Federico Tarragoni : « Le peuple est un mot central de la démocratie » [4/4]


Entretien inédit pour le site de Ballast

Après avoir ana­ly­sé deux cas de néo­po­pu­lismes lati­no-amé­ri­cains (les gou­ver­ne­ments de Chávez au Venezuela et de Morales en Bolivie), le socio­logue Federico Tarragoni s’est pen­ché sur les « révo­lu­tions en cours », avec l’es­sai L’Énigme révo­lu­tion­naire, puis, en 2019, sur la notion de popu­lisme, avec L’Esprit démo­cra­tique du popu­lisme. À rebours du consen­sus média­tique, il y pro­po­sait la thèse sui­vante : le popu­lisme n’a rien à voir avec la déma­go­gie, le natio­na­lisme et le tota­li­ta­risme ; il est l’i­déo­lo­gie démo­cra­tique, contra­dic­toire, de la crise des régimes repré­sen­ta­tifs et libé­raux. Les cher­cheurs Arthur Borriello et Anton Jäger l’ont ren­con­tré pour conclure ce dos­sier à trois voix, dis­cor­dantes, consa­cré à la décen­nie populiste.


[lire le troi­sième volet]


Nationalisme, auto­ri­ta­risme, déma­go­gie, popu­lisme : quelles sont les apo­ries et les risques que com­portent l’as­so­cia­tion de ces termes et les confu­sions qu’elle engendre ? 

Ces confu­sions sont deve­nues par­ti­cu­liè­re­ment frap­pantes dans ce que j’appelle la popu­lo­lo­gie, c’est-à-dire le cou­rant domi­nant des études sur le popu­lisme qui s’est construit dans les années 1980, en conco­mi­tance avec la mon­tée de par­tis et mou­ve­ments d’extrême droite dans les socié­tés occi­den­tales. Ce cou­rant a nour­ri un amal­game crois­sant entre le popu­lisme — pour lequel il y avait une tra­di­tion de recherche plus ancienne, qui remon­tait aux années 1950 — et l’extrême droite. À par­tir de là, d’autres amal­games se sont créés, avec le natio­na­lisme, la déma­go­gie, l’autoritarisme, le fas­cisme. Et j’en passe. Le popu­lisme est deve­nu un mot-valise — on en voit les consé­quences dans les médias et la com­mu­ni­ca­tion poli­tique — qui sert à dési­gner d’autres choses par peur d’utiliser des mots encore plus forts. Mais au fond, son uti­li­sa­tion porte tou­jours le même mes­sage : en poli­tique, il est dan­ge­reux d’appeler au peuple.

« Au fond, l’u­ti­li­sa­tion du terme popu­lisme porte tou­jours le même mes­sage : en poli­tique, il est dan­ge­reux d’appeler au peuple. »

Dans ces amal­games que je pointe, il y a des apo­ries, qui dérivent tout sim­ple­ment d’un pro­blème de clas­si­fi­ca­tion : lorsqu’il est confon­du avec d’autres concepts, le popu­lisme devient une notion fourre-tout, qui défie les sys­tèmes de clas­si­fi­ca­tion des sciences sociales et poli­tiques depuis 40 ans. Les ana­lystes trouvent donc un tas d’excuses pour jus­ti­fier cette impos­sible clas­si­fi­ca­tion. La pre­mière à le faire a été Margaret Canovan : en 1981, elle écri­vait ne pas vou­loir trou­ver une défi­ni­tion de ce terme, mais plu­tôt construire une typo­lo­gie par ensemble de cas dif­fé­rents. Chose incon­ce­vable avec un concept de sciences sociales : ne pas le défi­nir, mais l’appliquer quand même à tout un tas de phé­no­mènes du pas­sé et du pré­sent, d’ici et d’ailleurs. Une autre solu­tion que les théo­ri­ciens contem­po­rains du popu­lisme ont trou­vée pour jus­ti­fier ces dif­fi­cul­tés clas­si­fi­ca­toires, c’est de réduire le popu­lisme à un pur fait dis­cur­sif. Derrière le natio­na­lisme, l’autoritarisme et la déma­go­gie, il y aurait un appel au peuple qui jus­ti­fie le label popu­liste : confu­sion entre eth­nos et demos dans le natio­na­lisme, incar­na­tion du peuple par un homme fort dans l’autoritarisme, com­mu­ni­ca­tion poli­tique qui flatte les bas ins­tincts, qui est fon­dée sur la pro­messe et l’illusion dans le cas de la démagogie.

À par­tir du moment où le popu­lisme est de nature fon­da­men­ta­le­ment dis­cur­sive, il peut deve­nir tout et n’importe quoi. C’est donc l’aporie fon­da­men­tale : le laxisme concep­tuel auquel le popu­lisme pousse. Cette apo­rie com­porte un risque, pré­sent chez tous les usa­gers du popu­lisme, des usa­gers savants aux usa­gers média­tiques et pro­fanes, c’est celui d’étiqueter comme « popu­liste » tout et n’im­porte quoi dès lors que le mot peuple appa­raît. Le popu­lisme étant une insulte, le risque est alors aus­si de faire du peuple une insulte, et d’abandonner ce mot cen­tral de la démo­cra­tie qui a ser­vi par le pas­sé à tous les mou­ve­ments d’émancipation.

[Tatsuya Tanaka]

Que cela soit dans le popu­lisme contem­po­rain ou chez les tech­no­crates, l’axe gauche/droite est récu­sé. Mais n’y a‑t-il pas quelque chose de cor­rect dans le diag­nos­tic « ni de gauche, ni de droite » dès lors que l’on acte du déclin des grands « par­tis de masse » qui struc­tu­raient cette oppo­si­tion idéologique ?

