Désarmons-les : « 2018, année de la mutilation »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Moi, je ne connais aucun poli­cier, aucun gen­darme, qui ait atta­qué des gilets jaunes », décla­rait le ministre de l’Intérieur le 15 jan­vier der­nier. Un aveu­gle­ment que même les médias mains­tream n’osent plus faire leur, désor­mais contraints d’ou­vrir leurs colonnes et leurs micros pour évo­quer publi­que­ment ce que le très droi­tier secré­taire géné­ral de France Police nomme lui-même des « bles­sures de guerre ». Le gou­ver­ne­ment a recon­nu 1 700 bles­sés à la veille de l’acte 9 du mou­ve­ment des gilets jaunes ; le col­lec­tif Désarmons-les évoque quant à lui 2 à 3 000 bles­sés. Dont plus de 100 bles­sés graves. Flash-Ball, LBD, gre­nades de désen­cer­cle­ment et GLI-F4 : les armes du main­tien de l’ordre crèvent les yeux, brisent les mâchoires, cassent les nez, plongent dans le coma et arrachent les mains des citoyens pro­tes­ta­taires (quand elles ne pro­voquent pas la mort d’une retrai­tée1 de 80 ans). Les voix se mul­ti­plient dans la socié­té pour récla­mer l’in­ter­dic­tion de ces armes dites « non létales ». Nous avons ren­con­tré l’un des membres du col­lec­tif Désarmons-les, fon­dé en 2011, pour en parler.


Comment est né votre collectif ?

Ça remonte à 2011. Durant cer­taines luttes anti­nu­cléaires, à Montabot notam­ment, des amis et des connais­sances ont été bles­sés par des gre­nades qui avaient explo­sé à leurs pieds. Nous n’a­vions alors aucune infor­ma­tion réelle sur ces armes ; nos connais­sances pro­ve­naient uni­que­ment de nos expé­riences de ter­rain — lacry­mo­gènes, ton­fa, etc. L’année qui a sui­vi, il y a eu l’ex­pul­sion de Notre-Dame-des-Landes. Là, nous avons été confron­tés à une vio­lence très forte : de nom­breuses armes et muni­tions ont été uti­li­sées, essen­tiel­le­ment des gre­nades, dont la fameuse GLI-F4. Il fal­lait s’in­for­mer et, en retour, faire un tra­vail d’in­for­ma­tion sur ce sujet. Nous avons pris contact avec des street medics et com­men­cé à éla­bo­rer une bro­chure. Nous l’a­vons pré­sen­tée aux dif­fé­rents cercles mili­tants — un peu comme le tra­vail de vul­ga­ri­sa­tion des medics sur les pre­miers soins, mais axé cette fois sur les armes de la police. Nous avons fait une pre­mière ver­sion qui a été mise à jour au fur et à mesure (il fau­drait d’ailleurs s’y remettre, car de nou­velles armes sont appa­rues depuis !).

« En trois jours de mani­fes­ta­tions, au moins 10 000 gre­nades ont été lan­cées, soit autant que toute l’o­pé­ra­tion César à Notre-Dame-des-Landes. »

En lien étroit avec les medics, nous avons rapi­de­ment croi­sé le che­min de bles­sés. À par­tir de 2014 a émer­gé, natu­rel­le­ment, l’i­dée de consti­tuer une assem­blée des vic­times de ces vio­lences. Désarmons-les était déjà consti­tué ; d’autres groupes exis­taient aus­si à Rouen (Face aux armes de la police), à Nantes (l’as­sem­blée des bles­sés 44, créée à la suite de la bles­sure de Pierre Douillard, ébor­gné le 27 novembre 2007), et quelques per­sonnes iso­lées essayaient de se regrou­per à Bordeaux, à Montpellier… Nous avons consti­tué cette assem­blée le 8 novembre 2014 pour mettre en forme et en com­mun toutes ces ini­tia­tives. La bro­chure a été fina­li­sée, un site Internet créé et, sur­tout, nous avons essayé tant que faire se peut de réunir les bles­sés aupa­ra­vant dis­per­sés. L’objectif prin­ci­pal de cette assem­blée est que ces per­sonnes se ren­contrent et orga­nisent un com­bat poli­tique contre les armes. Chacun peut y par­ti­ci­per, ou pas, selon ses pré­oc­cu­pa­tions et moti­va­tions. C’est aus­si un espace d’ac­com­pa­gne­ment psy­cho­lo­gique. Enfin, il y a la lutte juri­dique pour essayer d’ob­te­nir répa­ra­tions et condam­na­tions… mais c’est David contre Goliath.

