Gaëtan Flocco : « Tous les sujets ont intériorisé les catégories capitalistes »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Une lec­ture du rap­port sala­rial non dénuée de sens, mais à la vue tout de même un peu courte, s’en tien­drait à divi­ser le monde du tra­vail en deux classes bien dis­tinctes : les exploi­teurs et les exploi­tés. Où pla­cer la caté­go­rie bien par­ti­cu­lière des cadres ? Car s’ils font indé­nia­ble­ment par­tie des pri­vi­lé­giés — tant par le capi­tal éco­no­mique, social et cultu­rel dont ils jouissent —, ils n’en subissent pas moins cer­taines formes de vio­lence mana­gé­riale, l’emprise de la finance et la com­pé­ti­tion géné­ra­li­sée. C’est en tout cas ce qu’explique Gaëtan Flocco, socio­logue et auteur du petit et très éclai­rant ouvrage Des domi­nants très domi­nés — Pourquoi les cadres acceptent leur ser­vi­tude, paru en 2015 aux édi­tions Raisons d’a­gir. Ce livre est le résul­tat d’une enquête sur les cadres, leur rap­port au tra­vail et l’ambivalence de leur posi­tion : nous échan­geons sur ces ques­tions afin de mieux com­prendre pour­quoi ils adhèrent tant à leur condition.


Vous mon­trez que les cadres, « entre réa­li­sa­tion de soi et exploi­ta­tion », ne sont pas com­plè­te­ment dupes des formes de domi­na­tion qu’ils subissent — et exercent —, sans pour autant être rebelles : ils sont à la fois consen­tants et cri­tiques vis-à-vis des logiques mana­gé­riales. Pourquoi cette posi­tion ambi­va­lente perdure-t-elle ?

Cette ambi­va­lence est sou­vent ana­ly­sée par les socio­logues à pro­pos des cadres mais éga­le­ment de l’ensemble des sala­riés. Selon ces obser­va­teurs, le tra­vail pos­sé­de­rait les deux faces d’une même médaille : d’un côté, il serait épa­nouis­sant et éman­ci­pa­teur, de l’autre, il serait contrai­gnant et alié­nant. Certaines ana­lyses ne vont pas au-delà de ce constat, esti­mant que ces deux facettes ne sont pas contra­dic­toires et coexis­te­raient sans avoir de rap­port entre elles, dans une sorte d’équilibre. Ainsi, pour eux, le tra­vail serait tout à la fois plai­sir et souf­france. Or, l’un des objec­tifs du livre était de mon­trer qu’il existe un lien entre la réa­li­sa­tion de soi au tra­vail et la domi­na­tion, la pre­mière étant mise au ser­vice de la seconde, que cela soit inten­tion­nel­le­ment orches­tré par les direc­tions ou non. Dès l’instant où l’on tra­vaille pour la firme capi­ta­liste, le plai­sir que pro­cure notre acti­vi­té contri­bue à nous rendre plus pro­duc­tifs et conscien­cieux, pro­fi­tant in fine à l’entreprise tout en fai­sant — plus ou moins par­tiel­le­ment, bien sûr — oublier la domination.

« Il existe un lien entre la réa­li­sa­tion de soi au tra­vail et la domi­na­tion, la pre­mière étant mise au ser­vice de la seconde. »

C’est ce que Pierre Bourdieu appe­lait la « double véri­té du tra­vail1 ». Une telle ana­lyse rela­ti­vise les ver­tus du « bon­heur au tra­vail », puisqu’elle montre que celui-ci est ins­tru­men­ta­li­sé en vue de rendre l’exploitation plus effi­cace et moins visible. Et si les cadres peuvent à la fois être consen­tants dans leur tra­vail et cri­tiques à l’égard de cer­taines de ses dimen­sions, comme je le montre dans le livre, c’est parce que ce pro­jet de mani­pu­la­tion mana­gé­riale ne fonc­tionne pas par­fai­te­ment. Même ceux d’entre eux qui sont les plus conver­tis à la doc­trine néo­li­bé­rale sont en par­tie conscients des dif­fi­cul­tés posées par la domi­na­tion capi­ta­liste, puisqu’ils les vivent au quo­ti­dien. Certes, les cadres puisent dans leur tra­vail de mul­tiples inté­rêts sym­bo­liques qui leur apportent des satis­fac­tions et leur donnent envie de s’impliquer. Ils adhèrent à une idéo­lo­gie qui trans­fi­gure cer­tains aspects, comme l’autonomie et la per­for­mance au tra­vail. De tels méca­nismes sym­bo­liques sont très puis­sants, mais les cadres n’en demeurent pas moins confron­tés aux réa­li­tés de l’entreprise, comme la menace de perdre leur emploi, des pra­tiques hié­rar­chiques auto­ri­taires, des injus­tices fla­grantes, etc. Selon les cir­cons­tances, les évé­ne­ments, ou encore les pro­fils, les cadres seront plus ou moins conscients des mul­tiples pro­blèmes géné­rés par leur condi­tion de domi­nés. Et s’ils ne sont pas tota­le­ment dupes de cette domi­na­tion, le plus sou­vent ils s’y résignent, car il reste dif­fi­cile de la sur­mon­ter indi­vi­duel­le­ment, du fait qu’ils lui trouvent des jus­ti­fi­ca­tions ex-post et font ain­si de néces­si­té vertu.

