l’eugénisme et de la biologisation du social qui hantent les sociétés occidentales depuis des décennies12.
Au XIXe siècle, le darwinisme social fut une des principales et une des plus puissantes idéologies de légitimation de l’expansion capitaliste. Au niveau international tout d’abord, où elle permit de justifier les ordres sociaux inégalitaires et coercitifs instaurés par les différentes formes de colonisation. Au niveau national ensuite, à l’intérieur même des nations colonisatrices, où elle permit de naturaliser la différenciation hiérarchique de la société en classes, et de préparer le terrain aux idéologies et aux pratiques eugénistes qui devaient s’imposer dans les décennies suivantes. Après la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle l’hygiène socio-raciale consubstantielle aux pratiques eugénistes atteignit son point culminant dans l’extermination des Juifs d’Europe et d’un nombre conséquent de Tziganes, d’homosexuels et de personnes handicapées, l’eugénisme fut logiquement discrédité. Mais cette éclipse s’explique aussi sans doute en partie par la construction, après 1945, d’États-providence soucieux de tempérer les dimensions les plus compétitives du capitalisme par une redistribution des richesses et un système complexe de solidarités sociales, lui-même fondé sur la croissance exceptionnelle connue par de nombreux pays dans les décennies d’après-guerre. D’aucuns, cependant, jugent que le capitalisme est entré depuis les années 1970 dans une période de crise structurelle, et que la réduction de ses marges de profit n’est plus compatible avec la perpétuation d’un État-providence fort, d’où l’avènement d’une ère néolibérale marquée par la réduction progressive des anciens systèmes de redistribution de la richesse et par la recrudescence des logiques compétitives13.
[Ana Mendieta]
L’un des principaux symptômes de ce capitalisme en crise, c’est la tendance à la raréfaction du travail. Voire, selon plusieurs théoriciens, à la fin du travail, en raison du remplacement tendanciel du travail salarié par des machines, ce que l’on nomme généralement l’automatisation. Cette raréfaction du travail entraîne évidemment la multiplication de ce que certains ont appelé des « hommes inutiles14 » ou « non rentables » eu égard à l’accumulation du capital. « Ce n’est plus, nous dit par exemple le groupe Krisis dans son remarquable Manifeste contre le travail, la malédiction biblique : tu mangeras ton pain à la sueur de ton front
qui pèse sur les exclus, mais un nouveau jugement de damnation encore plus impitoyable : tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable
15.»
Cette raréfaction entraîne évidemment un accroissement de la compétition pour l’accès au travail raréfié chez ceux qui n’ont pas de travail, et un accroissement de la compétition pour conserver son travail, devenu rare, chez ceux qui en ont un, produisant ainsi une société où le travail écrase autant par sa présence que par son absence. Mais la perversité de cette situation ne s’arrête pas là, loin s’en faut, car la société capitaliste en crise, non contente de produire une masse sans cesse croissante d’hommes « inutiles », s’emploie à mettre en place des dispositifs idéologiques et psychologiques moyennant lesquels la « réussite » des uns et « l’échec » des autres n’est pas attribué aux évolutions inhérentes au système, mais aux « mérites » de chacun. L’implacable « tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable » se transforme ainsi en un « tu ne mangeras pas, parce que tu n’es pas capable de faire valoir ta sueur ». Chaque individu est ainsi sommé de porter l’entière responsabilité de sa situation sociale et économique, et de trouver en lui les ressorts nécessaires pour maintenir son statut d’« homme utile » ou pour se libérer au contraire de son statut d’« homme inutile », donnant ainsi lieu à un véritable « formatage concurrentiel des subjectivités16 ». La compétition se transforme alors en une lutte à mort pour la survie et constitue « un ressort d’adaptabilité, tendu à bloc au cœur des subjectivités17».
« Le transhumanisme est à bien des égards l’une des idéologies de légitimation du capitalisme néolibéral. »
Pour être compétitif, il convient notamment d’optimiser ses capacités physiques et psychiques afin de maximiser son utilité, par exemple en cultivant le bien-être et un état d’esprit « positif », condition sine qua non de l’efficacité et de la productivité au travail18. Sous ses formes les plus exacerbées, cette optimisation peut également prendre la forme, plus précise, plus « scientifique », d’une mesure et d’une quantification permanente de la « qualité » du fonctionnement des corps, de ses performances et de ses humeurs, donnant ainsi naissance à un véritable « soi quantifié ». Tout comme l’humain de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, sommé de se soumettre à toutes sortes de techniques — anthropométrie, craniométrie, phrénologie — destinées à mesurer et à quantifier ses capacités physiques et cognitives, l’individu contemporain est invité par la norme compétitive qui définit sa subjectivité à prélever, à l’aide de capteurs placés dans des objets connectés qu’il utilise dans sa vie quotidienne, des données relatives au fonctionnement de son corps et de sa psyché, afin de les analyser et d’en mesurer les performances. Il pourra ainsi identifier les facteurs de « troubles » — activités, lieux, individus — qui tendent à induire une baisse de ses performances et les éliminer en conséquence.