Quel bilan sani­taire des bles­sés et muti­lés dressez-vous ?

La dif­fi­cul­té est de défi­nir qui est comp­ta­bi­li­sé en tant que bles­sé. Désarmons-les sou­tient en prio­ri­té les per­sonnes muti­lées, ou dont les bles­sures phy­siques et psy­cho­lo­giques sont irré­ver­sibles : des per­sonnes qui ont per­du un membre (main, œil…), qui ont des frac­tures ou des plaies incrus­tées de corps étran­gers pro­ve­nant des gre­nades. Ces der­niers temps, leur nombre a aug­men­té consi­dé­ra­ble­ment. Entre 2001 et 2018, il y avait eu trois mains arra­chées dans les mou­ve­ments sociaux2 et deux bles­sés aux pieds3 ; cet été, pour le 14 juillet, trois per­sonnes ont été ébor­gnées4. Là, sur les trois pre­mières semaines de mobi­li­sa­tion des gilets jaunes, il y a eu a mini­ma quatre mains arra­chées ! Le bilan sani­taire a tout sim­ple­ment dou­blé. Quant aux ébor­gne­ments, on en décompte 18 pour le moment, alors que jus­qu’i­ci, la moyenne était de deux par an. On comp­ta­bi­lise aus­si de nom­breuses frac­tures et mul­ti­frac­tures liées au LBD. Ce constat ne tient pas compte de tous les autres types de bles­sures… On a donc explo­sé les records : 2018 peut être qua­li­fiée de l’an­née de la muti­la­tion. En trois jours de mani­fes­ta­tions, et notam­ment pen­dant celle du 1er décembre, au moins 10 000 gre­nades ont été lan­cées, soit autant que toute l’o­pé­ra­tion César à Notre-Dame-des-Landes. Avec les gilets jaunes, de par les condi­tions et le niveau de répres­sion, on dénombre bien plus de blessés5. Mais l’une des dif­fi­cul­tés pour éta­blir un bilan sani­taire pré­cis consiste dans la récolte des infor­ma­tions qui requiert un mini­mum de cen­tra­li­sa­tion. L’assemblée va lan­cer un appel adres­sé direc­te­ment aux bles­sés et muti­lés, et il est pos­sible que des per­sonnes non recen­sées jusque-là sortent de l’ombre.

[Manifestation contre la loi Travail, 14 juin 2016 | Cyrille Choupas]

Comment se passe la prise en charge des blessés ?

Nous essayons d’a­voir une approche sen­sible et psy­cho­lo­gique. Nous leur fai­sons savoir que nous exis­tons, mais sans insis­ter. S’ils reviennent vers nous, la pre­mière chose que nous fai­sons est de pro­po­ser une ren­contre pour com­prendre où ils en sont en termes médi­caux et juri­diques. Nous essayons de leur don­ner rapi­de­ment les pre­miers conseils, comme récu­pé­rer au plus vite une copie du dos­sier médi­cal (car au-delà d’un cer­tain temps, ce n’est plus pos­sible), adres­ser une lettre direc­te­ment au pro­cu­reur s’ils veulent por­ter plainte contre X au pénal (afin d’é­vi­ter qu’elle puisse être refu­sée par le com­mis­sa­riat) ou trou­ver un bon avo­cat qui ne leur coû­te­ra pas trop d’argent (nous tra­vaillons de notre côté régu­liè­re­ment avec des avo­cats qui acceptent l’aide juri­dic­tion­nelle ou pra­tiquent des tarifs bas). En revanche, nous ne les accom­pa­gnons pas lors de leurs entre­tiens avec leur avo­cat ; nous sommes là uni­que­ment en tant que sup­port et ne vou­lons pas inter­fé­rer dans leurs démarches per­son­nelles. Enfin, nous les invi­tons à ren­con­trer d’autres membres de l’as­sem­blée, dans dif­fé­rents cadres : pour un café, en mani­fes­ta­tion, etc.

