Se souvenir du massacre de Vitoria-Gasteiz


Texte inédit pour le site de Ballast

En Espagne, si l’an­née 1975 est mar­quée par la mort du dic­ta­teur Franco, le régime auto­ri­taire et répres­sif fran­quiste ne s’é­teint pas avec lui. Jusqu’aux pre­mières élec­tions légis­la­tives, en 1977, les mani­fes­ta­tions se mul­ti­plient dans le pays. L’une d’elles se tient le 3 mars 1976 à Vitoria-Gasteiz, dans le Pays Basque. L’intervention de la police conduit à un mas­sacre : cinq mani­fes­tants sont tués par balle, une cen­taine bles­sés. Depuis, le sou­ve­nir de l’é­vé­ne­ment fait l’ob­jet d’un com­bat per­ma­nent. L’auteur du pré­sent texte revient sur l’his­toire récente d’un pro­ces­sus mémo­riel qui, dans l’Espagne contem­po­raine, doit com­po­ser avec le déni des crimes per­pé­trés sous le régime fran­quiste. ☰ Par Arnaud Dolidier


3 mars 1976. 18 000 per­sonnes sont en grève à Vitoria-Gasteiz au Pays Basque. 80 usines sont fer­mées ou occu­pées par les tra­vailleurs. Après la tenue de plu­sieurs assem­blées dans ces der­nières, des mani­fes­ta­tions partent de façon simul­ta­née des dif­fé­rents quar­tiers ouvriers de la ville. 12 000 per­sonnes arrivent devant l’église San Francisco où une assem­blée est pré­vue à 17 heures. Parmi elles, 5 000 par­viennent à ren­trer dans l’édifice tan­dis que les 7 000 autres res­tent aux alen­tours, blo­quées par la police qui encercle l’é­glise. Elle pro­cède à son éva­cua­tion en jetant des gaz lacry­mo­gènes à l’intérieur, ce qui pro­voque la panique des gré­vistes qui se ruent hors du bâti­ment. La police, comme en témoigne les enre­gis­tre­ments de leurs com­mu­ni­ca­tions radio1 se sent accu­lée et mena­cée. Au moment où les gré­vistes sortent de l’édifice, elle tire à balles réelles, pro­vo­quant une cen­taine de bles­sés, dont vingt graves, et la mort de cinq per­sonnes. Deux jours plus tard, envi­ron 70 000 tra­vailleurs assistent aux funé­railles des ouvriers tués. Puis le lun­di 8 mars, une grève géné­rale réunit 600 000 per­sonnes dans la rue pour exi­ger la dis­so­lu­tion des corps de police armée et un pro­cès pour les res­pon­sables du mas­sacre du 3 mars. Ce jours-là, deux autres per­sonnes meurent sous les balles.

1er juin 2021. Le roi d’Espagne Felipe VI et le chef du gou­ver­ne­ment Pedro Sánchez inau­gurent à Vitoria-Gasteiz le Centre-mémo­rial des vic­times du ter­ro­risme. Il s’agit d’un musée dont l’accès est gra­tuit, où le public peut s’informer et rendre hom­mage aux 1 453 vic­times du ter­ro­risme comp­ta­bi­li­sées depuis 1960, date de l’assassinat d’une enfant, Begoña Uñoz, par le DRIL2 jusqu’aux deux repor­ters espa­gnols David Beriain et Roberto Fraile, exé­cu­tés par Al-Qaeda en avril der­nier. Si le mémo­rial englobe l’ensemble des actions ter­ro­ristes des der­nières décen­nies — de l’attentat de l’Hypercor par l’ETA le 19 juin 1987 en pas­sant par celui de la gare d’Atocha de Madrid le 11 mars 2004 — il n’intègre pas les vic­times de la répres­sion fran­quiste et notam­ment celles du fran­quisme tar­dif, c’est-à-dire celles situées entre le 20 novembre 1975, date de la mort du dic­ta­teur, et juin 1977, moment des pre­mières élec­tions légis­la­tives depuis 1936. Bien qu’un nou­veau régime mémo­riel se soit conso­li­dé durant les années 2000, accom­pa­gné de nou­veaux termes comme « vio­la­tions des droits de l’homme », « impu­ni­té », « crimes contre l’humanité », pour carac­té­ri­ser le pas­sé fran­quiste, ce der­nier n’est pas consi­dé­ré comme un régime poli­tique dont l’appareil répres­sif pour­rait être qua­li­fié de ter­ro­risme d’État. Les vic­times de la vio­lence d’État fran­quiste, et notam­ment du second fran­quisme (1960–1977), ne sont donc pas recon­nues offi­ciel­le­ment comme telles.