On peut entendre le cli­vage gauche/droite de trois façons dif­fé­rentes. Comme un cli­vage axio­lo­gique, d’abord, entre deux inter­pré­ta­tions de la moder­ni­té poli­tique et de la démo­cra­tie (entre ce que Balibar appelle l’« éga­li­ber­té » et la concep­tion de la démo­cra­tie comme ordre). De ce point de vue, je main­tiens, sur la base de mon enquête his­to­rique, que le popu­lisme est fon­da­men­ta­le­ment de gauche. Comme cli­vage axio­lo­gique, le cli­vage gauche/droite est indé­pas­sable puisqu’il est consub­stan­tiel à la moder­ni­té démo­cra­tique dans laquelle nous sommes : les dif­fé­rentes pro­po­si­tions poli­tiques qui appa­raissent dans nos socié­tés contem­po­raines ren­voient soit à la volon­té d’élargir une démo­cra­tie consi­dé­rée comme incom­plète (auquel cas elles sont de gauche), soit à la volon­té de la res­treindre pour la sta­bi­li­ser comme ordre (auquel cas elles sont de droite). Mais les démo­cra­ties ont chan­gé, en tant que régimes poli­tiques, au sein de cette même moder­ni­té. D’où la deuxième accep­tion, idéo­lo­gique, du cli­vage gauche/droite : la manière d’entendre idéo­lo­gi­que­ment l’espace de la gauche et de la droite change au cours du temps. Là aus­si on peut trou­ver des affi­ni­tés entre les popu­lismes dits « de gauche » aujourd’hui et les mani­fes­ta­tions his­to­riques du popu­lisme : des affi­ni­tés bien plus fortes que celles que la droite actuelle entre­tient avec ces mêmes popu­lismes his­to­riques. Donc, si tant est qu’il faille inter­ro­ger un concept à par­tir de ce qu’il a été his­to­ri­que­ment — ce qui est dis­cu­table mais que je reven­dique comme démarche —, les « popu­lismes de droite » sont effec­ti­ve­ment un abus concep­tuel. On ne peut pas par­ler de « popu­lisme » pour des mou­ve­ments contem­po­rains qui sont en réa­li­té dans la conti­nui­té du nati­visme1 tel qu’il s’est struc­tu­ré entre la fin du XIXe siècle et le XXe siècle.

« Le cli­vage gauche/droite est indé­pas­sable puisqu’il est consub­stan­tiel à la moder­ni­té démo­cra­tique dans laquelle nous sommes. »

Il y a enfin une troi­sième accep­tion du cli­vage gauche/droite, comme cli­vage struc­tu­rant de nos socié­tés poli­tiques, avec leurs ins­ti­tu­tions, leurs acteurs col­lec­tifs, leurs par­tis, leurs syn­di­cats, etc. La poli­tique telle qu’elle s’est struc­tu­rée après 1945 autour des par­tis de masse, avec l’opposition entre le centre gauche et le centre droit, et le Parti com­mu­niste comme troi­sième pôle, a effec­ti­ve­ment som­bré avec l’émergence pro­gres­sive des nou­veaux par­tis d’extrême droite dans les années 1990 et des par­tis popu­listes de gauche à la suite de la crise des sub­primes de 2008. De ce point de vue, quand ces par­tis popu­listes de gauche se disent « ni de droite, ni de gauche », c’est pour deux rai­sons. C’est en par­tie une affaire de mar­ke­ting poli­tique, car tous les par­tis ont inté­rêt à se dis­tan­cier de ces éti­quettes qui ont las­sé l’électorat : Macron a fait la même chose, Berlusconi aus­si. Mais c’est aus­si une vraie réflexion que ces par­tis popu­listes portent sur le fait que les grands par­tis qui struc­tu­raient la démo­cra­tie d’après-guerre n’ont plus du tout la même hégé­mo­nie que dans les Trente Glorieuses, et qu’il faut donc « rem­plir » le vide creu­sé par leur déclin. D’ailleurs, la forme de par­ti qu’ils pro­posent est en déca­lage avec celle de l’après-guerre : au modèle du par­ti de masse, ils opposent le par­ti-mou­ve­ment, très en lien avec des mou­ve­ments sociaux, sou­vent contes­té par sa propre base mili­tante, etc. Cette forme du par­ti-mou­ve­ment ne leur est pas propre : elle est éga­le­ment adop­tée par cer­taines for­ma­tions d’extrême droite en Europe. Le Mouvement cinq étoiles est sans doute la mani­fes­ta­tion la plus typique de ce modèle — il a en plus repris à son compte les tech­no­lo­gies numé­riques pour repen­ser le lien entre ins­ti­tu­tion poli­tique et monde mili­tant. Pour conclure, le dépas­se­ment du cli­vage gauche/droite s’observe pour le popu­lisme non pas dans sa dimen­sion axio­lo­gique ou idéo­lo­gique, mais plu­tôt au niveau du sys­tème d’organisation et de repré­sen­ta­tion des groupes sociaux dans la poli­tique institutionnelle.

Justement, en amal­ga­mant la « mon­tée du popu­lisme » et ces grandes trans­for­ma­tions orga­ni­sa­tion­nelles-ins­ti­tu­tion­nelles, on finit par voir n’importe quel nou­veau par­ti — y com­pris des for­ma­tions d’extrême droite ou des pla­te­formes élec­to­rales du type LREM, au dis­cours pour­tant for­te­ment anti­po­pu­laire — comme « popu­liste », au pré­texte qu’il se dif­fé­ren­cie du modèle du par­ti de masse tra­di­tion­nel. Est-ce qu’une par­tie de la confu­sion concep­tuelle ne vient pas de cet amalgame ?

Absolument. C’est un biais bien connu de la socio­lo­gie : l’effet de struc­ture. L’amalgame vient du fait qu’on n’a pas suf­fi­sam­ment pris en compte le fait que cette trans­for­ma­tion des par­tis poli­tiques relève d’une évo­lu­tion struc­tu­relle des formes de mobi­li­sa­tion — elle n’est pas limi­tée aux héri­tiers actuels de l’idéologie popu­liste du XIXe et du XXe siècle, mais touche tous les acteurs poli­tiques contem­po­rains. On traite donc tous les « nou­veaux » par­tis, qui s’opposent aux par­tis « tra­di­tion­nels », comme « popu­listes ». Ce biais trouve son ori­gine dans l’effet de « choc » qu’a pro­duit l’émergence des par­tis « out­si­ders » d’extrême droite dans les années 1980 : le Front natio­nal, le Vlaams Belang, le FPÖ, la Ligue du Nord, etc. C’est évi­dem­ment très pro­blé­ma­tique. Cela pro­longe les apo­ries qu’on a évo­quées : pour jus­ti­fier sa dif­fi­cul­té à défi­nir le popu­lisme, la science poli­tique a eu recours à des sim­pli­fi­ca­tions lui per­met­tant de ne pas iden­ti­fier une idéo­lo­gie popu­liste à pro­pre­ment par­ler, mais uni­que­ment d’observer com­ment ces par­tis fonctionnent…

