Entretien inédit pour le site de Ballast
Une lecture du rapport salarial non dénuée de sens, mais à la vue tout de même un peu courte, s’en tiendrait à diviser le monde du travail en deux classes bien distinctes : les exploiteurs et les exploités. Où placer la catégorie bien particulière des cadres ? Car s’ils font indéniablement partie des privilégiés — tant par le capital économique, social et culturel dont ils jouissent —, ils n’en subissent pas moins certaines formes de violence managériale, l’emprise de la finance et la compétition généralisée. C’est en tout cas ce qu’explique Gaëtan Flocco, sociologue et auteur du petit et très éclairant ouvrage Des dominants très dominés — Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, paru en 2015 aux éditions Raisons d’agir. Ce livre est le résultat d’une enquête sur les cadres, leur rapport au travail et l’ambivalence de leur position : nous échangeons sur ces questions afin de mieux comprendre pourquoi ils adhèrent tant à leur condition.
Vous montrez que les cadres, « entre réalisation de soi et exploitation », ne sont pas complètement dupes des formes de domination qu’ils subissent — et exercent —, sans pour autant être rebelles : ils sont à la fois consentants et critiques vis-à-vis des logiques managériales. Pourquoi cette position ambivalente perdure-t-elle ?
Cette ambivalence est souvent analysée par les sociologues à propos des cadres mais également de l’ensemble des salariés. Selon ces observateurs, le travail posséderait les deux faces d’une même médaille : d’un côté, il serait épanouissant et émancipateur, de l’autre, il serait contraignant et aliénant. Certaines analyses ne vont pas au-delà de ce constat, estimant que ces deux facettes ne sont pas contradictoires et coexisteraient sans avoir de rapport entre elles, dans une sorte d’équilibre. Ainsi, pour eux, le travail serait tout à la fois plaisir et souffrance. Or, l’un des objectifs du livre était de montrer qu’il existe un lien entre la réalisation de soi au travail et la domination, la première étant mise au service de la seconde, que cela soit intentionnellement orchestré par les directions ou non. Dès l’instant où l’on travaille pour la firme capitaliste, le plaisir que procure notre activité contribue à nous rendre plus productifs et consciencieux, profitant in fine à l’entreprise tout en faisant — plus ou moins partiellement, bien sûr — oublier la domination.
« Il existe un lien entre la réalisation de soi au travail et la domination, la première étant mise au service de la seconde. »
C’est ce que Pierre Bourdieu appelait la « double vérité du travail1 ». Une telle analyse relativise les vertus du « bonheur au travail », puisqu’elle montre que celui-ci est instrumentalisé en vue de rendre l’exploitation plus efficace et moins visible. Et si les cadres peuvent à la fois être consentants dans leur travail et critiques à l’égard de certaines de ses dimensions, comme je le montre dans le livre, c’est parce que ce projet de manipulation managériale ne fonctionne pas parfaitement. Même ceux d’entre eux qui sont les plus convertis à la doctrine néolibérale sont en partie conscients des difficultés posées par la domination capitaliste, puisqu’ils les vivent au quotidien. Certes, les cadres puisent dans leur travail de multiples intérêts symboliques qui leur apportent des satisfactions et leur donnent envie de s’impliquer. Ils adhèrent à une idéologie qui transfigure certains aspects, comme l’autonomie et la performance au travail. De tels mécanismes symboliques sont très puissants, mais les cadres n’en demeurent pas moins confrontés aux réalités de l’entreprise, comme la menace de perdre leur emploi, des pratiques hiérarchiques autoritaires, des injustices flagrantes, etc. Selon les circonstances, les événements, ou encore les profils, les cadres seront plus ou moins conscients des multiples problèmes générés par leur condition de dominés. Et s’ils ne sont pas totalement dupes de cette domination, le plus souvent ils s’y résignent, car il reste difficile de la surmonter individuellement, du fait qu’ils lui trouvent des justifications ex-post et font ainsi de nécessité vertu.