« Après la mort du dic­ta­teur, le régime a employé la vio­lence et la ter­reur pour mettre un terme aux mobi­li­sa­tions popu­laires d’une ampleur inédite, comme cela fut le cas à Vitoria. »

Le pacte de silence éri­gé pen­dant la période dite de tran­si­tion démo­cra­tique — un pacte d’oubli autant que d’amnésie —, scel­lé par la loi d’amnistie d’octobre 19773, a per­mis la libé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques, mais a éga­le­ment garan­ti l’im­pu­ni­té aux cri­mi­nels fran­quistes4. La légi­ti­mi­té de cette loi a été remise en ques­tion par le mou­ve­ment citoyen de « récu­pé­ra­tion de la mémoire his­to­rique » qui a abou­ti en 2007 à la loi dite de « mémoire his­to­rique ». Cependant, le texte com­porte de nom­breux écueils. Si la loi de 2007 condamne offi­ciel­le­ment le fran­quisme et déclare illé­gi­times les sen­tences pro­non­cées par la dic­ta­ture fran­quiste, elle ne les annule pas et n’af­firme pas l’illégalité des tri­bu­naux fran­quistes5. Faisant face à ces man­que­ments, les asso­cia­tions mémo­rielles se sont tour­nées vers la jus­tice inter­na­tio­nale pour les com­battre. Elles ont aus­si construit des ins­tru­ments de lutte au ser­vice de la véri­té, de la jus­tice et de la répa­ra­tion6.

Dans leur sillage, d’autres acteurs, comme l’association des vic­times du mas­sacre du 3 mars 1976, ont éga­le­ment entre­pris des recours devant les tri­bu­naux tout en déployant d’autres res­sources afin d’être recon­nus par l’État comme vic­times du ter­ro­risme et deman­der jus­tice. Cette mobi­li­sa­tion s’articule à la volon­té de com­battre l’oubli de l’événement, un oubli qui s’explique en par­tie parce que la tran­si­tion appa­rait, aujourd’­hui encore, comme une période mythi­fiée, fon­dée sur un ima­gi­naire poli­tique où le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion aurait été paci­fique et modé­rée. Pourtant, les tra­vaux scien­ti­fiques de ces der­nières années ont mon­tré qu’après la mort du dic­ta­teur, le régime a employé la vio­lence et la ter­reur pour mettre un terme aux mobi­li­sa­tions popu­laires d’une ampleur inédite, comme cela fut le cas à Vitoria7.

[DR | elpais.com]

En mon­trant les res­sources déployées par l’association de vic­times du 3 mars, on aborde tout un réper­toire d’actions allant de la construc­tion d’un lieu de mémoire sur le lieu du mas­sacre, jusqu’à la sai­sie de la jus­tice pour obte­nir des répa­ra­tions auprès de l’État. Dans ce pro­ces­sus, on le ver­ra, les auto­ri­tés publiques, à l’échelle locale, ne sont pas exclues. Enfin, si l’objectif est d’obtenir jus­tice et d’être recon­nus comme vic­times du ter­ro­risme, cela s’accompagne aus­si de la volon­té de construire un récit des évé­ne­ments qui rompt avec l’imaginaire poli­tique de la tran­si­tion et conteste les poli­tiques mémo­rielles menées par l’État en matière de terrorisme.

