Iran : la question n’est pas le voile en soi


Il y a un an, l’as­sas­si­nat de Jina Mahsa Amini par la police de la République isla­mique d’Iran déclen­chait un vaste sou­lè­ve­ment popu­laire, bru­ta­le­ment répri­mé. Anthropologue et cher­cheure au CNRS, Chowra Makaremi revient sur ces évé­ne­ments dans son livre paru aux édi­tions La Découverte : le titre, Femme ! Vie ! Liberté !, reprend le slo­gan scan­dé dans les rues dès le début du mou­ve­ment. Marquée par son his­toire fami­liale de lutte contre le régime théo­cra­tique, elle livre ici un jour­nal. S’appuyant sur les évé­ne­ments quo­ti­diens, elle les replace dans leur contexte his­to­rique et social, et retrace les pra­tiques répres­sives du régime, qui, dès sa fon­da­tion en 1979, s’en­ra­cine dans le sang des véri­tables révo­lu­tion­naires, ira­niens comme kurdes. Et kurde, Jina Mahsa Amini l’é­tait. Son accent et sa démarche tra­his­saient ses ori­gines, son voile n’é­tait pas por­té comme il se doit. En France, les mobi­li­sa­tions de sou­tien se sont pro­pa­gées. Mais les récu­pé­ra­tions racistes et sexistes n’ont pas man­qué. Chowra Makaremi remet les choses au clair. Les Iraniennes ne se battent pas contre le port du voile mais contre son obli­ga­tion, et, sur­tout, pour la chute de la dic­ta­ture. Nous en publions un extrait.


21 septembre 2022

Elles sont assises sur une borne élec­trique en plein jour, relèvent leurs che­veux au-des­sus de leurs têtes, les tiennent d’une main et les coupent à grands coups de ciseaux de l’autre. Elles montent sur des pou­belles têtes nues et lèvent leur voile dans leur poing ; la foule applau­dit. Elles marchent entre les voi­tures en fai­sant tour­ner en l’air leurs voiles au milieu des klaxons. Elles dansent devant un feu, tournent sur elles-mêmes et jettent leurs voiles dans les flammes ; la foule chante « Femme d’honneur ! Femme d’honneur ! ». Ces gestes sont deve­nus les sym­boles de la révolte depuis les funé­railles de Jina à Saghez.

Le voile est en Occident le sym­bole de l’oppression des femmes dans les socié­tés musul­manes. L’attention par­ti­cu­lière, fort exces­sive, accor­dée à cet objet est un héri­tage des pou­voirs colo­niaux fran­çais et anglais, qui ont fon­dé sur ce sujet une par­tie de leur dis­cours sur les bien­faits civi­li­sa­teurs de la colo­ni­sa­tion : il s’agissait de dévoi­ler les femmes arabes et musul­manes pour rendre ces socié­tés libres. Aujourd’hui encore, on assiste dans l’espace public en France à des scènes ahu­ris­santes : un can­di­dat d’extrême droite à l’élection pré­si­den­tielle peut par exemple accu­ler une femme musul­mane à enle­ver son voile devant les camé­ras. Cette façon d’imaginer, et même de dési­rer, l’acte du dévoi­le­ment comme un sou­la­ge­ment (pour qui ?), de le voir comme un « éveil » de la femme ira­nienne ou afghane est propre aux socié­tés occi­den­tales et à leur rap­port à leur héri­tage colo­nial. Il ne concerne pas les Iraniennes. D’abord, la ques­tion n’est pas le voile en soi, mais l’obligation de le por­ter (ou l’interdiction de le faire, d’ailleurs) : il ne s’agit pas du vête­ment mais de la charge qui lui est attri­buée (libé­ra­tion, sou­mis­sion), qui trans­forme le corps des femmes — jamais des hommes, que ce soit la kip­pa ou le tur­ban sikh — en un sup­port où s’inscrivent les valeurs d’une socié­té. Des corps sou­mis à des lois, qui en deviennent les incar­na­tions ambulantes.

