Traduction d’un article paru dans The Boston Review
On l’appelle « Cop City » : un projet de centre d’entraînement pour la police étasunienne qui s’étalerait sur 35 hectares dans une forêt au sud-est d’Atlanta. C’est dans cette ville que George Floyd et Rayshard Brooks ont été tués en 2020, déclenchant des manifestations d’une ampleur inédite contre les violences policières dans tout le pays. Depuis 2021, la forêt est occupée par des opposants, écologistes et antiracistes confondus. Il y a tout juste un an, l’un d’eux, Manuel Paez Terán, était abattu au cours d’une descente de police sur les campements : le premier assassinat d’un militant écologiste aux États-Unis. En septembre 2023, l’ONG Global Witness révélait que 177 activistes avaient été tués au cours de l’année précédente pour leur engagement écologiste, dont la plupart en Amérique centrale et du Sud, portant à près de 2 000 leur nombre sur la dernière décennie. Dans cet article que nous traduisons, l’avocate et habitante d’Atlanta Azadeh N. Shahshahani jette un pont entre la répression à l’encontre des gardiens de la forêt dans sa ville et celle que subissent les défenseurs de l’environnement sur tout le continent.
Le 18 janvier 2023, la police d’Atlanta, celle du comté de Dekalb, la police d’État de Géorgie et une équipe du SWAT1 ont fait irruption avec des chiens, armés de balles au poivre et de balles réelles, dans un campement de protestataires dans la forêt de Weelaunee. Ils ont abattu Manuel Paez Terán (aussi connu sous le nom de Tortuguita), un jeune vénézuélien indigène de 36 ans, qui était venu manifester contre le défrichement de la forêt censé précéder la construction de l’Atlanta Public Safety Training Center — autrement appelé Cop City par ceux qui s’y opposent depuis deux ans. Même après sa mort, que Kamau Franklin, du Community Movement Builders, un collectif noir regroupant des habitants et des activistes, a qualifiée à juste titre d’« assassinat politique », les agents de police ont poursuivi leur violente opération de déblaiement : ils ont coupé des branches et les cordes des activistes suspendus dans les arbres, ont tiré sur les manifestants avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. L’autopsie officielle, finalement publiée en avril, révèle que Tortuguita a été abattu par plus de cinquante balles. Des chercheurs et journalistes ont considéré que cette fusillade était « sans précédent« . Selon The Guardian, il s’agit du premier cas connu d’assassinat d’un manifestant écologiste par les forces de sécurité d’un État dans le pays.
Au Honduras, onze jours seulement après le meurtre de Tortuguita, Aly Domínguez et Jairo Bonilla, deux défenseurs de Guapinol, ont été assassinés par des tireurs non identifiés. Ils étaient les cofondateurs d’un groupe qui menait l’occupation de la mine de Los Pinares, pour protester contre les opérations d’exploitation qui menacent de polluer leur source, la rivière Guapinol. Le gouvernement du Honduras a refusé d’aller plus loin dans l’investigation et a attribué les meurtres à une tentative de vol. Entre décembre 2022 et février 2023, au moins sept défenseurs de la nature et membres des communautés situées dans la région du Bajo Aguán — une vallée fertile et extrêmement militarisée du nord du Honduras — ont été tués. Parmi eux, Hipolito Rivas, le leader paysan de la coopérative Gregorio Chavez, son fils Jose Omar Cruz Tome, le président de la coopérative de Los Laureles et son beau-père, Andy Martinez Murrillo. Cela fait des décennies que les communautés du Bajo Aguán et des organisations de solidarité internationale dénoncent la collaboration entre des entreprises privées de sécurité, au service de sociétés minière et d’huile de palme, et des forces militaires, para-militaires et policières appuyées par les États-Unis, dans le but de réprimer violemment l’opposition qui s’organise contre le vol des terres et la destruction de l’environnement dont dépendent ces industries.
