Le feu et l’oubli : Bruno Jasieński, poète révolutionnaire


Texte inédit pour le site de Ballast

Voici l’histoire d’un auteur qui brûle. Qui brûle, dans ses romans, Paris. Qui brûle 37 ans d’une vie courte et intense, par­ta­gée entre Varsovie, Paris et Moscou. Qui est brû­lé par une révo­lu­tion qu’il a ardem­ment défen­due, pour laquelle il a quit­té la Pologne, fut expul­sé de France, encen­sé, jugé, puis condam­né à mort en URSS. Victime des purges sta­li­niennes, il est fusillé en 1938, ses livres inter­dits, son nom effa­cé. Son œuvre est cor­ro­sive, tou­jours, railleuse, sou­vent, pas­sant de la poé­sie futu­riste au roman fan­tas­tique et gro­tesque, puis embras­sant le réa­lisme socia­liste sta­li­nien. Son roman prin­ci­pal, Je brûle Paris, est à ce jour son seul tra­vail tra­duit en fran­çais. Voici Bruno Jasieński. ☰ Par Thomas Misiaszek


[lire en anglais]


Du fond de sa cel­lule de la pri­son mos­co­vite de Butyrka, Bruno Jasieński écri­vait en 1937, peut-être encore ani­mé d’une infime lueur d’espoir : « Je ne te blâme, ma Patrie, de rien. / Je sais que seule­ment en per­dant foi en tes enfants / Tu as pu croire en une telle héré­sie / Et bri­sé mon chant comme une épée… / Mais toi, mon chant, qui forges le ton­nerre en ton four­neau, / Ne pleure pas notre pré­sence en ce cachot. / Notre renom­mée est infâme, mais tôt ou tard / La Patrie per­ce­vra sa ter­rible erreur1 ». Jasieński fut pour­tant exé­cu­té le 17 sep­tembre 1938, quelques mois après sa pre­mière femme, et alors que sa deuxième épouse est condam­née à la dépor­ta­tion. Son fils est pla­cé en orphe­li­nat, l’ensemble de son œuvre reti­rée du public, toute men­tion de son nom inter­dite. Sa réha­bi­li­ta­tion lors du pro­ces­sus de désta­li­ni­sa­tion de 1956 ne chan­ge­ra évi­dem­ment rien à sa fin tra­gique. Elle ne le fera pas non plus sor­tir de l’oubli. Jasieński est aujourd’hui qua­si­ment incon­nu en Pologne, et com­plè­te­ment ano­nyme en dehors. La ter­reur sta­li­nienne a consu­mé un des enfants ter­ribles de la Révolution. Car cet homme far­fe­lu, arro­gant et inci­sif a dédié toute sa vie à la cause prolétarienne.

« L’art lui-même est pré­sen­té comme une dis­ci­pline de masse, popu­laire, démo­cra­tique et uni­ver­selle, des­ti­née à enva­hir l’espace public, les usines, tram­ways, parcs et balcons. »

Wiktor Bruno Zysman est né en 1901 à Klimontów, une petite ville du sud-est de la Pologne. Son père, Jakub, méde­cin, trans­forme son nom en Jasieński dans le but de cacher ses ori­gines juives. L’enfance de Bruno se déroule entre Varsovie et Moscou, où il effec­tue ses études secon­daires entre 1914 et 1918, mais ne fait aucune men­tion de son expé­rience de la révo­lu­tion. Il y déve­loppe en revanche une admi­ra­tion sans borne pour les poètes futu­ristes Igor Severianine et sur­tout Vladimir Maïakovski, qu’il consi­dère long­temps comme son maître à pen­ser. De retour en Pologne, il fonde en 1918 à Cracovie avec deux autres poètes, Stanisław Młodożeniec et Tytus Czyżewski, le club futu­riste Katarynka, dans l’objectif de pro­mou­voir une poé­sie nou­velle et de rompre avec l’héritage d’une ville tra­di­tion­nel­le­ment tour­née vers son pas­sé. À 18 ans, Jasieński arbore alors une allure sin­gu­liè­re­ment osten­ta­toire, s’affublant d’un long man­teau noir et d’un cha­peau haut de forme qu’il com­plète par une cra­vate dis­pro­por­tion­née et un monocle qui lui donnent l’air d’une cari­ca­ture roman­tique. Cet air de dan­dy dix-neu­viè­miste est tou­te­fois le seul lien que s’autorise le jeune poète avec le pas­sé, Jasieński étant convain­cu que l’essence de l’art réside dans sa rup­ture per­ma­nente avec la tra­di­tion. Cette pers­pec­tive est par­ta­gée par les futu­ristes de Varsovie Aleksander Wat et Anatol Stern qui, dans un mani­feste inti­tu­lé Les Primitivistes aux Peuples du Monde et de la Pologne, annoncent sans ambages jeter « la civi­li­sa­tion, la culture et leur mala­die à la pou­belle2 ». Le futu­risme tel que pen­sé par son fon­da­teur Filippo Tommaso Marinetti semble lui-même obso­lète aux yeux de Jasieński, qui ne veut plus, au début des années 1920, répé­ter les pré­ceptes énon­cés en 1908 dans le Manifeste du Futurisme.