« On assiste dans l’espace public en France à des scènes ahu­ris­santes : un can­di­dat d’extrême droite à l’élection pré­si­den­tielle peut par exemple accu­ler une femme musul­mane à enle­ver son voile devant les caméras. »

Le voile obli­ga­toire en Iran est dès le len­de­main de la révo­lu­tion de 1979 le moyen le plus effi­cace, le plus rapide, le plus clair de mon­trer à tout le monde, femmes et hommes, l’ampleur et la nature du contrôle de l’État sur l’espace public : intime, total, assu­ré par la répres­sion phy­sique. La ligne de par­tage ne passe pas entre les femmes voi­lées et les femmes non voi­lées, mais entre celles qui sont d’accord avec cette obli­ga­tion ves­ti­men­taire et celles qui la refusent. Parmi les der­nières, Fatemeh Sepehri, elle-même musul­mane pra­ti­quante et voi­lée, vient d’être arrê­tée chez elle par les forces de sécu­ri­té. Cette figure de l’opposition, déte­nue en 2018 et 2021 après avoir deman­dé l’abolition de la République isla­mique et la démis­sion du Guide suprême, a per­du son mari sur le front de la guerre Iran-Irak. Femme de mar­tyr issue d’un milieu tra­di­tion­nel, et musul­mane convain­cue por­tant le tcha­dor noir, elle incarne une réa­li­té qui s’est impo­sée ces der­nières années : les gens qui étaient consi­dé­rés comme la base de sou­tien du régime ira­nien ne le sont plus for­cé­ment — que ce soient les classes popu­laires, les milieux ruraux ou tra­di­tio­na­listes, les familles de mar­tyrs de la guerre béné­fi­ciant de pro­grammes de sou­tien ou les quar­tiers acquis aux milices du Bassidj. Le par­tage entre sou­tien et contes­ta­tion ne passe plus par des appar­te­nances à des milieux oppo­sables, et ce brouillage se fait au grand détri­ment des sou­tiens, à mesure que la contes­ta­tion fer­mente dans toute la société.

Fatemeh Sepehri s’est impo­sée comme une des voix les plus radi­cales dans la lutte des femmes ira­niennes. Bien qu’elle ne soit pas appa­rue dans les rues depuis le début des révoltes, elle est emme­née par des mili­ciens le 21 sep­tembre vers un lieu incon­nu, alerte sa fille dans un post sur Instagram. Ces arres­ta­tions se mul­ti­plient de jour en jour. Niloofar Hamedi vient elle aus­si d’être emme­née. Sa consœur et amie Elaheh Mohammadi, qui a cou­vert les funé­railles de Jina à Saghez, sera arrê­tée une semaine plus tard tan­dis qu’elle se ren­dait à une convo­ca­tion des ser­vices de ren­sei­gne­ment. Les deux jour­na­listes seront déte­nues en confi­ne­ment soli­taire pen­dant six mois avant d’être jugées pour espion­nage à la solde de la CIA, un crime pas­sible de la peine capi­tale. Les vagues d’arrestations mas­sives visent à sup­pri­mer toutes celles et tous ceux qui pour­raient orga­ni­ser la contes­ta­tion, l’inscrire dans des réseaux de lutte et la diri­ger. Fatemeh Sepehri, qui lie depuis plu­sieurs années sa cri­tique de la ségré­ga­tion des femmes à une demande de chan­ge­ment de régime, est une source d’espoir et de fier­té pour les jeunes Téhéranaises qui sortent en jean troué, les che­veux au vent. Cette femme en tcha­dor les sou­tient et les applau­dit, et les jeunes filles la recon­naissent comme leur porte-voix.

C’est la deuxième dif­fé­rence, plus insi­dieuse et non moins impor­tante, entre le refus du voile en Iran et son refus en France. Les Iraniennes n’éprouvent aucun sen­ti­ment d’altérité, d’hostilité, d’étrangeté face au voile. Il est fami­lier : c’est celui de nos grands-mères, de nos tantes, de nos mères et amies. Ici, on a peut-être enten­du dans les trans­ports ou les salles d’attente des gens prendre à par­tie une femme voi­lée en lui rap­pe­lant « qu’on est en France », ou râler tout haut qu’« on n’est plus chez nous ». Une expé­rience de l’altérité se mêle à la lutte des idées et des prin­cipes sur cette ques­tion : plus elle est déniée et plus on se dit que le pro­blème de la xéno­pho­bie est pro­fond et com­plexe. Cela non plus ne concerne pas les Iraniennes. Il n’y a aucune contra­dic­tion entre le port vou­lu du voile et la révolte des Iraniennes. Il n’y a même pas de rap­port. Des femmes du Rojava, le Kurdistan syrien, ont d’ailleurs publié une vidéo de sou­tien après la mort de Jina : on les voit mani­fes­ter et scan­der Jin Jian Azadi, puis l’une d’elles, qui est voi­lée comme la plu­part des mani­fes­tantes, brûle un voile en solidarité.