« Si le meurtre de Tortuguita constitue une dangereuse première aux États-Unis, l’assassinat de défenseurs de la nature est une pratique cruellement courante en Amérique du Sud et en Amérique centrale. »
Au même moment, dans le nord du Salvador, une semaine seulement avant la descente meurtrière dans la forêt de Weelaunee, la police d’État a mené un de ces raids dont elle a le secret. Les habitants de la communauté rurale de Santa Marta ont été réveillés au beau milieu de la nuit par des sirènes et des projecteurs tandis que la police procédait à l’arrestation d’Antonio Pacheco, le directeur exécutif de l’Association de développement économique et social de Santa Marta, qui a contribué à animer le puissant mouvement contre l’exploitation minière au Salvador. Quatre autres leaders communautaires — Miguel Ángel Gámez, Alejandro Laínez García, Pedro Antonio Rivas Laínez et Saúl Agustín Rivas Ortega — ont également été arrêtés. La scène n’a paru que trop familière à une communauté qui, pendant la guerre menée au Salvador et soutenue par les États-Unis contre les forces révolutionnaires de gauche dans les années 1980, a été victime d’un horrible massacre et d’une répression brutale.
Si le meurtre de Tortuguita par la Georgia State Patrol constitue une dangereuse première aux États-Unis, l’assassinat de défenseurs de la nature est une pratique cruellement courante en Amérique du Sud et en Amérique centrale. L’Amérique latine est depuis longtemps la région la plus meurtrière qui soit pour les défenseurs des droits humains et environnementaux. Dans une étude publiée en 2022, Frontline Defenders a noté que quatre des cinq pays contribuant à 80 % des meurtres de défenseurs des droits humains dans le monde se trouvaient cette année-là en Amérique latine. D’autres rapports montrent que 75 % de tous les meurtres de défenseurs de l’environnement dans le monde ont eu lieu dans cette région, et qu’ils touchent plus particulièrement les autochtones. Ces statistiques révèlent ce que les militants écologistes du monde entier savent depuis longtemps : la violence de l’État à l’encontre des défenseurs de l’environnement ne se limite pas aux États-Unis.
Mais si cette violence ne se cantonne pas à l’intérieur des frontières des États-Unis, le pays a sans nul doute joué un rôle actif dans sa propagation. En Amérique latine, les États-Unis encouragent depuis longtemps les politiques économiques en faveur des entreprises engagées dans les industries extractives et dans d’autres formes d’exploitation, tout en formant, armant et soutenant les États et les forces paramilitaires qui répriment brutalement ceux qui s’opposent à ces politiques. En bref, le modèle étasunien de maintien de l’ordre — celui qui serait enseigné à Cop City et exporté ailleurs — existe pour protéger le capital et la propriété. La répression contre ceux qui le combattent, à Atlanta, au Honduras, au Salvador et dans le monde entier, offre un aperçu effrayant d’un avenir possible : celui d’une violence étatique croissante contre les communautés qui, partout, luttent pour défendre l’eau, la terre et les écosystèmes contre l’avidité des entreprises.
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À Atlanta, les communautés se sont organisées pour protéger environ 45 hectares de la South River Forest — ou Weelaunee Forest pour le peuple Muscogee (Creek) —, non pas contre les ravages de l’exploitation minière, des plantations d’huile de palme, de l’exploitation forestière ou des barrages hydroélectriques — les principales forces à l’origine des accaparements de terres en Amérique centrale — mais contre la construction d’une base policière. La ville d’Atlanta, le département de la police d’Atlanta et la Fondation de la police d’Atlanta (Atlanta Police Foundation, APF) ont eu l’idée de créer un Centre de formation à la sécurité publique à Atlanta après les soulèvements de 2020 contre les violences policières. Les plans prévoient une zone d’essais d’explosifs, plus de douze champs de tir, une aire d’atterrissage pour hélicoptères Black Hawk, un centre d’entraînement au contrôle des foules, un parcours de conduite pour que la police puisse s’entraîner aux poursuites, et un « village fictif » avec un hôtel/boîte de nuit et une supérette. Deux fois plus grande que les installations similaires à New York et à Los Angeles, Cop City serait l’installation la plus importante de ce type au niveau national.
