Entretien inédit pour le site de Ballast
Sexe, genre et sexualités n’ont pas toujours été — loin s’en faut — au cœur des luttes sociales : écran de fumée bourgeois pour les uns, inutiles multiplications des combats pour d’autres, voire trahison de la ligne révolutionnaire au profit d’un méchant « libéralisme culturel ». S’élaboraient pourtant, en coulisses, des questionnements, des stratégies et des résistances pratiques dont on mesure désormais la puissance de transformation. L’ouvrage à l’origine de cet entretien nous surprit par son titre : L’après-patriarcat. Serions-nous arrivés, sans le savoir, à cette étape d’égalité et de liberté tant attendue ? Non, répond le sociologue Éric Macé : la situation serait celle d’une « égalité inégalitaire ». Faisant sien le courant féministe critique contemporain, il entend — slalomant entre Bourdieu, Foucault et Christine Delphy — trouver de nouvelles armes, en phase avec le temps occidental et ses enjeux. Discutons-en.
Dire que je suis « un homme » veut dire, très justement, que j’ai été socialisé comme un garçon — qui plus est, dans une fratrie de trois garçons ! — et que je bénéficie de fait des attributs et des privilèges de la masculinité. Ceci étant, mon approche du genre est une approche critique et féministe, avec un objectif : montrer en quoi le genre n’est pas seulement une question de différence de corps, de sexualité et d’identité mais, avant tout, un rapport social de pouvoir, qui s’exerce partout. Depuis que ma découverte des travaux féministes et queer1 m’en ont rendu intellectuellement et personnellement capable, j’exerce cette vigilance critique à la fois dans mes travaux et dans ma vie privée et publique. Je n’accepte pas le soupçon essentialiste me disqualifiant a priori en tant qu’« homme », mais je me soumets à la critique féministe : ma contribution renforce-t-elle les rapports de pouvoir ou bien contribue-t-elle à augmenter la capacité d’action ? En ce sens, mes réflexions critiques portent aussi sur la question de la masculinité, et avoir une expérience sociale d’« homme » peut ici être utile. De plus en plus de sociologues travaillent dorénavant sur le genre, et il faut se féliciter que ce ne soit pas seulement des femmes — ce qui ferait penser, à tort, que la question du genre ne concerne que les femmes. À l’université, il est vrai que la question du plafond de verre se pose aussi : les femmes deviennent proportionnellement moins que les hommes professeures des universités, ce qui est contrariant, surtout lorsqu’on travaille sur les inégalités de genre. C’est pourquoi, avec ma collègue Marion Paoletti, j’ai soutenu la mise en place au sein de l’université de Bordeaux d’un dispositif d’égalisation des carrières (mais c’est un objectif difficile, même si les études de genre en ont bien montré les mécanismes).
« Je me soumets à la critique féministe : ma contribution renforce-t-elle les rapports de pouvoir ou bien contribue-t-elle à augmenter la capacité d’action ? »
En tant que sociologue, vous avez travaillé sur les questions de genre, de postcolonialité, de laïcité, d’ethnicité. Peut-on y voir un fil rouge ?
J’ai eu une jeunesse de militant politique dans les années 1980 (écolo, tiers-mondiste et objecteur de conscience) et, pour moi, les études de sociologie étaient une manière de faire de la politique par d’autres moyens. C’est-à-dire essayer d’armer les capacités d’action des acteurs, sur la base d’une analyse des rapports de pouvoir qui rendent possibles — et donc contestables — les inégalités, les discriminations, les assignations. C’est pourquoi j’ai choisi d’être formé par Alain Touraine dont la sociologie conflictualiste des mouvements sociaux et des acteurs me semblait plus productive que la sociologie de la domination développée par Pierre Bourdieu (qui explique pourquoi les dominés ne peuvent que participer à leur domination). J’ai fait ma thèse au début des années 1990 sur les représentations télévisées du monde social en m’appuyant sur la théorie des Cultural Studies développée par Stuart Hall, un intellectuel britannique d’origine jamaïcaine, qui définissait son approche comme étant celle d’une « étude des rapports de pouvoir dans la culture ». C’est à partir de cette sociologie générale des rapports de pouvoir que je me suis intéressé à ces questions de genre, d’ethnicité, de stéréotypes, et donc de « politiques des représentations », partout présentes dans les médias, et plus généralement dans l’ensemble des représentations sociales de la réalité. Des questions qui d’ailleurs s’enchevêtrent la plupart du temps. C’est ainsi qu’avec ma collègue Nacira Guénif-Souilamas, nous avons été parmi les premiers en France à montrer les articulations entre genre, ethnicité, représentations et discriminations, postcolonialité et laïcité avec notre livre Les Féministes et le garçon arabe2, publié en 2004.