En Iran, le refus du voile est le refus d’une ségré­ga­tion de genre beau­coup plus vaste et tota­li­sante, et du contrôle mas­cu­lin de l’espace public, dont le hejab est la mani­fes­ta­tion la plus visible. Pour autant, cette révolte sous la ban­nière « Femme Vie Liberté » n’est pas un mou­ve­ment de femmes. C’est très visi­ble­ment un mou­ve­ment qui engage toutes les franges de la popu­la­tion : hommes et femmes des petites et grandes villes, des quar­tiers riches et des ban­lieues pauvres. Les hommes ne sont pas les alliés des femmes qui demandent des droits — on n’en est plus là —, tous et toutes mani­festent contre le pou­voir, en retour­nant son sym­bole théo­cra­tique le plus immé­diat. Enlever ou brû­ler son voile en public est un acte poli­tique qui affirme, avec la plus grande éco­no­mie de moyens, qu’on monte au cré­neau et qu’on défie l’ordre éta­bli. Non plus de façon cachée, à tra­vers des sub­ver­sions et des contour­ne­ments habiles, comme les Iraniens en ont pris l’habitude depuis tant de décen­nies, mais fron­ta­le­ment, et en public. Dans ce sens, quand les femmes brûlent leur voile et que les hommes les applau­dissent, ce ne sont pas les hommes qui sou­tiennent les femmes dans leur lutte, ce sont les femmes qui agissent pour elles et aus­si pour les hommes — qui n’ont pas de voiles à brû­ler, c’est-à-dire de sym­bole clair et recon­nais­sable de refus.

« Quand les femmes brûlent leur voile, elles agissent pour elles et aus­si pour les hommes — qui n’ont pas de voiles à brû­ler, c’est-à-dire de sym­bole clair et recon­nais­sable de refus. »

Les gestes de révolte des Iraniennes sont stra­té­giques. Ils donnent les coor­don­nées exactes de la rup­ture radi­cale qui est annon­cée. Ôter son voile dans la rue désar­ti­cule le pacte entre socié­té et État de quatre façons. D’abord, cela renoue avec une posi­tion poli­tique qui a une his­toire com­pli­quée en Iran : celle de l’antagonisme ou de l’opposition fron­tale. Ensuite, cette fron­ta­li­té est assu­mée avec joie et créa­ti­vi­té : il n’y a pas que de la rage mais aus­si de l’allégresse, et ces sen­ti­ments impliquent une absence de peur. L’absence de peur est mise en scène, car le fait de ne plus avoir peur est aus­si impor­tant que ce que l’on n’a plus peur de faire. Ces gestes de défi ne sont pas tota­le­ment inédits : en 2018, des jeunes femmes avaient mani­fes­té contre le voile obli­ga­toire rue de la Révolution à Téhéran en mon­tant sur des cais­sons têtes nues, leur voile blanc bran­di en dra­peau au bout d’un bâton. La per­for­mance des « filles de la rue de la Révolution » mar­quait une rup­ture radi­cale mais elle res­tait une per­for­mance indi­vi­duelle. Un public admi­ra­tif ou bien­veillant s’était for­mé, mais pas de cercles. Ce qui est nou­veau, et lié à la maî­trise de la peur, est que les gestes d’aujourd’hui pro­duisent un « nous ». Les femmes enlèvent leur voile et les gens autour klaxonnent, ils applau­dissent et crient que ce sont des « femmes d’honneur » : le son fait cir­cu­ler leur geste dans une réap­pro­pria­tion col­lec­tive. Enfin, le point essen­tiel, qui fait pré­ci­sé­ment de ce geste un tel défi, est qu’il fran­chit une « ligne rouge ».