Contre l’oubli et pour la justice : la construction d’un lieu de mémoire

Depuis 45 ans, la mobi­li­sa­tion ini­tiée par l’association des familles de vic­times du 3 mars se tra­duit par la volon­té de faire du quar­tier de Zaramaga, l’un des prin­ci­paux quar­tiers ouvriers de la ville, un lieu de mémoire. C’est là que la mobi­li­sa­tion en 1976 a été la plus sui­vie ; là, aus­si, dans l’église San Francisco, que les ouvriers ont été tués par la police. Alors que des col­lec­tifs comme l’association pour la récu­pé­ra­tion de la mémoire his­to­rique (ARMH) mènent depuis le milieu des années 1990 un com­bat contre l’oubli, com­bat qui s’est tra­duit par l’exhumation des fosses com­munes8, l’association de vic­times du 3 mars, elle, s’en­gage dans un pro­ces­sus de mise en mémoire du lieu du mas­sacre. Son objec­tif, selon ses mots : dif­fu­ser « la véri­té de l’événement pour com­battre l’oubli et pour com­battre les inter­pré­ta­tions et jus­ti­fi­ca­tions de l’État post-fran­quiste9 ». Chaque année, des cen­taines de per­sonnes se réunissent pour hono­rer les vic­times. Lors de l’un de ces ras­sem­ble­ments, un mono­lithe fabri­qué par les ouvriers de l’usine Forjas Alavesas a été ins­tal­lé dans le quar­tier — une œuvre repré­sen­tant un poing levé, sym­bole de la com­ba­ti­vi­té ouvrière. Une plaque, située sur son socle, rap­pelle au public l’événement trau­ma­tique du mas­sacre. Cette ini­tia­tive consti­tue une étape impor­tante de la mobi­li­sa­tion visant à récu­pé­rer une mémoire ouvrière que les acteurs estiment pas­sée sous silence au pro­fit d’une vision hégé­mo­nique de la tran­si­tion. Afin de mener à bien ce pro­jet, l’association a sol­li­ci­té le sou­tien des auto­ri­tés publiques locales pour enta­mer des démarches judi­ciaires dans le but de déter­mi­ner les res­pon­sa­bi­li­tés des poli­ciers dans le mas­sacre de Vitoria. En 2004, sur demande de l’association, des cher­cheurs ont pro­duit un rap­port sur l’événement, don­nant lieu à une réso­lu­tion adop­tée par le par­le­ment basque10. Une col­la­bo­ra­tion entre les auto­ri­tés publiques basques et l’association de vic­times pour enta­mer des démarches judi­ciaires est lan­cée. Les actions por­tées par les « entre­pre­neurs de mémoire11 » en dehors de l’Espagne, devant le par­le­ment euro­péen12, par exemple, à la fin des années 2010 et plus récem­ment encore devant l’ONU13, sont en effet sou­te­nues par les ins­ti­tu­tions publiques basques. Dès lors, la mobi­li­sa­tion dans la rue s’articule aux recours devant la jus­tice afin de punir les res­pon­sables du massacre.

« Avec le mou­ve­ment des Indignés en 2011, c’est toute une par­tie de la mémoire ouvrière jusque-là invi­si­bi­li­sée qui refait sur­face dans la parole et les pra­tiques des acteurs mobilisés. »

Avec la crise socio-éco­no­mique qu’a tra­ver­sée l’Espagne en 2008 puis l’arrivée au pou­voir de la droite en novembre 2011, la ques­tion de la répa­ra­tion des vic­times de la Guerre Civile et du fran­quisme a été relé­guée à l’arrière-plan du débat public. À rebours, des col­lec­tifs s’emparent de ces ques­tions. Avec le mou­ve­ment des Indignés en 2011, c’est toute une par­tie de la mémoire ouvrière jusque-là invi­si­bi­li­sée qui refait sur­face dans la parole et les pra­tiques des acteurs mobi­li­sés. Alors, c’est l’histoire d’un mou­ve­ment ouvrier assem­bléiste et auto­nome, can­ton­née jusqu’alors au silence14, qui est mise en évi­dence15. La lutte contre l’oubli passe ain­si par la réaf­fir­ma­tion d’une iden­ti­té col­lec­tive ouvrière et des valeurs qui lui sont asso­ciées, comme la soli­da­ri­té et la jus­tice sociale, per­met­tant de construire des ponts entre luttes sociales pré­sentes et passées.