Le philosophe Fréderic Lordon estime que cette catégorie — les cadres — nous invite à repenser l’analyse du salariat dans les simples termes de « travail » vs « capital » : il affirme que les cadres « sont matériellement du côté du salariat, mais symboliquement du côté du capital ». Partagez-vous cette analyse ?
Entièrement. Évidemment, l’opposition travail/capital est structurante et il ne s’agit nullement de l’évacuer de l’analyse. D’ailleurs, dans son livre d’où est extraite cette citation, Frédéric Lordon le rappelle bien2 : pour lui, le rapport salarial, c’est-à-dire cette asymétrie objective entre des travailleurs dénués de tout, qui ne peuvent faire autrement pour vivre que d’échanger leur force de travail contre de l’argent, et des capitalistes qui, eux, possèdent tout, demeure le cadre structurant de l’enrôlement capitaliste. Toutefois, il est fondamental de montrer aussi combien ce cadre structurant ne se résume pas à une opposition manichéenne, les cadres illustrant bien une intrication ou un entremêlement entre le travail et le capital. D’un côté, on a en effet un statut qui les range du côté des salariés, leur faisant dire parfois qu’ils seraient des travailleurs comme les autres, les « grouillots de base » ou les « OS de l’an 2000 ». De l’autre, on a aussi des individus qui adhèrent à des valeurs, des modes de vie, des attentes, des conceptions du travail et de l’entreprise qui les rapprochent des classes dirigeantes.
© Johnson Tsang
Certains auteurs défendent cette idée, importante. C’est le cas notamment d’Alain Accardo, qui explique dans un livre éclairant que la seule lutte contre la classe possédante et les structures objectives du capitalisme, incarnées notamment dans ses institutions économiques et financières, est insuffisante3. Dans une perspective bourdieusienne, il estime que le capitalisme ne se résume pas aux seules structures objectives, mais consiste également en des structures subjectives, intériorisées la plupart du temps de façon inconsciente, non seulement par les agents de la domination mais également par les dominés — Accardo pointe tout particulièrement les classes moyennes, dont les cadres sont les représentants les plus caractéristiques. Dans un autre genre, Anselm Jappe développe cette idée dans un livre qui m’a fortement marqué4. Lui aussi estime que la critique sociale ne peut plus se satisfaire d’une grille de lecture en terme de luttes de classes. Elle ne peut se contenter d’espérer une victoire de la classe du travail sur celle du capital, car désormais tous les sujets, qu’ils soient dominés ou dominants, ont intériorisé au plus profond d’eux-mêmes les catégories capitalistes, celles de la concurrence, du travail, du marché et de l’argent. C’est donc d’abord de ces catégories-là, présentes en tout un chacun, qu’il importe de s’affranchir plutôt que d’espérer encore remporter le combat de la classe des travailleurs sur celles des capitalistes.
Entre le cadre technique fraîchement diplômé et le manager haut placé, il y a de grosses différences. Est-il toujours pertinent de parler des cadres « en général », comme d’un groupe homogène ?
