Entretien inédit pour le site de Ballast
Dans les Yvelines, un professeur est décapité par un partisan du djihadisme international ; ici et là, des sympathisants des Loups gris turcs se lancent dans des chasses aux citoyens français d’origine arménienne ; en Autriche, un homme ouvre le feu sur des civils décrits comme autant de « croisés » par le communiqué de revendication de Daech ; en Syrie, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) — née dans le prolongement de la révolution menée au Rojava —, redoute une quatrième invasion de la part des troupes turques et rebelles. Pour réfléchir aux tenants et aux aboutissants de ces différentes offensives fascistes, nous nous entretenons avec Azad Baharavi, conseiller de la Représentation du Rojava en France et partisan d’une politique d’émancipation internationaliste.
C’est une bonne nouvelle. On peut toujours estimer que c’est tardif mais, comme le dit la formule, mieux vaut tard que jamais. Au regard des derniers évènements en France, déjà — à Lyon, Décines, Vienne et Dijon. On a assisté à de véritables chasses aux citoyens français d’origine arménienne. Des descendants des survivants du génocide des Arméniens mené par les Jeunes-Turcs, toujours nié par la Turquie. Qui, d’ailleurs, se souvient encore des heurts dont les Loups gris se sont rendus responsables à Lyon, en 2006, durant l’inauguration d’un mémorial du génocide des Arméniens ? On sait le rôle que les services consulaires turcs jouent là-dedans, en activant les membres de ce mouvement selon l’agenda de la Turquie — contre les Kurdes, les Arméniens ou les opposants de gauche. Les Loups gris sont également impliqués, en France, dans l’assassinat de trois militantes kurdes en plein Paris, le 9 janvier 2013 : Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez. Un peu partout dans le monde, ils sont les nervis que les services secrets turcs utilisent pour leurs basses œuvres : déstabilisation, intimidation ou assassinat ciblé. C’est une organisation violente, raciste, fasciste et même terroriste. En 1981, ils ont ainsi tenté d’assassiner le pape et, dans les années 1980, en France, ils se sont rendus responsables d’un certain nombre d’attentats contre des cibles arméniennes. Décréter la dissolution de ce type d’organisation est donc une nécessité.
Mais on sait aussi que les Loups gris ne sont pas, sur le sol français, un groupe constitué ayant pignon sur rue. Que recouvre alors une dissolution ?
« Un peu partout dans le monde, les Loups gris sont les nervis que les services secrets turcs utilisent pour leurs basses œuvres : déstabilisation, intimidation ou assassinat ciblé. »
D’après mes informations, la qualification retenue par le gouvernement français est celle de dissolution d’un « groupement de fait », identifiable par différents symboles, par une certaine iconographie. Autant d’éléments, semble-t-il, désormais interdits dans l’espace public. Mais j’imagine que le gouvernement sait ce qui est de notoriété publique, du moins dans les milieux informés (songeons aux journalistes comme Ariane Bonzon ou Guillaume Perrier, par exemple, ou à la presse en général) : si des militants officiellement dénommés « Loups gris » ne sont pas légalement constitués en France, ils s’abritent sans conteste derrière des « vitrines légales ».
Comme ?
Comme les Ülkü Ocaklari (littéralement, les « foyers idéalistes »). Comme la Fédération turque de France (Fransa Türk Federasyon) et ses multiples antennes locales sur le territoire français (toutes contrôlées par le MHP, le parti fasciste turc). Quoi qu’il en soit de dissolution ou non de ces structures légalement constituées, la mise au pilori des Loups gris est un acte de salubrité publique. D’ailleurs, les islamistes et les fascistes de Turquie sont furibards de la décision de la France : c’est un signe. Ceci dit, il y a en France d’autres officines, légalement constituées, qui sont au service de l’agenda d’Erdoğan, comme le Parti égalité et justice (qui a présenté 68 candidats aux dernières élections législatives et qui n’est rien d’autre qu’une émanation de l’AKP, le parti islamiste d’Erdoğan) ou encore le Conseil pour la jeunesse, l’égalité et la paix (COJEP), qui s’avance comme une organisation internationale non-gouvernementale s’engageant soi-disant au profit des quartiers populaires.
Ces menaces contre la communauté arménienne de France interviennent dans un contexte géopolitique précis.