« Cop City a pour but d’intimider et d’entraver la construction des mobilisations, de détourner des ressources indispensables pour les communautés locales et d’exacerber [leur] surveillance. »
En septembre 2021, le conseil municipal d’Atlanta a approuvé Cop City par 10 voix contre 4 et a loué le terrain à l’APF, une organisation à but non lucratif qui consacre des fonds privés au maintien de l’ordre et à la surveillance des habitants d’Atlanta. Les partisans de Cop City affirment que les installations de formation actuelles sont « inférieures aux normes » et que le « Centre de formation à la sécurité publique d’Atlanta » est nécessaire pour améliorer le moral des policiers et les inciter à rester dans la ville. Les habitants se sont opposés à Cop City pendant dix-sept heures de consultations publiques enregistrées en 2021 et à nouveau en 2023.
Cette construction réduirait le couvert végétal d’Atlanta et augmenterait la pollution atmosphérique et sonore dans le quartier majoritairement noir et ouvrier situé près de la forêt. Les essais d’armes et le stand de tir rejetteront des métaux lourds et des produits chimiques toxiques dans la South River, déjà menacée ; ceux-ci resteront dans le sol et l’eau pendant des décennies. Enfin, le prix de Cop City, estimé à 90 millions de dollars — 30 millions de la ville d’Atlanta et 60 millions de l’APF — ne tient pas compte des coûts sociaux et écologiques du projet. Cop City a pour but d’intimider et d’entraver la construction des mobilisations, de détourner des ressources indispensables pour les communautés locales et d’exacerber la surveillance des communautés noires, brunes2 et autres dépossédées, non seulement à Atlanta, mais aussi dans tout le pays et dans le monde entier.
Les activistes ont compris la menace que représente Cop City. Ils se sont mobilisés pour s’opposer au développement de la surveillance et à la militarisation de la police, ainsi que pour protéger la forêt. Mais l’État a aussi conscience que les efforts qu’il déploie pour construire Cop City sont menacés par ces militants. Il a rapidement pris des mesures antiterroristes au niveau national et à l’échelle de l’État de Géorgie afin de criminaliser les protestations et de décourager l’expression d’un désaccord. L’État utilise fréquemment le terrorisme comme étiquette politique pour justifier son usage de la violence contre les communautés noires et brunes. Récemment, des fonctionnaires et des procureurs locaux de Géorgie ont qualifié le mouvement pour l’abolition des prisons de menace terroriste intérieure, comme en 2020, lorsque les forces de l’ordre ont qualifié les manifestations de Black Lives Matter et antifascistes d’actes de terrorisme intérieur.
Pendant ce qu’on a appelé la période de la « Peur verte » au milieu des années 2000, le gouvernement a poursuivi les militants écologistes du Front de libération de la Terre (Earth Liberation Front) et du Front de libération des animaux (Animal Liberation Front) en vertu des lois fédérales sur le terrorisme. L’écoterrorisme est alors devenu la priorité du ministère de la Justice en matière de terrorisme intérieur. À la fin des années 2010, le FBI a commencé à ranger les militants de Black Lives Matter dans la catégorie d' »extrémistes de l’identité noire » et à les surveiller davantage. Plus récemment, les activistes qui protestent contre le Dakota Access Pipeline ont été traduits en justice en tant que terroristes.