[Tatsuya Tanaka]

Vous décons­trui­sez le lan­gage de la « popu­lo­lo­gie » en mon­trant que sa réduc­tion du popu­lisme à une « mala­die » de la démo­cra­tie nour­rit sa dépré­cia­tion nor­ma­tive, ain­si qu’une ten­ta­tion thé­ra­peu­tique chez les obser­va­teurs. Quelle serait donc la méta­phore adap­tée, si tant est qu’il y en ait une, pour décrire le rap­port entre l’émergence du popu­lisme et les phé­no­mènes de dé-démo­cra­ti­sa­tion aux­quels il s’oppose ?

En tant que socio­logue, je me méfie beau­coup des méta­phores. Certes, elles ont une por­tée heu­ris­tique immé­diate et per­mettent de sai­sir des phé­no­mènes com­plexes à tra­vers des images simples et char­gées de pas­sions. Mais il faut s’en méfier pré­ci­sé­ment parce qu’elles réduisent la com­plexi­té du phé­no­mène consi­dé­ré et qu’elles ont, en quelque sorte, une vie propre : une fois qu’elles passent les fron­tières du champ scien­ti­fique pour ren­trer dans le monde social, elles fonc­tionnent jus­te­ment comme des méta­phores, c’est-à-dire que cha­cun y voit ce qu’il veut. C’est exac­te­ment ce qu’il se passe avec la « mala­die » popu­liste. Canovan s’inquiétait déjà de l’usage de cette méta­phore par les spé­cia­listes du popu­lisme dans son article « Trust the People ».

« Est-ce un hasard si sont jugés popu­listes uni­que­ment les réfé­ren­dums qui tournent mal, c’est-à-dire ceux qui abou­tissent à la déci­sion contraire à celle fai­sant consen­sus dans la classe politique ? »

Maintenant, tout en gar­dant ces réserves à l’esprit, quelle serait la méta­phore adap­tée à ce phé­no­mène social qu’est la genèse du popu­lisme ? Il faut avant tout évi­ter les pires méta­phores, médi­cales et reli­gieuses, qui véhi­culent une vision mani­chéenne de la poli­tique et sug­gèrent l’idée que le monde social fonc­tion­ne­rait comme un ordre, comme un corps avec ses organes, de manière « nor­male » ou « patho­lo­gique ». Il fau­drait trou­ver une méta­phore qui décrive le pro­ces­sus d’émergence du popu­lisme comme radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie, puisque le popu­lisme se mani­feste tou­jours sous la forme de crises qui cherchent à refon­der la démo­cra­tie sur de nou­velles bases, à par­tir de ses « racines » pro­fondes : l’égalité, la jus­tice, la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Les méta­phores végé­tales seraient peut-être plus adap­tées, mais un peu loin­taines du monde social. Par consé­quent, je pense que la solu­tion la plus adap­tée — mais je suis socio­logue, pas poète (rires) —, ce serait d’avoir des méta­phores sonores. Par exemple la méta­phore de la dis­so­nance ou de l’arythmie. Dans une socié­té où la démo­cra­tie consti­tue la « musique de fond », le popu­lisme cor­res­pond à la pous­sée d’un cri sonore — fort, rapide et éphé­mère comme le sont toutes les crises popu­listes — de la part d’une par­tie de la socié­té. Cette méta­phore per­met­trait de mon­trer à quel point coexistent, dans les crises popu­listes, la logique de la démo­cra­tie ins­ti­tuée et sa « musique de fond », d’une part, et d’autre part la ten­ta­tive de créer une autre musique, de mettre dif­fé­rem­ment en musique la démo­cra­tie.

Vous dénon­cez la méfiance à l’égard des classes popu­laires que sous-tendent, par exemple, les cri­tiques des méca­nismes de démo­cra­tie directe récla­més par cer­tains mou­ve­ments popu­listes. Pierre Rosanvallon a publié un ouvrage dans lequel il cri­tique le méca­nisme réfé­ren­daire au nom de la mul­ti­pli­ca­tion des pro­ces­sus démo­cra­tiques et de la néces­si­té de frei­ner la prise de pou­voir de l’exécutif sur le légis­la­tif. Que pen­sez-vous de son analyse ? 

Si le réfé­ren­dum est limi­té à ce qui existe aujourd’hui en France — des réfé­ren­dums deman­dés et pré­pa­rés par les élus, enchaî­nés sans débat préa­lable, sans for­ma­tion des citoyens aux alter­na­tives en jeu, etc. —, il peut nuire à l’équilibre des pou­voirs entre l’exécutif et le légis­la­tif. Certes. Mais, bien que les théo­ri­ciens de la démo­cra­tie soient géné­ra­le­ment hos­tiles au réfé­ren­dum — Laurence Morel l’a mon­tré dans La Question du réfé­ren­dum —, une ana­lyse tech­nique plus pous­sée de la ques­tion révèle qu’il y a des avan­tages et des incon­vé­nients, comme pour tout mode de déci­sion poli­tique. Surtout, cette cri­tique du réfé­ren­dum comme « outil popu­liste » par excel­lence ne prend jamais en compte deux élé­ments. Le pre­mier, c’est que le réfé­ren­dum est tou­jours pen­sé à par­tir de son modèle ultra-majo­ri­taire : le réfé­ren­dum deman­dé par les élus. Mais je ne vois pas bien quels argu­ments on pour­rait oppo­ser à un réfé­ren­dum d’initiative citoyenne popu­laire. Cela rentre plei­ne­ment dans l’optique d’une démo­cra­tie mixte, dans laquelle plu­sieurs formes de légi­ti­mi­té démo­cra­tique s’articulent : la légi­ti­mi­té élec­tive, la légi­ti­mi­té directe, la légi­ti­mi­té par­ti­ci­pa­tive, etc. Le deuxième élé­ment pro­blé­ma­tique, c’est que les cri­tiques du réfé­ren­dum ne visent géné­ra­le­ment pas le dis­po­si­tif lui-même — de ce point de vue, Rosanvallon fait posi­ti­ve­ment excep­tion — mais plu­tôt l’incompétence des citoyens à juger de sujets tech­ni­que­ment com­plexes. C’est comme ça que le vote du Brexit a été appré­hen­dé en 2016 : on a culpa­bi­li­sé les élec­teurs d’avoir pris la « mau­vaise » déci­sion. Est-ce un hasard si sont jugés « popu­listes » uni­que­ment les réfé­ren­dums qui « tournent mal », c’est-à-dire ceux qui abou­tissent à la déci­sion contraire à celle fai­sant consen­sus dans la classe poli­tique, tant de centre gauche que de centre droit ?