Le genre, différent du sexe, est selon vous un « universel anthropologique et un rapport social ». Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Le genre comme rapport social universel éclaire-t-il d’une nouvelle lumière les rapports de classe que le capitalisme instaure, ou se situe-t-il « à côté » ?
« Universel anthropologique », cela veut dire que toute société humaine fait une distinction polarisée entre le féminin et le masculin — même si par ailleurs les définitions de ce qui est « féminin » ou « masculin » sont extrêmement diverses et relatives, dans le temps et selon les cultures, y compris dans le temps au sein d’une même culture. « Rapport social », cela veut dire que le genre n’est pas l’expression des différences entre le masculin et le féminin, entre les hommes et les femmes, mais qu’il est l’ensemble des rapports de pouvoir qui instituent la réalité d’un monde polarisé et hiérarchisé entre le masculin et le féminin, entre les « hommes » et les « femmes ». Il existe bien évidemment des différences entre les individus — notamment de sexe —, mais ces différences n’ont pas de signification en soi ; elles sont par contre interprétées et instituées comme étant des différences fondamentales ayant des conséquences sur la vie des individus. Bref, on ne naît pas femme, homme, trans, hétéro ou homo, on le « devient » (ou pas) à travers un processus complexe d’éducation, d’attentes, de représentations, de rôles, de sanctions, etc., qui sont typiques de ce qu’en sociologie on désigne par la notion de « rapport social ». En ce sens, on peut dire que le genre est un rapport social comme un autre (comme les rapports de classe, de race ou autre) : il est une forme à la fois contraignante et contestée d’institution de la réalité sociale et des conditions de vie des individus.
Photographie : Danny Willems
La question des relations entre le genre et les autres rapports sociaux, notamment de classe, est une vieille question. Plus personne aujourd’hui ne soutient que l’hypothétique abolition du capitalisme et des classes conduirait à l’abolition des rapports de genre. L’ensemble des travaux sur le genre a montré que les rapports de genre ont existé bien avant le capitalisme. Le genre dispose donc d’une historicité propre et relativement autonome. La question qui se pose aujourd’hui est plutôt celle de l’enchevêtrement des rapports de genre et de classe — mais aussi de race, d’ethnicité, de sexualité, etc. Tout comme Max Weber et Karl Marx l’ont montré, je pense que le capitalisme est une forme de rationalité instrumentale qui n’a ni points de vue ni valeurs. De sorte qu’on peut dire que le capitalisme n’a pas de point de vue sur le genre : tantôt il renforce le patriarcat familial en bénéficiant de la subordination sociale des femmes et de leur travail reproductif gratuit, tantôt il détruit ce patriarcat familial en participant (au même titre que les emplois publics) à l’accession des femmes au travail salarié et à leur autonomie sociale vis-à-vis des dépendances familiales et conjugales. Inversement, on peut penser que c’est plutôt l’exercice des pouvoirs de genre qui instrumentalise le capitalisme lorsque cela conduit à « préférer » la précarisation ou la sous-rémunération des femmes à celle des hommes, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle mondiale. Prenons pour exemple le marché du care (la garde d’enfants en bas âge et celle des personnes âgées) : concrètement, cela veut dire que faute d’une prise en charge du care de façon égalitaire au sein des familles ou par l’emploi public, cette prise en charge se déporte sur le marché d’un précariat féminin de plus en plus mondialisé. Ce qui entraîne des effets transformateurs des rapports de genre dans les pays du Sud dès lors que les migrantes, bien qu’exploitées, développent ainsi de nouvelles capacités d’actions économiques, culturelles et sociales.