Le phi­lo­sophe Fréderic Lordon estime que cette caté­go­rie — les cadres — nous invite à repen­ser l’a­na­lyse du sala­riat dans les simples termes de « tra­vail » vs « capi­tal » : il affirme que les cadres « sont maté­riel­le­ment du côté du sala­riat, mais sym­bo­li­que­ment du côté du capi­tal ». Partagez-vous cette analyse ?

Entièrement. Évidemment, l’opposition travail/capital est struc­tu­rante et il ne s’agit nul­le­ment de l’évacuer de l’analyse. D’ailleurs, dans son livre d’où est extraite cette cita­tion, Frédéric Lordon le rap­pelle bien2 : pour lui, le rap­port sala­rial, c’est-à-dire cette asy­mé­trie objec­tive entre des tra­vailleurs dénués de tout, qui ne peuvent faire autre­ment pour vivre que d’échanger leur force de tra­vail contre de l’argent, et des capi­ta­listes qui, eux, pos­sèdent tout, demeure le cadre struc­tu­rant de l’enrôlement capi­ta­liste. Toutefois, il est fon­da­men­tal de mon­trer aus­si com­bien ce cadre struc­tu­rant ne se résume pas à une oppo­si­tion mani­chéenne, les cadres illus­trant bien une intri­ca­tion ou un entre­mê­le­ment entre le tra­vail et le capi­tal. D’un côté, on a en effet un sta­tut qui les range du côté des sala­riés, leur fai­sant dire par­fois qu’ils seraient des tra­vailleurs comme les autres, les « grouillots de base » ou les « OS de l’an 2000 ». De l’autre, on a aus­si des indi­vi­dus qui adhèrent à des valeurs, des modes de vie, des attentes, des concep­tions du tra­vail et de l’entreprise qui les rap­prochent des classes dirigeantes.

© Johnson Tsang

Certains auteurs défendent cette idée, impor­tante. C’est le cas notam­ment d’Alain Accardo, qui explique dans un livre éclai­rant que la seule lutte contre la classe pos­sé­dante et les struc­tures objec­tives du capi­ta­lisme, incar­nées notam­ment dans ses ins­ti­tu­tions éco­no­miques et finan­cières, est insuffisante3. Dans une pers­pec­tive bour­dieu­sienne, il estime que le capi­ta­lisme ne se résume pas aux seules struc­tures objec­tives, mais consiste éga­le­ment en des struc­tures sub­jec­tives, inté­rio­ri­sées la plu­part du temps de façon incons­ciente, non seule­ment par les agents de la domi­na­tion mais éga­le­ment par les domi­nés — Accardo pointe tout par­ti­cu­liè­re­ment les classes moyennes, dont les cadres sont les repré­sen­tants les plus carac­té­ris­tiques. Dans un autre genre, Anselm Jappe déve­loppe cette idée dans un livre qui m’a for­te­ment marqué4. Lui aus­si estime que la cri­tique sociale ne peut plus se satis­faire d’une grille de lec­ture en terme de luttes de classes. Elle ne peut se conten­ter d’espérer une vic­toire de la classe du tra­vail sur celle du capi­tal, car désor­mais tous les sujets, qu’ils soient domi­nés ou domi­nants, ont inté­rio­ri­sé au plus pro­fond d’eux-mêmes les caté­go­ries capi­ta­listes, celles de la concur­rence, du tra­vail, du mar­ché et de l’argent. C’est donc d’abord de ces caté­go­ries-là, pré­sentes en tout un cha­cun, qu’il importe de s’affranchir plu­tôt que d’espérer encore rem­por­ter le com­bat de la classe des tra­vailleurs sur celles des capitalistes.

Entre le cadre tech­nique fraî­che­ment diplô­mé et le mana­ger haut pla­cé, il y a de grosses dif­fé­rences. Est-il tou­jours per­ti­nent de par­ler des cadres « en géné­ral », comme d’un groupe homogène ?

« Désormais, tous les sujets, qu’ils soient domi­nés ou domi­nants, ont inté­rio­ri­sé au plus pro­fond d’eux les caté­go­ries capi­ta­listes, celles de la concur­rence, du tra­vail, du mar­ché et de l’argent. »