[Tatsuya Tanaka]

Plus lar­ge­ment, que pen­sez-vous de la cri­tique du popu­lisme au nom de l’érosion des liber­tés démo­cra­tiques qu’il pro­dui­rait — du moins potentiellement ?

Qu’il faut l’étayer his­to­ri­que­ment. Il faut com­prendre cette éro­sion poten­tielle des liber­tés démo­cra­tiques dans le popu­lisme en reliant sys­té­ma­ti­que­ment le niveau ins­ti­tu­tion­nel de la poli­tique et son niveau « sou­ter­rain » : le ter­rain de la conflic­tua­li­té sociale. De ce point de vue, le livre de Rosanvallon pose dou­ble­ment pro­blème : trop léger sur le plan de l’investigation his­to­rique, il est uni­que­ment cen­tré sur la dimen­sion ins­ti­tu­tion­nelle de la poli­tique. Son angle de vue est hémi­plé­gique : il n’observe que les consé­quences juri­diques et ins­ti­tu­tion­nelles du popu­lisme. D’ailleurs, his­to­ri­que­ment, il fait du bona­par­tisme le cas par excel­lence du popu­lisme, ce qui ne va pas du tout de soi. Contrairement au narod­ni­chest­vo russe et au People’s Party éta­su­nien, qui se sont auto­dé­si­gnés comme popu­listes et dont les mili­tants ont écrit les pages de cette nou­velle idéo­lo­gie poli­tique, le Second Empire a don­né lieu en son temps à une qua­li­fi­ca­tion concep­tuelle bien dif­fé­rente : celle de « césa­risme ». Le terme fut intro­duit, comme un néo­lo­gisme, par Littré dans son Dictionnaire de la langue fran­çaise en 1863, pour dési­gner « la domi­na­tion […] des princes por­tés au gou­ver­ne­ment par la démo­cra­tie mais revê­tus du pou­voir abso­lu ». Littré son­geait pré­ci­sé­ment à Napoléon III. Il est pour le moins curieux qu’un his­to­rien comme Rosanvallon défi­nisse le popu­lisme à par­tir d’une expé­rience his­to­rique qui n’a, en termes de sources, aucun rap­port objec­tif avec les mani­fes­ta­tions fon­da­trices du phé­no­mène, sur les­quelles toute la lit­té­ra­ture spé­cia­li­sée s’accorde (le narod­nit­chest­vo, le People’s Party et les régimes natio­naux-popu­laires en Amérique latine). Or, à par­tir du bona­par­tisme, il est aisé de démon­trer que « des princes por­tés au gou­ver­ne­ment par la démo­cra­tie mais revê­tus du pou­voir abso­lu » finissent par éro­der les liber­tés démocratiques.

« Le popu­lisme, lorsqu’il s’institutionnalise, met tou­jours en jeu une alchi­mie com­plexe entre l’érosion de cer­taines liber­tés et l’élargissement de cer­tains droits. »

Cela dit, le constat de cette éro­sion est en par­tie cor­rect : quand on observe les popu­lismes ins­ti­tu­tion­na­li­sés, notam­ment en Amérique latine, on remarque qu’ils ont effec­ti­ve­ment ten­dance à réduire cer­taines liber­tés démo­cra­tiques. D’où un cer­tain nombre de ques­tions : quelles liber­tés réduisent-ils ? pour­quoi ? quels en sont les effets ? La plu­part du temps, les liber­tés fra­gi­li­sées sont les liber­tés « libé­rales », c’est-à-dire les liber­tés que Isaiah Berlin appe­lait « néga­tives » : la liber­té de la socié­té d’être pro­té­gée vis-à-vis de l’État. L’État popu­liste va par exemple fer­mer des radios, limi­ter la liber­té de presse, res­treindre la liber­té syn­di­cale. Mais, à côté de ça, on élar­git d’autres liber­tés : les liber­tés que Berlin appe­lait « posi­tives », celles liées à de nou­velles capa­ci­tés col­lec­tives. Les États popu­listes créent de nou­veaux droits for­mels, comme les droits sociaux des tra­vailleurs ou le droit de vote pour les femmes (en Argentine et en Équateur, par exemple). Ils pro­meuvent des droits sub­stan­tiels, liés à la démo­cra­ti­sa­tion du tra­vail, de l’école, de la culture, de l’Université : de nou­velles chances pour les groupes défa­vo­ri­sés d’accéder à des res­sources valo­ri­sées. Ils élar­gissent enfin des droits qui sont de l’ordre du sym­bo­lique ; ils font entrer de plain-pied les classes popu­laires dans la repré­sen­ta­tion légi­time du monde social. Il faut prendre en compte cette com­plexi­té. Le popu­lisme, lorsqu’il s’institutionnalise, met tou­jours en jeu une alchi­mie com­plexe entre l’érosion de cer­taines liber­tés et l’élargissement de cer­tains droits. Est-ce que, une fois faites les sommes et les sous­trac­tions, le popu­lisme réduit glo­ba­le­ment les liber­tés ? Si on a une théo­rie libé­rale de la démo­cra­tie en tête, on consi­dé­re­ra que la somme mathé­ma­tique des deux pro­ces­sus conduit à une réduc­tion glo­bale des liber­tés. Cependant, cette réduc­tion ne sera peut-être pas per­çue comme telle par de nom­breux indi­vi­dus qui, comme le signa­lait Gino Germani pour les péro­nistes en Argentine, auront plu­tôt l’impression d’avoir gagné de nou­veaux droits.