Vous définissez le patriarcat comme « un arrangement de genre fondé sur la mise en asymétrie nécessaire et légitime du masculin et du féminin, qui se traduit par la division et la hiérarchie genrée de l’organisation sociale et la subordination des femmes. » Qu’apporte le concept d’« arrangement de genre » que vous proposez comme alternative aux théories de Christine Delphy (« Le genre est intrinsèquement une oppression ») et Pierre Bourdieu (« la domination masculine ») ?
« Le capitalisme n’a pas de point de vue sur le genre : tantôt il renforce le patriarcat familial, tantôt il détruit ce patriarcat familial. »
J’en suis venu à proposer la notion d’« arrangement de genre » parce qu’il me semble que l’usage indifférencié des notions de patriarcat et de domination masculine pour parler des rapports de genre ne permet pas de décrire les dynamiques historiques et sociologiques des rapports de genre — c’est-à-dire non seulement les profondes transformations réalisées par les mouvements féministes et queer depuis des décennies, voire des siècles, mais aussi les expériences et les tensions contemporaines. L’invention de la notion de patriarcat par les féministes des années 1960 a été un moment politique et théorique très important : les violences, les hiérarchies et les inégalités entre les hommes et les femmes n’étaient plus un effet des différences de sexe mais le produit d’une oppression sociale, culturelle et politique historiquement construite, que la notion de patriarcat permettait de désigner et donc de combattre. À partir de là, le risque est de considérer le patriarcat comme un rapport de domination tel qu’il ne pourrait être que dénoncé sans pouvoir réellement être changé, précisément en raison de la force de cette domination. C’est le cas si, avec Christine Delphy, on pense que le genre est intrinsèquement un rapport de domination, et que la domination ne cessera qu’avec l’abolition des rapports de genre — ce qui fait de cette approche une utopie certes mobilisatrice, mais hors de nos temporalités historiques. De même avec Pierre Bourdieu, si on pense que la « domination masculine » est si profondément ancrée anthropologiquement que l’actualité d’une « réelle » transformation est illusoire — ce qui, en passant, n’est pas sympathique pour le féminisme.
Plus généralement, il me semble que le problème vient du fait de considérer les rapports sociaux, ici le genre, comme des rapports de domination qui s’imposeraient de façon surplombante. Je pense au contraire, avec la théorie queer développée par Judith Butler à la suite de Michel Foucault, qu’il s’agit de rapports de pouvoir qui ne peuvent se réaliser qu’en s’exerçant au sein de relations entre les acteurs. De sorte que l’exercice de ces rapports de pouvoir est toujours vulnérable car dépendant du bon fonctionnement des dispositifs, de la coopération et du consentement des acteurs, de la non-contradiction entre valeurs légitimes et réalité des pratiques. Bref, le genre, comme tout rapport social et comme rapport de pouvoir, est vulnérable à l’ensemble des résistances produites par son exercice même. On ne peut donc pas se contenter de résumer et réduire les rapports de genre à la domination patriarcale (genre = patriarcat), ni de la formule tautologique selon laquelle « la cause des inégalités et des violences de genre, c’est le patriarcat, et la preuve que le patriarcat existe, c’est que ces inégalités et ces violences existent. » C’est pour dépasser ces limites et pour donner tout leur sens à la notion d’empowerment3 des actrices et des acteurs que je propose un autre type de raisonnement.
Photographie : Danny Willems
Par « arrangement de genre », j’entends la manière dont chaque société, passée ou présente, associe et donne un sens légitime aux questions de sexe, de sexualité et d’identification de genre, et les articule avec les nécessités de l’organisation du travail, de la famille, de l’exercice du pouvoir religieux ou politique. Sur cette base, on peut définir le patriarcat comme un arrangement de genre spécifique, où la hiérarchie (la mise en asymétrie) entre le masculin et le féminin est à la fois légitime du point de vue des valeurs et nécessaire à l’organisation de la vie sociale (comme cela a été longtemps le cas dans la plupart des sociétés humaines). L’avantage de cette définition théorique est qu’elle laisse ouverte d’autres possibilités empiriques, qui décrivent des formes de crise ou de sortie du patriarcat. Par exemple, lorsque cette hiérarchie est légitime en valeur mais n’est plus socialement nécessaire (on observe cette tension, sous des formes différentes, en Iran ou au Japon), ou bien lorsqu’elle n’est plus légitime en valeur bien que socialement considérée comme nécessaire (on observe notamment en Tunisie et en Inde cette tension entre un droit égalitariste et une crise économique qui rend les individus dépendants des solidarités familiales et des contraintes de genre associées), ou bien lorsque à la fois la légitimité et la nécessité de cette hiérarchie sont l’objet de contradictions (par exemple en Égypte, au Brésil, en Turquie) ou bien encore lorsque cette hiérarchie n’est plus ni légitime ni nécessaire (c’est le cas, avec des tensions qui lui sont propres, au sein de l’Union européenne). La notion « d’arrangement de genre » permet ainsi de montrer qu’il peut exister plusieurs formes sociales et culturelles d’institution des rapports de genre, et surtout de montrer que le patriarcat, loin d’être une domination a‑historique, n’est qu’une de ces formes possibles.
