Texte inédit pour le site de Ballast
Au commencent : un fait divers. Une bagarre nocturne éclate dans un bar entre quelques jeunes et deux membres, hors service, de la Guardia Civil espagnole — cela se déroule en octobre 2016, à Altsasu (Alsasua, en espagnol), une petite ville du Pays basque sud (au nord de l’Espagne). Mais l’affaire prend rapidement une tournure démesurée, c’est-à-dire nationale, un procureur allant jusqu’à parler d’« objectifs terroristes ». Une instrumentalisation politique évidente, spectre de feu ETA oblige. Retour sur place, quatre ans après les faits. ☰ Par Loïc Ramirez
En quelques heures, il est devenu le bar le plus connu d’Espagne — pourtant, le Koxka passe presque inaperçu. Une soixantaine de mètres carrés et quatre tables, auxquelles s’ajoute un comptoir sur lequel on peut déguster quelques pintxos1 afin d’accompagner sa boisson. « C’est ici que ça s’est passé », indique le propriétaire sans donner plus de détails. L’homme est méfiant à l’égard des journalistes. Presque distant. Il a de bonnes raisons. Depuis le 15 octobre 2016, lui et son local concentrent toute l’attention médiatique du pays. Ce jour-là, peu avant l’aube, une bagarre a éclaté entre ses clients. Deux agents de la Guardia Civil — la police militaire espagnole, équivalente à la gendarmerie française —, en dehors de leurs heures de service, ont été pris à partie, ainsi que leurs compagnes, par un groupe de personnes au sein de l’établissement. L’un des policiers a eu la cheville cassée ; deux jeunes hommes ont été arrêtés. Dès le lendemain, Altsasu2, petit village de Navarre de près de 8 000 habitants dans lequel s’est déroulée l’altercation, est devenu le sujet numéro 1 des journaux et des chaînes de télévision. « Il n’y aura pas d’impunité », écrira même Mariano Rajoy sur Twitter, alors président du gouvernement, tout en affirmant sa solidarité à l’égard des policiers. Huit personnes seront arrêtées les jours suivants : sept jeunes hommes, une jeune femme.
« C’est que la relation conflictuelle entre les forces de répression et les habitants d’Altsasu est une vieille histoire… »
« Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, en 2016, il y a eu plus de 9 500 agressions à l’encontre de membres des forces de l’ordre », explique aujourd’hui Aritz Leoz, habitant d’Altsasu et membre de la plateforme de solidarité avec les accusés « Altsasukoak Aske » (Liberté pour ceux d’Altsasu). « Si cette même dispute s’était déroulée à Cádiz ou à Córdoba, ça se serait réglé avec des amendes. Mais l’ampleur de l’affaire s’explique ici parce que c’est Altasasu. » Le procès a, en effet, connu un retentissement national aussitôt que l’accusation souhaita qualifier les faits comme relevant du « terrorisme ». Les huit jeunes se sont dès lors vus menacés de peines allant de 12 à plus de 60 ans de prison. Pourquoi une telle sévérité ? Comme la plupart des villages du nord de Navarre, ce dernier est majoritairement peuplé de bascophones et se situe dans l’une des sept provinces qui forment le Pays basque (Euskal Herria), tel que revendiqué par les indépendantistes. Héritier d’une longue tradition de lutte politique, lieu d’accueil de nombreux immigrés venus de toute l’Espagne, et même d’ailleurs, chaque recoin de cette localité est le témoin d’un engagement.
Les autocollants, collés sur les panneaux de signalisations, se côtoient : rouge et noir des antifascistes et drapeau des Catalans. Dans une ruelle, sur le mur d’un immeuble, une fresque en hommage au combat des Palestiniens. À côté du bar Koxka, une plaque a été posée en hommage à l’ouvrier Emilio Iguzkiza Gómez, tué le 8 octobre 1934 par la Guardia Civil. Il fut assassiné de plusieurs coups de feu lors d’une mobilisation de soutien aux mineurs des Asturies, alors en train de mener une grève insurrectionnelle. C’est que la relation conflictuelle entre les forces de répression et les habitants d’Altsasu est une vieille histoire… Durant de longues années, ce territoire a été le théâtre d’un affrontement entre le groupe armé ETA (Euskadi Ta Askatasuna, Pays basque et Liberté) et l’État espagnol. Créé en 1959 sous la dictature militaire de Francisco Franco, ETA a entamé une série d’actions violentes contre le régime en s’attaquant principalement aux membres de l’appareil de répression (policiers, Guardia Civil) et aux cadres politiques du franquisme. Ces deux derniers ayant survécu à la mort du Caudillo, en 1975, l’organisation armée basque a fait de même. Aux tortures et assassinats de Basques par la police espagnole et ses groupes paramilitaires ont répondu les attentats à la bombe de l’organisation clandestine. « Terroristes » pour les uns, « armée de libération pour les autres » : ETA a fortement marqué l’histoire contemporaine du pays.