Lorsqu’il est étu­dié, le groupe des cadres fait l’objet d’un para­doxe. D’un côté, la plu­part des socio­logues qui s’y inté­ressent cherchent un cri­tère per­met­tant de le carac­té­ri­ser : la « fonc­tion d’encadrement », un « sala­riat de confiance », un « sala­riat inter­mé­diaire », le « mana­ge­ment à dis­tance », etc. De l’autre côté, la ques­tion de l’hétérogénéité est régu­liè­re­ment sou­le­vée au sujet de la caté­go­rie, par­fois par les mêmes socio­logues qui ont cher­ché à iden­ti­fier un cri­tère unique. Ils se demandent alors s’il est pos­sible de la réduire à une seule carac­té­ris­tique compte tenu de son extrême hété­ro­gé­néi­té, si elle consti­tue réel­le­ment une caté­go­rie socio­lo­gique, ou encore s’il ne fau­drait pas tout bon­ne­ment se débar­ras­ser de cette déno­mi­na­tion trop géné­rale, pour pré­ci­ser et spé­ci­fier les ana­lyses, à chaque fois selon les types de cadres, les sec­teurs d’activité, les entre­prises consi­dé­rées, etc. Bien sûr, le phé­no­mène de dif­fé­ren­cia­tion sociale des pra­tiques et des repré­sen­ta­tions est loin d’être négli­geable. Je dirais qu’il se mani­feste qua­si­ment tou­jours, à par­tir du moment où l’on engage une réflexion socio­lo­gique sur la socié­té, compte tenu de la diver­si­té des situa­tions et des tra­jec­toires sociales des indi­vi­dus. On peut même se deman­der si la ques­tion de l’hétérogénéité ne se pose­rait pas pour toutes les caté­go­ries sociales — des chô­meurs aux diri­geants, en pas­sant par les ouvriers et les employés. Il me semble qu’il ne s’agit pas là d’une pro­blé­ma­tique propre aux cadres, même si elle est fré­quem­ment for­mu­lée à leur sujet. En outre, la ques­tion de l’hétérogénéité ne se pose pas seule­ment en soi, de façon exté­rieure à l’observateur. Cela dépend aus­si du type d’analyse que l’on veut mener et ce que l’on sou­haite mon­trer en priorité.

Dans mon livre, les dif­fé­ren­cia­tions sociales sont abor­dées lorsqu’elles sont struc­tu­rées par les sec­teurs dans les­quels tra­vaillent les cadres, le genre ou encore les types de fonc­tion, fai­sant varier leurs attentes par rap­port au tra­vail. Toutefois, je ne sou­hai­tais pas m’en tenir là. Il me parais­sait impor­tant, pour une col­lec­tion de petit for­mat assu­mant son orien­ta­tion à la fois scien­ti­fique et poli­tique, de mettre l’accent sur les ten­dances domi­nantes de la caté­go­rie, par-delà son hété­ro­gé­néi­té et ses effets. En dépit de cette der­nière, il existe aus­si des ten­dances récur­rentes, d’un type de cadre à l’autre, et même d’un type d’entreprise à l’autre, et ce sont pré­ci­sé­ment ces ten­dances que j’ai vou­lu faire res­sor­tir. Par ailleurs, comme je le rap­pelle en intro­duc­tion de l’ouvrage, ces points com­muns entre les dif­fé­rents cadres ont quelque chose à voir avec la façon dont la caté­go­rie a socia­le­ment et poli­ti­que­ment été construite dans la socié­té fran­çaise tout au long du XXe siècle, ain­si que l’avait expli­qué Luc Boltanski au début des années 19805. Indéniablement, le fait que des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles de cadres, des syn­di­cats, des maga­zines, des ins­ti­tuts de for­ma­tion, des caisses de retraite, bref tout un ensemble d’institutions se soient pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pées, a contri­bué à don­ner corps à la caté­go­rie mal­gré sa diver­si­té. C’est pro­ba­ble­ment pour cette rai­son qu’elle fait encore sens aujourd’hui dans les entre­prises, en dépit des bou­le­ver­se­ments nom­breux du monde du travail.

© Johnson Tsang

Face à l’in­ten­si­fi­ca­tion du tra­vail, aux restruc­tu­ra­tions, à la peur du chô­mage que les cadres vivent de plus en plus, il res­sort sou­vent un sen­ti­ment d’im­puis­sance, où cha­cun essaie de s’en sor­tir indi­vi­duel­le­ment. Toute forme d’ac­tion col­lec­tive n’est-elle jamais considérée ?

Les cas de conflits sociaux impli­quant des cadres et des ingé­nieurs existent. Dans les années 1990–2000, des entre­prises comme Alcatel-CIT, CIC, Thomson-CSF, Elf, Dassault, IBM ou encore ST Microelectronics ont été le théâtre de mobi­li­sa­tions de cadres. En 2009, les ingé­nieurs d’un équi­pe­men­tier auto­mo­bile ont séques­tré des cadres diri­geants pen­dant cinq heures. Des cadres et ingé­nieurs ont par­ti­ci­pé à des débrayages, des blo­cages de sites et des ras­sem­ble­ments chez Thales et Safran en 2010, chez Renault en 2012, dans une filiale infor­ma­tique d’Areva en 2013, ou encore chez Schlumberger en 2015. Toutefois, force est de consta­ter que les cadres sont plus sou­vent du côté des séques­trés que des séques­treurs, a for­tio­ri les cadres diri­geants, qui exercent des res­pon­sa­bi­li­tés impor­tantes. Le sta­tut même de cadre dis­suade en géné­ral de par­ti­ci­per à un conflit au sein d’une entre­prise. Comme ils me l’ont sou­vent confié lors des enquêtes, ils estiment que leur proxi­mi­té fonc­tion­nelle et idéo­lo­gique avec les direc­tions est incom­pa­tible avec leur enga­ge­ment dans un mou­ve­ment social. Ça serait une « contra­dic­tion poli­tique », comme cer­tains le recon­naissent. Par consé­quent, lorsqu’ils ren­contrent un pro­blème dans leur tra­vail en lien avec leur direc­tion, ils pré­fèrent essayer de le régler en consul­tant direc­te­ment leur hié­rar­chie plu­tôt que d’agir col­lec­ti­ve­ment en enga­geant un rap­port de force. Ensuite, comme vous le rap­pe­lez à juste titre, ces mul­tiples micro-arran­ge­ments aux­quels s’adonnent les cadres s’inscrivent dans une ten­dance domi­nante du monde du tra­vail où le conflit n’a pas for­cé­ment dis­pa­ru mais s’est trans­for­mé, pre­nant une forme plus clan­des­tine et individuelle.