Quels rap­ports les vic­times que vous ren­con­trez ont-elles avec leurs blessures ?

« Nous ren­con­trons des per­sonnes bri­sées phy­si­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment. Il faut se recons­truire, par­fois accep­ter un nou­veau visage. »

Nous avons récem­ment accom­pa­gné un pré­nom­mé David chez un avocat6. Il a tout sim­ple­ment eu la bouche arra­chée : il a per­du ses gen­cives, des dents… et ce n’est pas un cas iso­lé. Comme on peut l’i­ma­gi­ner, c’est dur. Nous ren­con­trons des per­sonnes bri­sées phy­si­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment. Pour cer­tains, ça ne dure qu’un temps, celui du trau­ma­tisme phy­sique, mais pour d’autres, ça ne les quitte jamais. Un des bles­sés de l’as­sem­blée a vu son cur­sus sco­laire tout sim­ple­ment détruit. Il souffre d’a­go­ra­pho­bie, subit de nom­breuses migraines, le tout par­se­mé de chutes dépres­sives — des trau­ma­tismes extrê­me­ment forts. Laurent Théron, bles­sé en 2016 lors des mani­fes­ta­tions contre la loi Travail, place de la République [Paris], a per­du un œil à cause d’une gre­nade. Il fait par­tie de l’as­sem­blée et dit régu­liè­re­ment que le fait de trou­ver des per­sonnes qui vivent la même chose que lui, avec qui il peut s’or­ga­ni­ser, et qui lui donnent l’en­vie de se battre, lui a sau­vé la vie. Tout seul, tu ne peux pas te battre…

Il faut se recons­truire, par­fois accep­ter un nou­veau visage. L’un des points qui fait par­tie de notre tra­vail d’ac­com­pa­gne­ment, et qui est épi­neux, c’est la ques­tion des proches. Ils peuvent pen­ser qu’une fois la bles­sure « répa­rée », c’est-à-dire deve­nue presque invi­sible, elle n’existe plus. Mais quand une per­sonne a eu de mul­tiples frac­tures au visage, refait par de la chi­rur­gie esthé­tique, on ne voit certes rien en sur­face, mais les dou­leurs, elles, res­tent… La ques­tion du regard sur soi n’est pas éva­cuée par une répa­ra­tion esthé­tique. C’est dif­fi­cile à com­prendre, même pour les très proches, pour les parents. Offrir des temps de ren­contre entre per­sonnes concer­nées via l’as­sem­blée per­met à une per­sonne muti­lée de voir qu’il y a dif­fé­rentes manières de pen­ser et de pan­ser sa bles­sure. L’une d’elles refuse par exemple de mettre une pro­thèse sur son œil, et a déci­dé de por­ter un ban­deau, comme les pirates, sur lequel elle des­sine tous les jours : c’est une manière de se réap­pro­prier sa bles­sure. Il y a même des bles­sés qui réus­sissent à en faire de l’hu­mour. Un ébor­gné nous a dit, tout sou­rire : « Maintenant, je n’ai plus qu’un œil pour pleu­rer ! » Évidemment, quand ça vient des poli­ciers, ce n’est pas drôle du tout, mais entre nous cet humour a un effet thérapeutique.