Oui : la guerre lancée par l’Azerbaïdjan et la Turquie, enfin le duo Erdoğan-Aliyev, contre la petite République arménienne du Haut-Karabagh, l’Artsakh. On peut d’ailleurs déplorer une certaine tendance dans le champ politico-médiatique français, lequel consiste à renvoyer dos-à-dos les « agresseurs » et les « agressés », ou à ignorer, voire à taire cette guerre. On a pu observer cette même tendance à propos du Rojava et de l’Auto-Administration du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) agressée par la Turquie et ses supplétifs. En l’occurrence, les Français d’origine arménienne ont tenu à briser ce silence et à manifester leur désaccord, et ce, quoi qu’affirme le propagande turque, de manière pacifique — malgré la gravité des enjeux, de type existentiels. Les conséquences immédiates de ces manifestations légitimes, on les connaît désormais : des « ratonnades », au sens strict. Mais l’idéologie ultra-nationaliste des Loups gris les dépasse : elle gangrène tous les rouages de l’État turc. Elle est omniprésente dans le roman national de ce jeune État-nation qu’est la Turquie moderne — « Un Turc vaut tout l’univers », disait déjà Atatürk…
[Armée turque | DR]
Erdoğan lui-même effectue le signe des Loups gris en public.
Peu de partis politiques turcs majeurs échappent à cette hystérie collective, si ce n’est le HDP, souvent présenté comme une formation « pro-kurde ». À tort, car il n’est pas question pour le Parti démocratique des peuples d’essentialiser les gens. Garo Paylan, par exemple, en est l’un de ses députés. Il a pour l’instant échappé aux vagues régulières d’arrestation menées par le pouvoir turc… Il est d’origine arménienne et a été agressé physiquement par l’AKP. Il défend simplement la justice et l’égalité, sans considérations ethniques ou religieuses. Parce que ce parti n’est ni nationaliste, ni islamiste, le HDP est persécuté par le pouvoir (qui invoque son caractère pro-kurde, donc irrédentiste, donc terroriste).
Le gouvernement turc vient encore d’arrêter trois cadres du HDP…
Il ne faut pas oublier que le MHP, le parti fasciste turc, forme depuis 2016 une alliance officielle avec le parti d’Erdoğan. C’est l’une des raisons de la puissance actuelle des Loups gris — qui, à l’origine, formait la branche paramilitaire du MHP.
Comment expliquez-vous que la critique de l’actuel régime turc se fasse de manière plus visible et frontale à droite de l’échiquier politique français ?
« Erdoğan n’incarne pas l’islam : le problème n’est en rien qu’il soit musulman, mais qu’il soit un fasciste, un islamiste et un criminel de guerre. »
C’est une bonne question, car elle est compliquée. Vu de l’extérieur, c’est assez déroutant car cela renvoie à des problématiques en partie franco-françaises, ou peut-être européennes, voire occidentales. Cela semble engager une histoire de marqueurs de « droite » et de « gauche », articulés avec les questions liées au racisme et à l’islam : une frange de la gauche se montre peut-être plus frileuse, de crainte d’être taxée « d’islamophobie ». Elle se conforme alors involontairement aux éléments de discours d’Erdoğan, qui cache son islamisme derrière l’islam. On a même vu certaines figures du champ antiraciste français faire preuve de complaisance à l’endroit d’Erdoğan — quand il ne s’agit pas de complicité notoire. Quand Le Point, un journal effectivement de droite, avait dénoncé en Une la « dictature » du président turc, en mai 2018, d’aucuns, en réaction, ont parlé d’islamophobie. Cela n’a aucun sens. Erdoğan n’incarne pas l’islam : le problème n’est en rien qu’il soit musulman, mais qu’il soit un fasciste, un islamiste et un criminel de guerre. Si la droite le critique, la gauche ne doit pas faire profil bas de crainte de la rallier. Sans doute est-il également affaire d’assignation identitaire, essentialiste en grande partie, et donc réactionnaire : la jeunesse des quartiers populaires aimerait Erdoğan…
Vous songez probablement à la journaliste Feïza Ben Mohamed, militante antiraciste française bien connue et, via l’agence Anadolu, porte-voix de l’État turc…
C’est ubuesque — et c’est le moins que l’on puisse dire. Comment la lutte antiraciste peut-elle frayer avec un tel autocrate ? Il y a peu, on a également vu quelques voix s’élever, dans ce qu’on appelle la gauche radicale ou le mouvement antiraciste, en faveur d’Idriss Sihamedi. En sa qualité de dirigeant de l’association Barakacity, il vient de demander l’asile politique à Erdoğan ! Mais, enfin ! Il y a là un niveau de confusion dont les ressorts dépassent mon entendement.