Vous évo­quez aus­si la concep­tion du popu­lisme comme « moment » et phé­no­mène tran­si­toire. Pourriez-vous déve­lop­per cette concep­tion et la dif­fé­ren­cier, si néces­saire, des autres approches qui uti­lisent la même expres­sion — pen­sons à Laclau et Mouffe, et à leur uti­li­sa­tion des concepts gram­sciens de crise orga­nique ou de dislocation ?

J’ai abou­ti à ce concept de « moment popu­liste » en obser­vant les tra­vaux clas­siques des années 1960, 70, 80 (Gellner et Ionescu, Canovan, Di Tella, Germani, etc.) et en remar­quant qu’ils étaient han­tés par la ques­tion de la qua­li­fi­ca­tion de tel ou tel mou­ve­ment poli­tique comme popu­liste. Et, au fond, je pense que les études contem­po­raines ne sont pas sor­ties de cette ques­tion, qu’on ne cesse de res­sas­ser, dans des listes qui ne cessent de s’agrandir, parce qu’on met dans cette caté­go­rie de plus en plus de mou­ve­ments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. J’ai donc cher­ché à poser la ques­tion dif­fé­rem­ment, en émet­tant l’hypothèse que le popu­lisme ne fut pas un mou­ve­ment mais un moment de la démo­cra­tie : une série de moments cri­tiques dans l’histoire des démo­cra­ties repré­sen­ta­tives libé­rales. L’une des constantes dans les popu­lismes his­to­riques que je com­pare, c’est qu’ils appa­raissent tou­jours dans une confi­gu­ra­tion de crise et qu’ils suivent ensuite un rythme ter­naire, qui, lui, est com­pa­rable d’un mou­ve­ment à l’autre : une séquence de crise, une séquence de mobi­li­sa­tion et, le cas échéant, une séquence d’institutionnalisation spécifique.

[Tatsuya Tanaka]

Ensuite je trouve que ce concept de « moment » est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant par la vision sto­chas­tique2 du popu­lisme qu’il auto­rise, à rebours des expli­ca­tions déter­mi­nistes. Dans une confi­gu­ra­tion de crise de l’ordre poli­tique, et lorsque la crise se déve­loppe d’une cer­taine manière, il y a la pos­si­bi­li­té qu’un popu­lisme naisse. Cela advient dans un cas bien spé­ci­fique : lorsqu’une crise socio-éco­no­mique inter­vient dans un contexte de forte hausse des inéga­li­tés et est inter­pré­tée par la grande majo­ri­té des classes infé­rieures comme un pro­blème démo­cra­tique. Il n’y a rien d’automatique là-dedans : la res­pon­sa­bi­li­té d’une crise peut être attri­buée, par exemple, à des boucs émis­saires raciaux ou reli­gieux ; dans le popu­lisme, elle est attri­buée aux élites, jugées cou­pables d’avoir confis­qué la démo­cra­tie. La contes­ta­tion sociale réunit alors dif­fé­rents groupes sociaux, aux inté­rêts poten­tiel­le­ment diver­gents : c’est toute la dif­fé­rence avec les mobi­li­sa­tions socia­listes ou com­mu­nistes, qui se font sur la base de l’appartenance de classe. Cette mobi­li­sa­tion peut se doter, au moment de son ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion poli­tique, d’un lea­der cha­ris­ma­tique, qui per­met de cana­li­ser les reven­di­ca­tions plu­rielles dans l’espace par­ti­san. C’est ensuite l’évolution du moment popu­liste qui fera pen­cher la balance des « gains » et des « pertes » démo­cra­tiques, en fonc­tion de la place accor­dée au lea­der et de l’autonomie rela­tive de la mobi­li­sa­tion. Comme tout phé­no­mène de crise, le popu­lisme évo­lue en fonc­tion de la confi­gu­ra­tion qu’il crée dans l’espace politique.

« Qu’y a‑t-il de com­mun entre la poli­tique contre-hégé­mo­nique de Podemos, qui incite le peuple à reven­di­quer des droits sociaux contre le néo­li­bé­ra­lisme aus­té­ri­taire, et celle de Trump, qui pousse le peuple à détruire les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques par la violence ? »

Cela sup­pose aus­si qu’une mobi­li­sa­tion peut chan­ger sui­vant les cir­cons­tances : un mou­ve­ment social peut emprun­ter à l’opposition « peuple-élite » lors d’un moment popu­liste, pas de toute éter­ni­té. Enfin, par rap­port à Laclau et Mouffe, je com­men­ce­rais par dire qu’il y a beau­coup d’affinités entre nos ana­lyses. Nous par­ta­geons l’idée que dans les crises popu­listes, les repères sociaux, poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nels défaillent — en un mot, l’hégé­mo­nie défaille : on assiste à sa dis­lo­ca­tion, c’est-à-dire que tout ce qui était consen­suel aupa­ra­vant fait désor­mais dis­sen­sus. En revanche, je suis en désac­cord avec l’interprétation pure­ment dis­cur­sive de l’hégémonie — et donc du popu­lisme — que pro­posent Laclau et Mouffe : elle me semble très loin de la concep­tua­li­sa­tion gram­scienne. Alors que Gramsci ne perd jamais de vue la conflic­tua­li­té sociale, dans toute sa maté­ria­li­té his­to­rique, Laclau et Mouffe la réduisent à leur dimen­sion dis­cur­sive : d’un côté on a le dis­cours du pou­voir, qui est le gar­dien de l’hégémonie en place, de l’autre le dis­cours por­té par les mobi­li­sa­tions contre-hégé­mo­niques. Par consé­quent, la bataille hégé­mo­nique, ce que Gramsci appe­lait la « guerre de posi­tion », se réduit à une simple lutte dis­cur­sive entre un dis­cours du pou­voir et un contre-dis­cours. C’est très réduc­teur pour l’analyse du moment populiste.