C’est dans ce contexte sociologique, économique et psychique qu’il faut comprendre l’avènement du transhumanisme, qui est à bien des égards l’une des idéologies de légitimation du capitalisme néolibéral19. Car comme le sujet néolibéral, le sujet transhumaniste est appelé à considérer son corps et son esprit, en un mot sa personne, comme un capital à gérer, à développer et à optimiser. Le formatage concurrentiel des subjectivités, cependant, ne peut être entièrement satisfaisant, car la subjectivité est par définition une réalité aux contours flous, complexes, qu’il est difficile de maîtriser intégralement et qui est traditionnellement la source d’une remise en cause des normes sociales ; le bastion de la vie intérieure ne se laisse pas aisément conquérir. Ainsi l’intériorisation des normes sociales de compétitivité, aussi puissante soit-elle, ne peut-elle suffire à garantir l’amélioration de la qualité des individus. Au formatage psychique des subjectivités doit donc s’ajouter le formatage génétique des corps. C’est ainsi que Max More […] affirme que : « Nous ne serons plus esclaves de nos gènes. Nous prendrons en charge notre programmation génétique et achèverons notre processus biologique et neurologique20 ». C’est ce que les transhumanistes, usant d’un langage qu’ils affectionnent, celui des « droits » et des « libertés21 », présentent comme une « liberté morphologique », soit la possibilité, pour chaque individu, de modifier son corps comme bon lui semble : l’heure de l’eugénisme libéral22 et autogéré a sonné, et le transhumanisme en est le nom23. Cette résurgence de l’eugénisme est évidemment tout sauf un hasard. Historiquement, nous l’avons vu, l’eugénisme vise à libérer la société de ses « fardeaux vivants », de ses « semi-humains », de ses « avariés » et de ses « existences superflues24 », aussi n’est-il pas surprenant qu’il ressurgisse aujourd’hui, fort de la puissance nouvelle que lui confèrent les biotechnologies, dans un contexte où les « hommes inutiles » se multiplient.
[Ana Mendieta]
Les progrès fulgurants du séquençage du génome humain permettent d’ores et déjà d’éliminer les malformations infantiles et les maladies héréditaires. Grâce aux immenses avancées de la science et de la médecine, il n’est plus nécessaire désormais que cet eugénisme négatif assume les formes brutales qu’il a connu par le passé, en stérilisant ou en exterminant des populations dont les « tares » supposées ne pouvaient apparaître qu’après la naissance. C’est aujourd’hui en amont, avant même la naissance, et parfois même avant le début de la grossesse, que les traits indésirables et les individus indésirables auxquels ils pourraient donner naissance doivent être éliminés. Certes, cette élimination engage pour l’instant essentiellement des traits impliquant le plus souvent d’immenses souffrances pour les personnes qui en sont ou en seraient affectées. Elles posent de ce fait des questions éthiques complexes et redoutables qu’il n’est pas facile de trancher. Mais rien n’indique que la gamme des traits jugés indésirables ne puisse pas s’étendre de façon incontrôlable pour inclure peu à peu des éléments totalement étrangers à tout critère « objectif » de bien-être physique ou psychologique. L’on sait déjà qu’en Inde, dans certaines entreprises, les matières reproductives d’une donneuse indienne coûtent 7 500 euros tandis que leur coût s’élève à 17 500 euros dans le cas d’une donneuse européenne de type « caucasien ». Comment affirmer qu’à terme, certaines caractéristiques physiques liées à la couleur de peau ou à la taille ne seront pas systématiquement éliminées faute de satisfaire aux normes sociales, culturelles ou économiques hégémoniques ?
Mais sans doute faut-il également renoncer enfin à l’opposition quelque peu arbitraire entre eugénisme négatif et eugénisme positif : éliminer certains traits, c’est toujours, in fine, en sélectionner et en favoriser d’autres, et s’engager ainsi dans un processus d’amélioration et d’optimisation de l’humain dont les limites sont impossibles à fixer. Aussi les centres de production de bébés sont-ils appelés à déterminer un nombre croissant de caractéristiques liées à la santé supposée des personnes, à leur apparence physique ou encore à la personnalité dont on pense qu’elles seront dotées. Et pourquoi pas, à terme, à ouvrir la possibilité de sélectionner les traits génétiques les plus favorables à l’allongement de la durée de vie et à l’avènement d’un humain immortel ?