Sihamedi a plus d’une fois pris position contre le Rojava, jusqu’à souhaiter, le 2 novembre dernier, la « bienvenue » aux Loups gris.
Que dire de plus ? Que l’on puisse encore soutenir ce type d’individu tout en se disant de gauche est tout bonnement stupéfiant.
[Manifestation à Athènes : sur la pancarte, Selahattin Demirtas, leader du HDP incarcéré en Turquie | Alkis Konstantinidis | Reuters]
Le général des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, a déclaré il y a peu qu’Erdoğan « utilise la religion musulmane pour ses intérêts personnels ». C’est donc également votre constat ?
Complètement. Il se rêve en calife d’un monde musulman et d’une oumma [communauté des musulmans, ndlr] fantasmés. Il prend en otage les musulmans du monde entier — malheureusement. Comme il instrumentalise la question palestinienne en soutenant le Hamas tout en ayant des relations économiques, énergétiques et militaires avec Israël. Mais, plus largement, ceux qui, à l’image du président turc, instrumentalisent politiquement la question de l’identité ethnique ou confessionnelle nous ont fait connaître les tragédies les plus abominables de l’Histoire.
De retour du Rojava, l’écrivain Patrice Franceschi vient de déclarer que, globalement, « la diplomatie française n’est pas favorable aux Kurdes ». Partagez-vous son opinion ?
« La révolution du Rojava n’a jamais poursuivi d’objectif indépendantiste : nous respectons absolument l’intégrité territoriale de la Syrie et de la Turquie. »
Il faut considérer cette question d’une manière plus générale : la plupart des États préfèrent avoir en face d’eux un représentant étatique. La diplomatie française ne fait pas exception. Or l’Auto-Administration du Nord et de l’Est de la Syrie n’est pas et ne sera jamais un État-nation : c’est une expérience et une réalité politique alternative. Il semble que, pour cette raison, cette réalité politique ne soit pas prise au sérieux par les chancelleries, alors même que c’est elle qui a permis au Rojava et à la Syrie du nord de ne pas sombrer dans la guerre ethnique ou religieuse, alors même que c’est elle qui nous a permis de défaire Daech militairement. Et tout cela en dépit des coups de butoirs mortifères de la Turquie et de ses djihadistes, auxquels le Rojava et la Syrie du Nord ont été abandonnés. Dans le même temps, la communauté internationale (donc des États) n’a eu aucune difficulté à reconnaître comme interlocuteur et représentant légitime du peuple syrien, le Conseil national syrien (CNS), instance politique de transition lancée en septembre 2011 et, très tôt, largement investie par les Frères musulmans. Peut-être parce que ce sont d’autres États, comme la Turquie et le Qatar, qui ont adoubé cette instance non-étatique ?
En octobre dernier, France Inter a consacré trois minutes au Rojava. Si le journaliste constate à raison que plus personne n’en parle, il perpétue l’idée d’« un État kurde »…
On ne sait plus comment faire pour être entendus… Nous serions des Kurdes irrédentistes, nous souhaiterions torpiller les frontières du Moyen-Orient… Vraiment, on ne sait plus comment faire pour nous épargner ce qu’il faut bien finir par appeler un fantasme. D’ailleurs, on n’ose presque plus dire « Administration autonome » de crainte que ce soit « indépendante » qui soit entendu (c’est-à-dire ce que la propagande turque aime entendre et faire entendre). La révolution du Rojava n’a jamais poursuivi cet objectif : nous respectons absolument l’intégrité territoriale de la Syrie et de la Turquie. Plus de 12 000 personnes sont tombées contre Daech : ce n’est pas pour l’indépendance d’un Kurdistan syrien. Bien sûr, il y a la propagande de l’État turc, mais pas seulement : de bonne foi, certains commentateurs occidentaux ne parviennent pas à s’extraire de la prégnance du modèle d’État-national (et nous l’imputent). Ils ne parviennent pas à saisir que notre projet n’est pas nationaliste, que l’Auto-Administration compte des Arabes et des membres d’autres ethnies de la mosaïque syrienne. Qui, sinon Erdoğan, enfreint la souveraineté des pays alentour ? Qui a déclaré que les soldats turcs tombés lors des différentes invasions de la Syrie du nord par la Turquie sont morts pour que ces terres deviennent turques ? Au reste, le mandat des FDS comprend la défense des frontières de la Syrie, mandat dont ces forces, c’est-à-dire celles de l’Administration, se sont acquittées face à la dernière invasion turque de 2019 — même si les FDS, faute de soutien, ont dû reculer devant les moyens aériens et militaires de la Turquie, membre de l’OTAN.
