Article inédit | Ballast
la campagne». L’autrice de ces lignes, qui a décidé de s’établir dans le milieu agricole en Bretagne, a fait de son territoire et de sa profession un observatoire privilégié des rapports de classes entre néo-ruraux et « gens du cru » — deux mondes auxquels elle se sent également appartenir. Issue d’une famille de paysans d’un côté et d’ouvriers communistes devenus petits patrons de l’autre, Marie Ufferte publie régulièrement de courts textes sur les réseaux sociaux à propos de son quotidien de paysanne, à rebours des représentations usuelles des territoires ruraux. Ces derniers, dit-elle dans cet article, méritent notre attention « non pas pour ce qu’on voudrait qu’ils soient, non pas pour ce qu’on pense qu’ils sont, mais pour ce qu’ils sont vraiment ».
Il y a quelque temps de ça, j’ai vu passer la story d’une camarade ou collègue paysanne, je ne sais plus, s’insurgeant de la dernière publicité de la marque Rouje, qui photographiait et filmait un couple d’éleveurs ultra-photogénique. Après une reconversion, ils s’étaient installés au Pays Basque. Des gens beaux, dont la première partie de vie loin du milieu agricole n’a pas éprouvé le physique.
Je n’ai jamais vu aucun photographe de mode venir photographier mon tonton, Michel, avec ses paluches de l’envergure de ma tête et sa peau burinée par le soleil. Pourtant il était paysan et moi je lui ai toujours trouvé une grande classe.
Cela fait quelque années que ce genre de publicité vient fleurir un certain imaginaire de la campagne, de la vie rurale, de la paysannerie, et ce, à destination de populations privilégiées qui peuvent se payer une paire de sabot à 215 euros, comme ceux que la paysanne du Pays Basque enfile pour aller faire un tour de tracteur.
« Ce genre de publicité vient fleurir un certain imaginaire de la campagne, de la vie rurale, de la paysannerie, et ce, à destination de populations privilégiées. »
De nombreux magazines ont même fait leur apparition pour glorifier une certaine idée du milieu rural. Je ne vous parle pas de Campagne solidaire, le magazine de la Confédération paysanne ou de Transrural initiative, non, je vous parle de magazines au style ultra léché, avec des photos d’auteurs venant sublimer et rendre beau un quotidien qui peut pourtant être parfois très dur.
Dans un de ces magazines, j’avais vu il y a quelques années un reportage sur une maraîchère. Les photos étaient magnifiques. En bas de page, il y avait des annotations du genre : « Elsa porte un carré hermès et des chaussures de chez… » Pour rendre les photos plus glamours, le magazine avait habillé la paysanne avec des pièces qui coûtaient plus que son revenu mensuel.
Malaise.
J’ai réalisé une petite interview pour un de ces magazines il y a quelques mois.
Double malaise.
On n’y lit pas, par contre, le manque d’accès aux services publics, la solitude des vieux qui meurent seuls chez eux et que l’on retrouve parfois plusieurs semaines après, la précarité, les violences conjugales d’autant plus compliquées à gérer du fait de l’isolement, l’absence de MJC ou de lieu de sociabilité pour des jeunes laissés à l’abandon, etc. Le problème n’est pas de sublimer le réel à travers de jolies photos. Le problème c’est la dépolitisation, derrière, de tout discours sur la condition des paysans et des personnes vivant en milieu rural. Et puis, c’est l’appropriation d’une culture par une classe dominante.