Pourtant, les prin­cipes du futu­risme polo­nais ne se dif­fé­ren­cient en sub­stance que très peu de ses homo­logues ita­liens et russes. En 1921, Jasieński publie quatre mani­festes dans l’ambition de poser les fon­da­tions d’une nou­velle poé­sie et de futu­ri­ser la socié­té3. Il y énonce sa volon­té de libé­rer le monde de l’emprise de la logique pour éri­ger l’absurde et l’humour en règle de vie : « Nous, futu­ristes, vou­lons vous indi­quer la voie hors de ce ghet­to de logique. L’homme a ces­sé d’être heu­reux parce qu’il a ces­sé d’espérer… un déluge de mer­veilles et de sur­prises. L’absurde qui danse dans les rues. » La tech­no­lo­gie est consi­dé­rée comme un art à part entière, au même titre que la pein­ture, la sculp­ture ou l’architecture. « Une bonne machine est le meilleur exemple d’œuvre d’art du fait de sa com­bi­nai­son par­faite d’économie, de déter­mi­na­tion et de dyna­mique », écrit Jasieński. L’art lui-même est pré­sen­té comme une dis­ci­pline de masse, popu­laire, démo­cra­tique et uni­ver­selle, des­ti­née à enva­hir l’espace public, les usines, tram­ways, parcs et bal­cons. Tout le monde peut à la fois consom­mer et créer de l’art. De nou­velles formes artis­tiques sont recher­chées — en ce qui concerne la poé­sie, la syn­taxe, ponc­tua­tion et métrique sont abo­lies, les mots pou­vant s’utiliser indé­pen­dam­ment de leur sens pour pri­vi­lé­gier leur aspect pho­né­tique. Bien évi­dem­ment, le pas­sé est reje­té et le futur voué à un culte sans borne. Tous ces aspects déve­lop­pés par Jasieński sont tou­te­fois très simi­laires aux pro­grammes russes et italiens.

[Natalia Goncharova]

Peut-être les futu­ristes polo­nais se dif­fé­ren­cient-t-ils par une cer­taine forme d’agressivité visant à cho­quer autant que pos­sible leur audi­toire. Et, d’après le témoi­gnage que lais­sait Jasieński dans la pré­face de son pre­mier roman, en 1923, ils y par­ve­naient plu­tôt bien : « Alors que je reve­nais en sep­tembre 1921 d’une lec­ture de poé­sie où j’avais lu mes meilleurs poèmes et où l’audience m’avait accom­pa­gné d’une volée de pierres assez grosses pour fendre le crâne du com­mun ou même du non-com­mun des mor­tels, je pen­sai que l’opinion de l’élite de notre public, expri­mée en direct ce soir-là, était trop flat­teuse pour moi4 » Ses pre­miers poèmes, alors for­te­ment ins­pi­rés de Maïakovski, décrivent l’environnement urbain comme un espace déca­dent où se côtoient la haute socié­té et la bohème artis­tique avec la plèbe, les pro­lé­taires et leur lot d’ivrognes, de voleurs et de pros­ti­tués5. Il joue avec le lan­gage, jux­ta­po­sant les mots et les phrases inache­vées pour illus­trer la dyna­mique et la rapi­di­té urbaine. Rapidement, suite à la répres­sion san­glante d’une révolte ouvrière à Cracovie, ses poèmes de jeu­nesse se teintent d’une orien­ta­tion révo­lu­tion­naire. Dans « Un chant sur la faim » (Pieśń o głod­zie) puis « La Terre à Gauche » (Ziemia na lewo), il ima­gine une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne abo­lis­sant la pau­vre­té et l’injustice pour ins­tau­rer éga­li­té et bon­heur. Il y annonce la fin des poètes, hurle son rejet du monde contem­po­rain (« À bas votre art ! À bas votre reli­gion ! À bas votre sys­tème social ! »), s’insurge contre la terre entière, glo­ri­fie la révo­lu­tion socia­liste. C’est peu dire que les brû­lots et appels à l’insurrection sont mal reçus dans la Pologne des années 1920. En 1925, Jasieński s’exile en France en dénon­çant, peut-être avec un peu d’exagération, les mani­fes­ta­tions hos­tiles à son égard dans dif­fé­rentes villes, l’annulation de séances de lec­ture de ses poèmes, l’arrachage de ses affiches par le public et même des membres du Parlement6. Deux ans aupa­ra­vant, en 1923, il annon­çait, non sans arro­gance, la fin du futu­risme en ces termes : « Je ne suis plus futu­riste, alors que vous l’êtes tous deve­nus. Ça res­semble à un para­doxe, mais c’est comme ça7. »