Dix ans après le mou­ve­ment des Indignés, lors du 45e anni­ver­saire du mas­sacre de Vitoria, Loli Garcia, la secré­taire géné­rale des Commissions Ouvrières (CC.OO.) du Pays Basque s’est féli­ci­tée de la déci­sion prise par les auto­ri­tés basques de construire un mémo­rial dans l’église San Francisco. Pour la diri­geante, cette ini­tia­tive par­ti­cipe à « récu­pé­rer le récit16 » et de mettre en avant le rôle fon­da­men­tal joué par la classe ouvrière dans le pro­ces­sus de chan­ge­ment poli­tique dans les années 1970. C’est aus­si le sens de la décla­ra­tion publique de Miren Gorrotxategi, par­le­men­taire et porte-parole de la coa­li­tion de gauche Elkarrekin Podemos qui, elle, déclare : « Nous n’ou­blions pas ce qui s’est pas­sé. Et nous n’ou­blions pas la lutte des per­sonnes qui ont été atta­quées par la police. Ils ont été des pion­niers dans la lutte pour les droits des tra­vailleurs. C’est un crime qui reste impu­ni et nous devons le gar­der en mémoire17 ». Les diri­geants poli­tiques et syn­di­caux, ain­si que l’association du 3 mars, réclament d’une même voix jus­tice par rap­port aux crimes com­mis le 3 mars 1976 et reven­diquent l’intégration de cet évé­ne­ment dans un récit plus vaste, celui des luttes anti-fran­quistes por­tées par la classe ouvrière. De quoi désta­bi­li­ser le récit hégé­mo­nique de la transition.

[DR | gasteizberri.com]

Avant cela, en 2016, à l’oc­ca­sion du 40e anni­ver­saire du mas­sacre, la mobi­li­sa­tion a connu un tour­nant majeur. C’est en effet à par­tir à comp­ter de cette date que l’association du 3 mars a com­men­cé à orga­ni­ser des visites gui­dées du quar­tier de Zaramaga. Elles sont ponc­tuées d’interventions artis­tiques, vidéos, lit­té­raires, et se ter­minent devant l’église San Francisco où le public peut voir un col­lage audio­vi­suel à par­tir de sons et d’images d’archives. Ces visites gui­dées ont été ren­dues pos­sibles par le finan­ce­ment du gou­ver­ne­ment basque et consti­tuent, pour les asso­cia­tions, une vic­toire dans la lutte contre l’oubli. Cependant, pour les mili­tants de l’association du 3 mars, le com­bat ne s’arrête pas là : la ges­tion du mémo­rial de San Francisco, coor­don­née à la fois par les auto­ri­tés basques et par l’association, risque de voir se confron­ter des des­seins contra­dic­toires. En effet, les dis­cus­sions sont encore en cours pour savoir com­ment sera géré ce mémo­rial et quels en seront le conte­nu et les objec­tifs9. Si les pou­voirs publics veulent par­ti­ci­per à l’édification du mémo­rial et s’investissent depuis plu­sieurs années dans la mise en place de poli­tiques mémo­rielles, l’objectif de l’association du 3 mars, on l’a vu, est plus large : il s’a­git de « récu­pé­rer » la mémoire des luttes ouvrières pen­dant le fran­quisme et la transition.

La volon­té de mettre sur pied un lieu de mémoire montre dès lors que la mobi­li­sa­tion passe par une appro­pria­tion de l’espace public. Cette action se conjugue aux démarches juri­diques pour que l’État ouvre une enquête afin de déter­mi­ner les res­pon­sables du mas­sacre, et, dans le même temps, recon­naisse aux per­sonnes tuées et bles­sées le 3 mars 1976 le sta­tut de vic­times. Pourtant, le com­bat contre l’oubli et la quête de jus­tice des acteurs, qui se sont inves­tis de diverses manières pour par­ve­nir à cette recon­nais­sance, n’ont pas été sui­vis d’effet sur le plan natio­nal — bien au contraire. Les asso­cia­tions mémo­rielles estiment que l’inauguration, en juin der­nier, du Centre-mémo­rial en l’hommage des vic­times du ter­ro­risme, consti­tue une ins­tru­men­ta­li­sa­tion poli­tique du pas­sé par l’État.