L’historien Jean-Pierre Filiu ne se lasse pas, quant à lui, de parler des « séparatistes » kurdes.
Tous ce champ lexical relève au mieux d’un impensé à questionner, au pire de la propagande.
[Poste YPG au Rojava | Alexandro Abbadie Auler | https://alexandroauler.com.br]
Nous évoquions la Palestine : Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a réfléchi à cette question. Il propose, à l’instar de la résolution de la question kurde, une issue post-étatique du conflit.
C’est une proposition de bon sens. Le confédéralisme démocratique dépasse le concept d’État-nation, qui, il faut bien finir par en convenir, s’avère historiquement mortifère. Il peut, en puissance, être totalitaire. La forme fédérale, notamment au Moyen-Orient, reste une piste de travail intéressante. Quand il est question de « nation » au Rojava et dans l’AANES, c’est de la « nation démocratique » qu’il s’agit, laquelle ne connaît aucun prérequis ethnique, religieux ou de genre. C’est aussi pour cela que l’on parle souvent de « nos peuples ».
La cohabitation n’est pas tout le temps harmonieuse…
« Le confédéralisme démocratique, ça ne peut pas être seulement de belles idées sur papier, pures et intransigeantes : il faut faire avec la réalité, comme on peut. »
Bien sûr. À Deir ez-Zor, les tensions sont plus vives que dans les zones où l’expérience et la réalité de l’auto-administration des peuples sont un peu plus anciennes. L’AANES peut y être contestée. Pourtant, malgré les efforts de tous ceux qui s’avancent contre notre projet démocratique, le vivre-ensemble est toujours à l’ordre du jour dans cette région. À Raqqa, cela se passe mieux, même si, libérée de Daech, il reste des foyers islamistes. Alors, pour tenter d’assurer la concorde civile, et aussi parce qu’elle n’a pas les moyens de gérer un camp de prisonniers de plusieurs dizaines de milliers de personnes, l’AANES a libéré des Syriens ayant cédé aux sirènes islamistes mais n’ayant pas de sang sur les mains. Bref, le vivre-ensemble du confédéralisme démocratique, ça ne peut pas être seulement de belles idées sur papier, pures et intransigeantes : il faut faire avec la réalité, comme on peut.
Peu de temps après qu’un partisan de Daech a assassiné plusieurs personnes en Autriche, les FDS ont capturé l’un des dirigeants de l’organisation en Syrie. S’il n’existe aucun lien entre les deux affaires, voilà qui rappelle en tout cas le caractère international de cette question. On vous reproche parfois de jouer sur ce lien…
Oui, on dit parfois que nous instrumentalisons la question de la sécurité européenne à nos propres fins. Soyons plutôt objectifs. En Syrie et en Irak, les populations souffrent de la présence des islamistes et des djihadistes. On parle là de milliers de morts, d’un enfer quotidien. Ceux qui, au Moyen-Orient, se battent contre les islamistes ne le font pas pour faire plaisir à l’Occident : ils ne veulent pas mourir, tout simplement. Ce sont des luttes existentielles : il n’y a pas de calculs ni d’opportunisme, puisque c’est résister ou disparaître. Et si leur combat peut ensuite profiter à l’ensemble de l’humanité, c’est très bien. Et si, fort de cette résistance utile à tous, ceux qui luttent pour ne pas disparaître espèrent uniquement ne pas être livrés aux armées de la Turquie, est-ce un espoir déplacé ? Est-ce du cynisme ? Enfin, qui instrumentalise la sécurité de l’Europe, si ce n’est la Turquie ?