[Manifestation contre la loi Travail, 14 juin 2016 | Cyrille Choupas]

Tous ces pro­ces­sus psy­cho­lo­giques, il faut les com­prendre, les accom­pa­gner et les trans­mettre : c’est un vrai tra­vail. Certains street medics s’im­pro­visent méde­cins et ça peut être dan­ge­reux : ce n’est pas parce qu’on sait mettre des baumes sur une bles­sure qu’on a l’ap­proche sen­sible et psy­cho­lo­gique néces­saire. Il ne faut pas dire « C’est pas grave, ça va aller, tu n’as pas l’œil cre­vé », ou encore « C’est pas si grave, tu as eu de la chance » à un bles­sé. Même si cli­ni­que­ment il peut y avoir une hié­rar­chie, psy­cho­lo­gi­que­ment, c’est une grave erreur. Dire à quel­qu’un qui vient de se faire arra­cher la main qu’il a de la chance parce qu’il n’est pas mort, ça n’a pas de sens. Et ces phrases-là, elles vont réson­ner pen­dant long­temps dans leur tête : ce moment trau­ma­tique est ins­crit dans leur mémoire et sera res­sas­sé mille fois.

Les vic­times subissent-elles des pres­sions de la part des ins­ti­tu­tions ? Et com­ment se passent les rap­ports avec l’IGPN, d’ailleurs ?

« Il y a clai­re­ment un pro­ces­sus de culpa­bi­li­sa­tion de la part des ins­ti­tu­tions. Le simple fait d’a­voir été pré­sent, d’a­voir été dans le viseur d’un Flash-Ball, c’est déjà être coupable. »

Il y a clai­re­ment un pro­ces­sus de culpa­bi­li­sa­tion de la part des ins­ti­tu­tions. Le simple fait d’a­voir été pré­sent, d’a­voir été dans le viseur d’un Flash-Ball, c’est déjà être cou­pable. Évidemment, les bles­sés le vivent extrê­me­ment mal. Nous avons de nom­breux témoi­gnages rela­tant par exemple que l’IGPN audi­tionne les bles­sés pen­dant 40 minutes, voire plus, seule­ment pour connaître les rai­sons de leur pré­sence. Le pire, c’est quand ces inter­ro­ga­toires se déroulent direc­te­ment à l’hôpital, quand vous êtes encore sous mor­phine et bien loin de pos­sé­der tous vos moyens : la police, sans même deman­der votre avis, peut vous inter­ro­ger car elle est auto­ma­ti­que­ment sai­sie de l’af­faire. Les bles­sés, de leur côté, ont le droit de refu­ser l’in­ter­ro­ga­toire, mais encore faut-il qu’ils le sachent ! Néanmoins, il faut faire atten­tion, car ce refus de témoi­gner peut ame­ner à ce que l’IGPN refuse à son tour de vous audi­tion­ner. Ils se jus­ti­fient alors en disant : « Nous sommes venus vous voir, vous ne vou­liez pas nous répondre : affaire clas­sée. » Ceci dit, ils évitent : léga­le­ment, il est pos­sible de recou­rir à l’IGPN par le biais du procureur.

Nous par­lions d’ar­me­ment. Comment l’u­ti­li­sa­tion des armes par la police est-elle enca­drée d’un strict point de vue légal ?

Dans le cadre de sa doc­trine du main­tien de l’ordre, la police est depuis tou­jours obli­gée d’ap­pli­quer le prin­cipe de la riposte gra­duée. C’est-à-dire que les poli­ciers doivent uti­li­ser les dif­fé­rents types d’armes en fonc­tion de l’in­ten­si­té de la vio­lence à laquelle ils sont confron­tés. La doc­trine du main­tien de l’ordre à la fran­çaise est rat­ta­chée au prin­cipe du main­tien à dis­tance, pour que ni les poli­ciers, ni les mani­fes­tants ne puissent être bles­sés. Autrement dit, ne sur­tout pas entrer en contact — ce qui explique l’u­ti­li­sa­tion pré­pon­dé­rante des gaz. Dans le cadre d’une mani­fes­ta­tion, par exemple, il y a d’abord toute une phase de déploie­ment du dis­po­si­tif du main­tien de l’ordre et d’en­ca­dre­ment (mise en posi­tion, for­ma­tion de lignes, ins­tal­la­tion de grilles anti-émeutes) ; ensuite viennent, léga­le­ment, les pre­mières som­ma­tions ; une fois pas­sées, il y a les pre­miers bonds offen­sifs, et ensuite les charges. Ils uti­lisent alors le gaz lacry­mo­gène et les canons à eau, puis la matraque.