« Aujourd’hui, pour la première fois, l’État de Géorgie utilise sa loi sur le terrorisme intérieur contre un mouvement écologiste et antiraciste. »
Aujourd’hui, pour la première fois, l’État de Géorgie utilise sa loi sur le terrorisme intérieur contre un mouvement écologiste et antiraciste. Près de vingt défenseurs des forêts ont été arrêtés en vertu de cette loi entre décembre 2022 et janvier 2023, un nombre qui a plus que doublé depuis. Les déclarations sous serment de la police citent comme exemples d’activités « terroristes » l' »intrusion criminelle sur un terrain notifié par l’État comme interdit d’accès », le fait de « dormir dans la forêt », de « dormir dans un hamac avec un autre accusé » ou d’être un « membre connu » d’un « mouvement d’abolition des prisons » et d' »occuper une cabane dans un arbre tout en portant un masque à gaz et une tenue de camouflage ». Même les animateurs du Fonds pour les libérations sous caution ont été arrêtés lors d’une descente effectuée le 31 mai dans les bureaux du Fonds de solidarité d’Atlanta, et accusés de « fraude caritative » et de « blanchiment d’argent ».
Des activistes et des avocats avaient déjà prévenu que la loi sur le « terrorisme intérieur » du gouverneur de Géorgie, Brian Kemp, aurait des conséquences désastreuses pour les militants. Aujourd’hui, ils tirent la sonnette d’alarme quant au dangereux précédent juridique que ces accusations pourraient créer. En vertu de la loi de l’État de Géorgie, le terrorisme intérieur comprend désormais la commission d’un crime ayant pour intention de « mettre hors service ou de détruire des infrastructures essentielles« , de causer des « pertes économiques majeures » et d’intimider la population civile, d’altérer, de modifier ou de contraindre la politique gouvernementale, ou d’affecter la conduite du gouvernement par l’utilisation d' »engins destructifs« . Les « infrastructures critiques » peuvent être des « installations, systèmes, fonctions ou biens » publics ou privés, physiques ou virtuels, qui fournissent ou distribuent des « services au bénéfice du public« . Vingt États ont déjà adopté des lois anti-manifestation similaires dans le but d’étouffer les défenseurs de l’environnement.
Les autorités locales de Géorgie ont adopté des éléments de langage sur les « manifestants extérieurs » pour justifier un « état d’urgence » en réponse à la résistance continue à Cop City et aux manifestations qui ont suivi l’assassinat de Tortuguita. Le 26 janvier, le gouverneur Kemp a publié un décret lui accordant des pouvoirs élargis, y compris le déploiement d’un millier de soldats de la Garde nationale pour « maîtriser les émeutes et les rassemblements illégaux« . Le 29 août, le procureur général de l’État, Chris Carr, a inculpé 61 personnes, dont des activistes, un observateur juridique et des employés du Fonds pour les libérations sous caution, en vertu de la loi de Géorgie sur la corruption et l’influence des extorqueurs (RICO), en publiant un acte d’accusation qui établit un lien entre les manifestations liées à Stop Cop City et celles qui ont eu lieu en 2020 à la suite du meurtre de George Floyd. Bon nombre des accusés cités font dans le même temps l’objet d’allégations de terrorisme national, ce qui crée un précédent inquiétant quant à l’utilisation de la loi RICO pour étouffer un désaccord.
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Cette nouvelle réalité pour les militants écologistes états-uniens n’est que trop bien connue des mouvements populaires organisés en Amérique centrale, où la police et l’armée ont reçu, de la part des États-Unis, un entraînement intensif depuis des décennies. Comme à Atlanta, les accusations de terrorisme ont été utilisées pour déshumaniser les ennemis de l’État. Dans le cas du Salvador, les militants écologistes et les dirigeants communautaires ont été étiquetés comme membres de gangs. Ces accusations ont également été utilisées pour justifier et glorifier la violence de l’État : les photographies officielles d’un grand nombre de prisonniers menottés ont été diffusées pour susciter la peur et normaliser l’avilissement. Le gouvernement du Salvador appelle une de ses nouvelles prisons, qui serait l’une des plus grandes du monde, le « Centre de confinement des terroristes ». Dans ce contexte, le régime de Nayib Bukele a arrêté non seulement des militants contre l’industrie minière, mais aussi des dirigeants syndicaux, des leaders des organisations de jeunesse et des opposants politiques.