Un cer­tain res­pect inté­rio­ri­sé des lignes rouges éta­blies par le pou­voir défi­nit la citoyen­ne­té ira­nienne depuis plus de trente ans — ren­dant si dif­fi­cile de carac­té­ri­ser celui-ci et de com­prendre le degré de contrainte, les formes de l’obéissance, les limites de l’adhésion. Sont des lignes rouges (khat‑e gher­mez en per­san) les sujets à ne pas abor­der et les choses à ne pas faire ou dire si l’on ne veut pas avoir de sérieux pro­blèmes. Ces lignes rouges car­to­gra­phient l’espace public pra­ti­cable — à géo­mé­trie extrê­me­ment variable, puisqu’il peut s’élargir ou se rétré­cir selon les périodes. Elles ne sont ins­crites ou lis­tées nulle part : elles relèvent d’un savoir à la fois impli­cite et évident, inté­rio­ri­sé par les Iraniens et les Iraniennes. Leur appren­tis­sage et leur mise au jour sont donc une des pre­mières formes de socia­li­sa­tion. Il arrive sou­vent que l’on se moque d’un proche vivant à l’étranger et qui, de retour après quelques années, conti­nue de res­pec­ter une ligne rouge tom­bée en désué­tude. Au contraire, un sujet tolé­ré peut sou­dain deve­nir une ligne rouge, comme ce fut le cas des recherches sur le VIH au début des années 2000, ou de la pro­tec­tion de l’environnement. À par­tir de 2017, de nom­breux défen­seurs de l’environnement ont été arrê­tés ; le pré­sident d’une asso­cia­tion de défense de la faune sau­vage est mort en déten­tion en 2018 ; trois mili­tants éco­lo­gistes kurdes sont morts en 2020 dans un étrange incen­die cri­mi­nel. La ligne rouge était tracée.

S’il existe des lignes mou­vantes et d’autres bor­dées d’une rela­tive marge de négo­cia­tion, cer­taines sont immuables : elles sont le socle sur lequel s’est construit le dis­cours du pou­voir ira­nien. Le Guide suprême (la fonc­tion et la per­sonne) en est une, le voile obli­ga­toire aus­si. Cela fait dix ans que mes recherches portent sur un sujet qui est une autre ligne rouge immuable : la vio­lence d’État après la révo­lu­tion de 1979 — rai­son pour laquelle je ne peux plus me rendre en Iran. J’ai donc com­men­cé à prendre les lignes rouges elles-mêmes comme sujet d’étude : com­ment elles se sont ins­ti­tuées (à tra­vers la vio­lence post­ré­vo­lu­tion­naire), com­ment elles fonc­tionnent, à quoi elles servent. Cette construc­tion de l’espace public a été, pen­dant des décen­nies, un des prin­ci­paux méca­nismes par les­quels l’État tenait sa société.

Les lignes rouges, inté­rio­ri­sées, ont pro­duit de mul­tiples formes d’autocensure indi­vi­duelle, col­lec­tive et ins­ti­tu­tion­nelle — dans le monde de la culture ou de la recherche par exemple, mais aus­si dans le monde asso­cia­tif ou de l’engagement poli­tique. La socié­té civile et la vie publique se sont construites en inté­grant les réa­li­tés de la cen­sure et en jouant avec elles, afin d’ouvrir des voies d’expression ou de chan­ge­ment. Cette méthode implique de tra­vailler dans le cadre tra­cé par les lignes rouges, en les res­pec­tant afin de ne pas mettre en péril une éco­no­mie de résis­tance fra­gile mais dyna­mique. L’idée est de pro­gres­ser en éva­luant à chaque étape la pos­si­bi­li­té de conti­nuer à agir (tra­vailler, par­ler, se dépla­cer). La ques­tion prag­ma­tique qui orien­tait les choix était donc la sui­vante : « Cette action ou ce sujet vont-ils créer un pro­blème qui va m’arrêter, ou au contraire me per­met­tront-ils de conti­nuer ? » Il s’agissait avant tout d’éviter les confron­ta­tions directes pro­vo­quant la répres­sion, les inti­mi­da­tions par les ser­vices de ren­sei­gne­ment, les arrestations…

« Dans ce contexte, enle­ver et brû­ler son voile, ou écrire sur les murs contre le pou­voir indiquent clai­re­ment un refus du pacte social : on ne le déserte plus à bas bruit, on le défie avec fra­cas, peu importe la façon dont la situa­tion évoluera. »