« Désormais, tous les sujets, qu’ils soient dominés ou dominants, ont intériorisé au plus profond d’eux les catégories capitalistes, celles de la concurrence, du travail, du marché et de l’argent. »
Lorsqu’il est étudié, le groupe des cadres fait l’objet d’un paradoxe. D’un côté, la plupart des sociologues qui s’y intéressent cherchent un critère permettant de le caractériser : la « fonction d’encadrement », un « salariat de confiance », un « salariat intermédiaire », le « management à distance », etc. De l’autre côté, la question de l’hétérogénéité est régulièrement soulevée au sujet de la catégorie, parfois par les mêmes sociologues qui ont cherché à identifier un critère unique. Ils se demandent alors s’il est possible de la réduire à une seule caractéristique compte tenu de son extrême hétérogénéité, si elle constitue réellement une catégorie sociologique, ou encore s’il ne faudrait pas tout bonnement se débarrasser de cette dénomination trop générale, pour préciser et spécifier les analyses, à chaque fois selon les types de cadres, les secteurs d’activité, les entreprises considérées, etc. Bien sûr, le phénomène de différenciation sociale des pratiques et des représentations est loin d’être négligeable. Je dirais qu’il se manifeste quasiment toujours, à partir du moment où l’on engage une réflexion sociologique sur la société, compte tenu de la diversité des situations et des trajectoires sociales des individus. On peut même se demander si la question de l’hétérogénéité ne se poserait pas pour toutes les catégories sociales — des chômeurs aux dirigeants, en passant par les ouvriers et les employés. Il me semble qu’il ne s’agit pas là d’une problématique propre aux cadres, même si elle est fréquemment formulée à leur sujet. En outre, la question de l’hétérogénéité ne se pose pas seulement en soi, de façon extérieure à l’observateur. Cela dépend aussi du type d’analyse que l’on veut mener et ce que l’on souhaite montrer en priorité.
Dans mon livre, les différenciations sociales sont abordées lorsqu’elles sont structurées par les secteurs dans lesquels travaillent les cadres, le genre ou encore les types de fonction, faisant varier leurs attentes par rapport au travail. Toutefois, je ne souhaitais pas m’en tenir là. Il me paraissait important, pour une collection de petit format assumant son orientation à la fois scientifique et politique, de mettre l’accent sur les tendances dominantes de la catégorie, par-delà son hétérogénéité et ses effets. En dépit de cette dernière, il existe aussi des tendances récurrentes, d’un type de cadre à l’autre, et même d’un type d’entreprise à l’autre, et ce sont précisément ces tendances que j’ai voulu faire ressortir. Par ailleurs, comme je le rappelle en introduction de l’ouvrage, ces points communs entre les différents cadres ont quelque chose à voir avec la façon dont la catégorie a socialement et politiquement été construite dans la société française tout au long du XXe siècle, ainsi que l’avait expliqué Luc Boltanski au début des années 19805. Indéniablement, le fait que des associations professionnelles de cadres, des syndicats, des magazines, des instituts de formation, des caisses de retraite, bref tout un ensemble d’institutions se soient progressivement développées, a contribué à donner corps à la catégorie malgré sa diversité. C’est probablement pour cette raison qu’elle fait encore sens aujourd’hui dans les entreprises, en dépit des bouleversements nombreux du monde du travail.
© Johnson Tsang
Face à l’intensification du travail, aux restructurations, à la peur du chômage que les cadres vivent de plus en plus, il ressort souvent un sentiment d’impuissance, où chacun essaie de s’en sortir individuellement. Toute forme d’action collective n’est-elle jamais considérée ?
Les cas de conflits sociaux impliquant des cadres et des ingénieurs existent. Dans les années 1990–2000, des entreprises comme Alcatel-CIT, CIC, Thomson-CSF, Elf, Dassault, IBM ou encore ST Microelectronics ont été le théâtre de mobilisations de cadres. En 2009, les ingénieurs d’un équipementier automobile ont séquestré des cadres dirigeants pendant cinq heures. Des cadres et ingénieurs ont participé à des débrayages, des blocages de sites et des rassemblements chez Thales et Safran en 2010, chez Renault en 2012, dans une filiale informatique d’Areva en 2013, ou encore chez Schlumberger en 2015. Toutefois, force est de constater que les cadres sont plus souvent du côté des séquestrés que des séquestreurs, a fortiori les cadres dirigeants, qui exercent des responsabilités importantes. Le statut même de cadre dissuade en général de participer à un conflit au sein d’une entreprise. Comme ils me l’ont souvent confié lors des enquêtes, ils estiment que leur proximité fonctionnelle et idéologique avec les directions est incompatible avec leur engagement dans un mouvement social. Ça serait une « contradiction politique », comme certains le reconnaissent. Par conséquent, lorsqu’ils rencontrent un problème dans leur travail en lien avec leur direction, ils préfèrent essayer de le régler en consultant directement leur hiérarchie plutôt que d’agir collectivement en engageant un rapport de force. Ensuite, comme vous le rappelez à juste titre, ces multiples micro-arrangements auxquels s’adonnent les cadres s’inscrivent dans une tendance dominante du monde du travail où le conflit n’a pas forcément disparu mais s’est transformé, prenant une forme plus clandestine et individuelle.