Pour une « mémoire intégrale » : dénoncer la « discrimination mémorielle »

« Les vic­times de la vio­lence fran­quiste sont exclues du champ des vic­times du terrorisme. »

C’est pour dénon­cer la « dis­cri­mi­na­tion mémo­rielle » que des asso­cia­tions comme celle du 3 mars ont lan­cé la cam­pagne « memo­ria osoa : memo­ria inte­gral, para construir convi­ven­cia » (Mémoire com­plète : mémoire inté­grale pour construire la convi­via­li­té). Dans le cadre de cette cam­pagne, une tri­bune publiée dans la presse condamne le Centre-mémo­rial car « il répond à une néces­si­té stra­té­gique qui impose un récit offi­ciel sur la véri­té et la vio­lence. Ce récit offi­ciel est fon­dé sur des inté­rêts poli­tiques et idéo­lo­giques spé­ci­fiques, pré­ci­sé­ment de ceux qui nient l’exis­tence d’autres vic­times que celles évo­quées dans ce mémo­rial18 ». On retrouve dans cet extrait la volon­té de com­battre ce que les auteurs dési­gnent comme le récit offi­ciel de l’État espa­gnol. Un récit qui ne recon­nait pas, ou bien mini­mise, le carac­tère violent et répres­sif de l’État fran­quiste et invi­si­bi­lise ses victimes.

Ce récit offi­ciel est le pro­duit du mythe de la tran­si­tion triom­phante, ce que les tra­vaux de Bénédicte André-Bazzana19 et de Sophie Baby 20 ont bien mon­tré. Dès lors, les explo­sions spec­ta­cu­laires de vio­lence comme les mas­sacres de Vitoria ou celui d’Atocha en jan­vier 197721 sont signa­lées dans les tra­vaux his­to­riques pour en sou­li­gner seule­ment le carac­tère excep­tion­nel22. Cela explique en par­tie pour­quoi aujourd’hui les vic­times de la vio­lence fran­quiste sont exclues du champ des vic­times du ter­ro­risme, une exclu­sion que dénonce la cam­pagne memo­ria osoa de la manière sui­vante : « nous ne pou­vons qu’ex­pri­mer notre rejet abso­lu d’un mémo­rial dont le fon­de­ment repose sur l’u­ti­li­sa­tion de la souf­france d’une par­tie des vic­times, afin d’ap­pro­fon­dir le dis­cours qui nie l’exis­tence de mil­liers de vic­times cau­sées par la vio­lence et le ter­ro­risme d’État23. »

[Igor Aizpuru | elcorreo.com]

La cam­pagne memo­ria osoa avance que ce sont des mil­liers de vic­times pro­vo­quées par « le ter­ro­risme d’État » qui sont niées. Ce concept n’est pas repris par le Centre-mémo­rial des vic­times du ter­ro­risme, ni par la loi de 2011 sur la recon­nais­sance et la pro­tec­tion inté­grale des vic­times du ter­ro­risme, dont le mémo­rial consti­tue l’un des abou­tis­se­ments. En effet, la loi de 2011 est fon­dée sur une défi­ni­tion spé­ci­fique du ter­ro­risme, que l’on retrouve notam­ment dans les fas­ci­cules dis­po­nibles dans le Centre-mémo­rial et dans ceux à des­ti­na­tion des ensei­gnants et des élèves. On y lit que le ter­ro­risme aurait quatre aspects : la clan­des­ti­ni­té, le cli­mat de ter­reur, la pro­pa­gande et l’imposition d’objectifs poli­tiques. À par­tir de cette défi­ni­tion, le Centre-mémo­rial entend recon­naître tous les ter­ro­rismes qu’a connu l’Espagne depuis juin 1960. Il rend compte des vio­lences ter­ro­ristes exer­cées par l’ETA et de celles de groupes ter­ro­ristes d’extrême gauche, comme les Groupes de résis­tance anti­fas­ciste du pre­mier octobre (GRAPO), ain­si que celles de groupes d’extrême droite comme le Batallón Vasco Español (BVE) et les com­man­dos para-mili­taires Groupes Antiterroristes de Libération24 (GAL). La « Guerre sale » contre le ter­ro­risme ini­tiée par l’État démo­cra­tique espa­gnol est un héri­tage des méthodes de vio­lence d’État du fran­quisme. Si en inté­grant les vic­times du GAL au Centre-mémo­rial, l’État recon­nait la vio­lence que ce groupe ter­ro­riste a pro­vo­qué, elle auto­no­mise éga­le­ment son action. La res­pon­sa­bi­li­té des légis­la­tions anti­ter­ro­ristes, qui exportent dans le régime démo­cra­tique des méthodes de vio­lence poli­tique comme la tor­ture25, n’est pas recon­nue. Cette concep­tion res­tric­tive de la notion de ter­ro­risme pré­sente les dif­fé­rentes étapes poli­tiques qu’a connues l’Espagne en éva­cuant de l’analyse le degré de vio­lence employé par l’État dans sa ges­tion du main­tien de l’ordre public. La dic­ta­ture fran­quiste est décrite comme un régime où les liber­tés publiques et indi­vi­duelles étaient inexis­tantes, certes, mais son carac­tère auto­ri­taire et ses méthodes répres­sives ne sont pas évo­qués — au contraire. Les fas­ci­cules dif­fu­sés font réfé­rence à l’accroissement du ter­ro­risme en Europe dans les années 1960 et 1970. L’Espagne est com­pa­rée à d’autres pays euro­péens sans qu’au­cune contex­tua­li­sa­tion ne soit four­nie et sans plus d’ex­pli­ca­tions quant aux causes des pra­tiques de lutte armée dans un pays régi par une dictature.