[Combattants rebelles de l'Armée nationale syrienne, aux côtés de l'armée turque, le 22 janvier 2018 | AFP]
On ne peut pas nier que c’est un discours occidental récurrent, à l’endroit des Kurdes ou du Rojava : ils se battent « pour nous », pour « nos valeurs »…
Eh bien, qu’ils le disent ! Personne n’est le « suppôt de l’Occident ». Ce n’est pas pour faire plaisir à la coalition internationale que les populations du nord de la Syrie ont accepté son appui, c’est pour protéger leurs familles, leurs maisons, leurs terres. Et, avant la coalition, les gens se battaient : ça s’appelle l’autodéfense populaire. Une autodéfense émancipatrice fondée sur la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes et la laïcité. Où est-il écrit que ces valeurs seraient le monopole de « l’Occident » ? N’oublions pas que des pans entiers de l’Armée syrienne libre (ASL) ont rejoint les FDS. Sur quelle base ? Pas de nationalisme, pas d’ethnicisme, pas d’intégrisme religieux. Après quoi, on peut discuter tous ensemble. Si les FDS, composées de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens, de musulmans, de chrétiens, de Yézidis ou d’athées, ont pu, sur place, dans la mosaïque nord-syrienne, susciter un tel enthousiasme, c’est aussi parce qu’il y a un idéal politique derrière : vivre ensemble en paix et en liberté. Pouvoir pratiquer sa langue et sa religion librement, avoir voix au chapitre en s’impliquant dans la vie collective par une forme radicalisée de démocratie. Quelles étaient les autres propositions politiques ? Le népotisme nationaliste du clan Assad (auquel certains communistes syriens se sont alliés) ou l’islamisme de la Turquie, du Qatar, des Frères musulmans. Bref, il va falloir finir par accepter qu’on peut-être du Moyen-Orient tout en refusant le panarabisme, le panturquisme ou le panislamisme comme seuls horizons politiques.
C’est l’autre critique qui est parfois adressée, à gauche, à la révolution du Rojava : n’avoir pas combattu le gouvernement d’Assad. Ou pire : avoir accepté la discussion avec lui.
« Le régime d’Assad est une dictature qui n’accorde aucun égard à la vie humaine : nous l’avons dit, et redit. Un régime qui pratique un contrôle politique et social délirant. »
L’Auto-Administration parle avec le régime — car elle le doit… D’autant qu’il bénéficie, qu’on le veuille ou non, du soutien d’une partie de la population syrienne : qui peut sérieusement croire qu’il se maintient uniquement grâce aux moyens militaires russes et aux fantassins iraniens ? Mais, soit, revenons un peu en arrière. Dans les années 1950 et 60, le régime baasiste a privé plusieurs centaines de milliers de Kurdes de toute citoyenneté : ils n’existaient pas. En 2004, le régime a écrasé des Kurdes dans le nord-est du pays : des dizaines de morts, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations, dans l’indifférence générale. Très rapidement, après les premiers mois du soulèvement populaire syrien, en 2011, les Kurdes de Syrie ont été complètement mis à l’écart du processus d’opposition à Assad. C’était même une condition sine qua non : pas de Kurdes dans les parages s’ils ne prêtaient pas allégeance à l’agenda islamiste ! En septembre 2011, le Conseil national syrien, que j’ai déjà évoqué, a ainsi exclu le PYD parce qu’il n’était pas islamiste — c’est ce parti qui impulsera la révolution au Rojava. Cette exclusion du PYD de la structuration de l’opposition à Assad n’a pu que contenter Damas. Le régime a pu jouer la carte des « rebelles » islamistes et des Kurdes apatrides irrédentistes tirant les marrons du feu en pleine chienlit (en avril 2011, il a d’ailleurs promulgué un décret afin d’octroyer la citoyenneté arabe-syrienne à certains Kurdes). Eh bien non, il ne faut pas réécrire l’histoire en inversant les rôles et les responsabilités. On ne peut pas faire à la Révolution de procès en collaboration. Les forces du Rojava et de l’AANES sont d’autodéfense : si Damas tape, elles tapent ; si Damas ne tape pas, elles ne tapent pas. Or c’est l’islamisme qui a le plus tapé, et qui continue de le faire.