« Les cadres estiment que leur proximité fonctionnelle et idéologique avec les directions est incompatible avec leur engagement dans un mouvement social. »
Cela est lié aux facteurs que vous avez mentionnés et auxquels on pourrait ajouter la précarisation de l’emploi, la destruction des collectifs de travail ou encore l’affaiblissement des syndicats et d’organisations politiques comme le Parti communiste qui autrefois structuraient les luttes sociales. Ainsi, certains observateurs parlent désormais de « résistances de cadres », de « cadres en lutte », ou encore de « cadres rebelles » pour désigner ces nouveaux comportements. Sans forcément nier l’existence de ces attitudes, je trouve un peu excessifs les termes employés pour les qualifier. Avant d’utiliser ces dénominations, il me paraît important de saisir la nature des revendications, les objets de ces luttes, de préciser à qui et à quoi elles s’opposent, ainsi que ce qu’elles permettent de changer et d’améliorer, avant de les assimiler à de nouvelles formes de résistance ou de révolte. Il faut en quelque sorte les contextualiser afin de les relativiser et ne pas les prendre pour des sortes d’absolu à travers lesquels le moindre geste d’un salarié qui sortirait des clous, la moindre désobéissance de sa part, seraient interprétés comme les signes d’une résistance politique, au risque alors de se leurrer. Ainsi, je reste toujours un peu perplexe lorsque l’on qualifie de résistance ou de luttes des pratiques de cadres qui cherchent à contourner les normes managériales afin de préserver leur propre conception du travail qui, malgré tout, continue à être réalisée dans le contexte de l’entreprise capitaliste.
On pourrait dire que c’est une catégorie éduquée mais sans réel esprit critique, puisqu’elle ne remet pas en cause l’ordre établi. Les écoles d’ingénieurs et de commerce dont les cadres sont beaucoup issus alimentent un certain élitisme et légitiment l’idéologie de la méritocratie. Le manque de subversivité des cadres ne trouve t‑il pas en partie sa source ici ?
Je ne le dirais pas tout à fait ainsi. Comme l’ont montré les enquêtes, c’est une catégorie éduquée, certes, mais qui possède tout de même un certain esprit critique. Lorsqu’on s’entretient avec eux, ils se plaignent fréquemment de l’intensification de leur travail, des multiples sollicitations dont ils sont l’objet, des difficultés qu’ils rencontrent à effectuer correctement leur travail selon leur propre éthique professionnelle, ou encore des décisions stratégiques prises au plus haut niveau et qui possèdent un impact sur leur activité quotidienne. Les motifs de la critique ne manquent pas et les cadres, pour une bonne part d’entre eux, en ont conscience. Simplement, ces critiques s’expriment peu ouvertement dans l’entreprise, les cadres, y compris les plus mécontents, se faisant discrets car ils savent que la contestation n’est pas compatible avec les évolutions de carrière auxquelles ils aspirent. Au mieux, on récolte ces discours critiques dans le contexte anonyme et confidentiel de l’entretien sociologique. D’autre part, ces critiques s’accommodent très bien de l’intériorisation d’une idéologie du travail et de l’entreprise. On retrouve ici le fameux rapport ambivalent au travail que vous évoquiez. Parmi les manifestations de cette idéologie, vous avez mentionné l’élitisme et la méritocratie, auxquelles on pourrait ajouter l’excellence, le travail, la compétition, l’autonomie, la performance ou encore le cosmopolitisme. Et là, oui, je ne peux qu’aller dans votre sens : c’est bien le résultat d’une forme de conditionnement idéologique, souvent inconscient, qui peut démarrer dès la cellule familiale d’origine — des parents exemplaires dans leur activité professionnelle, qui valorisent en permanence le travail, qui encouragent la réussite scolaire, etc. — et qui se poursuit ensuite dans les institutions de formation des cadres les plus emblématiques, comme les classes préparatoires et les grandes écoles.