Le ter­ro­risme est donc exclu­si­ve­ment per­çu comme rele­vant de l’action clan­des­tine. Il n’est pas envi­sa­gé comme un outil de l’appareil répres­sif d’État. Or, la ter­reur comme arme poli­tique, fon­dée sur une concep­tion auto­ri­taire et répres­sive de l’ordre public, peut être employée par un régime qui cherche à contrô­ler sa popu­la­tion, comme cela fut le cas sous le fran­quisme. C’est, par exemple, ce qu’affirme l’historien Eduardo Gonzalez Calleja26. Par ailleurs, la date choi­sie par la loi pour recon­naître léga­le­ment les vic­times du ter­ro­risme — 1960 — ren­voie à une étape char­nière du régime fran­quiste. C’est à ce moment que le fran­quisme amorce un tour­nant libé­ral qui se tra­duit par une rela­tive ouver­ture dans les domaines de la culture et de l’information. Bien que cela ne soit pas com­pa­rable avec la répres­sion pra­ti­quée pen­dant la Guerre Civile et les pre­mières années du fran­quisme, plus d’une cen­taine de per­sonnes sont tuées par la répres­sion légale, poli­cière et para-poli­cière, entre 1960 et 197727. L’intensité de la vio­lence poli­tique déployée par l’État à la fin du fran­quisme — notam­ment à la mort du dic­ta­teur entre 1976–1977 — témoigne ain­si de sa volon­té de com­battre les mobi­li­sa­tions sociales par la terreur.

« La Guerre sale contre le ter­ro­risme ini­tiée par l’État démo­cra­tique espa­gnol est un héri­tage des méthodes de vio­lence d’État du franquisme. »

C’est donc avec la volon­té d’étendre la défi­ni­tion de ter­ro­risme pour que soient recon­nues toutes les vic­times, que plaident les asso­cia­tions mémo­rielles comme celle du 3 mars, afin de favo­ri­ser la construc­tion d’une mémoire inclu­sive et sans dis­cri­mi­na­tion. Ainsi, « la socié­té dans son ensemble doit se sen­tir inté­grée. La mémoire, en tant qu’exer­cice néces­saire au déve­lop­pe­ment de la convi­via­li­té démo­cra­tique dans une socié­té plu­rielle, ne peut en aucun cas taire la réa­li­té vécue par une par­tie de celle-ci. La mémoire n’est pas le patri­moine exclu­sif d’un cou­rant idéo­lo­gique, d’un par­ti poli­tique ou d’un gou­ver­ne­ment ; la mémoire nous appar­tient à tous28. » La dénon­cia­tion de la part des asso­cia­tions de vic­times du fran­quisme, d’une « dis­cri­mi­na­tion mémo­rielle », n’est pas cen­trée sur l’existence du Centre-mémo­rial en tant que tel, mais bel et bien sur son carac­tère excluant. Dans le même temps, elles prennent garde à ne pas ren­trer dans une logique de concur­rence vic­ti­maire. Au contraire, elles mettent en évi­dence le fait qu’il existe une plu­ra­li­té de mémoires his­to­riques et col­lec­tives. En homo­gé­néi­sant le phé­no­mène ter­ro­riste, en le natu­ra­li­sant, les poli­tiques mémo­rielles visant à rendre hom­mage aux vic­times du ter­ro­risme déter­minent quelles sont les mémoires trau­ma­tiques légi­times et quelles sont celles qui ne le sont pas. En vou­lant figer une mémoire trau­ma­tique, celle des vic­times du ter­ro­risme, elles par­ti­cipent à nier celles qui ont été vic­times de la répres­sion fran­quiste, pour pré­ser­ver le mythe tran­si­tion­nel, mythe fon­da­teur de la démo­cra­tie espagnole.