Je brûle Paris

« C’est peu dire que les brû­lots et appels à l’insurrection sont mal reçus dans la Pologne des années 1920. »

Arrivé à Paris, Jasieński se consacre entiè­re­ment à la cause révo­lu­tion­naire. Il se pré­sente comme écri­vain com­mu­niste, cherche sans suc­cès à s’intégrer dans les milieux lit­té­raires — il parle peu fran­çais — et vit de façon qua­si mona­cale dans un petit appar­te­ment de Barbès. Il y écrit un long poème, « Le lai de Jakub Szela », dans lequel il revi­site une san­glante jac­que­rie polo­naise du XIXe siècle. Aux anti­podes du futu­risme, ce poème prend la forme d’un chant médié­val pour réha­bi­li­ter des mas­sacres per­pé­trés en 1846 et lors des­quels des pay­sans mani­pu­lés par les auto­ri­tés aus­tro-hon­groises assas­sinent des nobles polo­nais aux vel­léi­tés indé­pen­dan­tistes. Jasieński réin­ter­prète les évé­ne­ments et jus­ti­fie les mas­sacres pay­sans par la révolte contre l’injustice et la ser­vi­tude. Leur meneur, Jakub Szela, est éri­gé en Grand Inquisiteur accu­sant Jésus de son indif­fé­rence à la condi­tion sociale pay­sanne, ain­si qu’en mar­tyr condam­né à mort par l’empereur d’Autriche pour sa rébel­lion. L’adaptation du poème en pièce de théâtre pro­voque les pro­tes­ta­tions de l’ambassade de Pologne à Paris8.

Celles-ci font cepen­dant pâle figure à côté des réac­tions qu’entraine le roman prin­ci­pal de Bruno Jasieński, Je brûle Paris, qu’il écrit quelques années plus tard, en 1928. Ce titre pro­vo­ca­teur est choi­si en réponse à une nou­velle anti-com­mu­niste et anti­sé­mite publiée en 1925 sous le titre de Je brûle Moscou. Son auteur, Paul Morand, diplo­mate aux idées plus tard proches du régime de Vichy (et deve­nu aca­dé­mi­cien en 1968), y décrit Moscou comme une ville infes­tée de bol­che­viks juifs, de femmes russes pri­maires et vénales et, outrage ultime pour Jasieński, cari­ca­ture Maïakovski sous les traits d’un artiste hypo­con­driaque, obses­sion­nel et névro­sé. En riposte à cette insulte, Jasieński publie son Je brûle Paris en plu­sieurs épi­sodes dans l’Humanité. Pour l’occasion, il ajoute à son style cor­ro­sif un côté fan­tas­tique et gro­tesque qui carac­té­ri­se­ra le reste de son œuvre. Paris y est décrite comme une Babylone capi­ta­liste, plon­gée dans la luxure, la déme­sure et l’obscénité de la richesse : « Par les rues cou­laient des foules inta­ris­sables d’hommes dodus, bien nour­ris, aux nuques grasses, pareilles à des sau­cis­sons9. » Dans ce contexte, Pierre, un jeune ouvrier aban­don­né par sa fian­cée et à la rue après avoir per­du son emploi, décide de se ven­ger d’un monde qui le rejette. Après avoir déro­bé un échan­tillon dans un labo­ra­toire, il ino­cule à la ville le bacille de la peste. Celle-ci, loin de prendre les traits d’une allé­go­rie du mal comme plus tard chez Camus, est ici cathar­tique et puri­fi­ca­trice. Face au fléau qui se répand, les Parisiens désem­pa­rés se réfu­gient d’abord dans la fête et l’alcool : « Quelqu’un avait lan­cé une nou­velle for­mule : le meilleur anti­dote de la peste, c’est l’alcool ! Les bis­trots res­sus­ci­tèrent. Les bou­chons cla­quèrent. Paris, dément, se noyait dans le vin10. »