© Johnson Tsang
Ce qui est extraordinaire, c’est la manière dont les représentations forgées dans les écoles d’ingénieurs et de commerce font écho à celles que l’on retrouve ensuite dans le travail et l’entreprise. Enfin, pour bien évaluer le degré de subversivité des cadres, on en revient toujours à la même question, celle qui consiste à identifier les limites de la critique des cadres, c’est-à-dire ce sur quoi elle ne porte pas. Par conséquent, si vous voulez dire qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre établi parce qu’ils ne touchent pas aux catégories fondamentales du capitalisme, c’est-à-dire celles du travail, de la consommation, des technologies, de la marchandise et de l’argent, alors oui, effectivement, j’en ai rencontré très peu qui osaient s’aventurer sur ce terrain, confirmant en cela l’idée d’un déficit de subversivité.
S’il y a une certaine conscience qu’ils font partie des classes favorisées, on a l’impression qu’ils vont surtout orienter leur regard « vers le haut ». Un cadre dans le top 15 % des salaires semble plus soucieux de gagner davantage en regardant les personnes dans le top 10 % avec envie plutôt que de se satisfaire de sa situation, et par exemple revendiquer une baisse du temps de travail. Comment l’expliquer ?
« Tout en s’identifiant bien sûr à une classe contre les autres classes, ils cherchent également à se distinguer des individus de leur propre classe, en rivalisant avec eux. »
Vous pointez ici l’une des caractéristiques centrales des sociétés capitalistes, sinon la plus fondamentale, celle de l’accumulation effrénée. On la trouve aussi bien dans la sphère de la production que dans celle de la consommation. Pour ce qui est de la production, Marx a bien théorisé le moteur de l’accumulation du capital, qui réside dans le profit, censé engendrer toujours plus de profit, et ceci indéfiniment. Cette accumulation productive trouve sa contrepartie dans la sphère de la consommation marchande, à laquelle la catégorie des cadres participe activement. Mon livre n’aborde pas cette dimension, car je souhaitais privilégier le rapport au travail et à l’entreprise. Les cadres expliquent souvent que le salaire est important, mais qu’il n’est pas le motif premier de leur engagement quotidien dans le travail. Ce qui ne signifie pas non plus qu’ils soient indifférents à leur rémunération et à leur pouvoir d’achat, comme vous le rappelez. Depuis au moins le lendemain de la Seconde guerre, la consommation exerce une emprise considérable dans la société. Que ce soit avec Thorstein Veblen6, Jean Baudrillard7 ou encore Pierre Bourdieu8, on sait aussi que la frénésie qu’elle suscite n’est pas guidée uniquement par la satisfaction des besoins matériels.
Des logiques symboliques de rivalité et de prestige social sont également à l’œuvre, à la fois à travers le niveau de salaire perçu et dans ce qu’il offre la possibilité d’acquérir. Ces logiques permettent de comprendre en partie pourquoi les individus des sociétés capitalistes ne sont jamais réellement satisfaits de ce qu’ils possèdent, à l’image de ces cadres que vous citez, faisant partie du top 15 % des salaires. Ces derniers se tournent vers ceux du top 10 % avec envie car, tout en s’identifiant bien sûr à une classe contre les autres classes, ils cherchent également à se distinguer des individus de leur propre classe en rivalisant avec eux dans leurs pratiques consommatoires, qu’elles soient primaires ou secondaires comme la culture, les loisirs, etc. Il y a fort à parier que, depuis quelques décennies, ces phénomènes de rivalité et de distinction qui constituaient autrefois une caractéristique des classes moyennes et de la bourgeoisie s’étendent désormais à toutes les classes sociales, y compris les plus défavorisées, parallèlement à la diffusion des logiques marchandes, des modes en tout genre et de la prégnance des marques.