Il semble tou­te­fois que la situa­tion par­le­men­taire fasse évo­luer ces poli­tiques mémo­rielles. En juillet der­nier, le gou­ver­ne­ment a déci­dé de pro­mul­guer une future loi dite de « mémoire démo­cra­tique », qui devrait aller plus loin que celle de 2007. Le texte pré­voit en effet la créa­tion d’un par­quet spé­cia­li­sé pour enquê­ter sur les vio­la­tions des droits de l’homme durant la guerre civile et les qua­rante ans de dic­ta­ture fran­quiste29. Ce der­nier point est impor­tant car il pour­rait consti­tuer un tour­nant déci­sif dans la recon­nais­sance par l’État des vic­times du fran­quisme, en bri­sant la loi d’amnistie de 1977 et en adap­tant la légis­la­tion pénale espa­gnole au droit international.


Photographie de ban­nière : www.martxoak3.org


image_pdf
  1. Les enre­gis­tre­ments audio de la police durant le 3 mars sont dis­po­nibles sur le site de l’association de vic­times du 3 mars.[]
  2. Directoire Révolutionnaire de Libération Ibérique (DRIL), orga­ni­sa­tion ter­ro­riste et anti­fas­ciste qui avait pour objec­tif de lut­ter par les armes contre les dic­ta­tures de Salazar et de Franco. Le DRIL a orga­ni­sé une série d’attentats à la bombe. L’une de ces bombes, pla­cée dans la gare de San Sebastián, pro­voque la mort d’une enfant de 22 mois, Begoña Uñoz, en juin 1960.[]
  3. Paloma Aguilar, Memoria y olvi­do de la Guerra Civil españo­la, Madrid, Alianza, 1996.[]
  4. Sophy Baby, « Sortir de la guerre civile à retar­de­ment : le cas espa­gnol », Histoire@politique, vol. 3, n° 13, 2007.[]
  5. Voir Danielle Rosemberg, « La mémoire du fran­quisme dans la construc­tion de l’Espagne démo­cra­tique. Les voies incer­taines d’une récon­ci­lia­tion natio­nale », Témoigner. Entre his­toire et mémoire, vol. 117, 2014.[]
  6. Sophie Baby, « Vérité, jus­tice, répa­ra­tion : de l’usage en Espagne de prin­cipes inter­na­tio­naux », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 3–4, 2013.[]
  7. Bénédicte André-Bazzana, Mitos y men­ti­ras de la tran­si­ción, El vie­jo topo, 2006 ; Sophie Baby, Le mythe de la tran­si­tion paci­fique. Violence et poli­tique en Espagne (1975–1982), Casa de Velázquez, 2012.[]
  8. Mercedes Yusta Rodrigo, « ¿Memoria ver­sus jus­ti­cia ? La recu­pe­ra­ción de la memo­ria histó­ri­ca en la España actual », Amnis, Revue d’études des socié­tés et cultures contem­po­raines, Europe — Amérique, vol. 2, 2011.[]
  9. Entretien avec l’association de vic­times du 3 mars, octobre 2021.[][]
  10. « Dictamen histó­ri­co sobre los acon­te­ci­mien­tos pro­du­ci­dos el 3 de mar­zo de 1976 en Vitoria ». Les docu­ments sont consul­tables sur le site de l’association de vic­times du 3 mars.[]
  11. Entendre par-là des per­sonnes dési­gnées comme repré­sen­tantes d’une mémoire his­to­rique à faire recon­naître en-dehors de leur groupe d’ap­par­te­nance.[]
  12. « Las víc­ti­mas del 3 de mar­zo acu­den al par­la­men­to euro­peo para pedir jus­ti­cia », El País, mars 2006.[]
  13. « Llevaran a la ONU los ase­si­na­tos del 3 de mar­zo de 1976 en Vitoria », La Vanguardia, 27 février 2019.[]