En quoi cette définition du patriarcat — « plus nécessaire, ni légitime » — n’est-elle plus valide, au point qu’il faille parler d’« après-patriarcat » ?
« Ma principale préoccupation est de donner sens aux effets historiques et sociologiques des mouvements féministes, gay, trans, queer sur les rapports de genre contemporains. »
Ma principale préoccupation est de donner sens aux effets historiques et sociologiques des mouvements féministes, gay, trans, queer sur les rapports de genre contemporains, pour contrer cet étrange aveuglement critique aux bouleversements quasi anthropologiques des rapports de genre que nous connaissons. Il ne s’agit pas de dire que l’expérience des rapports de genre est débarrassée des inégalités, des discriminations, des stéréotypes, des violences, mais de dire que ces expériences ne s’expliquent pas de la même façon qu’il y a encore cinquante ou trente ans, en raison précisément des changements observés. De sorte que si nous souhaitons les combattre avec efficacité, encore faut-il comprendre ce qui nous arrive. Mon propos principal est le suivant : concernant les sociétés européennes, ces expériences contemporaines ne sont pas celles de la reproduction d’une domination patriarcale qu’il faudrait dénoncer — à défaut de l’abolir —, mais sont, à l’inverse, la conséquence d’une sortie du patriarcat qu’il s’agit d’accomplir contre les inerties andro-hétérocentriques4 et les résistances sexistes à cet accomplissement. L’arrangement de genre contemporain n’est pas celui qui viendrait « après le patriarcat » (comme un chapitre que l’on aurait refermé), mais celui de « l’après-patriarcat » (comme on parle d’« après-guerre »), c’est-à-dire celui qui doit traiter les conséquences — tendues, conflictuelles — de la sortie du patriarcat.
Puisque « l’après » désigne une séquence historique, il m’a semblé important de restituer la trajectoire historique des rapports de genre dans les sociétés européennes pour mieux comprendre ce dont nous avons hérités. Pour aller très vite, disons que les arrangements de genre européens ont été principalement et longtemps patriarcaux jusque dans la seconde moitié du XXe siècle. Pour revenir à nos histoires de légitimité et de nécessité, on peut dire qu’il a existé pendant longtemps des arrangements de genre patriarcaux « traditionnels » dans lesquels la légitimité de la hiérarchie entre le masculin et le féminin était religieuse (notamment chrétienne) et la nécessité liée à une organisation sociale fondée sur la place des individus à leur naissance, c’est-à-dire tout entier définis par leur appartenance familiale, clanique ou de caste. Ces arrangements patriarcaux traditionnels ont été bouleversés par la modernisation des sociétés européennes, dès lors qu’à partir du XVIe siècle, la réalité du monde a été moins commandée par la théologie et organisée par la famille que révolutionnée par des logiques d’action scientifiques, politiques ou économiques, devenues autonomes. Le patriarcat n’est cependant pas aboli mais transformé, passant d’une forme « traditionnelle » à une forme « moderne » à partir du XVIIIe siècle : ce n’est plus Dieu qui légitime la différence hiérarchisée entre le masculin et le féminin (et entre les sexualités) mais la science et la médecine, sur la base de la différence de sexe ; ce n’est plus la famille qui organise la domination masculine mais l’État-Nation, qui a pour nécessité de disposer, d’un côté, d’hommes pour produire et conquérir, et de l’autre, de femmes pour reproduire et soigner. La question de la « qualité de la race » est centrale dans cet arrangement patriarcal moderne, pour assurer à la fois la supériorité occidentale blanche (masculinité virile et féminité maternelle) et pour justifier l’infériorité des « autres ». À partir de là, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les historiennes des rapports de genre ont montré que cet arrangement de genre patriarcal moderne comprenait, dès l’origine, une contradiction interne.