« Les cadres estiment que leur proxi­mi­té fonc­tion­nelle et idéo­lo­gique avec les direc­tions est incom­pa­tible avec leur enga­ge­ment dans un mou­ve­ment social. »

Cela est lié aux fac­teurs que vous avez men­tion­nés et aux­quels on pour­rait ajou­ter la pré­ca­ri­sa­tion de l’emploi, la des­truc­tion des col­lec­tifs de tra­vail ou encore l’affaiblissement des syn­di­cats et d’organisations poli­tiques comme le Parti com­mu­niste qui autre­fois struc­tu­raient les luttes sociales. Ainsi, cer­tains obser­va­teurs parlent désor­mais de « résis­tances de cadres », de « cadres en lutte », ou encore de « cadres rebelles » pour dési­gner ces nou­veaux com­por­te­ments. Sans for­cé­ment nier l’existence de ces atti­tudes, je trouve un peu exces­sifs les termes employés pour les qua­li­fier. Avant d’utiliser ces déno­mi­na­tions, il me paraît impor­tant de sai­sir la nature des reven­di­ca­tions, les objets de ces luttes, de pré­ci­ser à qui et à quoi elles s’opposent, ain­si que ce qu’elles per­mettent de chan­ger et d’améliorer, avant de les assi­mi­ler à de nou­velles formes de résis­tance ou de révolte. Il faut en quelque sorte les contex­tua­li­ser afin de les rela­ti­vi­ser et ne pas les prendre pour des sortes d’absolu à tra­vers les­quels le moindre geste d’un sala­rié qui sor­ti­rait des clous, la moindre déso­béis­sance de sa part, seraient inter­pré­tés comme les signes d’une résis­tance poli­tique, au risque alors de se leur­rer. Ainsi, je reste tou­jours un peu per­plexe lorsque l’on qua­li­fie de résis­tance ou de luttes des pra­tiques de cadres qui cherchent à contour­ner les normes mana­gé­riales afin de pré­ser­ver leur propre concep­tion du tra­vail qui, mal­gré tout, conti­nue à être réa­li­sée dans le contexte de l’entreprise capitaliste.

On pour­rait dire que c’est une caté­go­rie édu­quée mais sans réel esprit cri­tique, puisqu’elle ne remet pas en cause l’ordre éta­bli. Les écoles d’in­gé­nieurs et de com­merce dont les cadres sont beau­coup issus ali­mentent un cer­tain éli­tisme et légi­ti­ment l’i­déo­lo­gie de la méri­to­cra­tie. Le manque de sub­ver­si­vi­té des cadres ne trouve t‑il pas en par­tie sa source ici ?

Je ne le dirais pas tout à fait ain­si. Comme l’ont mon­tré les enquêtes, c’est une caté­go­rie édu­quée, certes, mais qui pos­sède tout de même un cer­tain esprit cri­tique. Lorsqu’on s’entretient avec eux, ils se plaignent fré­quem­ment de l’intensification de leur tra­vail, des mul­tiples sol­li­ci­ta­tions dont ils sont l’objet, des dif­fi­cul­tés qu’ils ren­contrent à effec­tuer cor­rec­te­ment leur tra­vail selon leur propre éthique pro­fes­sion­nelle, ou encore des déci­sions stra­té­giques prises au plus haut niveau et qui pos­sèdent un impact sur leur acti­vi­té quo­ti­dienne. Les motifs de la cri­tique ne manquent pas et les cadres, pour une bonne part d’entre eux, en ont conscience. Simplement, ces cri­tiques s’expriment peu ouver­te­ment dans l’entreprise, les cadres, y com­pris les plus mécon­tents, se fai­sant dis­crets car ils savent que la contes­ta­tion n’est pas com­pa­tible avec les évo­lu­tions de car­rière aux­quelles ils aspirent. Au mieux, on récolte ces dis­cours cri­tiques dans le contexte ano­nyme et confi­den­tiel de l’entretien socio­lo­gique. D’autre part, ces cri­tiques s’accommodent très bien de l’intériorisation d’une idéo­lo­gie du tra­vail et de l’entreprise. On retrouve ici le fameux rap­port ambi­va­lent au tra­vail que vous évo­quiez. Parmi les mani­fes­ta­tions de cette idéo­lo­gie, vous avez men­tion­né l’élitisme et la méri­to­cra­tie, aux­quelles on pour­rait ajou­ter l’excellence, le tra­vail, la com­pé­ti­tion, l’autonomie, la per­for­mance ou encore le cos­mo­po­li­tisme. Et là, oui, je ne peux qu’al­ler dans votre sens : c’est bien le résul­tat d’une forme de condi­tion­ne­ment idéo­lo­gique, sou­vent incons­cient, qui peut démar­rer dès la cel­lule fami­liale d’origine — des parents exem­plaires dans leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, qui valo­risent en per­ma­nence le tra­vail, qui encou­ragent la réus­site sco­laire, etc. — et qui se pour­suit ensuite dans les ins­ti­tu­tions de for­ma­tion des cadres les plus emblé­ma­tiques, comme les classes pré­pa­ra­toires et les grandes écoles.