L’hiver dernier, un soir, alors qu’on tentait d’expliquer le concept d’appropriation culturelle au moins wokiste de nos colocs, Alexis, qui bosse aussi en agricole, j’ai choisi de faire le parallèle avec quelque chose qui allait lui parler : le vêtement de travail. À quel point cela peut être énervant lorsque, en ville, on croise des gens habillés comme nous le reste de la semaine, les tâches et l’usure du vêtement en moins puisque ces bleus, ces salopettes, ces cottes, ces largeots, détournés de leur utilité première, ne sont plus des vêtements de travail, mais des vêtements de mode, de paraître. Et ces vêtements, qui, portés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des vêtements ouvriers, peuvent être un stigmate pour leurs utilisateurs, deviennent « tendance », « stylé », « fashion » une fois portés par une classe privilégiée. Alors qu’ils ont une histoire et une identité forte, qui raconte quelque chose de notre société, ils sont dépolitisés et vidés de leur substance, sans que cela ne vienne éveiller les personnes qui les portent sur la condition de ceux qui les utilisent. Certains se défendent en disant qu’il s’agit là d’un « hommage » à la vie rurale, aux métiers les plus durs…
Si l’on souhaite réparer la fracture qui semble s’opérer entre urbains et ruraux, il va falloir sortir de ces clichés illusoires qui participent à invisibiliser la souffrance et la misère.
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« Le problème c’est la dépolitisation de tout discours sur la condition des paysans et des personnes vivant en milieu rural. »
C’est la période de confinement et l’après-Covid qui ont fait émerger ce regain d’intérêt pour la campagne, pour un mode de vie plus simple, plus sain, plus proche de la nature. Des « retours à la terre » pas toujours heureux. Si nous avons tous en tête les affres de ces bobos citadins en procès avec leurs voisins à cause d’un champ de coq ou d’une odeur de fumier, nous sommes-nous interrogés sur notre manière de venir habiter les campagnes, nous, plus ou moins jeunes militants de gauche ? Parce qu’il s’agit aussi d’une réalité : de plus en plus de personnes issues des milieux militants écolos, féministes, radicaux, ont suivi l’exode urbain avec plus ou moins de succès. De ce que j’ai pu voir dans mon entourage proche, ce qui ne constitue pas une étude sociologique, il y a trois types d’exilés volontaires.
D’abord, les déçus. Ceux qui sont entrés en confrontation avec un monde trop loin de leurs convictions pour être vivable, comme cette connaissance végane qui ne supportait plus de voir souffrir (selon ses critères) les vaches de son voisin, ou une autre épuisée de se faire mé-genrer par la boulangère tous les matins.
Ensuite, les autarcistes, qui ont construit des îlots « safe » en créant des réseaux avec d’autres colocs, d’autres lieux, souvent restés très proches des milieux militants urbains et qui vivent une vie communautaire à la fois faite d’énormes réseaux de solidarité et complètement exclue du tissu local, dans un entre-soi patent.
Et puis, il y a ceux qui ont réussi une « intégration » grâce à l’activité professionnelle, qui sont venus en campagne pour s’installer comme boulanger, paysan, charpentier, maçon… De par leurs activités, ils n’ont aucun intérêt à se fermer aux personnes de leur territoire et ils entretiennent avec eux des liens économiques mais aussi de solidarité, d’entraide, de troc, que l’on retrouve dans toutes les campagnes. Et avec, dans ce panel de personnes, une grande diversité allant de gens très peu politisés, à de fervents militants « spécialisés » comme je les appelle (ceux qui se concentrent sur une lutte, souvent des écolos ou des féministes) voir des anars, des communistes, etc.
Mais ceux qui m’intéressent ici, ce sont les deux premiers groupes. S’auto-proclamant comme militants « radicaux », leur radicalité leur confère une rigidité d’esprit ne leur permettant plus de vivre que dans des bulles faites de gens pensant et agissant comme eux.
« Leur radicalité leur confère une rigidité d’esprit ne leur permettant plus de vivre que dans des bulles faites de gens pensant et agissant comme eux. »
Après les législatives, des militants de gauche de mon territoire ont décidé de se rassembler afin de s’organiser ensemble pour lutter contre la montée des idées du RN. J’ai été invitée à une réunion et j’y suis allée de bon cœur trouvant l’initiative positive. Une fois là-bas (enfin en visio, les territoires sont vastes à la campagne), le malaise n’a pas tardé à m’envahir. Nous étions une dizaine de camarades, venant tous du même milieu, ayant tous les mêmes idées et surtout, surtout, aucun n’était originaire du coin. Et tous, nous étions en train de réfléchir à comment transformer la pensée des habitants du territoire sur lequel nous nous sommes installés depuis plus ou moins longtemps. Une sorte de gentrification à marche forcée.