[Manifestation de gilets jaunes, 8 décembre 2018 | Cyrille Choupas]

Quant à l’in­ten­si­té de la vio­lence, elle est jugée rela­ti­ve­ment à ce qui est tenu dans la main des mani­fes­tants. Cailloux et autres objets conton­dants n’im­pliquent pas de ripostes par­ti­cu­lières autres que celles décrites. À l’u­ti­li­sa­tion de cock­tails Molotov, on passe à un autre grade, qui com­porte direc­te­ment des charges et l’u­ti­li­sa­tion de gre­nades. Après les gre­nades à lacry­mo­gène viennent les gre­nades à effet de souffle — avant, c’é­tait les gre­nades offen­sives, les OF ; doré­na­vant, nous sommes très clai­re­ment en pré­sence de la GLI-F4, celle qui mutile et contient de la TNT. Il y a 20 ans, la GLI-F4 était rare­ment uti­li­sée car elle cor­res­pond au degré ultime, juste avant la riposte armée (celle-ci est le der­nier degré de la doc­trine du main­tien de l’ordre : elle ne peut être uti­li­sée que face à d’autres armes à feu). Elle ne pou­vait être uti­li­sée que s’il y avait sédi­tion révo­lu­tion­naire — c’est-à-dire quand des groupes prennent les armes en vue de ren­ver­ser le pou­voir — ou en cas de légi­time défense face à une menace armée.

Quelle est la place des Flash-Ball et des lan­ceurs de balles de défense (LBD) dans ce dis­po­si­tif officiel ?

« Il y a 20 ans, la GLI-F4 était rare­ment uti­li­sée car elle cor­res­pond au degré ultime, juste avant la riposte armée. »

En 1990, il y a eu un chan­ge­ment de para­digme, qui a trou­vé son apo­gée avec la loi de sécu­ri­té inté­rieure de 2002, la Lopsi. Elle a été mise en place par Sarkozy et appuyée par Pasqua. C’est avec cette loi qu’ar­rivent ces armes dites sublé­tales pro­ve­nant des États-Unis. Celles-ci sont inter­ca­lées, dans le code de pro­cé­dure pénal7 qui défi­nit très spé­ci­fi­que­ment leur uti­li­sa­tion, entre la gre­nade à effet de souffle et l’arme à feu8. Parmi ces armes inter­mé­diaires, le Flash-Ball est à la base l’arme post­co­lo­niale par excel­lence ; il est uti­li­sé dans les quar­tiers popu­laires contre les Arabes et les Noirs, mais pas encore pour le main­tien de l’ordre lors des mani­fes­ta­tions — excep­tion faite de Nantes, qui res­te­ra tou­jours un cas à part ! (rires) À par­tir de 2005 et 2007, lors des « émeutes » de ban­lieues et de Villiers-Le-Bel, les forces de l’ordre ont deman­dé de pou­voir uti­li­ser ces armes inter­mé­diaires. Elles appa­raissent pour la pre­mière fois en 2007, le 27 novembre exac­te­ment, à Villiers et à Nantes : Pierre Douillard sera mutilé.

La caté­go­rie des armes sublé­tales a été pen­sée au départ comme un recours alter­na­tif à l’arme à feu — comme un moyen de ne pas tuer, donc. Et, en effet, le lan­ceur de balles de défense n’est pas une arme mor­telle en soi — mais il fait perdre des yeux, des mains. Un autre exemple : les Américains ont uti­li­sé en Irak une arme sublé­tale de main­tien de l’ordre qui s’ap­pelle l’Active Denial System. C’est un énorme pis­to­let qui crée à dis­tance une sen­sa­tion de brû­lure sur la peau : une sorte de micro-onde qui aug­mente la tem­pé­ra­ture de l’eau du corps. Clairement, les per­sonnes expo­sées à cette arme ne res­tent pas dans son rayon, et fuient. Donc il sera dit que ce n’est pas une arme mor­telle puisque les per­sonnes sont en capa­ci­té de s’en­fuir. Ces armes inter­mé­diaires ne tuent que rare­ment, certes, mais elles mutilent sys­té­ma­ti­que­ment, et ceci de manière expo­nen­tielle. Pourtant, ça ne semble nul­le­ment déranger !