« Ces politiques [au Salvador] sont l’aboutissement de deux décennies de répression policière soutenue par les États-Unis. »
L’opération du procureur général contre les « cinq de Santa Marta », les manifestants opposés à l’industrie minière qui ont été emprisonnés, s’inscrit dans une campagne d’arrestations massive lancée en mars 2022, lorsque le gouvernement de Bukele a suspendu des droits constitutionnels essentiels au prétexte de lutter contre la violence des gangs. Les législateurs issus du même parti que Bukele ont continuellement — et illégalement — reconduit une mesure d’urgence de 30 jours, dite d’état d’exception, au cours des 16 derniers mois. Le fait que le gouvernement salvadorien ne respecte pas les procédures légales est devenu un cauchemar pour les familles de la classe ouvrière dont les communautés sont concernées par la militarisation. Plus de 71 000 personnes ont été arrêtées, souvent sans mandat, sans preuve et sans enquête. En juillet 2023, les organisations salvadoriennes de défense des droits humains avaient recensé plus de 6 400 violations des droits humains, principalement des arrestations arbitraires, et la mort d’au moins 153 personnes en prison, que ce soit à la suite de tortures, de passages à tabac ou d’un manque d’accès aux soins médicaux. Aucune d’entre elles n’a été reconnue coupable de crime.
Ces politiques sont l’aboutissement de deux décennies de répression policière soutenue par les États-Unis. Comme le soulignent les chercheurs Leisy Ábrego et Steven Osuna, les gouvernements de droite ont d’abord mis en œuvre un plan antigang du type « main de fer » au Salvador, c’est-à-dire « modelé sur les politiques états-uniennes de tolérance zéro et de maintien de l’ordre dites de la fenêtre brisée3 » en 2003. À l’instar des campagnes anti-insurrectionnelles des années 1980, les stratégies états-uniennes de maintien de l’ordre et de sécurité exportées au cours des trente dernières années ont armé les gouvernements d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud en leur donnant les moyens de réprimer les communautés appauvries, y compris celles qui s’organisent pour défendre la terre et l’eau.
En 2006, le gouvernement d’extrême droite de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA) a adopté une loi antiterroriste calquée sur le Patriot Act des États-Unis. Les militants du Salvador se sont vivement opposés à cette loi en raison de son caractère radical et ont averti sur le fait qu’elle allait ouvrir la voie à des persécutions politiques. Parmi les premières personnes qui ont été inculpées en vertu des nouvelles lois, on compte 14 militants de la communauté de Suchitoto qui protestaient contre la privatisation de l’eau. Grâce à une action de solidarité internationale, ils ont été libérés en 2007 et les charges retenues contre eux ont été abandonnées.
La formation des forces de sécurité en Amérique du Sud et en Amérique centrale est un pilier de la stratégie géopolitique des États-Unis dans la région : elle permet de s’assurer que les personnes au pouvoir restent favorables aux intérêts commerciaux états-uniens. La tristement célèbre École militaires des Amériques (School of the Americas), d’abord basée au Panama puis transférée à Fort Moore, en Géorgie, accueille des officiers militaires d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale et propose des cours allant de « l’entraînement tactique à la théorie avancée sur l’application de la doctrine militaire« . Elle a par la suite été rebaptisée « Institut de l’hémisphère occidental pour la coopération en matière de sécurité » après avoir été accusée de former ses élèves à la torture et aux techniques d’assassinat. Parmi les diplômés de l’école au Salvador figurent le colonel Domingo Monterrosa, qui a dirigé le bataillon Atlacatl, de sombre mémoire, qui a massacré des centaines de personnes à El Mozote en 1981, et Roberto D’Aubuisson, qui a planifié l’assassinat en 1980 de l’archevêque salvadorien Óscar Romero, qui critiquait ouvertement le gouvernement militaire. L’institut reste opérationnel et déclare « former chaque année entre 1 200 et 1 900 étudiants militaires, policiers et civils de tout l’hémisphère« .