What the Body Does Not Remember - Warwick Arts Centre
En effet, contrairement à ce que disent les féministes « républicanistes » contemporaines, le principe d’égalité et le féminisme ne sont pas le produit de la modernité, mais le produit des contradictions internes du patriarcat moderne : dès lors que la loi, comme le soulignaient Condorcet et Olympe de Gouges dès le XVIIIe siècle, est supposée affranchir des différences naturelles entre les êtres pour en faire des citoyens égaux, on ne voit pas en quoi la différence de sexe serait un obstacle, d’autant plus que personne n’envisage de déchoir de sa qualité de citoyen un homme qui serait malade ou idiot. Autrement dit, le féminisme conteste dès l’origine le raisonnement naturaliste du patriarcat moderne, et mobilise le principe d’égalité pour rendre illégitime la justification idéologique de ce type de patriarcat. Force est de constater qu’en deux cents ans, cette mise en asymétrie du masculin et du féminin a perdu sa légitimité, au point que c’est dorénavant la totalité du droit et de l’action publique, du moins au sein de l’Union européenne, qui est définie par une légitimité inverse, celle du principe d’égalité et de la lutte contre les discriminations entre les genres, voire, tendanciellement, entre les sexualités.
« Force est de constater qu’en deux cents ans, cette mise en asymétrie du masculin et du féminin a perdu sa légitimité. »
Deuxièmement, l’ensemble des transformations économiques, techniques, culturelles et démographiques tend à ne plus rendre nécessaire la distinction entre les sexes, les genres et les sexualités dans tous les domaines, y compris dans le domaine de la famille, et bien évidemment en ce qui concerne les études, les professions, etc. Ainsi, dès lors que la mise en asymétrie du masculin et du féminin n’est plus ni légitime (ce sont au contraire les discriminations qui sont transgressives et les inégalités qui sont injustes), ni nécessaire (tout le monde est supposé pouvoir faire tout), alors l’arrangement de genre qui est le nôtre est celui de « l’après-patriarcat ». Encore une fois, cela ne veut pas dire que le genre comme rapport de pouvoir est aboli : cela veut dire que les formes d’exercice et d’expérience de ce rapport de genre doivent être décrites dans ce qu’elles ont de spécifiques et propres à ce type d’arrangement de genre.
Si l’égalité est désormais inscrite dans les textes de loi (et quelquefois imposée par des quotas, affirmative action, etc.), et qu’elle est, plus simplement, une idée qui tend à s’imposer (par rapport à ce que vous nommez la période patriarcale), peut-on en faire une rupture avec les inégalités concrètes, du quotidien ? Autrement dit, ce que rapportent les organisations féministes (concernant les différences salariales, l’implantation de la culture du viol, le mansplanning, etc.) ne plaide-t-il pas au contraire pour une défense du patriarcat comme objet de lutte ?
Il ne s’agit pas de dénoncer un patriarcat qui n’existe plus, mais de décrire et d’agir sur les mécanismes du genre comme exercice du pouvoir qui sont propres à l’arrangement de genre qui est le nôtre. Celui-ci peut se définir par une tension centrale : celle qui met en contradiction permanente le principe d’égalité et de non-discrimination de genre avec l’ensemble des pratiques individuelles et collectives qui continuent de fabriquer de l’asymétrie de genre. C’est cette tension qu’il s’agit de comprendre et d’investir, car elle est un point d’appui particulièrement robuste dans la transformation des rapports de genre. C’est ce point d’appui qui permet de montrer qu’il n’est pas « normal » que les filles, qui sont meilleures que les garçons à l’école, soient désavantagées dès qu’elles passent de l’école au monde du travail. Et donc de montrer que ces inégalités sont le fait d’un côté, d’une discrimination culturelle dès le plus jeune âge (les filles et les garçons continuent de ne pas être socialisés de la même manière, ces différences ayant des effets inégalitaires), d’un autre côté, d’une organisation sociale du travail marchand qui, même de façon non intentionnelle, favorise les hommes, et d’une organisation sociale et domestique de la vie familiale qui charge plutôt les femmes. C’est également cette tension qui permet de montrer qu’il n’est pas « normal » que les personnes transgenres doivent faire correspondre leur identification de genre à une anatomie, tout comme il n’est pas « normal » que, pour être marié ou être parent, l’orientation sexuelle puisse être une forme légale de discrimination. De ce point de vue, et c’est une chose tout à fait nouvelle, la légitimité et la nécessité sont du côté des mouvements dès lors qu’ils engagent des actions transformatrices.