© Johnson Tsang

Ce qui est extra­or­di­naire, c’est la manière dont les repré­sen­ta­tions for­gées dans les écoles d’ingénieurs et de com­merce font écho à celles que l’on retrouve ensuite dans le tra­vail et l’entreprise. Enfin, pour bien éva­luer le degré de sub­ver­si­vi­té des cadres, on en revient tou­jours à la même ques­tion, celle qui consiste à iden­ti­fier les limites de la cri­tique des cadres, c’est-à-dire ce sur quoi elle ne porte pas. Par consé­quent, si vous vou­lez dire qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre éta­bli parce qu’ils ne touchent pas aux caté­go­ries fon­da­men­tales du capi­ta­lisme, c’est-à-dire celles du tra­vail, de la consom­ma­tion, des tech­no­lo­gies, de la mar­chan­dise et de l’argent, alors oui, effec­ti­ve­ment, j’en ai ren­con­tré très peu qui osaient s’aventurer sur ce ter­rain, confir­mant en cela l’idée d’un défi­cit de subversivité.

S’il y a une cer­taine conscience qu’ils font par­tie des classes favo­ri­sées, on a l’im­pres­sion qu’ils vont sur­tout orien­ter leur regard « vers le haut ». Un cadre dans le top 15 % des salaires semble plus sou­cieux de gagner davan­tage en regar­dant les per­sonnes dans le top 10 % avec envie plu­tôt que de se satis­faire de sa situa­tion, et par exemple reven­di­quer une baisse du temps de tra­vail. Comment l’expliquer ?

« Tout en s’identifiant bien sûr à une classe contre les autres classes, ils cherchent éga­le­ment à se dis­tin­guer des indi­vi­dus de leur propre classe, en riva­li­sant avec eux. »

Vous poin­tez ici l’une des carac­té­ris­tiques cen­trales des socié­tés capi­ta­listes, sinon la plus fon­da­men­tale, celle de l’accumulation effré­née. On la trouve aus­si bien dans la sphère de la pro­duc­tion que dans celle de la consom­ma­tion. Pour ce qui est de la pro­duc­tion, Marx a bien théo­ri­sé le moteur de l’accumulation du capi­tal, qui réside dans le pro­fit, cen­sé engen­drer tou­jours plus de pro­fit, et ceci indé­fi­ni­ment. Cette accu­mu­la­tion pro­duc­tive trouve sa contre­par­tie dans la sphère de la consom­ma­tion mar­chande, à laquelle la caté­go­rie des cadres par­ti­cipe acti­ve­ment. Mon livre n’aborde pas cette dimen­sion, car je sou­hai­tais pri­vi­lé­gier le rap­port au tra­vail et à l’entreprise. Les cadres expliquent sou­vent que le salaire est impor­tant, mais qu’il n’est pas le motif pre­mier de leur enga­ge­ment quo­ti­dien dans le tra­vail. Ce qui ne signi­fie pas non plus qu’ils soient indif­fé­rents à leur rému­né­ra­tion et à leur pou­voir d’achat, comme vous le rap­pe­lez. Depuis au moins le len­de­main de la Seconde guerre, la consom­ma­tion exerce une emprise consi­dé­rable dans la socié­té. Que ce soit avec Thorstein Veblen6, Jean Baudrillard7 ou encore Pierre Bourdieu8, on sait aus­si que la fré­né­sie qu’elle sus­cite n’est pas gui­dée uni­que­ment par la satis­fac­tion des besoins matériels.

Des logiques sym­bo­liques de riva­li­té et de pres­tige social sont éga­le­ment à l’œuvre, à la fois à tra­vers le niveau de salaire per­çu et dans ce qu’il offre la pos­si­bi­li­té d’acquérir. Ces logiques per­mettent de com­prendre en par­tie pour­quoi les indi­vi­dus des socié­tés capi­ta­listes ne sont jamais réel­le­ment satis­faits de ce qu’ils pos­sèdent, à l’image de ces cadres que vous citez, fai­sant par­tie du top 15 % des salaires. Ces der­niers se tournent vers ceux du top 10 % avec envie car, tout en s’identifiant bien sûr à une classe contre les autres classes, ils cherchent éga­le­ment à se dis­tin­guer des indi­vi­dus de leur propre classe en riva­li­sant avec eux dans leurs pra­tiques consom­ma­toires, qu’elles soient pri­maires ou secon­daires comme la culture, les loi­sirs, etc. Il y a fort à parier que, depuis quelques décen­nies, ces phé­no­mènes de riva­li­té et de dis­tinc­tion qui consti­tuaient autre­fois une carac­té­ris­tique des classes moyennes et de la bour­geoi­sie s’étendent désor­mais à toutes les classes sociales, y com­pris les plus défa­vo­ri­sées, paral­lè­le­ment à la dif­fu­sion des logiques mar­chandes, des modes en tout genre et de la pré­gnance des marques.