« Les êtres occupant le bas de la hiérarchie socio-écologique seront voués à être réduits en esclavage ou à disparaître. »
« Le but de l’eugénisme est d’être une science d’amélioration et d’élevage » destinée à « donner aux races ou à des lignées de sang appropriées une meilleure chance de prévaloir sur les moins appropriées » écrivait Francis Galton, l’un de ses premiers idéologues, dès le XIXe siècle25. Dans le cadre nouveau du capitalisme néolibéral, la référence à des races et à des lignées n’est plus à l’ordre du jour, non seulement parce qu’elle est devenue politiquement inacceptable, mais parce que c’est désormais l’individu seul, en dehors de toute appartenance et de toute filiation, qui est appelé à entrer en compétition avec ses semblables. Dans ce contexte, la définition originelle de l’eugénisme pourrait être reformulée comme suit : « l’eugénisme est une science d’amélioration et d’élevage dont le but est de permettre aux individus de faire prévaloir leur utilité et celle de leur descendance au détriment d’autres individus voués à l’inutilité ». Enfin, dans le cadre spécifiquement transhumaniste du capitalisme néolibéral, l’on pourrait dire que « l’eugénisme est une science d’amélioration et d’élevage dont le but est de maximiser l’utilité de certains êtres humains en les rendant immortels, au détriment d’autres êtres humains qui, eux, demeureront mortels ».
L’on retrouve ici la triade de la relation entre mort et pouvoir si profondément mise en lumière par [l’anthropologue] Louis-Vincent Thomas : pouvoir de la mort, pouvoir par la mort et pouvoir sur la mort26. Le pouvoir de la mort tout d’abord, que les transhumanistes jugent scandaleux, pour ne pas dire insolent, et dont ils souhaitent s’affranchir. Le pouvoir par la mort ensuite, car même si la menace létale n’est pas à ce jour explicitement brandie par les transhumanistes, le simple fait de déclarer que les humains qui refuseront de s’augmenter seront les « chimpanzés du futur » laisse entendre avec une grande clarté, eu égard au sort aujourd’hui réservé aux grands singes, que les êtres occupant le bas de la hiérarchie socio-écologique seront voués à être réduits en esclavage ou à disparaître. Le pouvoir sur la mort enfin, dont la conquête est le rêve et le vœu le plus cher des transhumanistes, le sens profond de leur ralliement au projet eugéniste. Car pour eux, comme pour Bacon cinq cent ans auparavant, la manipulation et l’optimisation de l’humain ne représentent pas un but en soi ; leur visée ultime, c’est l’abolition de la mort.
[Ana Mendieta]
D’ores et déjà, le sommeil, cette petite mort réparatrice que la vie nous octroie quotidiennement, est dans le viseur du capitalisme27. Dans le sillage de recherches de l’armée américaine portant sur un oiseau migrateur, le bruant à gorge blanche, dont la particularité est de pouvoir voler plusieurs jours de suite sans dormir, des scientifiques rêvent non seulement de créer un jour des soldats insomniaques, toujours prêts pour le combat, mais également des travailleurs et des consommateurs sans sommeil. À défaut de pouvoir dès aujourd’hui modifier la physiologie humaine à cette fin, le capitalisme s’efforce, via notamment les technologies numériques, de façonner socialement, dans le cadre d’une temporalité de plus en plus indifférenciée, un être humain sans cesse disponible, sans cesse mobilisable, sans cesse connecté et produisant ainsi sans interruption des données aisément exploitables par les entreprises et par les États.
Se dessinent dès lors peu à peu les contours d’un monde sans contours ; un monde où l’alternance ancestrale du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, de l’ombre et de la lumière, du repos et de l’activité, du silence et du bruit, tend à s’effacer ; un monde sans vide, sans vacance, ni latence, sans interstice, sans fissure, ni blanc, sans trêve ni permission ; en bref, un monde sans mort. Car si hypnos est le doux frère de thanatos, comme le chantait délicatement Homère à l’aube de notre civilisation, la conquête du sommeil annonce inéluctablement la conquête de la mort. C’est que la mort, pour le capitalisme, constitue la dernière frontière, le scandale ultime, car les morts ne produisent ni ne consomment ; ils ne participent pas à l’accumulation de la valeur.
Texte extrait de La Terre, les corps, la mort — Essai sur la condition terrestre, de Pierre Madelin, publié aux éditions Dehors, en 2022.