J’ai ruminé des jours et je me suis rappelée qu’en venant me réinstaller à la campagne après des années de vie citadine, j’avais la même manière de penser. Une sorte de mépris de classe qui s’était retourné contre un milieu dont j’étais issue. Mais habiter ce territoire depuis cinq ans m’avait façonnée et ma pensée avait évolué. Je me suis demandé si, avant de vouloir changer les manières de penser, eux, s’étaient laissés changer. Étaient-ils allé discuter de la disparition de la perdrix avec des chasseurs ? Avaient-ils eu l’occasion de parler avec des agriculteurs, même conventionnels, de leurs pratiques de fauches pour préserver la faune présente dans leurs champs ? Étaient-ils allés discuter avec leur voisine votant RN ? Ce qui leur aurait peut-être permis d’apprendre qu’elle était paradoxalement engagée dans une association d’aide aux migrants…
Je ne vais pas vous refaire le coup des chasseurs-premiers-écolos-de-France et des fâchés-pas-fachos. Mais je ne céderai pas non plus à cette stigmatisation qui voudrait que les campagnes soient des territoires d’extrême droite.
Je me rappelle encore, le cœur serré, d’une photo en story sur le compte Instagram d’une militante de gauche radicale très suivie sur les réseaux. C’était pendant l’entre-deux tours des législatives, à l’occasion d’une manifestation antiraciste à Paris. Sur un mur, ce tag : « Provinciaux, les migrants ne vont pas vous voler vos tracteurs ». Tout le mépris que cette soi-disant fracture politique a fait naître entre la ville et la campagne était résumé en une phrase. Peut-être la vérité se trouve-t-elle quelque part entre les deux. Oui, il y a des gros racistes qui votent RN à la campagne et il y a des chasseurs écolo. Et je ne crois pas que ce que certains nomment radicalité et que je nomme « pureté militante » ait sa place ici.
« Habiter ce territoire depuis cinq ans m’avait façonnée et ma pensée avait évolué. »
Nous vivons sur des territoires où se fâcher avec un voisin peut mettre en péril notre sociabilité entière. Ici on ne se fâche pas, on fait des compromis. Parce que nous n’avons pas le luxe de disparaître dans l’anonymat d’une grande ville, parce que les liens de solidarité et d’entraide sont nécessaires à tous, que l’on soit de gauche ou de droite. Au lieu de recréer des communautés de pensée, je préfère créer des ponts.
Il ne faut pas mettre de côté un aspect très important du vote RN en campagne : l’idée de reproduction sociale. Dans un petit milieu où tout le monde se connaît et où seuls les électeurs RN sont audibles, il est difficile de pouvoir se positionner ailleurs sur l’échiquier politique, surtout pour les plus jeunes. Et c’est là ou je souhaite créer des ponts, parce qu’un discours écologiste, féministe, antiraciste sera écouté s’il vient d’une personne que l’on connait et que l’on estime. Cela ne veut pas dire qu’il fera changer d’avis, mais cela lui permettra d’exister. Ensuite, libre à chacun de s’en emparer. Au sectarisme je préfère l’entrisme.
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Finalement, que ce soit à travers une image d’Épinal rêvée par la classe bourgeoise ou bien à travers un certain mépris du milieu militant de gauche, il semblerait que tout le monde ait quelque chose à penser de « la campagne ». Comme si la réalité de la vie rurale était quelque chose dont on avait honte et qu’il faudrait sublimer par des artifices, comme si les habitants de ces pays et de ces cantons étaient des enfants arriérés qu’il faudrait venir éduquer, à qui on viendrait prêcher la bonne parole venue des milieux progressistes.
Pourtant ces territoires toujours plus invisibilisés et absents des discours politiques méritent qu’on s’y arrête et qu’on s’y intéresse. Non pas pour ce qu’on voudrait qu’ils soient, non pas pour ce qu’on pense qu’ils sont, mais pour ce qu’ils sont vraiment.
Photographie de bannière : Marie Ufferte
Photographie de vignette : Eugénie Senlis
REBONDS
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