© Johnson Tsang
Vous parlez de l’influence des technologies de l’information et de la communication (TIC) : elles occupent dorénavant une place centrale dans leur travail, qui lui-même déborde largement sur leur vie personnelle. Le droit à la déconnexion est-il quelque chose d’important ou de secondaire ?
Je trouve que je n’y ai pas accordé suffisamment de pages dans le livre, alors que les écrans et les connexions au réseau Internet ont de plus en plus investi le monde du travail. Il n’y a qu’à voir les problèmes de mise en concurrence, d’évaluation des salariés et de dégradation des conditions de travail que provoquent aujourd’hui ce que l’on appelle le digital labor et l’économie des plates-formes. J’aurais tendance à dire que le droit à la déconnexion est un doux mot d’ordre, tout à fait sympathique mais, hélas, tout aussi inopérant — une sorte de supplément d’âme comme on en fait beaucoup aujourd’hui, symptomatique de notre impuissance face à la mégamachine technocapitaliste. D’ailleurs, le droit à la déconnexion, ou tout du moins les appels répétés à un usage raisonné des nouvelles technologies est une recommandation proférée aussi bien par les idéologues des techniques — je pense à quelqu’un comme Joël de Rosnay — qu’à des organisations plus contestatrices comme la CGT. Cherchez l’erreur… Tant que les grandes entreprises, de concert avec la puissance publique, continueront à poursuivre un développement technologique à tout crin en étendant toujours plus la couverture du réseau Internet sur les territoires, en multipliant les objets connectés, en donnant la possibilité de régler d’innombrables choses de la vie quotidienne par ordinateur et par mobile, en cassant les prix des abonnements et des objets, je ne vois pas trop comment ce « droit à la déconnexion » pourrait devenir effectif. Toute l’organisation concrète de la société et des entreprises va dans le sens inverse de cette invitation à un usage raisonné, à mon sens encore bien trop complaisante avec les technologies.
« Des générations d’entrepreneurs, d’ingénieurs, ou même de sociologues, ont saisi combien il était efficace d’obtenir l’adhésion des dominés plutôt que de ne les faire agir uniquement par la menace ou par la force. »
Le problème, c’est que les mouvements sociaux demeurent réticents à s’en prendre de front aux technologies modernes de peur de verser dans un déterminisme technique et de se priver de l’apport qu’elles représenteraient malgré tout en termes de productivité, d’accès au savoir, de communication, etc. Or, il me semble que ce qui manque furieusement aujourd’hui, c’est bien d’une critique en règle de leur déferlement dans nos vies, et non pas seulement d’un inoffensif « droit à la déconnexion ». Elle est actuellement présente dans certaines analyses critiques, celles d’Éric Sadin9 ou de Philippe Bihouix10, sans parler des anciens qui sont réédités aujourd’hui comme Jacques Ellul11. C’est cette critique de la technologie qui doit être remise à l’ordre du jour des mouvements contestataires, en l’inscrivant bien entendu dans celle, plus globale, du capitalisme.
Temps de travail élevé, pressions, stress, perte de sens dans leur métier : autant d’éléments qui touchent les cadres de plein fouet. Face à cela, de plus en plus d’entreprises essayent de mettre du « fun » au travail, veulent intégrer une dimension « cool ». L’aliénation dans la joie, n’est-ce pas le meilleur moyen pour le capitalisme d’acquérir pleinement les cadres à sa cause ?
