En plein cœur : Souheil, Nahel et les autres


Texte inédit | Ballast

Beaumont-sur-Oise, 8 juillet 2023 : la marche du comi­té Vérité pour Adama, tué 7 ans plus tôt par des gen­darmes, est inter­dite par la pré­fec­ture. Un ras­sem­ble­ment de 2 000 per­sonnes se tient mal­gré tout sur l’une des grandes places de Paris — un des frères du jeune défunt est frap­pé par la police : frac­ture du nez, trau­ma­tisme crâ­nien avec contu­sion ocu­laire, contu­sions tho­ra­ciques. À Marseille, le même jour, une marche blanche est orga­ni­sée en mémoire de Nahel, abat­tu à bout pour­tant par un poli­cier le 27 juin der­nier. Avant que l’in­ter­dic­tion ne tombe, les comi­tés d’or­ga­ni­sa­tion avaient pré­vu qu’elle se tienne sur le Vieux-Port : c’est fina­le­ment au cœur du quar­tier la Belle de Mai que près de 1 000 per­sonnes se sont réunies contre les vio­lences de l’ins­ti­tu­tion poli­cière. Plusieurs familles et proches de vic­times ont été invi­tés à s’ex­pri­mer. Parmi eux, Issam El Khalfaoui, père de Souheil, tué à l’âge de 19 ans dans ce même quar­tier, en 2021, en ver­tu de l’ar­ticle L435‑1 du Code de la sécu­ri­té inté­rieure. Il a lu un texte, écrit pour l’oc­ca­sion. Nous le publions aujourd’hui.


Je suis Issam El Khalfaoui, le papa de Souheil tué par la police le 4 août 2021, ici-même. Je ne vais pas vous par­ler de la mort de Souheil aujourd’hui, si ce n’est pour implo­rer les témoins du meurtre de mon fils de dire précisément au juge ce qui s’est passé, pour que vérité soit faite. Ne crai­gnez pas la police : présentez aux yeux de toute la France com­bien l’institution policière est gangrénée.

Je vais vous racon­ter l’histoire d’un petit garçon brillant. Un petit Maghrébin né à Saint-Denis dans le 93, pre­mier de l’école au pri­maire — une école où il y avait peu de Maghrébins et encore moins de Noirs. Des insultes comme « sale Arabe » étaient récurrentes. Puis ce garçon, deve­nu plus grand, est entré au collège. Là encore, il était brillant : le pre­mier des 6e. À la fin de l’année, sa pro­fes­seure d’anglais appe­la ses parents, affolée : la prin­ci­pale avait pris une décision unilatérale et le jeune garçon irait dans la classe de 5e la plus dif­fi­cile. Une expérience, disait cette prin­ci­pale : on allait mettre le meilleur élève de 6avec les moins bons élèves, les plus dissipés, pour voir s’il y aurait un effet d’entraînement. Pour l’ex­pé­rience, on n’al­lait pas mélan­ger un groupe d’élèves, mais un seul, le meilleur : l’Arabe.

Du pur racisme, dénonça la pro­fes­seure d’anglais.

Au lycée, c’est le pro­fes­seur de maths qui n’hésita pas à saquer son dos­sier pour les classes préparatoires. En Math Sup, on lui refu­sa les écoles pari­siennes les mieux classées. En école d’ingénieur, ce fut la galère à chaque fois qu’il fal­lait trou­ver un stage. Refus sur refus. Puis quand, par miracle, il en obtint un, il eut droit dès le pre­mier jour à une mise au point sur le fait qu’il ne fal­lait pas voler au sein de l’entreprise…

« Son fils Souheil prit une balle en plein cœur, ici, à Marseille, tirée par un poli­cier stagiaire. »

Pour son ser­vice mili­taire, il dut très vite faire face à une ava­lanche de pro­pos racistes. Tu es un bou­gnac : croi­se­ment entre le bou­gnoule et le macaque… Et pour faire taire tous ces racistes, il tra­vailla d’arrache-pied dans ce ser­vice. Son savoir-faire fut recon­nu, son abnégation et sa capa­cité de tra­vail furent même récompensées par un voyage en Autriche avec les offi­ciers les plus gradés. Rebelote durant ses premières années en tant qu’ingénieur : nombre de poste ne lui étaient pas acces­sibles, et les pro­mo­tions étaient réservées à ceux qui allaient boire des coups le soir. Finalement, il déci­da de s’installer en indépendant.

… Sans par­ler des contrôles de police par dizaines, du pis­to­let poin­té sur la tempe pour avoir refu­sé un abus de prio­ri­té à des poli­ciers en civil, à des contrôles d’identité où il fut menotté et humi­lié devant ses cama­rades de classes. Des heures dans le panier à salade pour avoir oublié ses papiers chez lui.

Toute sa vie durant, il dut faire plus que les autres. Être plus brillant, plus gen­til, plus ser­viable, plus aimable, plus généreux… À force de faire plus, il eut l’impression d’être fina­le­ment intégré, que sa cou­leur de peau ne comp­tait plus. Il habi­ta dans des quar­tiers bobos à Paris, puis à Marseille, gagna plu­tôt bien sa vie en tant qu’indépendant. Son incons­cient avait construit une pro­tec­tion men­tale, une espèce de barrière. Il oublia les difficultés de sa vie d’a­vant, lorsqu’il habi­tait encore la Cité Rose. Il oublia la vio­lence du quar­tier due à la pau­vreté et les inégalités aux­quelles il avait pu faire face.