Photographie de vignette et de bannière : Ana Mendieta
- « Le pélagianisme, en référence au moine Pélage, est une doctrine selon laquelle l’homme peut assurer son salut par ses seuls mérites. »↑
- Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique (2004), Flammarion, 2006.↑
- Johann G. Fichte est aux yeux de Taguieff l’archétype du philosophe progressiste centré sur la liberté. Voir Pierre-André Taguieff, ibid., p. 73–75.↑
- Pierre-André Taguieff, ibid., p. 74.↑
- Pierre-André Taguieff, ibid., p. 79.↑↑
- Expression employée par le professeur de cybernétique et théoricien transhumaniste Kevin Warwick dans son livre I, Cyborg (2002) : « Ceux qui désireront rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Expression critiquée par le collectif Pièces et Main d’œuvre dans Manifeste des chimpanzés du futur. Contre le transhumanisme. Grenoble, Service Compris, 2017, ndlr.↑
- Voir Patrick Tort, Darwin et le darwinisme (1997), PUF, 2022. ↑
- Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit., p. 128.↑
- Charles Augustin Vandermonde cité par Pierre-André Taguieff, ibid., p. 111.↑
- Taguieff commente à ce propos : « L’homme, cet être naturel, peut et doit poursuivre le travail autotransformateur de la nature en la connaissant par la science et en la transformant par la technique. Étant une partie de la nature, il est voué à transformer sa propre nature, pour l’améliorer. » Voir Pierre-André Taguieff, ibid., p. 135–136.↑
- Francis Galton, « Eugenics, its definition, scope and aims », Sociological Papers, Londres, Macmillan, 1905, p. 50. Cité par Pierre-André Taguieff, dans Le Sens du progrès, op. cit., p. 134.↑
- Voir sur ce point André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler (2000), Flammarion, 2009.↑
- Voir Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise (2012), Post, 2014.↑
- Pierre-Noël Giraud, L’Homme inutile. Une économie politique du populisme, Odile Jacob, 2018.↑
- Groupe Krisis, Manifeste contre le travail (2012), Albi, Crise et Critique, 2020, p. 30.↑
- Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, 2014., p. 39.↑
- Jérôme Baschet, ibid., p. 42.↑
- Eva Illouz et Edgar Cabanas, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.↑
- Sur les liens entre transhumanisme et capitalisme néolibéral, voir le remarquable ouvrage de Nicolas le Dévédec, Le Mythe de l’humain augmenté. Une critique politique et écologique du transhumanisme, Montréal, Écosociété, 2021.↑
- Max More, « A Letter to Mother Nature », 1999, révisé en 2009, amendement n° 5 (consultable sur Internet).↑
- Mark Hunyadi, Le Temps du posthumanisme. Un diagnostic d’époque, Belles Lettres, 2018. L’on peut lire par exemple sur le site de la WTA (World transhumnist association), que « tout le monde devrait être libre de prolonger sa vie et de prendre des arrangements en vue de sa suspension cryonique […] le prolongement de sa vie constitue un droit humain fondamental ».↑
- Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (2001), Gallimard, 2015.↑
- Les transhumanistes soulignent d’ailleurs que la première occurrence du terme transhumanisme se trouve dans un texte de Julian Huxley, soit l’un des principaux théoriciens de l’eugénisme au XXe siècle.↑
- Formules citées par Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, Le Passager clandestin, 2017, p. 310.↑
- Cité par Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit., p. 132–133.↑
- Voir le chapitre 2 sur ce point : « Dans un ouvrage désormais classique, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas a souligné qu’il existait dans nombre de sociétés un lien étroit, situé à trois niveaux, entre mort et pouvoir : pouvoir de la mort, pouvoir par la mort et pouvoir sur la mort. Il existe en effet en premier lieu un pouvoir de la mort, dans la mesure où il n’appartient pas aux êtres vivants, et notamment aux êtres humains, de décider s’ils vont mourir ou non. La mort échappe à l’emprise de la volonté humaine, et il y a dans le fait de la mort un arbitraire absolu qui est non seulement à l’origine d’une conscience traumatique et d’un déni, mais qui semble qui plus est annuler et même ridiculiser le pouvoir de ceux qui exercent une domination quelle qu’elle soit. […] Face à ce pouvoir de la mort, la réaction des dominants consiste bien souvent à exercer un pouvoir par la mort, en s’appropriant la puissance de la mort pour disposer du corps et de la vie des êtres qu’ils dominent. Enfin, et c’est évidemment un point crucial eu égard à mon propos dans ce livre, les dominants tendent à s’octroyer un pouvoir sur la mort elle-même, pouvoir qui non seulement confirme et exacerbe leur puissance mais qui leur permet aussi de se distinguer de façon décisive des êtres qu’ils dominent », infra, p. 65–66. Voir Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Payot, 1998.↑
- Jonathan Crary, 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil (2013), La Découverte, 2016.↑
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Pierre Madelin : « Il existe des possibilités réelles de désertion », décembre 2020
☰ Lire notre entretien avec Yuk Hui : « Produire des technologies alternatives », juillet 2020
☰ Lire notre entretien avec Renaud Garcia : « La technologie est devenue l’objet d’un culte », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Bernard Stiegler : « Le capitalisme conduit à une automatisation généralisée », janvier 2019
☰ Lire notre entretien avec Alain Damasio : « Nous sommes tracés la moitié de notre temps éveillé », octobre 2017