Le cycliste, 1913, par Natalia Goncharova]

Puis la ville s’organise en d’innombrables sec­teurs indé­pen­dants dans les­quels les com­mu­nau­tés s’unissent en fonc­tion des natio­na­li­tés, orien­ta­tions poli­tiques ou pro­fes­sions, pour s’isoler du reste de la ville et empê­cher la pro­pa­ga­tion de la mala­die. Les Juifs occupent le sec­teur du Marais, les Chinois le Quartier Latin, les ouvriers de Belleville et de Ménilmontant créent leur République sovié­tique auto­nome, les monar­chistes fran­çais réta­blissent la royau­té entre les Invalides et le Champ-de-Mars, les Russes blancs prennent Passy, une répu­blique capi­ta­liste anglo-amé­ri­caine se crée dans les envi­rons du 8e arron­dis­se­ment actuel, cepen­dant que, pour lut­ter contre la « négro­pho­bie anglo-amé­ri­caine », une répu­blique auto­nome nègre se crée sur la Place Pigalle et les rues avoi­si­nantes. Les poli­ciers sont reje­tés de l’ensemble des ter­ri­toires et can­ton­nés sur l’Île de la Cité où, pour don­ner un sens à leur condi­tion, ils créent une dic­ta­ture. Leur des­pote est un petit vieux para­ly­tique et sourd. Dans cet envi­ron­ne­ment déli­rant, où tous luttent contre tous, Jasieński s’en donne à cœur joie. Tout le monde en prend pour son grade, y com­pris Jésus, qu’il prend un malin plai­sir à ne pas oublier : « Le Père François racon­tait beau­coup de choses drôles sur son compte [celui de Jésus]. Par exemple, si on le bat­tait et si on lui don­nait une gifle il ne disait rien, mais pré­sen­tait l’autre joue. Tiens, frappe encore ! Tout comme un clown à la foire11 ».

« La peste décime rapi­de­ment l’ensemble de la popu­la­tion de Paris. Seuls les pro­lé­taires enfer­més en pri­son et iso­lés du reste de la ville sur­vivent à l’épidémie. »

La peste, veule et impi­toyable, décime rapi­de­ment l’ensemble de la popu­la­tion de Paris. Seuls les pro­lé­taires enfer­més en pri­son et iso­lés du reste de la ville sur­vivent à l’épidémie. En sor­tant, ils trouvent une capi­tale anéan­tie, dans laquelle ils refondent une Commune à che­val entre les pha­lan­stères de Fourier et un idéal tota­li­taire : « Là où aupa­ra­vant s’étendait la nappe lisse de l’asphalte, de la Chambre des dépu­tés à la Madeleine, et des Champs-Élysées aux Tuileries, au souffle léger de la brise, se balan­çaient les épis d’un champ de blé. Des hommes, aux larges épaules, hâlés, vêtus de blanc, mois­son­naient. Des hommes et des femmes, aus­si légè­re­ment vêtus, gla­naient et char­geaient des camions de gerbes d’or. À l’extrémité du champ, des femmes allai­taient des enfants12. » C’en est trop pour les auto­ri­tés fran­çaises qui, mal­gré les pro­tes­ta­tions et péti­tions lan­cées par Barbusse et Romain Rolland, expulsent en 1929 Jasieński du ter­ri­toire. L’URSS l’accueille en héros, pen­dant que le roman est un suc­cès en France et est édi­té chez Flammarion.