Cela pousse à consi­dé­rer que chaque fois qu’un contre-dis­cours s’empare de la sou­ve­rai­ne­té du peuple pour l’opposer au pou­voir en place, on a affaire à du popu­lisme. Cela, quelle que soit la défi­ni­tion don­née de la sou­ve­rai­ne­té du peuple et l’alternative poli­tique défen­due vis-à-vis de l’ordre en place. Laclau et Mouffe par­viennent ain­si à la conclu­sion apo­ré­tique que le popu­lisme serait l’essence même (ago­nis­tique) de la poli­tique démo­cra­tique, lors même qu’il qua­li­fie aus­si, dans leur ana­lyse, des mou­ve­ments d’extrême droite xéno­phobe (les « popu­lismes de droite ») qui prônent une défi­ni­tion excluante et/ou auto­ri­taire de la démo­cra­tie. Qu’y a‑t-il de com­mun, en termes de pro­jet démo­cra­tique, entre la poli­tique contre-hégé­mo­nique de Podemos, qui incite le peuple à reven­di­quer des droits sociaux contre le néo­li­bé­ra­lisme aus­té­ri­taire, et celle de Trump, qui pousse le peuple à détruire les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques par la violence ?

[Tatsuya Tanaka]

Dans La Raison popu­liste, Laclau prend le bou­lan­gisme comme un cas arché­ty­pal de popu­lisme. Vous pro­po­sez au contraire de le consi­dé­rer comme un cas emblé­ma­tique de fas­cisme — à ne pas confondre, donc, avec le populisme.

Pourquoi le bou­lan­gisme est-il consi­dé­ré comme un cas arché­ty­pal par la théo­rie dis­cur­sive du popu­lisme ? Car il met en scène un lea­der cha­ris­ma­tique, le géné­ral Boulanger, qui arti­cule, autour du peuple, les posi­tions du « sol­dat », de l’« ouvrier » et du « pay­san », tout en deve­nant lui-même le signi­fiant vide de cette arti­cu­la­tion. Cette inter­pré­ta­tion pour­rait s’appliquer à peu près à tous les moments de crise poli­tique dans les­quels émerge un dis­cours alter­na­tif à celui du pou­voir ! Qu’il s’agisse d’un dis­cours d’extrême droite, d’extrême gauche, cen­triste, social-démo­crate, ou autre. Cela ne se limite pas à Boulanger, d’ailleurs ; pour Laclau, Hitler, Mussolini, Atatürk, Berlinguer et Togliatti furent popu­listes. À cet égard, le cas de Boulanger est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant pour dif­fé­ren­cier le popu­lisme et le fas­cisme, car contrai­re­ment à ce qu’on lit sou­vent, le bou­lan­gisme ne fut pas du tout une crise popu­liste. Comme le montre l’historien Zeev Sternhell, l’épisode bou­lan­giste incarne plu­tôt les pro­dromes d’un fas­cisme qui, heu­reu­se­ment, n’a pas vu le jour sous sa forme ins­ti­tu­tion­nelle en France, mais qui y était latent depuis la fin du XIXe siècle. À tel point qu’on peut consi­dé­rer que la France a inven­té l’idéologie fas­ciste, avec Boulanger d’abord et l’Action fran­çaise ensuite, bien avant que cette idéo­lo­gie ne s’institutionnalise en Italie. Cette thèse per­met de cri­ti­quer la sup­po­sée « excep­tion fas­ciste » française.

« Les écrits des popu­listes russes, les pra­tiques mili­tantes du People’s Party et les réa­li­sa­tions ins­ti­tu­tion­nelles des popu­lismes lati­no-amé­ri­cains montrent clai­re­ment la teneur démo­cra­tique du populisme. »

J’ajouterais qu’on remarque deux énormes dif­fé­rences par rap­port aux cas his­to­riques du popu­lisme. La pre­mière, c’est l’absence d’une idéo­lo­gie démo­cra­tique conso­li­dée. Il y a chez Boulanger un appel à la refon­da­tion répu­bli­caine, mais qui est aus­si indis­so­cia­ble­ment un appel à la refon­da­tion natio­nale. Ne s’étant jamais concré­ti­sé dans l’assemblée consti­tuante qu’il appe­lait de ses vœux, nous ne sau­rons jamais si cet appel était un simple clin d’œil déma­go­gique ou un authen­tique pro­jet démo­cra­tique — ce dont on peut légi­ti­me­ment dou­ter, en rai­son du sou­tien mas­sif que Boulanger reçut de la part des monar­chistes, qui voyaient en lui un cham­pion de la res­tau­ra­tion monar­chique. Bien au contraire, les écrits des popu­listes russes, les pra­tiques mili­tantes du People’s Party et les réa­li­sa­tions ins­ti­tu­tion­nelles des popu­lismes lati­no-amé­ri­cains montrent clai­re­ment la teneur démo­cra­tique du popu­lisme. La deuxième grande dif­fé­rence avec ces expé­riences, c’est que celles-ci met­taient sys­té­ma­ti­que­ment l’accent sur la par­ti­ci­pa­tion popu­laire et se dotaient d’institutions per­met­tant de la réa­li­ser. C’est le cas du Mir en Russie, de la pla­te­forme coopé­ra­tive rurale aux États-Unis, des comi­tés d’habitants et des sec­tions syn­di­cales locales en Amérique latine. Les seuls élé­ments poten­tiel­le­ment com­pa­rables dans le bou­lan­gisme, ce sont les comi­tés répu­bli­cains natio­naux locaux (les sec­tions locales du comi­té répu­bli­cain natio­nal, le par­ti de Boulanger), mais ceux-ci n’encourageaient pas du tout la par­ti­ci­pa­tion popu­laire et s’apparentaient sim­ple­ment à des sec­tions locales du par­ti. Donc il n’y a jamais eu de par­ti­ci­pa­tion popu­laire à pro­pre­ment par­ler dans l’expérience bou­lan­giste. Si ces élé­ments ne suf­fi­saient pas, on peut aus­si faire remar­quer que, dès 1892, les rangs bou­lan­gistes ont été mas­si­ve­ment acquis à la cause anti­sé­mite, mal­gré quelques résis­tances mar­gi­nales. Les cadres du par­ti par­ta­geaient donc une vision du peuple au mieux natio­nale, au pire nati­viste et raciste.