En mai 2011, l’organisation a annoncé « l’arrêt définitif de toute activité armée » afin de faciliter l’ouverture d’un « dialogue direct » avec le gouvernement. Un désarmement en guise de prélude, qu’est venu conclure un ultime communiqué officiel, le 3 mai 2018, informant de la dissolution complète du groupe. La fin d’ETA n’a pourtant pas signifié la disparition du débat autour de l’auto-détermination de la région, mais elle a privé la classe politique réactionnaire espagnole de son principal épouvantail. « Nous pensons qu’il y a des intérêts politiques qui cherchent à recréer une situation qui existait il y a 20 ans, avance Isabel Pozueta, la mère d’Adur Ramirez de Alda, l’un des jeunes emprisonnés. Ils veulent nous ramener en arrière, nous ramener à des scénarios de confrontation. » L’incident a bel et bien réveillé les vieux démons et donné à la droite espagnole l’occasion d’agiter, de nouveau, le spectre de la violence. Durant le procès, il a été reproché aux accusés d’avoir voulu expulser les membres de la Guardia Civil et d’avoir proféré des termes comme « txakurra » (« chien », en langue basque) pour les désigner. Des mots et un comportement que beaucoup ont associé à ETA, en son temps.
« La fin d’ETA n’a pourtant pas signifié la disparition du débat autour de l’auto-détermination de la région, mais elle a privé la classe politique réactionnaire espagnole de son principal épouvantail. »
« C’est un montage judiciaire », martèle à présent la mère d’Adur. Figure la plus visible des parents mobilisés pour la libération des jeunes, Isabel Pozueta est, depuis, devenue députée du parti indépendantiste de gauche EH Bildu (Euskal Herria Bildu). Cheveux courts, regard amène et voix douce, la quinquagénaire semble disposer d’un tempérament aussi calme que déterminé. Assise aux côtés des autres parents, dans la salle où ces derniers se réunissent régulièrement depuis l’affaire, elle témoigne des épreuves endurées : « Ceux qui nous défendaient étaient accusés de soutenir le terrorisme : c’était le récit qu’ils appliquaient. Et c’est parce que nous ne voulions pas que les enjeux politiques se retournent contre nos enfants que nous avons, dès le début, cherché à extraire cette affaire de ce contexte idéologique. » Écartant les mains pour marquer l’évidence, elle lance : « C’est justement ce qui nous a amené ici, qu’une simple bagarre de bar se transforme en une attaque contre l’institution de la Guardia Civil et, par ricochet, contre l’Espagne elle-même. » Ce « nous » qu’elle convoque est le collectif Altsasu Gurasoak (Les parents d’Alstasu), créé parallèlement à la plateforme Altsasukoak Aske. Cette dernière est née du besoin de défendre le village dans son ensemble face aux attaques médiatiques visant à criminaliser toute l’agglomération — « le collectif, lui, regroupe les parents des détenus et se centre explicitement sur le cas judiciaire avec l’objectif de libérer nos enfants », explique Isabel Pozueta.
L’association Covite (Collectif de victimes du terrorisme) est l’entité responsable de l’emballement médiatique et judiciaire — et ce, dès le début de l’affaire. Fondée en 1998, elle regroupe des proches de personnes tuées dans des attentats de l’organisation ETA. Sa présidente, Consuelo Ordoñez, est la sœur de Gregorio Ordoñez, un député de droite du parti Partido Popular (PP) : il a été abattu par l’organisation basque en janvier 1995. L’accusation de « terrorisme » à la Audiencia nacional (l’Audience nationale), un tribunal situé à Madrid, est à l’initiative de cette association : une démarche qui retire ainsi le cas aux tribunaux de Navarre, logiquement chargés de cet incident survenu sur leur territoire. « L’Audience nationale est un tribunal exceptionnel », rappelle Edurne Goikoetxea, mère de Ainara Urkijo, la seule fille du groupe arrêtée suite à la rixe. « Nous nous présentions devant les salles d’audience de Navarre afin d’exiger que l’affaire soit jugée ici. » Car, comme le souligne unanimement les parents, le but n’était pas de laisser l’incident impuni mais tout simplement de réfuter le caractère surdimensionné auquel certains voulaient le lier. En vain.