Jasieński en URSS : apogée et disgrâce

À son arri­vée à Leningrad en 1929, la Litieraturnaïa Gazieta rend compte de la venue de « Bruno Jasieński – dan­ge­reux enne­mi de la bour­geoi­sie, ami le plus fidèle et meilleur com­bat­tant de la classe ouvrière13 ». L’écrivain s’installe à Moscou, visite l’URSS. En vacances dans le Caucase, il ren­contre deux enfants s’amusant avec des aiglons, qu’il décide de rame­ner et d’offrir au zoo de Moscou. Sur le che­min du retour, il se prend de ten­dresse pour les pous­sins, les ins­talle chez lui et tra­vaille quelques mois plus tard avec plu­sieurs aigles adultes dans son bureau, dont il assure que les cris stri­dents et inces­sants ne le dérangent pas14. Jasieński s’intègre dans la vie cultu­relle sovié­tique, devient rédac­teur en chef de Kultura Mas (La Culture des Masses), une revue lit­té­raire en polo­nais dont le but est de pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment d’une lit­té­ra­ture pro­lé­taire polo­naise. Il devient éga­le­ment en 1930 secré­taire de l’Association mos­co­vite des écri­vains pro­lé­taires. En paral­lèle à ces acti­vi­tés, il conti­nue à écrire romans et pièces de théâtre au vitriol, à la gloire du com­mu­nisme et pour­fen­deurs du capi­ta­lisme et du fascisme.

[Natalia Goncharova, 1907]

Le Bal des Mannequins (Bal Manekinów, 1931) reprend Paris pour scène de jeu et dresse une satire des sociaux-démo­crates, pré­sen­tés comme des marion­nettes dans les mains des indus­triels. La pièce décrit une réa­li­té absurde et fan­tas­tique dans laquelle les man­ne­quins des maga­sins de mode prennent vie et orga­nisent leur bal annuel, qu’interrompt par hasard un diri­geant socia­liste se ren­dant à une récep­tion orga­ni­sée par un fabri­quant d’automobiles. Irrités par cette intru­sion, les man­ne­quins lui coupent la tête, qu’ils greffent sur l’un de leurs corps avant d’aller assis­ter la réunion d’industriels. L’idée de la pièce est de moquer le mode de vie bour­geois et de « per­mettre à un public pro­lé­taire de pas­ser deux heures à rire sai­ne­ment de ses enne­mis15 ». Bien que le Bal des Mannequins ait été cri­ti­qué pour être trop fan­tas­tique dans un État sta­li­nien qui ne jurait que par le réa­lisme socia­liste, Jasieński per­sé­vère dans son style favo­ri et publie une seconde pièce de théâtre, Le Nez (Nos). Celle-ci s’inspire ouver­te­ment d’une nou­velle de Gogol dans laquelle un fonc­tion­naire de Saint-Pétersbourg s’aperçoit un matin que son nez a dis­pa­ru. Jasieński trans­pose l’histoire dans l’Allemagne nazie des années 1930 et dépeint le réveil et les mésa­ven­tures d’un anthro­po­logue nazi se réveillant un beau matin affu­blé « d’un nez large et cro­chu de type sémi­tique ».

« Comme de nom­breux com­mu­nistes polo­nais réfu­giés en URSS, il est soup­çon­né de natio­na­lisme, péché mor­tel dans l’Union sovié­tique d’alors. »

Comme dans le Bal des Mannequins, l’élément gro­tesque est ici uti­li­sé à des fins sati­riques pour révé­ler l’absurdité des théo­ries raciales et anti­sé­mites de l’Allemagne nazie. Dans une URSS des années 1930 en voie de sta­li­ni­sa­tion for­cée, Jasieński donne à son roman sui­vant — le der­nier qu’il achè­ve­ra — une orien­ta­tion indus­trielle à la gloire du sta­li­nisme et des plans quin­quen­naux. L’Homme change de peau, paru en 1934, décrit la construc­tion d’un canal au Tadjikistan et insiste sur la réa­li­sa­tion de l’individu dans l’effort et le tra­vail col­lec­tif. Les per­son­nages y sont en tout point mani­chéens ; soit ils sont pré­sen­tés comme de par­faits tra­vailleurs conscien­cieux et dévoués à la construc­tion du socia­lisme, soit ils prennent les traits de sabo­teurs et de tire-au-flanc. Dans La Conspiration des Indifférents, der­nier ouvrage qu’il n’aura pas le temps de ter­mi­ner, Jasieński va plus loin encore, écri­vant en exergue : « Ne crains pas tes enne­mis ; au pire, ils te tue­ront. Ne crains pas tes amis ; au pire, ils te tra­hi­ront. Crains les indif­fé­rents ; ils ne tuent pas, ils ne tra­hissent pas, mais à cause de leur consen­te­ment silen­cieux, tra­hi­son et meurtre existent sur terre16 ». Ce sta­li­nisme che­vron­né, cet esprit abso­lu­ment tota­li­taire des der­nières années de Jasieński ne par­viennent cepen­dant pas à le sau­ver. Comme de nom­breux com­mu­nistes polo­nais réfu­giés en URSS, il est soup­çon­né de natio­na­lisme, péché mor­tel dans l’Union sovié­tique d’alors.