« La formation des forces de sécurité en Amérique du Sud et en Amérique centrale est un pilier de la stratégie géopolitique des États-Unis dans la région. »
Au milieu des années 2000, les États-Unis ont élargi leur champ d’action au maintien de l’ordre. En 2005, dans le cadre d’un effort visant à renforcer la confiance des investisseurs états-uniens dans l’accord de libre-échange nouvellement adopté entre la République dominicaine et l’Amérique centrale (DR-CAFTA), l’administration Bush a ouvert une nouvelle branche de l’école internationale de formation de la police héritée de l’ère Clinton, l’International Law Enforcement Academy (ILEA), à San Salvador. Les États-Unis présentent ce travail comme allant dans le sens d’une « professionnalisation » de la police — un terme suspect, compte tenu du fait que les États-Unis restent le pays à hauts revenus où le taux d’homicides policiers est de loin le plus élevé au monde. Ce qui a été appelé l' »École des Amériques pour la police » a permis à des milliers de policiers d’Amérique centrale et du Sud de recevoir une formation du FBI, de la DEA et d’autres agences basées aux États-Unis, y compris des forces de police locales et d’État. Depuis 2011, ces formations comprennent également des cours dispensés par le département de police d’Atlanta, dans le cadre de son partenariat avec le département d’État.
En 2007, l’administration Bush a lancé l’initiative Mérida, censée se concentrer sur la surveillance des frontières et aider les gouvernements du Mexique et d’autres pays d’Amérique centrale dans la lutte contre la drogue. Les experts ont d’emblée fait valoir que cette initiative ne ferait que renforcer les réseaux de criminalité organisée, ce qui s’est avéré exact. L’Initiative de sécurité régionale pour l’Amérique centrale (CARSI) a pris la suite peu après en prétendant « stopper le flux de stupéfiants, d’armes et d’argent liquide généré par les ventes de drogues illicites » et « renforcer et intégrer les efforts de sécurité de la frontière sud-ouest des États-Unis jusqu’au Panama« .
En 2017, la Commission inter-américaine des droits humains a été saisie de plusieurs affaires concernant le nombre croissant d’exécutions extrajudiciaires commises par la police salvadorienne. L’année suivante, le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires a fait état d’un « schéma de comportement parmi le personnel de sécurité, qui se traduit par des exécutions extrajudiciaires et un recours excessif à la force« . Il citait « des éléments du cadre juridique, tels que la loi antiterroriste de 2006 » comme principaux facteurs contribuant à ces violations.
Un élément clé des efforts de réforme de la police américaine en Amérique centrale a été la création, le développement et la formation d’unités de police d’élite spécialisées dans la lutte contre le crime organisé — souvent à des fins létales. Les enquêteurs ont établi un lien entre les Forces de réaction spécialisées (FES) du Salvador, une unité mixte de la police et de l’armée soutenue par un important financement états-unien, et les meurtres de 43 personnes soupçonnées d’appartenir à des gangs au cours du seul premier semestre 2017. Bien que l’unité soit officiellement dissoute, nombre de ses membres ont rejoint une nouvelle section soutenue par les États-Unis, appelée les Jaguars. Au Honduras voisin, les États-Unis ont fortement investi dans la création des TIGRES, les Troupes de renseignement et groupes d’intervention spécialisés dans la sécurité. Lancés en 2012, les agents des TIGRES ont été impliqués à plusieurs reprises dans des affaires de trafic de drogue, de corruption et de répression de manifestants.