Sur les huit accusés, sept ont été incarcérés de manière préventive et soumis au régime de haute sécurité réservé aux condamnés pour terrorisme. Le rôle endossé par Covite n’étonnera personne : l’instrumentalisation des victimes d’ETA a longtemps fait partie du jeu politique espagnol, notamment en faveur de la droite nationaliste. La puissante Association des victimes du terrorisme (Asociación de Víctimas del Terrorismo), fondée en 1981, s’est par exemple montrée très influente à l’égard des décisions gouvernementales liées au conflit basque. Elle s’est opposée aux négociations entre ETA et le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero (se montrant moins critique quand celles-ci impliquaient le gouvernement du très droitier José María Aznar) et continue de dénoncer tout assouplissement des conditions d’incarcération des détenus — notamment la politique dite de « dispersion ». Mise en place à la fin des années 1980, elle visait officiellement à briser la communication et la coordination du groupe ETA dans les prisons. Ainsi, les détenus se voyaient éparpillés sur tout le territoire espagnol et régulièrement transférés d’un établissement à un autre. Toujours active, cette mesure est vivement critiquée par la société civile basque : une vengeance, estime-t-elle, à l’égard des familles, contraintes de se déplacer à des centaines de kilomètres pour visiter un proche. C’est précisément cette mesure qui est appliquée aux jeunes garçons d’Altsasu. « Ils ont tous été dispersés, tous », lâche, furieuse, Edurne Goikoetxea.
« Toujours active, cette mesure est vivement critiquée par la société civile basque : une vengeance, estime-t-elle, à l’égard des familles. »
Sur la petite place située devant la mairie d’Altsasu, un panneau affiche les jours d’emprisonnement des jeunes hommes. Quotidiennement, quelqu’un tient à jour le douloureux comptage. On peut également y lire le prix et le nombre de kilomètres qu’ont coûté aux parents les allers-retours au parloir. « Etxera » (À la maison !), le mot d’ordre en faveur du regroupement des prisonniers d’ETA, est mobilisé. Partout dans le village, accrochées aux balcons devant les fenêtres, des banderoles scandent le même message : « Utzi Altsasu bakean » (Laissez Altsasu tranquille !). En cause, le déferlement médiatique à l’encontre de l’agglomération et de ses habitants ; il n’a laissé personne indemne. « Le bar de la haine d’Alsasua », « un écosystème de haine », « Alsasua, capitale de la honte », pouvait-on lire dans les journaux espagnols. En quelques jours, une simple bagarre était devenue un événement d’ampleur nationale, au point d’en éclipser tout le reste. Le terme « pro-etarras », à savoir les partisans de l’ETA, refleurissait dans les débats et les commentaires afin de qualifier les accusés. On ne parlait pas de « bagarre », mais d’un « lynchage » de policiers.
« Regarde la distance entre ici et la porte », explique l’un des clients du bar Koxka en écartant les bras. « Il y a à peine de quoi mettre cinq personnes. Pourtant, les journaux télévisés ont parlé d’un couloir de la mort
fait par 25 types pour frapper les policiers et leurs copines : c’est ridicule ! » Aux manifestations massives de soutien en faveur des accusés, la droite espagnole a répondu par un rassemblement d’une centaine de personnes, le 4 novembre 2018, en solidarité avec les deux membres de la Guardia Civil et leurs compagnes. Les drapeaux espagnol, européen et basque (le drapeau Ikurriña) se disputèrent alors l’espace public. Escorté par la Guardia Civil et la police locale, le dirigeant du parti Ciudadanos (centre-droit) Albert Rivera, à l’initiative de la manifestation, a retrouvé sur place des représentant du Partido Popular (PP) ainsi que ceux de la formation d’extrême droite VOX. Toutes des figures politiques d’envergure nationale, venues jusqu’au centre de ce petit village de Navarre où les attendaient les caméras des chaînes de télévision du pays tout entier. De nombreux contre-manifestants, tenus à l’écart par un fort dispositif policier, ont recouvert les interventions de leurs huées. « Je ne peux accepter qu’on utilise le village d’Alsasua pour des confrontations politiques entre différentes organisations : le village doit rester à l’écart de tout ça », dénoncerait le maire Javier Ollo sur la chaîne espagnole La Sexta.