Vous ne lissez pas la nature du régime d’Assad ?
Non. C’est une dictature qui n’accorde aucun égard à la vie humaine : nous l’avons dit, et redit. Un régime très dur, violent, qui pratique un contrôle politique et social délirant. Les tapis de bombes syriennes ou russes, le nombre incommensurable de civils écrasés, les enlèvements : nous ne minorons rien de tout ça.
[Le djihadiste français Rachid Kassim, membre de Daech, tué par un drone de la coalition internationale en 2017]
Dans le livre Syrie — anatomie d’une guerre civile, publié par le CNRS sous les plumes de Dorronsoro, Quesnay et Baczko, on peut lire que le PYD fait « de l’identité kurde le critère d’appartenance » et vise « à séparer Kurdes et Arabes ».
Ce sont des élucubrations imbéciles et cuistres. Les Arabes ne sont pas seulement aux côtés des Kurdes ; ils font partie de l’Auto-Administration. Car la révolution du Rojava n’est basée sur aucun critère de légitimité ethnique, ni chauvin. En ce sens, même si elle a été initiée par un parti politique kurde, elle n’est pas « kurde ». Un parti kurde ne pourrait formuler qu’une offre politique identitaire « pankurde » (ce mot n’existe même pas) ? Ou anti-arabe ? Ou anti-turc ? Que des universitaires puissent se rendre coupables de tels raccourcis laisse vraiment perplexe. Quels sont les faits, les déclarations et les actes significatifs qui leur permettent d’écrire ceci ? Bien sûr qu’il existe des nationalistes kurdes : l’ENKS, ce sont des Kurdes. Le PDKS, ce sont aussi des Kurdes. Tout comme le PDK. Il existe des Kurdes réactionnaires, islamistes et progressistes : l’évidence même ! Le PYD fait partie de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) et cette dernière représente, par la voie de l’auto-organisation, tous les Kurdes progressistes de Syrie, de Turquie, d’Iran, d’Irak et des diasporas.
Le KCK est une structure transnationale fondée par le PKK.
« Le Rojava n’a pas l’amour de la guerre. Mais pour mener à bien un idéal politique, il ne faut pas avoir la tête coupée. C’est tout. »
Oui. Il porte sa proposition politique, c’est-à-dire le confédéralisme démocratique. Pas l’identité kurde, pas le nationalisme, pas le séparatisme. S’il est transnational, c’est parce que les Kurdes vivent dans plusieurs États-nations différents. Ceci dit, il faut faire attention à ne pas indexer l’ensemble de ces mouvements au seul PKK : vous croyez vraiment qu’un mouvement social et politique d’une telle ampleur n’est que l’expression directe d’un groupe dit « terroriste » caché dans les montagnes ? Le PKK ne contrôle pas des millions de personnes. Öcalan non plus. Il n’est pas la main dans l’ombre. Bien sûr qu’il existe un même souffle idéologique, qu’Öcalan a pu appeler « communalisme » dans le prolongement de ses échanges avec Murray Bookchin et après sa rupture avec le marxisme-léninisme. Mais les idées ne mènent pas le monde, du moins pas seulement : il y a le réel, c’est-à-dire la politique. Et le réel, c’est que les YPG/J, les forces d’autodéfense du Rojava, ont mondialement été repeintes en « milices » — et les autres en « rebelles »… La Révolution ne promeut pas la lutte armée : l’Auto-Administration aspire à une solution politique. Les armes ne sont qu’un moyen pour ne pas disparaître. Si, en 2014, les forces du HPG — donc du PKK — n’étaient pas intervenues au Sinjar, c’en était fini des Yézidis : Daech allait les massacrer par dizaines de milliers. Le Rojava n’a pas l’amour de la guerre. Mais pour mener à bien un idéal politique, il ne faut pas avoir la tête coupée. C’est tout.