« Bon nombre des aspects les plus dangereux des pratiques policières circulent aujourd’hui à l’échelle internationale. »
Ces dernières années, certaines des forces de sécurité les plus célèbres formées par les États-Unis dans le monde sont devenues à leur tour formatrices, souvent grâce au financement de diverses agences états-uniennes. Des soldats colombiens proposent désormais des formations au Honduras par l’intermédiaire du Commandement sud des États-Unis (SOUTHCOM). La police d’Atlanta a également reçu une formation de la Colombie, ainsi que d’Israël et d’autres pays, dans le cadre d’un programme subventionné par le ministère états-unien de la justice. Des activistes ont fait valoir que, si elle était construite, Cop City pourrait accueillir des formations similaires pour des forces internationales. Avec les programmes de formation et de perfectionnement financés par les États-Unis, bon nombre des aspects les plus dangereux des pratiques policières circulent aujourd’hui à l’échelle internationale. Depuis la création des écoles de police soutenues par les États-Unis au Salvador, le taux d’incarcération par habitant de ce pays a dépassé celui des États-Unis — il est aujourd’hui le plus élevé au monde.
Lorsque le président salvadorien Nayib Bukele est apparu dans l’émission de Tucker Carlson sur Fox News pour fêter les mesures répressives adoptées4, il a exhorté les États-Unis à suivre ses traces. Tandis que se déroulaient des manifestations contre Cop City en mars dernier, le gouverneur Kemp a accueilli l’ambassadrice salvadorienne Milena Mayorga en Géorgie. Ce même mois, Milena Mayorga a invité le maire d’Atlanta, Andre Dickens, à se rendre de manière imminente au Salvador dans le cadre d’une délégation. Alors que la Géorgie et le gouvernement salvadorien renforcent leurs liens diplomatiques, l’exportation par les États-Unis de leur « expertise » aux forces de police et militaires d’Amérique centrale ne se fait plus seulement en ligne droite, mais suit un cercle vicieux.
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Il y a quinze ans, les directeurs de l’ILEA étaient très clairs lorsqu’ils parlaient de leurs objectifs lors de l’ouverture d’une nouvelle école de police au Salvador : rendre l’Amérique latine « sûre pour les investissements étrangers » en « assurant la sécurité régionale et la stabilité économique et en luttant contre la criminalité« . Laura Richardson, cheffe du SOUTHCOM pour l’Amérique latine, s’est récemment fait l’écho de ces commentaires en justifiant l’importance des opérations militaires états-uniennes en Amérique latine par les « riches ressources et les éléments rares » présents dans la région, tels que le lithium et le pétrole. Ce n’est pas une coïncidence si des fabricants de tasers, allant de Wells Fargo à Axon, ont été d’importants donateurs de la Fondation de la police d’Atlanta pour la construction de Cop City et de fondations policières dans tout le pays. Elles savent, comme la police qu’elles financent, que les batailles pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles comme l’eau ne feront que s’intensifier à mesure que la crise climatique s’aggravera et elles agissent en conséquence.
Mais l’espoir reste permis. Le mouvement Defend the Atlanta Forest/Stop Cop City, guidé par des principes antiracistes, indigènes, abolitionnistes et par des politiques de défense de l’environnement, a réussi, avec l’aide de manifestants qui occupent la forêt depuis la fin de l’année 2021, à stopper le projet jusqu’à présent. Ces défenseurs s’appuient sur des tactiques variées : campements, occupation dans les arbres, marches pacifiques, événements communautaires et enquêtes. La résistance continue a forcé la ville à réduire l’échelle du projet de plus de 75 hectares à 42,5 hectares et à promettre de faire de la forêt environnante un parc public préservé de 132,5 hectares.