La confrontation politique s’est également déplacée de la rue jusqu’à la salle de tribunal. En ligne de mire : le mouvement Ospa. Héritier d’une longue tradition de moquerie et de rejet à l’égard des forces armées dans la région, il est apparu à Altsasu en 2011. Chaque été, les membres du mouvement organisent la journée du « Ospa Eguna ». Au cours de celle-ci, les participants raillent, d’une manière burlesque, le pouvoir et son bras armé pour mieux en revendiquer le départ : chars en carton, costumes, banquet populaire… Nourrie tant par le contexte historique que la situation actuelle, la participation des habitants est forte — notamment chez les jeunes. « C’est un événement qui nécessite l’autorisation des autorités, mais ça les emmerde beaucoup. Ospa est un mouvement antimilitariste qui existe sous ce nom uniquement à Altsasu », explique Aritz Leoz. « Mais tu retrouves ailleurs cette critique de la présence des forces armées à Euskal Herria [Pays basque]. » L’existence de ce mouvement et de cette journée carnavalesque a été amplement exploitée, par l’accusation, contre les jeunes détenus. Pour la droite espagnole, le rejet de la Guardia Civil et de l’armée est directement lié à une ancienne stratégie politique nommée « Alde Hemendik » (Partez d’ici !), laquelle visait à isoler et marginaliser ces dernières dans le Pays basque — car perçues comme autant de forces d’occupation. Un positionnement idéologique lié, alors, aux revendications d’ETA ; il n’en persiste pas moins malgré la dissolution du groupe armé.
« L’Espagne est l’un des pays de l’Union européenne où le taux de policier par habitant est plus élevé que la moyenne. »
Pourquoi ? Selon Aritz Leoz, les tensions entre les membres de la Guardia Civil et les jeunes du coin n’ont cessé de croître face au harcèlement et à la répression. « La forte présence des militaires dans la zone répondait à la présence d’ETA, mais sa disparition n’a pas eu pour conséquence la démilitarisation de la région. » Selon les chiffres d’Eurostat, l’Espagne est l’un des pays de l’Union européenne où le taux de policier par habitant est plus élevé que la moyenne : 361 pour 10 000 habitants (en 2016). Ce qui signifie que la moyenne nationale espagnole est d’un policier pour 277 habitants. Auteurs d’un ouvrage sur l’affaire judiciaire en question, les journalistes Aritz Intxusta Pagola et Aitor Agirrezabal Moreno affirment qu’en 2018 les trois régions du Pays basque, ainsi que celle de Navarre, comptabilisaient 17 563 policiers : « C’est-à-dire, dans un contexte où ETA n’existe plus, il y a 7,3 policiers pour 1 000 habitants, ce qui est de loin le taux le plus haut d’Europe », assurent les deux enquêteurs.
Le commissariat de la police forale (police de la Commune de Navarre), s’ajoutant à la caserne de la Guardia Civil située à deux kilomètres, était inauguré dans le village en 2007. « Les gens se sont plaints des harcèlements suite à des contrôles à répétition, des amendes à cause du chien ou de tel détail dans la voiture qui n’allait pas, tout un tas de choses, parfois logiques et parfois complètement absurdes », raconte Artiz Leoz. Des affiches d’Ospa collées aux murs indiquent le nombre de contrôles effectués par la police sur les barrages mobiles placés aux entrées et aux sorties du village. Une présence policière ancienne dans la région, qui a d’ailleurs fortement marqué la mémoire collective suite à l’assassinat d’un conseiller municipal de la formation de gauche Herri Batasuna, Mikel Arregi, en 1979. Âgé de 32 ans à l’époque, l’homme avait été abattu par la Guardia Civil alors qu’il se trouvait au volant de son véhicule près de la localité d’Etxarri-Aranatz, à 10 kilomètres à peine d’Altsasu. Selon la version du fonctionnaire, la victime avait refusé de s’arrêter à un barrage de police : une version démentie par plusieurs témoins, affirmant qu’il n’y avait aucun point de contrôle sur la route.