[Manifestation contre la loi Travail, 26 mai 2016 | Cyrille Choupas]

Malgré la loi Lopsi, il y a eu en 2016 la mani­fes­ta­tion non décla­rée de poli­ciers sur les Champs-Élysées : le but était de deman­der de nou­velles armes et un ren­for­ce­ment de ce qu’ils appellent la « légi­time défense ». Comment expli­quez-vous ça ?

Ce qui est fou, c’est que Sarkozy, en 2000, n’i­ma­gi­nait pas que les poli­ciers ne se conten­te­raient pas de ces nou­velles armes ! Les armes non-létales per­mettent d’é­vi­ter les homi­cides, avec toutes les consé­quences judi­ciaires et psy­cho­lo­giques que ça implique, et per­mettent sur­tout de conser­ver une cer­taine légi­ti­mi­té. Visiblement, ça ne leur a pas suf­fi. C’est là qu’on peut voir l’a­mour des poli­ciers pour la vio­lence — on peut par­ler de pas­sions pro­to­fas­cistes. Ils sont par­ti­sans des armes et ne seront satis­faits que lors­qu’ils pour­ront, comme les sol­dats à Fourmies à la fin du XIXe siècle, tirer sur les foules avec des armes à feu. Leur avo­cat, Laurent-Franck Liénard, dépê­ché sur toutes les affaires de vio­lences ou de meurtres com­mis par des poli­ciers, est un per­son­nage qui écrit des livres en faveur du port d’arme géné­ra­li­sé et de lois accor­dant la pré­somp­tion de légi­time défense la plus pleine aux poli­ciers — ceci pour qu’ils puissent avoir recours à leurs armes à feu en toute impu­ni­té. Il est dans une vision très idéa­liste du main­tien de l’ordre, où les poli­ciers ne tire­raient que s’il y avait dan­ger de mort.

Dans le cadre du mou­ve­ment des gilets jaunes, nous avons reçu plu­sieurs témoi­gnages — pro­ve­nant de mili­tants habi­tués aux mani­fes­ta­tions — évo­quant des lacry­mo­gènes bien plus puis­santes qu’à l’or­di­naire. Il n’existe que très peu d’in­for­ma­tions publiques à ce sujet, et les témoi­gnages poli­ciers sont eux-mêmes contra­dic­toires. Alors : simple affaire de dates de fabri­ca­tion ou pos­si­bi­li­té de nou­velles compositions ?

« Les armes inter­mé­diaires ne tuent que rare­ment, certes, mais elles mutilent sys­té­ma­ti­que­ment, et ceci de manière exponentielle. »

Cette ques­tion revient très sou­vent mais, a prio­ri, pas de chan­ge­ment. Mais il y a bien de nou­velles gre­nades de 40 mil­li­mètres, les MP3, qui sont toutes petites et plus rapides d’u­ti­li­sa­tion avec le Penn Arms, un fusil à 6 coups : en consé­quence, ils en tirent beau­coup plus, de manière de plus en plus conden­sée, ce qui a pour effet de satu­rer d’au­tant plus l’air. Mais quelle que soit la gre­nade uti­li­sée, c’est tou­jours le même gaz, le CS à 15 % : un extrait d’oi­gnon pur, concen­tré et modi­fié pour per­sis­ter, auquel sont ajou­tés des pro­duits qui le rendent adhé­sif, donc per­sis­tant dans l’air, sur les vête­ments, sur la peau, etc.