Vous sou­li­gnez le carac­tère para­doxal de tout moment popu­liste, condam­né à mou­rir en se réa­li­sant. On pour­rait lire ça comme un para­doxe démo­cra­tique. Si, en sui­vant Claude Lefort, la démo­cra­tie se carac­té­rise par son ouver­ture à des pro­ces­sus d’émancipation qui ne peuvent jamais être com­plè­te­ment réa­li­sés, le popu­lisme n’est-il pas de ce point de vue plus démo­cra­tique que le mes­sia­nisme mar­xiste ou le libé­ra­lisme procédural ?

Absolument. La dif­fi­cul­té, c’est qu’il n’existe pas de mani­feste popu­liste dans l’Histoire, au contraire des autres idéo­lo­gies poli­tiques. Mais s’il y en avait eu un, je crois qu’il aurait effec­ti­ve­ment tout misé sur les para­doxes consti­tu­tifs de la démo­cra­tie. Le popu­lisme s’installe au cœur de la ten­sion entre deux accep­tions de la démo­cra­tie : l’acception uto­pique ou rédemp­trice, qui fait pri­mer le conflit (y com­pris contre la démo­cra­tie elle-même), et l’acception pro­cé­du­rale ou prag­ma­tique, qui fait pré­va­loir la sta­bi­li­té de l’ordre démo­cra­tique. En jouant sur cette ten­sion, le popu­lisme émet une cri­tique vis-à-vis du libé­ra­lisme, qui est une pen­sée de la deuxième accep­tion contre la pre­mière, tout en pro­po­sant une voie alter­na­tive à celle du mes­sia­nisme mar­xiste. Certes, par rap­port au mar­xisme, le popu­lisme peut être cri­ti­qué au motif qu’il laisse de côté la ques­tion du capi­ta­lisme et de l’exploitation tant humaine que natu­relle qui lui est consub­stan­tielle ; cela dit, il montre qu’une récon­ci­lia­tion défi­ni­tive de la socié­té est impos­sible par défi­ni­tion et invite à culti­ver de façon per­ma­nente le conflit en démo­cra­tie. Cela génère beau­coup de dif­fi­cul­tés lorsque le popu­lisme cherche à s’institutionnaliser et à durer, d’une part parce que le dépla­ce­ment de cette conflic­tua­li­té à l’échelle de l’État ajoute des ten­sions sup­plé­men­taires, et, d’autre part, parce que la pola­ri­sa­tion peuple ver­sus élites tend à « fati­guer », si je puis dire, les sociétés.

[Tatsuya Tanaka]

S’il y a un texte qui résume ce rap­port du popu­lisme à la démo­cra­tie, c’est peut-être une bro­chure de Perón qui, publiée en 1952, ser­vait à for­mer les jeunes cadres du par­ti jus­ti­cia­liste en Argentine3. Le géné­ral y affir­mait deux choses. La pre­mière, c’est le pri­mat de la par­ti­ci­pa­tion et de l’autonomie popu­laires : le peuple doit s’organiser et com­mu­ni­quer ses reven­di­ca­tions à l’État, notam­ment via les syn­di­cats et les « uni­dades bási­cas » (sec­tions mili­tantes locales). Ensuite, la « rai­son d’État » pous­se­ra Perón à contrô­ler et enré­gi­men­ter de plus en plus ces ins­ti­tu­tions de l’autonomie popu­laire… La deuxième chose, c’est que le jus­ti­cia­lisme est une révo­lu­tion démo­cra­tique per­ma­nente. Perón reprend en quelque sorte la rhé­to­rique de la révo­lu­tion per­ma­nente de Trotsky — mal­gré sa forte oppo­si­tion au mar­xisme — et l’adapte à la ques­tion démo­cra­tique. Cela revient à dire qu’on n’aura jamais fini de démo­cra­ti­ser une socié­té, parce que le peuple aura tou­jours des reven­di­ca­tions de droits, d’égalité, de jus­tice, de dignité.

La France insou­mise semble rede­ve­nir un par­ti de gauche clas­sique, Podemos appa­raît comme une simple forme renou­ve­lée de la gauche com­mu­niste espa­gnole, le M5S — après son aven­ture avec la Ligue du Nord —, s’est allié au Parti démo­crate. Comment inter­pré­tez-vous ces changements ?

« Le moment popu­liste n’est pas près de se clore, mais les stra­té­gies de ces par­tis-mou­ve­ments ont évolué. »

Ces trois par­tis-mou­ve­ments du popu­lisme de gauche en Europe ont effec­ti­ve­ment évo­lué depuis la publi­ca­tion de mon livre. Avec Syriza, ils ont été les pro­ta­go­nistes du moment cri­tique des démo­cra­ties néo­li­bé­rales après la crise finan­cière de 2008. Le moment popu­liste n’est pas près de se clore, mais les stra­té­gies de ces par­tis-mou­ve­ments ont évo­lué. L’ADN de Podemos est en train de chan­ger, suite à la que­relle des deux lea­ders cha­ris­ma­tiques, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón. Leurs diver­gences por­taient prin­ci­pa­le­ment sur l’alliance pos­sible avec l’extrême gauche, donc sur le fait de se pla­cer de façon claire à gauche de l’échiquier poli­tique, en aban­don­nant l’hypothèse ini­tiale d’un dis­cours « peuple ver­sus élite » capable de fédé­rer aus­si une par­tie de l’électorat de droite. Le chan­ge­ment de Podemos doit beau­coup à l’alliance pro­gram­ma­tique avec le PSOE. L’une des pers­pec­tives les plus réa­listes du popu­lisme en Europe, c’est jus­te­ment de pous­ser vers des alliances de ce type-là, entre l’aile gauche des par­tis sociaux-démo­crates et les par­tis popu­listes. Ces alliances per­mettent un équi­libre inté­res­sant : elles attirent à gauche des par­tis sociaux-démo­crates en chute libre pour ne pas avoir su renou­ve­ler leur dis­cours (social-libé­ral) après la crise de 2008 et elles cor­rigent les ten­dances « natu­relles » du popu­lisme à la pola­ri­sa­tion et au per­son­na­lisme, en les rame­nant dans les pro­cé­dures plus clas­siques de la démo­cra­tie libé­rale. En défi­ni­tive, on se retrouve avec une sorte de front popu­laire, une alliance de toute la gauche contre le libé­ra­lisme économique.