Photographie : Danny Willems
Or, c’est paradoxalement aujourd’hui la principale difficulté du féminisme (au sens large) : le principe d’égalité étant acquis, les individus savent qu’ils ne vivent plus dans un monde patriarcal (surtout s’ils comparent avec les moments historiques précédents ou avec d’autres parties du monde), mais ils ne comprennent pas comment malgré tout les inégalités, les discriminations et les violences de genre persistent. Et il leur semble tout aussi peu pertinent d’en rendre responsables « les hommes » ou « les hétéros » (tout au plus les hommes sexistes ou homophobes) ou de devoir se définir comme « féministes ». De sorte que le domaine personnel n’est plus vécu et pensé comme politique, et que la plupart de nos enquêtes montrent que ni les femmes ni les hommes ne comprennent ce qui leur arrive du point de vue du genre, tant le hiatus entre l’idée de leur singularité et de leur égalité comme individu est contrarié par une expérience sociale du genre qui ne parvient plus à se définir en termes sociaux et politiques, mais se traduit souvent par des formes pathogènes de burn out de genre (dépression, violence), tant chez les femmes que chez les hommes. De nouveau, il me semble qu’ici la dénonciation radicale d’une domination patriarcale surplombante est sans effet dès lors qu’il s’agit, au contraire, de partir du cœur des expériences de genre afin de jouer des contradictions propres à l’après-patriarcat. De ce point de vue, chose tout à fait nouvelle, la légitimité et la nécessité sont du côté des mouvements dès lors qu’ils engagent des actions transformatrices des rapports de genre en montrant et en délégitimant l’ensemble des mécanismes symboliques, juridiques, organisationnels, par lesquels le sexisme, l’androcentrisme et l’hétérocentrisme trouvent à persister en contradiction avec le principe d’égalité et de non-discrimination.
Mais que faire de ce sentiment fort de domination patriarcale ? Songeons par exemple à ce que produit de nos jours la bande dessinée sur ce sujet (à l’instar du Projet Crocodiles, initié par Thomas Mathieu) ou aux innombrables blogs étayés (entre cent, celui de Crêpe Georgette)…
« C’est lorsque la domination masculine n’apparaît plus comme “normale”, fatale, ou légitime mais au contraire comme contradictoire avec le principe d’égalité et de non-discrimination qu’elle est éprouvée comme une domination inacceptable. »
Cela ne me semble pas contradictoire. Le sentiment de domination est d’autant plus ressenti que les individus ne sont précisément pas sous l’emprise d’une domination surplombante. Si c’était vraiment le cas, ils ne sauraient même pas qu’ils sont dominés, comme cela a été longtemps le cas sous le patriarcat lorsque la plupart des femmes s’identifiaient aux figures de « femmes » façonnées par le patriarcat, des figures dénoncées ensuite par Simone de Beauvoir comme instruments de l’oppression patriarcale. C’est au contraire lorsque la domination masculine n’apparaît plus comme « normale », fatale, ou légitime mais comme contradictoire avec le principe d’égalité et de non-discrimination qu’elle est éprouvée comme une domination inacceptable, scandaleuse dans ses formes ordinaires et criminelle dans ses formes les plus violentes. Éprouver un sentiment de domination est au fond la condition nécessaire — mais pas suffisante — d’une capacité d’action transformatrice, car cela permet de requalifier l’expérience vécue comme n’étant pas « normale » — ce qui est déjà énorme, au regard de la banalisation culturelle et sociale des inégalités de genre. C’est ce décalage, cette mise en question qui peut conduire, si les ressources culturelles sont disponibles (études, militantisme, internet, fictions, etc.), à transformer ce sentiment de domination en capacité de re-signification de la situation, non plus lue comme une domination mais comme une relation de pouvoir. Celle-ci s’exerce par des choses très pratiques : façons de parler, organisation du travail, types de représentations, etc. Cette relation de pouvoir peut donc être conflictualisée au plus près des pratiques, en mobilisant tous les instruments (symboliques, juridiques, règlementaires) de critique et de transformation.