  14. Arnaud Dolidier, Tout le pou­voir à l’assemblée ! Une his­toire du mou­ve­ment ouvrier espa­gnol pen­dant la tran­si­tion (1970–1979), Syllepse, 2021.[]
  15. Le docu­men­taire Autonomía obre­ra par exemple, sor­ti en 2008, donne la parole aux ouvriers qui se sont enga­gés dans des mou­ve­ments de luttes assem­bléistes. Ce long-métrage parle ain­si de la lutte de Vitoria sans axer uni­que­ment son pro­pos sur le mas­sacre mais en évo­quant la grève géné­rale de deux mois qui a secoué la ville entre jan­vier et mars 1976.[]
  16. « Vitoria, contra el olvi­do del tres de mar­zo », El cor­reo, 3 mars 2021.[]
  17. Ibid.[]
  18. « Por una memo­ria inclu­si­va y no par­cial », Noticias de Navarra, 16 décembre 2020.[]
  19. Bénédicte André-Bazzana, Mitos y men­ti­ras de la tran­si­ción, op.cit.[]
  20. Sophie Baby, Le mythe de la tran­si­tion paci­fique. Violence et poli­tique en Espagne (1975–1982), op.cit.[]
  21. En jan­vier 1977, un com­man­do armé d’extrême droite assas­sine trois avo­cats en droit du tra­vail et membres du Parti Communiste d’Espagne (PCE).[]
  22. Javier Tusell, Alvaro Soto Carmona (eds.), Historia de la tran­si­ción (1975–1986), Madrid, Alianza, 1996.[]
  23. « Por una memo­ria inclu­si­va y no par­cial », Noticias de Navarra, 16 décembre 2020, op.cit.[]
  24. Le sys­tème de l’appareil répres­sif d’État fran­quiste, confron­té aux défis posés par l’augmentation des mobi­li­sa­tions popu­laires, a été réadap­té par le chef du gou­ver­ne­ment Carrero Blanco dans les années 1970. Ce sys­tème n’a pas été sup­pri­mé par la démo­cra­tie mais a conti­nué d’être employé pour com­battre dès 1978 le Batallón Vasco Español (BVE), puis per­fec­tion­né en 1984 lors de la créa­tion des Groupes Antiterroristes de Libération (GAL).[]
  25. Sophy Baby, « Sortir de la guerre civile à retar­de­ment : le cas espa­gnol », art. cit.[]
  26. « Un exper­to ase­gu­ra que el fran­quis­mo uso el ter­ro­ris­mo como acción polí­ti­ca », El Diario, 25 novembre 2012.[]
  27. Pau Casanellas, Morir matan­do. El fran­quis­mo ante la prac­ti­ca arma­da, 1968–1977, La cata­ra­ta, 2014.[]
  28. « Por una memo­ria inclu­si­va y no par­cial », op.cit.[]
  29. « PSOE y Unidas Podemos acuer­dan enmen­dar la ley de memo­ria para que se pue­dan juz­gar crí­menes fran­quis­tas », Público, 17 novembre 2021.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « L’Espagne après Franco : le mou­ve­ment ouvrier pen­dant la tran­si­tion démo­cra­tique », Arnaud Dolidier, octobre 2020
☰ Lire notre repor­tage « Retour à Altasu : une affaire très poli­tique », Loïc Ramirez, mai 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Susana Arbizu et Maëlle Maugendre : « Guerre d’Espagne : la parole aux femmes », juillet 2018
☰ Lire notre repor­tage « Andalousie : la mer de plas­tique et le fan­tôme de Juan Goytisolo », Louis Raymond et Ramiro González Coppari, décembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Juana Doña : « Une mémoire de la guerre d’Espagne », décembre 2014

Arnaud Dolidier

Ancien membre scientifique de la Casa de Velázquez, docteur en histoire contemporaine et enseignant d'histoire-géographie dans le secondaire.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.