Pour Chantal Mouffe, le popu­lisme de gauche reste la voie royale pour une poli­tique pro­gres­siste en Europe au XXIe siècle…

Il faut sou­li­gner que la façon dont cer­tains, dont elle, ont trans­for­mé l’analyse du popu­lisme en stra­té­gie élec­to­rale a fait des dégâts. D’une part, cela a conduit à sim­pli­fier énor­mé­ment les choses et sous-esti­mer les contra­dic­tions consti­tu­tives du popu­lisme, en en fai­sant en effet « la voie royale » pour sor­tir de nos mal­heurs démo­cra­tiques. D’autre part, cette stra­té­gie a aus­si été mal menée, puisqu’elle a sou­vent consis­té à trou­ver un point com­mun entre les causes démo­cra­tiques sup­po­sées latentes de l’extrême droite et les causes démo­cra­tiques expli­cites, réelles, de l’extrême gauche. Il est évident qu’une telle stra­té­gie ne peut trou­ver son point d’équilibre que dans la matrice natio­na­liste. Que peut-il y avoir de com­mun entre des pseu­do-reven­di­ca­tions démo­cra­tiques de l’extrême droite et celles de l’extrême gauche, si ce n’est l’idée de refon­der l’État-providence sur une base pure­ment natio­nale ? Une telle cri­tique natio­na­liste des poli­tiques néo­li­bé­rales ne plaît pas à beau­coup de mili­tants de Podemos, qui avaient déjà mal vécu l’évolution per­son­na­liste et auto­ri­taire du par­ti par rap­port à ses débuts extrê­me­ment par­ti­ci­pa­tifs, et qui voient d’un mau­vais œil une stra­té­gie qui consiste à flat­ter des élec­teurs qu’ils n’ont pas envie de voir dans le mouvement.

[Tatsuya Tanaka]

C’est éga­le­ment ce qui s’est pas­sé avec la France insou­mise. Elle a com­men­cé à perdre des voix dès lors que Mélenchon s’est ran­gé à cette stra­té­gie — à mon avis condam­née à l’échec. C’est un pro­blème qui est indis­so­cia­ble­ment stra­té­gique et ana­ly­tique chez Mouffe. Analytique, parce qu’elle consi­dère, sans enquêtes socio­lo­giques à l’appui, qu’il y a des reven­di­ca­tions démo­cra­tiques latentes dans la xéno­pho­bie des par­tis de droite. « Comme en témoigne le popu­lisme de droite, écrit-elle en 2018, des demandes démo­cra­tiques peuvent être expri­mées dans un voca­bu­laire xéno­phobe » ; aus­si, « il est néces­saire de recon­naître le noyau démo­cra­tique d’une grande par­tie des demandes que [les popu­lismes de droite] expriment ». Dans un article sur le FPÖ autri­chien, écrit en 2002, elle écri­vait que les « franges nos­tal­giques ne repré­sentent qu’une très petite par­tie de son élec­to­rat » et que « quoique indé­niables, les réfé­rences à l’ère nazie ne tiennent pas une place impor­tante dans l’idéologie du par­ti ». Selon elle, l’idéologie du FPÖ consis­tait plu­tôt à valo­ri­ser la sou­ve­rai­ne­té popu­laire en démo­cra­tie, en défen­dant, en par­ti­cu­lier, la néces­si­té de consul­ter le peuple en matière d’immigration et de mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Cependant, le pas­sage du par­ti au pou­voir (2000–2007, 2017–2019) montre le carac­tère irréa­liste de cette hypo­thèse : le FPÖ n’a avan­cé aucune pro­po­si­tion concrète visant à réta­blir la « sou­ve­rai­ne­té popu­laire » en démocratie.

Son « dis­cours démo­cra­tique » n’a été, en réa­li­té, que l’habillage déma­go­gique d’une idéo­lo­gie sub­stan­tiel­le­ment raciste et xéno­phobe, héri­tée du nazisme, et tout à fait com­pa­tible, comme lui, avec une poli­tique éco­no­mique pro-élites. De cette erreur ana­ly­tique découle l’erreur stra­té­gique : selon Mouffe, il incom­be­rait alors au popu­lisme de gauche de « fédé­rer les demandes démo­cra­tiques en une volon­té col­lec­tive pour construire un nous, un peuple uni contre un adver­saire com­mun : l’oligarchie. Cela exige d’établir une chaîne d’équivalences entre les demandes des tra­vailleurs, des immi­grés et de la classe moyenne en voie de pré­ca­ri­sa­tion, de même qu’entre d’autres demandes démo­cra­tiques, comme celles por­tées par la com­mu­nau­té LGBT ». Étrange pari que de rapa­trier à l’extrême gauche des élec­teurs d’extrême droite en s’appuyant sur l’une des prin­ci­pales rai­sons pour les­quelles ils votent à droite : exclure du peuple les immi­grés et les homo­sexuels ! Une telle stra­té­gie poli­tique à gauche ne peut qu’être décep­tive pour les mili­tants qui adhèrent à ces par­tis, jus­te­ment parce qu’ils se consi­dèrent de gauche.


Photographies de ban­nière et de vignette : Tatsuya Tanaka

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  1. Courant poli­tique de pays peu­plés d’im­mi­grants (États-Unis d’Amérique, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) qui s’op­pose à toute nou­velle immi­gra­tion.[]
  2. Qui se pro­duit par l’ef­fet du hasard.[]
  3. Juan Domingo Perón, Conducción poli­ti­ca, Buenos Aires, Ediciones « Mundo Peronista », 1952.[]

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Arthur Borriello

Arthur Borriello est politologue et supporter acharné du SSC Napoli. Spécialiste de l'analyse du discours politique, il travaille actuellement sur les populismes sud-européens.

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Anton Jäger

Anton Jäger est doctorant à l’Université de Cambridge. Il travaille notamment sur le populisme, l’histoire intellectuelle et la question du travail.

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