© Johnson Tsang

Vous par­lez de l’in­fluence des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC) : elles occupent doré­na­vant une place cen­trale dans leur tra­vail, qui lui-même déborde lar­ge­ment sur leur vie per­son­nelle. Le droit à la décon­nexion est-il quelque chose d’im­por­tant ou de secondaire ?

Je trouve que je n’y ai pas accor­dé suf­fi­sam­ment de pages dans le livre, alors que les écrans et les connexions au réseau Internet ont de plus en plus inves­ti le monde du tra­vail. Il n’y a qu’à voir les pro­blèmes de mise en concur­rence, d’évaluation des sala­riés et de dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail que pro­voquent aujourd’hui ce que l’on appelle le digi­tal labor et l’économie des plates-formes. J’aurais ten­dance à dire que le droit à la décon­nexion est un doux mot d’ordre, tout à fait sym­pa­thique mais, hélas, tout aus­si inopé­rant — une sorte de sup­plé­ment d’âme comme on en fait beau­coup aujourd’hui, symp­to­ma­tique de notre impuis­sance face à la méga­ma­chine tech­no­ca­pi­ta­liste. D’ailleurs, le droit à la décon­nexion, ou tout du moins les appels répé­tés à un usage rai­son­né des nou­velles tech­no­lo­gies est une recom­man­da­tion pro­fé­rée aus­si bien par les idéo­logues des tech­niques — je pense à quelqu’un comme Joël de Rosnay — qu’à des orga­ni­sa­tions plus contes­ta­trices comme la CGT. Cherchez l’erreur… Tant que les grandes entre­prises, de concert avec la puis­sance publique, conti­nue­ront à pour­suivre un déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique à tout crin en éten­dant tou­jours plus la cou­ver­ture du réseau Internet sur les ter­ri­toires, en mul­ti­pliant les objets connec­tés, en don­nant la pos­si­bi­li­té de régler d’innombrables choses de la vie quo­ti­dienne par ordi­na­teur et par mobile, en cas­sant les prix des abon­ne­ments et des objets, je ne vois pas trop com­ment ce « droit à la décon­nexion » pour­rait deve­nir effec­tif. Toute l’organisation concrète de la socié­té et des entre­prises va dans le sens inverse de cette invi­ta­tion à un usage rai­son­né, à mon sens encore bien trop com­plai­sante avec les technologies.

« Des géné­ra­tions d’entrepreneurs, d’ingénieurs, ou même de socio­logues, ont sai­si com­bien il était effi­cace d’obtenir l’adhésion des domi­nés plu­tôt que de ne les faire agir uni­que­ment par la menace ou par la force. »

Le pro­blème, c’est que les mou­ve­ments sociaux demeurent réti­cents à s’en prendre de front aux tech­no­lo­gies modernes de peur de ver­ser dans un déter­mi­nisme tech­nique et de se pri­ver de l’apport qu’elles repré­sen­te­raient mal­gré tout en termes de pro­duc­ti­vi­té, d’accès au savoir, de com­mu­ni­ca­tion, etc. Or, il me semble que ce qui manque furieu­se­ment aujourd’hui, c’est bien d’une cri­tique en règle de leur défer­le­ment dans nos vies, et non pas seule­ment d’un inof­fen­sif « droit à la décon­nexion ». Elle est actuel­le­ment pré­sente dans cer­taines ana­lyses cri­tiques, celles d’Éric Sadin9 ou de Philippe Bihouix10, sans par­ler des anciens qui sont réédi­tés aujourd’hui comme Jacques Ellul11. C’est cette cri­tique de la tech­no­lo­gie qui doit être remise à l’ordre du jour des mou­ve­ments contes­ta­taires, en l’inscrivant bien enten­du dans celle, plus glo­bale, du capitalisme.

Temps de tra­vail éle­vé, pres­sions, stress, perte de sens dans leur métier : autant d’élé­ments qui touchent les cadres de plein fouet. Face à cela, de plus en plus d’en­tre­prises essayent de mettre du « fun » au tra­vail, veulent inté­grer une dimen­sion « cool ». Lalié­na­tion dans la joie, n’est-ce pas le meilleur moyen pour le capi­ta­lisme d’ac­qué­rir plei­ne­ment les cadres à sa cause ?