Oui, c’est l’objectif des dispositifs managériaux, en particulier ceux qui ont vocation à enrôler les salariés. Il s’agit non seulement de contraindre, de dicter ou d’ordonner leur attitude au travail, mais surtout de susciter leur adhésion, afin qu’ils s’approprient les objectifs que poursuivent leur entreprise comme s’il s’agissait de leurs propres objectifs. Des générations d’entrepreneurs, d’ingénieurs, ou même de sociologues, ont saisi combien il était efficace d’obtenir l’adhésion des dominés plutôt que de les faire agir uniquement par la menace ou par la force. Si aujourd’hui, les organisations regorgent de techniques et d’outils élaborés pour atteindre cela (« team building », séminaires, manuels prodiguant les conseils, coachs, etc.), cette tendance à l’aliénation dans la joie n’est finalement pas nouvelle et s’inscrit dans la continuité de toute une histoire des pratiques disciplinaires des organisations. Par exemple, au XIXe siècle déjà, les grandes entreprises paternalistes du type Menier, Schneider ou Michelin avaient compris, à leur manière, qu’en traitant bien leurs ouvriers, en prenant en charge l’intégralité de leur vie dans de grandes cités réunissant les institutions familiale, éducative, de santé, etc., elles les rendraient à la fois plus dociles et productifs. Autre exemple : au début du XXe siècle, l’ingénieur et consultant Frederick W. Taylor avait pour projet de faire converger les intérêts des salariés et ceux des directions afin d’éviter les conflits au sein des organisations. Toute l’histoire des entreprises consiste à tenter le plus possible de combiner des conditions de joie dans un contexte d’aliénation et d’exploitation. Le « bonheur au travail » est devenu depuis quelques années le nouveau mot d’ordre des entreprises et correspond à la version moderne de cette domination par l’adhésion. On en est toujours là et, à mon avis, cela marche. Il n’y a qu’à voir l’enthousiasme des salariés lorsqu’ils se font embaucher par ces entreprises dites « libérées », qui usent et abusent de ces pratiques managériales.
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La position de la CFE-CGC durant le mouvement contre la loi Travail l’an dernier fut particulièrement ambiguë. Au fur et à mesure, le syndicat a salué des évolutions de la loi tout en indiquant qu’il restait des inquiétudes, dénoncé certaines dispositions sans en demander le retrait, participé au rassemblement des syndicats « réformistes » sans jamais appeler à manifester… Cette posture n’est-elle pas représentative des cadres ?
Effectivement, la CGC fait partie de ces syndicats qui ne s’opposent pas frontalement aux directions d’entreprise mais qui souhaitent au contraire se positionner en médiateur et en interlocuteur à leur égard. Dans certaines entreprises, j’ai rencontré des cadres qui m’expliquaient avoir été vivement encouragés par leur direction à s’encarter à la CGC. De fait, l’orientation idéologique de cette dernière consiste à privilégier une conception apolitique du syndicalisme, qui serait soi-disant à rebours de toute revendication idéologique. Cette organisation préfère opter pour un syndicalisme professionnel, tourné vers l’expertise et l’humanisme entrepreneurial. Cela l’amène d’ailleurs à défendre des thématiques qui rappellent fortement celles du management, comme le développement durable, l’éthique, la responsabilité ou les compétences. C’est précisément une telle posture que l’on retrouve à l’échelle individuelle des cadres. Sans être foncièrement hostiles aux syndicats, souvent, ils disent ne pas apprécier certaines de leurs orientations qu’ils jugent trop conflictuelles, les qualifiant « de passéistes », de « peu constructives » ou « d’outrancières ». Ainsi, à de rares exceptions près, je n’ai pas rencontré de cadre « antisystème », c’est-à-dire enclin à rejeter en bloc le modèle économique et productif pour lequel il a été préparé à travailler dès son enfance. Vous me direz que cette prédisposition à un certain conformisme n’est sans doute pas l’apanage des cadres. Mais on trouve effectivement chez eux quelque chose qui relève de l’exemple que vous donnez, c’est-à-dire le refus de s’opposer frontalement et de provoquer le conflit, ce qui se décline dans leur conception même de ce que devrait être l’action syndicale.