« Malgré les risques, les communautés organisées en Amérique centrale ne reculent pas. Les activistes d’Atlanta non plus. »
Au Salvador aussi, les défenseurs de la terre et de l’eau sont parvenus à empêcher des opérations minières. En 2017, le pays est devenu le premier au monde à interdire l’exploitation des mines de métaux, en grande partie grâce aux communautés qui ont travaillé sans relâche pendant près de vingt ans pour s’organiser contre celle-ci, et ce malgré les menaces et le harcèlement. D’autres communautés et mouvements dans toute la région suivent cet exemple. Ils refusent de céder aux forces militaires et paramilitaires coercitives et violentes soutenues par les États-Unis. En 2015, au Honduras, la Commission inter-américaine des droits humains a estimé que l’État avait violé les droits humains des communautés indigènes garifuna en étendant le développement urbain sur leurs terres. Cette décision a marqué une victoire pour la reconnaissance des droits fonciers des Garifuna, bien que le gouvernement hondurien n’ait pas encore mis en œuvre de mesures conformes à la décision.
Les mouvements écologistes ont également réussi à lutter contre la criminalisation des défenseurs de la terre et de l’eau. Après un tollé international, les charges retenues contre les huit défenseurs de l’eau de Guapinol, arrêtés en 2019 pour s’être opposés au projet minier Los Pinares, ont été abandonnées en 2022. Enfin, le 5 septembre 2023, les cinq défenseurs de l’eau de Santa Marta arrêtés en janvier ont été transférés de leur prison pour être assignés à résidence à la suite d’une campagne internationale, même si la lutte pour l’abandon de toutes les charges retenues contre eux se poursuit.
L’investissement des États-Unis dans le contrôle de territoires, de ressources et de populations entières par le biais du maintien de l’ordre reflète les tactiques qu’ils ont contribué à mettre en place en Amérique centrale, ce qui est pour le moins préoccupant. Mais c’est aussi un indicateur : les mouvements qui les combattent, tant aux États-Unis qu’en Amérique centrale, sont capables de constituer des menaces significatives à l’ordre raciste que les États-Unis cherchent à maintenir par le biais de tactiques conjointes telles que les poursuites judiciaires et la qualification de terroriste. Malgré les risques, les communautés organisées en Amérique centrale ne reculent pas. Les activistes d’Atlanta non plus. Ensemble, ils conçoivent des alternatives à la destruction de l’environnement et à la militarisation dont nous avons besoin de toute urgence.
Photographie de bannière : Nicole Craine | The New York Times
Photographie de vignette : Cheney Orr | Reuters
- Acronyme de « Special Weapons And Tactics », qui désigne un type d’unités d’intervention appartenant aux forces de police des États-Unis, spécialisées dans les opération en milieu urbain aux côtés d’autres forces de police [ndlr].[↩]
- Ce qualificatif peut désigner, aux États-Unis, les personnes des communautés Latinos, Asiatiques du Sud-Est, Moyen-orientales, etc., de façon péjorative ou, à l’inverse, pour retourner une assignation stigmatisante [ndlr].[↩]
- Les contours de cette théorie, nommée « broken windows » en anglais, ont été définis en 1982 par George L. Kelling et James Q. Wilson, en partant du principe que, « si une vitre est cassée et n’est pas réparée, toutes les autres vitres connaîtront bientôt le même sort ». L’idée est que, dès que se multiplient des signes d’abandon, le vandalisme tend à se manifester, suivi de comportements violents [ndlr].[↩]
- Le 5 novembre 2022, le président du Salvador a déclaré au micro de Fox News que les États-Unis sont désormais moins sûrs que son pays du tiers-monde [ndlr].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Paul Rocher : « Une police démocratique est une contradiction », décembre 2022
☰ Lire notre article « Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale », Cyprine et Layé, juillet 2022
☰ Lire notre traduction « Écologie : construire des coalitions révolutionnaires », Jaskiran Dhillon, avril 2022
☰ Lire notre entretien avec Angela Davis et Assa Traoré, mai 2020
☰ Lire notre article « États-Unis : les prisonniers face aux catastrophes écologiques », Gwenola Ricordeau et Joël Charbit, mai 2019