Les consé­quences de cette stra­té­gie ont été doubles. D’abord, la résis­tance a consis­té à désac­ti­ver les effets du pou­voir en déser­tant ses lignes de front ; à œuvrer pour un chan­ge­ment au sein même de l’ordre juri­dique et poli­tique, dont les pré­mices étaient (au moins stra­té­gi­que­ment) accep­tées. Là où le pou­voir avait ver­rouillé par la force son sys­tème, il n’y avait per­sonne pour le confron­ter : les gens s’étaient dépla­cés dans des espaces plus pra­ti­cables, à la recherche de marges de chan­ge­ment pos­sible dans la vie de tous les jours. Et puis les lignes rouges ont fini par être inté­rio­ri­sées. De plus, per­sonne ne les remet­tant plus en ques­tion, elles n’ont plus trem­blé, se sont fixées, consti­tuant un ensemble de sujets inter­dits qui se sont cal­ci­fiés avec le temps, puisqu’ils n’étaient plus abor­dés, au nom du pra­ti­cable et du prag­ma­tique. En consé­quence, sur de nom­breux sujets, per­sonne ne savait plus où se trou­vaient exac­te­ment les lignes rouges. Elles pou­vaient être plus éloi­gnées qu’on ne le pen­sait : l’autocensure avait une lon­gueur d’avance sur la cen­sure réelle. Elles pou­vaient aus­si mener, à peine le pre­mier pas posé, à une arres­ta­tion, une déten­tion, une mort — mys­té­rieuse ou non. La socié­té a pro­gres­si­ve­ment méta­bo­li­sé les fron­tières tra­cées par l’État. Dans ce pro­ces­sus, des sujets d’abord vécus comme sen­sibles ou dan­ge­reux — par exemple, les vio­lences de masse après la révo­lu­tion de 1979 — se sont trans­for­més en sujets mora­le­ment, socia­le­ment et émo­tion­nel­le­ment déva­lo­ri­sés, aux­quels les gens ne sou­hai­taient pas asso­cier leur nom.

C’est ain­si que l’acceptation stra­té­gique des fron­tières a conduit à leur inté­rio­ri­sa­tion, et que la socié­té civile est deve­nue la gar­dienne des lignes rouges qui lui ont été impo­sées. Cette éco­no­mie, indi­vi­duelle et col­lec­tive, nous per­met de sai­sir com­ment la République isla­mique a construit un pou­voir dont le carac­tère répres­sif était sou­vent nié, ou mino­ré sous forme de dédra­ma­ti­sa­tion par les Iraniens eux-mêmes. La dis­tinc­tion faite par Hannah Arendt entre obéis­sance et adhé­sion est ici très éclai­rante1, et il semble y avoir eu dans la socié­té ira­nienne un glis­se­ment constant d’un terme à l’autre. Dans ce contexte, enle­ver et (plus impen­sable encore !) brû­ler son voile, ou écrire sur les murs contre le pou­voir indiquent clai­re­ment un refus du pacte social : on ne le déserte plus à bas bruit, on le défie avec fra­cas, peu importe la façon dont la situa­tion évo­lue­ra dans un ave­nir que nul ne peut pré­dire. Or ce fran­chis­se­ment implique d’être sor­ti des méca­nismes men­taux qui ont orga­ni­sé le pacte social tout ce temps — depuis bien avant la nais­sance de la plu­part des manifestants.

En ce sens, ce qui a été consu­mé par les feux est incom­men­su­rable. C’est toute une sub­jec­ti­va­tion poli­tique, une forme de par­ti­ci­pa­tion et de citoyen­ne­té, les termes d’un gou­ver­ne­ment qui ont été vidés. Mais comme la mue du ser­pent, ce mou­ve­ment ne date pas d’il y a quelques jours : tan­dis que l’on observe, aba­sour­di, une coquille vide de peau morte, le ser­pent, peau neuve, trace déjà sa route.


Image de vignette : extrait de Chowra Makaremi, Femme ! Vie ! Liberté !, La Découverte, 2023.
Illustrations : Maya Mihindou


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  1. Hannah Arendt, Les Origines du tota­li­ta­risme, Fayard, Paris, 1982.[]

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