Parlons un peu de stratégie. Aujourd’hui, on imagine mal les cadres embrasser une éventuelle ferveur révolutionnaire ! Mais peuvent-ils constituer des alliés dans un projet politique, a minima progressiste ?
Malheureusement, la stratégie n’est pas mon fort. D’abord, tout dépend de ce que vous entendez par « progressiste ». J’imagine que vous voulez dire par là un mouvement qui œuvre à l’amélioration de la société d’un point de vue économique et social, donc un projet politique plutôt de « gauche », par opposition à des idées réactionnaires et conservatrices représentant davantage la « droite ». S’il s’agit de cette acception assez large de la gauche, dans ce cas, je pense qu’il n’y aurait aucune difficulté à trouver une bonne partie des cadres dans le camp progressiste. Mon enquête, et d’autres travaux avant — je pense notamment à ceux de Stéphane Rozès12 — ont montré que les cadres n’étaient pas d’horribles ultralibéraux, ni des représentants de la droite la plus conservatrice qui soit. Ainsi, lors des rendez-vous électoraux, une bonne partie d’entre eux vote « à gauche » depuis quelques années. Le problème, et c’est presque devenu une banalité de le dire, c’est que la grille de lecture « gauche »/« droite », ou « progressiste »/« conservateur » ne nous aide guère aujourd’hui à comprendre ce qui se passe. Il n’y a qu’à voir les dernières décennies de la vie politique française pour s’en rendre compte et le brouillage idéologique auquel on assiste, avec une extrême droite qui s’accapare des thèmes de gauche, une gauche qui, elle, surfe sur la vague néolibérale, une « gauche de la gauche » qui n’est pas vraiment anticapitaliste, etc. — on n’y comprend plus grand-chose. En fait, l’une des questions serait peut-être de savoir à quelle condition les cadres pourraient épouser un vrai mouvement révolutionnaire de contestation, radicalement anticapitaliste. En tendance, vous avez raison, ça paraît inconcevable, mais il y en a, et j’en ai moi-même rencontré qui, idéologiquement, se sont avérés compatibles avec une pensée révolutionnaire, même si je peux les compter sur les doigts d’une main. À partir du moment où les cadres conçoivent une réelle remise en cause de ce qu’ils vivent au quotidien, chez eux et au travail, alors oui, ils peuvent effectivement devenir des alliés dans un projet politique qui ne serait pas seulement progressiste, mais résolument révolutionnaire.
Photo de bannière : Jonhson Tsang
Portrait de Gaëtan Flocco : Antoine Saint Epondyle
- Pierre Bourdieu, « La Double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, 1996, pp. 89–90.↑
- Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude — Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.↑
- Alain Accardo, De notre servitude involontaire, Marseille, Agone, 2013.↑
- Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Paris, Lignes, 2011.↑
- Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.↑
- Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.↑
- Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970.↑
- Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.↑
- Éric Sadin, La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris, L’Échappée, 2016.↑
- Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil, 2014.↑
- Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Paris, Arthème Fayard/Pluriel, 2010.↑
- Stéphane Rozès, « La fin de l’exception idéologique », in Bouffartigue Paul (dir.), Grelon André, Groux Guy, Laufer Jacqueline, Livian Yves-Frédéric (Coll.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, p. 333–338.↑
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire de Pierre Bourdieu, janvier 2017
☰ Lire notre entretien avec Philippe Martinez : « Qui est moderne et qui est ringard ? », décembre 2016
☰ Lire notre article « Emmanuel Faber et le capitalisme du bien commun », par Pablo Sevilla, octobre 2016
☰ Lire notre entretien avec Michael Burawoy : « C’est une bonne nouvelle que la sociologie soit attaquée publiquement », avril 2016
☰ Lire notre entretien avec Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale ! », mai 2015