Jusqu’au jour funeste où son fils Souheil prit une balle en plein cœur, ici, à Marseille, tirée par un poli­cier stagiaire. 

[Marseille | Maya Mihindou]

Le réveil est bru­tal quand le racisme me rat­trape de plein fouet.

Je dis rat­trapé, mais, en fait, il ne m’a jamais vrai­ment quitté : j’ai juste appris à vivre avec au lieu de le combattre.

Cinq années de ses­sions avec une psy­cho­logue m’ont fait réa­li­ser à quel point le racisme a dirigé ma vie, com­bien je me sens pri­son­nier d’en faire tou­jours plus que les autres. Si je vous raconte tout cela, c’est que malgré tout ce que j’ai vécu, la première réaction que j’ai eue, après les émeutes, a été de me dire pour­quoi ils font ça, pour­quoi ils gâchent tout ? Oui, même moi qui ai per­du mon fils adoré à cause du racisme systémique, à cause d’une police vio­lente et raciste, en pri­vé, j’en ai vou­lu à ces jeunes. C’est dire la force de la manipulation.

Mais, rapi­de­ment, j’ai com­pris qu’ils ne gâchaient rien du tout. Cette jeu­nesse se révolte parce qu’elle n’en peut plus des inégalités, elle n’en peut plus de ne pas avoir d’avenir. Ils n’ont plus rien à perdre, outre une « vie de merde » — comme ils l’é­crivent sur nos murs. Pourquoi brûlent-ils les écoles et les mai­ries ? Car ce sont les seules représentations de l’État qu’ils connaissent. À quand une préfecture ou une antenne d’un ministère dans les quar­tiers nord ou les ban­lieues ? Ces jeunes, ils ont besoin de rêver, besoin de voya­ger, besoin de vivre, pas de sur­vivre. Il est de notre res­pon­sa­bi­lité, à nous les adultes, à nous les anciens, de les protéger, de nous battre pour que leur ave­nir soit meilleur que le nôtre. Je suis profondément convain­cu que seule une grève des racisés pour­ra faire évoluer les choses… À quand notre syndicat ?

Le gou­ver­ne­ment, raciste et fas­ciste, auto­rise une cagnotte de la honte, une cagnotte qui incite au meurtre, et de ce fait est contraire à la loi malgré la déclaration du ministre de la Justice. Combien de poli­ciers seront tentés d’abattre un noir ou un arabe en espérant tou­cher le pac­tole ? Parallèlement à cela, le président de la République fait fi de la séparation des pou­voirs et per­met la condam­na­tion de nos jeunes à des peines indécentes au regard de leurs actes.

« Ils n’ont plus rien à perdre, outre une vie de merde — comme ils l’é­crivent sur nos murs. »

Nahel, Souheil condui­saient sans per­mis. Mais plus de 500 000 Français conduisent sans per­mis. Jade Lagardère a été condamnée car elle avait acheté le sien ; les enfants des nan­tis mar­seillais conduisent éga­le­ment sans, mais leurs parents peuvent leur offrir des voi­tures sans per­mis à 10 000 euros. Seuls nos enfants, nous les racisés, sont exécutés pour ce motif.

M. Macron n’a rien pro­posé après la mort de Nahel, si ce n’est le sta­tu quo.

Il a balayé du revers de la main son meurtre en s’en remet­tant au tra­vail de la Justice, tout en occul­tant les men­songes des poli­ciers, les dan­gers de l’ar­ticle 435–1, la nécessité de la caméra piétonne et de l’indépendance de l’IGPN. De l’autre main, il balaie la révolte de nos jeunes en attri­buant les émeutes de façon hypo­crite aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo pour jus­ti­fier une répression policière et judi­ciaire de plus en plus insup­por­table. Darmanin et Macron sont dépendants des syn­di­cats de police qui leur per­mettent de diri­ger le peuple par la force. Les émeutes ne sont que l’écho de l’attitude des poli­ciers qui blessent, mutilent, tuent depuis l’arrivée de ce président des riches.

L’État a engendré un monstre qu’il ne maî­trise plus : le syn­di­cat raciste Alliance.

Aujourd’hui, je ne veux plus me taire.

Je veux crier toute ma dou­leur et toute ma rage. Je suis un « modèle d’intégration » selon les cri­tères de ces hai­neux. Pourtant, j’en ai pris plein la gueule tout au long de ma vie. Les débats sur l’intégration ne sont qu’un contre-feu pour jus­ti­fier l’intolérance, le racisme, la perpétuation des privilèges. Nous ne vou­lons plus de ces privilèges, nous vou­lons une juste répartition de la richesse, nous sou­hai­tons l’égalité des chances. Nous vou­lons que nos ban­lieues, que nos quar­tiers défavorisés jouissent des mêmes avan­tages que les autres quar­tiers, que nos jeunes bénéficient de la même éducation. Nous vou­lons que nos enfants s’épanouissent dans leur vie, leurs loi­sirs, leur travail.

[Marseille | Maya Mihindou]

Alors aujourd’hui, on dit STOP tous ensemble.

STOP AUX INEGALITÉS
STOP AUX DISCRIMINATIONS 
STOP AUX RACISME
STOP AUX VIOLENCES POLICIERES 
STOP AUX VIOLENCES JUDICIAIRES 
STOP AUX MENSONGES D’ÉTAT


Nous remer­cions Issam El Khalfaoui pour nous avoir auto­ri­sés à publier son allo­cu­tion sur notre site.
Photographie de ban­nière : Marseille | DR
Photographies de vignette : Marseille | Maya Mihindou


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