Oui, c’est l’objectif des dis­po­si­tifs mana­gé­riaux, en par­ti­cu­lier ceux qui ont voca­tion à enrô­ler les sala­riés. Il s’agit non seule­ment de contraindre, de dic­ter ou d’ordonner leur atti­tude au tra­vail, mais sur­tout de sus­ci­ter leur adhé­sion, afin qu’ils s’approprient les objec­tifs que pour­suivent leur entre­prise comme s’il s’agissait de leurs propres objec­tifs. Des géné­ra­tions d’entrepreneurs, d’ingénieurs, ou même de socio­logues, ont sai­si com­bien il était effi­cace d’obtenir l’adhésion des domi­nés plu­tôt que de les faire agir uni­que­ment par la menace ou par la force. Si aujourd’hui, les orga­ni­sa­tions regorgent de tech­niques et d’outils éla­bo­rés pour atteindre cela (« team buil­ding », sémi­naires, manuels pro­di­guant les conseils, coachs, etc.), cette ten­dance à l’aliénation dans la joie n’est fina­le­ment pas nou­velle et s’inscrit dans la conti­nui­té de toute une his­toire des pra­tiques dis­ci­pli­naires des orga­ni­sa­tions. Par exemple, au XIXe siècle déjà, les grandes entre­prises pater­na­listes du type Menier, Schneider ou Michelin avaient com­pris, à leur manière, qu’en trai­tant bien leurs ouvriers, en pre­nant en charge l’intégralité de leur vie dans de grandes cités réunis­sant les ins­ti­tu­tions fami­liale, édu­ca­tive, de san­té, etc., elles les ren­draient à la fois plus dociles et pro­duc­tifs. Autre exemple : au début du XXe siècle, l’ingénieur et consul­tant Frederick W. Taylor avait pour pro­jet de faire conver­ger les inté­rêts des sala­riés et ceux des direc­tions afin d’éviter les conflits au sein des orga­ni­sa­tions. Toute l’histoire des entre­prises consiste à ten­ter le plus pos­sible de com­bi­ner des condi­tions de joie dans un contexte d’aliénation et d’exploitation. Le « bon­heur au tra­vail » est deve­nu depuis quelques années le nou­veau mot d’ordre des entre­prises et cor­res­pond à la ver­sion moderne de cette domi­na­tion par l’adhésion. On en est tou­jours là et, à mon avis, cela marche. Il n’y a qu’à voir l’enthousiasme des sala­riés lorsqu’ils se font embau­cher par ces entre­prises dites « libé­rées », qui usent et abusent de ces pra­tiques managériales.

© Johnson Tsang

La posi­tion de la CFE-CGC durant le mou­ve­ment contre la loi Travail l’an der­nier fut par­ti­cu­liè­re­ment ambi­guë. Au fur et à mesure, le syn­di­cat a salué des évo­lu­tions de la loi tout en indi­quant qu’il res­tait des inquié­tudes, dénon­cé cer­taines dis­po­si­tions sans en deman­der le retrait, par­ti­ci­pé au ras­sem­ble­ment des syn­di­cats « réfor­mistes » sans jamais appe­ler à mani­fes­ter… Cette pos­ture n’est-elle pas repré­sen­ta­tive des cadres ?

Effectivement, la CGC fait par­tie de ces syn­di­cats qui ne s’opposent pas fron­ta­le­ment aux direc­tions d’entreprise mais qui sou­haitent au contraire se posi­tion­ner en média­teur et en inter­lo­cu­teur à leur égard. Dans cer­taines entre­prises, j’ai ren­con­tré des cadres qui m’expliquaient avoir été vive­ment encou­ra­gés par leur direc­tion à s’encarter à la CGC. De fait, l’orientation idéo­lo­gique de cette der­nière consiste à pri­vi­lé­gier une concep­tion apo­li­tique du syn­di­ca­lisme, qui serait soi-disant à rebours de toute reven­di­ca­tion idéo­lo­gique. Cette orga­ni­sa­tion pré­fère opter pour un syn­di­ca­lisme pro­fes­sion­nel, tour­né vers l’expertise et l’humanisme entre­pre­neu­rial. Cela l’amène d’ailleurs à défendre des thé­ma­tiques qui rap­pellent for­te­ment celles du mana­ge­ment, comme le déve­lop­pe­ment durable, l’éthique, la res­pon­sa­bi­li­té ou les com­pé­tences. C’est pré­ci­sé­ment une telle pos­ture que l’on retrouve à l’échelle indi­vi­duelle des cadres. Sans être fon­ciè­re­ment hos­tiles aux syn­di­cats, sou­vent, ils disent ne pas appré­cier cer­taines de leurs orien­ta­tions qu’ils jugent trop conflic­tuelles, les qua­li­fiant « de pas­séistes », de « peu construc­tives » ou « d’ou­tran­cières ». Ainsi, à de rares excep­tions près, je n’ai pas ren­con­tré de cadre « anti­sys­tème », c’est-à-dire enclin à reje­ter en bloc le modèle éco­no­mique et pro­duc­tif pour lequel il a été pré­pa­ré à tra­vailler dès son enfance. Vous me direz que cette pré­dis­po­si­tion à un cer­tain confor­misme n’est sans doute pas l’apanage des cadres. Mais on trouve effec­ti­ve­ment chez eux quelque chose qui relève de l’exemple que vous don­nez, c’est-à-dire le refus de s’opposer fron­ta­le­ment et de pro­vo­quer le conflit, ce qui se décline dans leur concep­tion même de ce que devrait être l’action syndicale.