L’apparition de blin­dés dans les rues de Paris, pour faire face aux mobi­li­sa­tions popu­laires, est-elle révé­la­trice d’un tour­nant historique ?

Ils ont déjà uti­li­sé contre les luttes anti­nu­cléaires des années 1970, comme à Chooz (une lutte au cours de laquelle il y a eu des attaques de convois de gen­darmes), à Plogoff ou encore à Notre-Dame-des-Landes. Ce qui est nou­veau, en revanche, c’est qu’ils les sortent en ville. C’est vrai­ment inquié­tant. Le 8 décembre der­nier, j’ai eu pour la pre­mière fois le sen­ti­ment qu’ils s’é­taient pré­pa­rés à une situa­tion de sédi­tion, et donc à tirer sur la foule. Mais je ne pense pas que ces blin­dés pos­sèdent des armes à feu — ceci dit, la démons­tra­tion de force a bien fonc­tion­né : ave­nue Marceau, après l’a­van­cée des blin­dés, il n’y avait plus per­sonne ! C’était une manière très sym­bo­lique de signi­fier : « Aujourd’hui, si vous mani­fes­tez, vous aurez l’ar­mée et tous ses moyens face à vous. » Nous en sommes donc arri­vés à une phase mili­taire. Dans les faits, ils les ont à peine uti­li­sés, ils les ont uni­que­ment fait avan­cer en appui. Mais l’Histoire nous montre bien qu’il y a tou­jours cette pre­mière phase de démons­tra­tion de force, expo­sant les armes à dis­po­si­tion — c’é­tait déjà le cas pour les Penn Arms en 2016 : ils ont été mon­trés par­tout mais n’é­taient pas encore uti­li­sés. C’est une stra­té­gie dis­sua­sive : l’article de Marianne, qui évo­quait l’exis­tence d’un gaz inca­pa­ci­tant, a fait spé­cu­ler sur ce que pour­rait être cette arme, sur ce qu’il pour­rait y avoir dans ces blin­dés ! Et on induit une forme de peur.


[gilets jaunes : recen­se­ment pro­vi­soire des bles­sés graves | Désarmons-les]


Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas


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  1. Zineb Redouane.
  2. Mikaël Cueffà à Pont-de-Buis, Édouard Walczak à Lille, Maxime Peugeot à Notre-Dame-des-Landes.
  3. Pascal Vaillat à Saint-Nazaire et Robin à Bure.
  4. Ayman à Villiers-sur-Marne, Joachim à Lyon et Maxime à Grenoble.
  5. Voir « bilan pro­vi­soire », Désarmons-les, 4 jan­vier 2019.
  6. Voir Elise Menand, Perrine Bonnet, Alice Gauvin, Matthieu Boisseau, Tristan Waleckx et Yvan Martinet, « Violence, la sur­en­chère »Envoyé Spécial, 13 décembre 2018.
  7. Voir Art. 211–9 LSI et décret n° 2011–794 du 30 juin 2011 rela­tif à l’emploi de la force pour le main­tien de l’ordre public.
  8. Voir « Le pas­sage aux balles de gomme et aux armes de 40 mm : un enfé­ro­ce­ment répres­sif due à la Loi pour la Sécurité Intérieure », Désarmons-les, 19 avril 2018 ; voir « Rapport rela­tif à l’emploi des muni­tions en opé­ra­tions de main­tien de l’ordre », IGPN et IGGN, 13 novembre 2014, p. 14.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Raphaël Kempf : « L’action poli­tique est de plus en plus cri­mi­na­li­sée », jan­vier 2019
☰ Lire notre car­net : « Gilets jaunes : car­net d’un sou­lè­ve­ment », décembre 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « Violences poli­cières, un élu raconte », décembre 2018
☰ Lire notre article : « Bure, labo­ra­toire de la répres­sion », Gaspard d’Allens, novembre 2018
☰ Voir notre port­fo­lio : « Jaune rage », novembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Matthieu Rigouste : « Les vio­lences de la police n’ont rien d’accidentel », février 2017


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