Quel usage faites-vous du concept d’intersectionnalité, initié par la chercheuse Kimberlé Crenshaw et désormais répandu dans les sciences sociales ?
La notion est importante car elle permet de ne pas dissocier artificiellement les dimensions multiples et enchevêtrées de l’expérience des rapports sociaux, mais elle présente deux limites potentielles. La première serait de négliger le fait que ces divers rapports sociaux de pouvoir disposent chacun d’une historicité propre, de sorte que leur analyse ne peut pas ni se réduire à une analyse isolée ni se fondre dans une intersectionnalité qui finirait par être indescriptible à force d’être multipliée (race, classe, genre, sexualité, ethnicité, religion, handicap…etc.). La seconde limite serait de réduire chacun de ces rapports à leur caricature au sein du « bouquet » de l’intersection, comme si, par exemple, l’ethnicité ne pouvait qu’être définie qu’en termes de colonialité ou de racisation ou le genre qu’en terme de patriarcat.
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Suite à « l’épisode du burkini » (et le retour de la « question du voile » dans l’espace public), quelle lecture faites-vous de la situation française actuelle ?
La question générale est celle de la présence et de la visibilité de l’islam dans les espaces publics et la sphère publique française, car cela pose la question de ce qu’est l’ethnicité nationale française : soit une référence ethnoraciale imaginée comme « authentique » (« Nos ancêtres les Gaulois »), et pour laquelle l’islam serait une étrangeté radicale, soit le produit d’une histoire commune et qui sait produire du « commun » (les principes auxquels nous tenons) tout en reconnaissant la diversité des manières d’être français.e. La dramatisation spécifique des affaires de foulard ou de burkini tient au fait qu’elle permet de mettre en scène une fiction : celle de l’opposition entre une francité moderne et égalitariste, porteuse d’émancipation, et un islam obscurantiste et patriarcal. Cette fiction permet d’occulter deux choses : d’abord, que les rapports de genre « modernes » ne sont pas en soi égalitaristes, ensuite que l’islam, en tant que religion, n’a pas le monopole du patriarcat, et qu’il est par ailleurs le site de mouvements égalitaristes dans l’ensemble des sociétés majoritairement musulmanes, y compris en Arabie saoudite ou en Iran.
« La dramatisation spécifique des affaires de foulard ou de burkini tient au fait qu’elle permet de mettre en scène une fiction : celle de l’opposition entre une francité moderne et égalitariste et un islam obscurantiste et patriarcal. »
Cela me conduit à préciser que d’une façon générale, on peut considérer qu’il n’existe plus d’arrangement de genre patriarcal partout dans le monde. Dans les sociétés européennes, on l’a vu, en raison d’un démantèlement des ressorts de légitimité et de nécessité d’une telle hiérarchie entre le masculin et le féminin. Dans les autres sociétés, notamment les sociétés postcoloniales, les légitimités et les nécessités sont désajustées — parce que le patriarcat traditionnel a été profondément transformé par les colonisations, les modernisations postcoloniales puis la globalisation culturelle, économique et les migrations. Dans ces arrangements de genre composites, faits à la fois de pratiques patriarcales traditionnelles et modernes en crise, et de pratiques et de mouvements de dépatriarcalisation, les rapports de genre sont en profonde recomposition. Mais les actions transformatrices des rapports de genre ne sont pas faciles pour les hommes et les femmes qui résistent à la patriarcalisation, car elles sont prises dans la construction d’une fiction réciproque. Cela consiste à opposer un Occident responsable de tous les maux, notamment via l’introduction d’un féminisme et d’une homosexualité qui corrompent la « féminité », la « virilité » et menacent la famille, à un ethnonationalisme « authentique ». Ce dernier défend la « complémentarité » des hommes et des femmes et justifie la « vocation familiale » de celles-ci, ainsi qu’une homophobie conforme à la « tradition » (alors que, ironiquement, cette homophobie « traditionnelle » a en réalité souvent été importée comme une norme morale par les colonisateurs eux-mêmes au sein de rapports de genre où la question ne se posait pas du tout de cette manière).