« Rebelles » dont on a pu, ici ou là, taire ou nier la nature parfaitement contre-révolutionnaire d’un nombre non négligeable de leurs formations…
C’est une vraie question. Comme si le Moyen-Orient ne pouvait pas produire de forces progressistes, comme s’il fallait l’assigner à l’identitarisme religieux — et donc fermer les yeux sur l’islamisme. Comme si Nasser n’avait pas ri des Frères musulmans. Comme si des partis communistes ne s’étaient pas implantés dans le monde dit « musulman ». Dans le cadre de l’opposition au bloc de l’Est, l’Occident libéral a fait monter les mouvements les plus rétrogrades : ce n’est finalement pas nouveau…
[Sinjar, 2014 ; au centre : Agid, commandant les troupes du PKK | Loez]
Raison pour laquelle la Représentation du Rojava a récemment écrit qu’il serait « temps de mettre un peu d’ordre dans le financement européen des rebelles syriens » ?
Ça fait des années qu’on le dit. Au prétexte de s’opposer à Assad, l’Europe a quand même soutenu des « rebelles » soutenus par les Frères musulmans, la Turquie et le Qatar. « Rebelles » appelés ensuite « rebelles modérés », comme si l’adjonction de ce qualificatif suffisait à faire disparaître leur islamisme, leur violence et leur barbarie — inondant pourtant les réseaux sociaux de décapitations et autres atrocités… Des « rebelles » dont certains pouvaient déclarer sur Al-Jazeera : « Nous partageons tous le même but final : un État islamique. L’Armée syrienne libre, le Front islamique, al-Nosra et Daech y aspirent. Cependant, quand il est question de tactiques, de stratégies ou de méthodes, nous pouvons être d’accord, ou non. » La vidéo de cet entretien est toujours disponible sur Internet : il s’agit du leader d’Ahrar al-Cham, groupe salafiste qui a fusionné avec Harakat Nour al-Din al Zenki pour se fondre finalement dans l’Armée nationale syrienne (ANS), créée par la Turquie pour envahir le Rojava en 2019 et occuper une nouvelle zone. Je n’aurais pas la cruauté de citer les forces et les responsables politiques européens qui se sont même laissés aller à recevoir en grandes pompes des islamistes en les prenant pour l’incarnation de la démocratie, de la liberté et de la résistance du peuple syrien à l’oppression bel et bien exercée par la dictature du pouvoir Assad.
Dans un épisode du Bureau des légendes, la thèse des déportations de familles arabes par les forces armées de la Révolution est appuyée. Qu’y répondez-vous ?
« Le groupe rebelle Hayat Tahrir al-Cham vient de manifester à Idlib pour saluer l’assassin de Samuel Paty. »
Une commission de l’ONU a démenti tout ça : le nettoyage ethnique, les déportations, les massacres de civils1. Ce qu’on peut mettre sur le dos du Rojava, ce sont 25 maisons arabes sur une ligne de front qui ont été déplacées, oui, car elles collaboraient avec Daech. Donc ces foyers ont été bougés pour que l’ennemi ne revienne pas s’y installer. Mais les YPG/J et les FDS ne commettent pas de crimes de guerre. Elles n’ont pas d’aviation, elles ne pratiquent pas le carpet bombing : elles avancent au sol, elles tâchent d’être précises. Tout ceci est étayé par des documents journalistiques, que nous n’avons pas produits nous-mêmes. Alors il faut arrêter cette mascarade consistant à renvoyer dos-à-dos les FDS et les islamistes.
Les frappes aériennes de la coalition ont fait des morts parmi les civils, ça, c’est un fait !
Oui, bien sûr. Malheureusement. Nos combattants sont même morts suite à des bombardements « amis ». Toute guerre est absolument répugnante. Mais les FDS ne massacrent pas les gens, ne commettent pas de crimes contre l’humanité. Et les Arabes tombent avec les Kurdes — des clans arabes ont rejoint les FDS au complet, et ce n’est pas un détail.
Une partie du Rojava est désormais occupée par des rebelles sous commandement turc. L’Armée syrienne libre s’est largement dissoute au sein de l’Armée nationale syrienne, laquelle contrôle ces territoires occupés et combat en parallèle en Libye et au Haut-Karabagh. Tout ceci était prévisible ?