Parlons un peu de stra­té­gie. Aujourd’hui, on ima­gine mal les cadres embras­ser une éven­tuelle fer­veur révo­lu­tion­naire ! Mais peuvent-ils consti­tuer des alliés dans un pro­jet poli­tique, a mini­ma pro­gres­siste ?

Malheureusement, la stra­té­gie n’est pas mon fort. D’abord, tout dépend de ce que vous enten­dez par « pro­gres­siste ». J’imagine que vous vou­lez dire par là un mou­ve­ment qui œuvre à l’amélioration de la socié­té d’un point de vue éco­no­mique et social, donc un pro­jet poli­tique plu­tôt de « gauche », par oppo­si­tion à des idées réac­tion­naires et conser­va­trices repré­sen­tant davan­tage la « droite ». S’il s’agit de cette accep­tion assez large de la gauche, dans ce cas, je pense qu’il n’y aurait aucune dif­fi­cul­té à trou­ver une bonne par­tie des cadres dans le camp pro­gres­siste. Mon enquête, et d’autres tra­vaux avant — je pense notam­ment à ceux de Stéphane Rozès12 — ont mon­tré que les cadres n’étaient pas d’horribles ultra­li­bé­raux, ni des repré­sen­tants de la droite la plus conser­va­trice qui soit. Ainsi, lors des ren­dez-vous élec­to­raux, une bonne par­tie d’entre eux vote « à gauche » depuis quelques années. Le pro­blème, et c’est presque deve­nu une bana­li­té de le dire, c’est que la grille de lec­ture « gauche »/« droite », ou « pro­gres­siste »/« conser­va­teur » ne nous aide guère aujourd’hui à com­prendre ce qui se passe. Il n’y a qu’à voir les der­nières décen­nies de la vie poli­tique fran­çaise pour s’en rendre compte et le brouillage idéo­lo­gique auquel on assiste, avec une extrême droite qui s’accapare des thèmes de gauche, une gauche qui, elle, surfe sur la vague néo­li­bé­rale, une « gauche de la gauche » qui n’est pas vrai­ment anti­ca­pi­ta­liste, etc. — on n’y com­prend plus grand-chose. En fait, l’une des ques­tions serait peut-être de savoir à quelle condi­tion les cadres pour­raient épou­ser un vrai mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de contes­ta­tion, radi­ca­le­ment anti­ca­pi­ta­liste. En ten­dance, vous avez rai­son, ça paraît incon­ce­vable, mais il y en a, et j’en ai moi-même ren­con­tré qui, idéo­lo­gi­que­ment, se sont avé­rés com­pa­tibles avec une pen­sée révo­lu­tion­naire, même si je peux les comp­ter sur les doigts d’une main. À par­tir du moment où les cadres conçoivent une réelle remise en cause de ce qu’ils vivent au quo­ti­dien, chez eux et au tra­vail, alors oui, ils peuvent effec­ti­ve­ment deve­nir des alliés dans un pro­jet poli­tique qui ne serait pas seule­ment pro­gres­siste, mais réso­lu­ment révolutionnaire.


Photo de ban­nière : Jonhson Tsang
Portrait de Gaëtan Flocco : Antoine Saint Epondyle 


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  1. Pierre Bourdieu, « La Double véri­té du tra­vail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, 1996, pp. 89–90.
  2. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et ser­vi­tude — Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
  3. Alain Accardo, De notre ser­vi­tude invo­lon­taire, Marseille, Agone, 2013.
  4. Anselm Jappe, Crédit à mort. La décom­po­si­tion du capi­ta­lisme et ses cri­tiques, Paris, Lignes, 2011.
  5. Luc Boltanski, Les Cadres. La for­ma­tion d’un groupe social, Paris, Les édi­tions de Minuit, 1982.
  6. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loi­sir, Paris, Gallimard, 1970.
  7. Jean Baudrillard, La Société de consom­ma­tion, Paris, Denoël, 1970.
  8. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du juge­ment, Paris, Les édi­tions de Minuit, 1979.
  9. Éric Sadin, La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expan­sion du libé­ra­lisme numé­rique, Paris, L’Échappée, 2016.
  10. Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable, Paris, Seuil, 2014.
  11. Jacques Ellul, Le Bluff tech­no­lo­gique, Paris, Arthème Fayard/Pluriel, 2010.
  12. Stéphane Rozès, « La fin de l’exception idéo­lo­gique », in Bouffartigue Paul (dir.), Grelon André, Groux Guy, Laufer Jacqueline, Livian Yves-Frédéric (Coll.), Cadres : la grande rup­ture, Paris, La Découverte, 2001, p. 333–338.

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☰ Lire notre entre­tien avec Philippe Martinez : « Qui est moderne et qui est rin­gard ? », décembre 2016
☰ Lire notre article « Emmanuel Faber et le capi­ta­lisme du bien com­mun », par Pablo Sevilla, octobre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Michael Burawoy : « C’est une bonne nou­velle que la socio­lo­gie soit atta­quée publi­que­ment », avril 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Laurent Cordonnier : « La mar­chan­di­sa­tion des condi­tions d’existence est totale ! », mai 2015

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