Se sachant mena­cé, il écrit entre 1934 et 1937 plu­sieurs lettres à Staline, met­tant en avant son sou­tien indé­fec­tible à la Révolution et admet­tant même quelques moments de fai­blesse. Rien n’y fait. Jasieński est arrê­té le 1er juillet 1937. Le 15 sep­tembre, après deux mois et demi de pri­son dans les geôles mos­co­vites, il avoue tout ce qu’on lui demande, recon­naît ses pen­chants bour­geois, anti-révo­lu­tion­naires et natio­na­listes : il est fusillé le 17 sep­tembre 1938. Son nom dis­pa­raît, sa femme est dépor­tée, son fils pla­cé, ses ouvrages inter­dits — il sera offi­ciel­le­ment réha­bi­li­té au mitan des années 1950. Aujourd’hui, peu nom­breux sont ceux qui se sou­viennent de cet auteur excen­trique, futu­riste, gro­tesque et fan­tas­tique. Stalinien, aus­si. Révolutionnaire, sur­tout. Il y a près de 90 ans, Bruno Jasieński brû­lait Paris. Au-delà du temps, quelque part au fond, tout au fond de l’oubli, ses braises chauffent encore.


Illustration de ban­nière : Curtain for Le Coq d’Or : Third Act, 1914, par Natalia Goncharova


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  1. Bruno Jasieński, Slovo o Iakube Shele : Poemy i sti­khot­vo­re­nia (Moskva, 1962), p.117. Dans N. Kolesnikoff, Bruno Jasieński. His evo­lu­tion from futu­rism to social rea­lism. Waterloo, Ontario : Wilfrid Laurier University Press, 1982, p. 9. Note de l’au­teur : excep­té pour les textes tirés de B. Jasieński, Je brûle Paris, l’ensemble des tra­duc­tions en fran­çais sont ori­gi­nales.[]
  2. N.Kolesnikoff, op.cit., p. 14.[]
  3. Les quatre mani­festes sont : À la Nation Polonaise — Manifeste sur la futu­ri­sa­tion immé­diate de la vie ; Manifeste sur la poé­sie futu­riste ; Manifeste sur la cri­tique artis­tique ; Le futu­risme de la Pologne (Bilan).[]
  4. Bruno Jasieński, Nogi Izoldy Morgan. Lwów, 1923, p. 4. Dans N. Kolesnikoff, op.cit., p. 5.[]
  5. Voir, par exemple, « Une botte dans une bou­ton­nière » (But w buto­nierze), 1921.[]
  6. N. Kolesnikoff, op.cit., p. 7.[]
  7. B. Jasieński, Futuryzm pols­ki (bilans), « Zwrotnica », n°2, (lipiec 1922), pp. 23–31.[]
  8. N. Kolesnikoff, op.cit., p. 7.[]
  9. B. Jasieński, Je brûle Paris, Éditions du Félin, 2003, p. 41.[]
  10. Ibid., p. 78.[]
  11. Ibid., p. 100.[]
  12. Ibid., p. 312.[]
  13. P. Mitzner, śmierć futu­rys­ty « Karta » n° 11, 1993, p. 59. Dans M. Shore, Kawior i popiół. Życie i śmierć poko­le­nia ocza­ro­wa­nych i rozc­za­ro­wa­nych mark­siz­mem. Świat książ­ki, 2008, p. 124.[]
  14. M. Shore, op.cit., p. 137.[]
  15. B. Jasieński, Quelque chose comme une bio­gra­phie (Coś w rod­za­ju życio­ry­su), “Przegląd kul­tu­ral­ny” n° 17, p. 5. Le texte est d’abord paru en russe en mai 1931. Dans M. Shore, op.cit., p. 134.[]
  16. N. Kolesnikoff, op.cit., p. 111.[]

REBONDS

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Thomas Misiaszek

Au hasard des pérégrinations en Europe, mène une vie de chercheur en sciences sociales. Questionne beaucoup, trouve moins souvent. S'intéresse à la révolte, à ceux qui disent non. Écologiste et activiste. Contact: thomas.misiaszek@gmail.com

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