Plus largement, les questions de religion et de laïcité sont-elles pertinentes dans un débat sur le féminisme ?
Dès lors que le féminisme est enrôlé par certain.e.s pour défendre une conception islamophobe de la laïcité (ce qui est en rupture réactionnaire avec l’esprit de 1905), la question se pose. Pour ma part, je pense d’un côté que la principale vertu de la laïcité, dans l’esprit de 1905, est de signifier à la fois l’appartenance à une communauté de valeurs séculières (liberté des droits humains individuels ; égalité en droit, notamment de genre ; fraternité, au sens de solidarité par la redistribution) et une approche libérale des formes syncrétiques donnant la liberté d’exprimer ou pas ses convictions religieuses, notamment au sein de la sphère publique. Cette position permet de s’opposer fermement à la fois à ceux qui voudraient faire de la laïcité un instrument de lutte contre l’islam, y compris au nom du féminisme, et ceux qui reprochent à la laïcité d’empêcher les religions de faire respecter la volonté patriarcale de Dieu. D’un autre côté, je pense que les religions sont traversées, comme ailleurs, par des tensions entre patriarcalisation et dépatriarcalisation, et que la laïcité, parce qu’elle relativise les religions et leurs interprétations, permet d’offrir l’espace de légitimité nécessaire aux actrices et aux acteurs de cette dépatriarcalisation au sein des religions — ce qui n’est pas nécessairement le cas dans des contextes où l’exégèse féministe critique de la religion est considérée comme une atteinte au sacré.
Les photographies proviennent des spectacles du chorégraphe flamand Wim Vandekeybus.
- « Le terme “queer” fait référence au mouvement culturel et au courant théorique considérant que les identifications de genre, les sexes et la sexualité ne reposent sur aucune essence identitaire ou naturelle mais sur des rapports sociaux de pouvoir institués, performés et contestés dans l’ensemble des médiations et des représentations constitutives des rapports de genre. Il n’y a donc pas d’identités queer qui seraient différentes des identités hétérosexuelles, gays ou trans mais des actions politiques, culturelles et théoriques de détraditionalisation, de dénaturalisation et de resignification, en un mot de queerisation, des identités, des représentations et des rapports de genre. » Éric Macé, « Ce que les normes de genre font aux corps / Ce que les corps trans font aux normes de genre », Sociologie, 4/2010 (Vol. 1), p. 497–515.[↩]
- Nacira Guénif Souilamas, Éric Macé, Les féministes et le garçon arabe, Édition l’Aube, 2004.[↩]
- Renforcer ou acquérir du pouvoir.[↩]
- L’androcentrisme (du grec andro‑, « homme, mâle ») est un mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des êtres humains de sexe masculin. L’hétérosexisme est le système de comportements, de représentations et de discriminations favorisant la sexualité et les relations hétérosexuelles. Il peut comprendre la présomption que chacun est hétérosexuel ou bien que l’attirance à l’égard de personnes de l’autre sexe est la seule norme et est donc supérieure. L’hétérosexisme inclut ainsi les discriminations et les préjugés qui favorisent les personnes hétérosexuelles aux dépens des gays, lesbiennes, bisexuels, pansexuels et autres.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Aurélie Leroy : « Croire en une conscience féministe unique est dépassé », mars 2016
☰ Lire notre entretien avec D’ de Kabal : « Parler des violences faites aux femmes en tant qu’homme », janvier 2016
☰ Lire notre article « Hélène Brion, entre féminisme et socialisme », Émile Carme, décembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Christine Delphy : « La honte doit changer de bord », décembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Clémentine Autain : « Rendre au féminisme son tranchant », février 2015
☰ Lire notre article « En finir avec le harcèlement de rue » , novembre 2014