C’est tout à fait cohérent. Le groupe rebelle Hayat Tahrir al-Cham vient de manifester à Idlib pour saluer l’assassin de Samuel Paty. On y a aussi vu le drapeau de Daech. Il faut tout de même mesurer le degré de duplicité de la Turquie et, comment dire, le degré d’aveuglement — volontaire ? — de la communauté internationale : l’État turc fait partie de la coalition internationale contre Daech alors qu’Erdoğan a laissé passer du matériel militaire et des recrues pour eux, alors que des combattants de Daech ont rejoint l’ANS sous commandement turc. Tout cela est amplement documenté, connu. Mais la Turquie continue de faire partie de la coalition internationale contre Daech, ce qui fonctionne pour elle comme une caution.
[Fresque représentant Bachar el-Assad, à Damas, le 9 juillet 2018 | Louai Beshara | AFP | Getty Images]
Les FDS ont annoncé il y a quelques jours qu’une offensive turco-rebelle est en préparation contre le Rojava. Quelles informations avez-vous ?
Les chiffres sont impressionnants : on parle de plus d’une dizaine de milliers de soldats turcs amassés aux alentours d’Idlib. À la frontière avec la zone occupée du Rojava depuis 2019 par la Turquie — qui s’enfonce sur plus de 30 kilomètres de profondeur —, l’armée turque et ses supplétifs djihadistes renforcent leurs positions : des blindés et des lance-roquettes multiples circulent, des groupes rebelles sont déplacés. Il est à craindre que la Turquie ne profite de l’actuelle tétanie européenne, liée aux attentats, et de la vacance du pouvoir aux États-Unis, liée aux élections, pour se lancer dans une quatrième invasion. Début 2015, les YPG finissent de libérer Kobané (infligeant la première défaite au sol à Daech) ; novembre 2015, le Bataclan est pris d’assaut et, en août 2016, la Turquie lance l’opération « Bouclier de l’Euphrate » contre le Rojava ; début 2017, Raqqa est libérée par les FDS et, en janvier 2018, la Turquie prend le contrôle du canton d’Afrin avec l’opération « Rameau d’olivier » ; mars 2019, le califat de Daech tombe et, en octobre 2019, la Turquie meurtrit encore le Rojava avec l’opération « Source de paix » : chaque victoire contre le djihadisme semble se payer d’une progression de l’islamisme turc.
Zone occupée que l’État turc nomme « zone de sécurité »…
« Militairement, l’Auto-Administration ne fait pas le poids, le rapport de forces est totalement disproportionné. »
Sécurité ? Les Kurdes y sont victimes de nettoyage ethnique, notamment à Afrin. Et tous ceux qui n’ont pas fui sont victimes de racket, de spoliation, de vol, de tortures, de viols généralisés, d’enlèvements ou d’exécutions sommaires. Ne parlons même pas du chaos sécuritaire généré par les affrontements internes aux différentes factions islamistes. Une partie de ces crimes de guerre a été rendue public par un rapport de l’ONU en septembre dernier. Et ? Et rien. « Sécurité » !
Le Rojava pourrait-il tenir militairement, en cas de nouvel assaut ?
La situation est compliquée. La Turquie tient 600 kilomètres des frontières de la Syrie : sa capacité de projection n’a jamais été aussi élevée. Elle peut envoyer ses mercenaires et installer des colons à sa guise. Militairement, l’Auto-Administration ne fait pas le poids, le rapport de forces est totalement disproportionné. On ne cesse de demander une zone d’exclusion aérienne ou, à défaut, des moyens de défense anti-aérien — ce qui changerait tout, mais cela ne vient pas. Les livraisons d’armes de la coalition ne sont absolument pas en mesure de servir à protéger les populations contre les drones, l’aviation et l’artillerie à longue portée de la Turquie. Mais la population résistera, comme toujours.
Photographie de bannière : Laurent Perpigna Iban
- Rapport de du Conseil des droits de l’homme des Nations unies : « La commission n’a trouvé aucune preuve étayant les accusations selon lesquelles les forces YPG ou FDS aient jamais ciblé les communautés arabes sur des bases ethniques. »[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre article « Vie et mort d’un espoir populaire : paroles de Syriennes », Léon Mazas, décembre 2019
☰ Lire notre traduction « Hevrin Khalaf ou la nation démocratique », Azize Aslan, octobre 2019
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pouvoirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
☰ Lire notre traduction « La démocratie radicale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017