« Je crois que la bagarre survient spontanément mais que la stratégie visant à utiliser n’importe quel fait-divers pour y appliquer la législation antiterroriste était préparée », poursuit Artiz Leoz. Le 1er juin 2018, l’Audience nationale a rendu son jugement : les accusations de terrorisme ne sont pas retenues, mais les condamnations sont lourdes. Les sept jeunes hommes ont été condamnés à de la prison ferme — entre 9 et 13 ans. Ainara, condamnée à deux ans, ne sera pas incarcérée. « L’accusation de terrorisme n’étant plus d’actualité, ils ont pu être ramenés dans des prisons de la région », souligne Edurne Goikoetxea. Instance majeure du système judiciaire espagnol, le Tribunal suprême s’est à son tour prononcé sur l’affaire en octobre 2019, en abaissant les peines jusqu’à 9 ans pour la plus grave d’entre elles. « Nous sommes passés à un chemin judiciaire normal, en espérant qu’ils puissent sortir plus tôt, comme le prévoit la loi, explique Antxon Ramirez de Alda. Mais ça aussi, ça dépend de la volonté politique. »
« Ce tournant répressif, entrepris à partir du mouvement des Indignés en mai 2011, ne vise pourtant pas seulement les indépendantistes basques ou catalans. »
L’affaire d’Altsasu s’est déroulée en parallèle à la crise catalane. Durant le mois d’octobre 2016, le Parlement de la province septentrionale votait en effet pour l’organisation d’un référendum l’année suivante, afin de se prononcer sur son autodétermination. Celui-ci s’est déroulé le 1er octobre 2017 : suite à la répression brutale des forces de l’ordre afin d’empêcher son déroulement, un affrontement politique et judiciaire historique entre l’État central et le gouvernement catalan voyait le jour. Devenue célèbre, depuis, la juge de l’Audience nationale Carmen Lamela avait placé en détention plusieurs membres du gouvernement catalan pour « sédition » et, également, lancé un mandat d’arrêt européen contre le président Carles Puidgemont, lequel avait fui le pays. C’est également elle qui avait été en charge du cas des huit jeunes accusés : un signe précurseur… Ce tournant répressif, entrepris à partir du mouvement des Indignés en mai 2011, ne vise pourtant pas seulement les indépendantistes basques ou catalans : dès 2012, le jeune activiste madrilène Alfonso « Alfon » Fernandez Ortega est arrêté, lors d’une grève générale, et condamné à quatre ans de détention pour possession d’un explosif. L’affaire avait fait grand bruit et été dénoncée par une large partie de la gauche comme un montage judiciaire (le jeune homme ayant toujours démenti l’accusation) et une persécution politique. En 2018, l’Audience nationale a également condamné le rappeur José Miguel Arenas Beltrán, dit Valtònyc, à trois ans et demi de prison pour les paroles de ses chansons, qualifiées d’« exaltation du terrorisme » et d’« injures à la Couronne ». « Demain on va forcer ma porte pour venir me mettre en prison. Pour des chansons. Demain l’Espagne va se ridiculiser, encore une fois », avait-il écrit sur Twitter la veille du jour prévu de son incarcération. Le jeune artiste échapperait finalement aux autorités et se réfugierait en Belgique, où il vit actuellement.
Toujours emprisonnés, les sept jeunes patientent. Certains d’entre eux disposent déjà de permissions et peuvent quitter le centre pénitentiaire quelques jours par semaine. Un soulagement pour les parents, qui continuent d’être mobilisés jusqu’à ce que tous soient définitivement libres. « Ce que nous retiendrons, c’est l’énorme solidarité dont le peuple a fait preuve à notre égard : c’était incroyable », s’émeut Isabelle Pozueta. « La chose était tellement injuste qu’elle a mobilisé des gens très divers, parfois même des gens qui venaient en manifestation pour la première fois de leur vie. Il faut dire que toute cette histoire a ouvert les yeux à beaucoup de monde », ajoute Edurne Goikoetxea. « Maintenant ils se rendent compte que ce qu’ils entendent dans les médias n’est peut-être pas totalement vrai, et surtout qu’ils ont peut-être été bernés sur des cas similaires d’injustices qui se sont passées avant, durant le conflit ». Reste à savoir : qu’en sera-t-il des injustices à venir ?
Photographies de bannière et de vignette : Marion Vercelot
- Tranche de pain sur laquelle on place une petite ration de nourriture.[↩]
- Alsasua, en espagnol.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « L’homophobie, ciment de l’extrême droite espagnole », Arthur Brault Moreau, avril 2019
☰ Lire notre reportage « Andalousie : la mer de plastique et le fantôme de Juan Goytisolo », Louis Raymond & Ramiro Gonzalez Coppari, décembre 2017
☰ Entretien avec VII : « Le rap pourrait nous emmener bien plus loin », juillet 2017