Colombie : quand le pouvoir tire sur le peuple


Texte inédit pour le site de Ballast

La réforme fis­cale annon­cée en avril der­nier par le gou­ver­ne­ment d’extrême droite d’Iván Duque, élu en 2018, a été l’étincelle de trop. Le 28 du même mois, le peuple colom­bien enva­his­sait les rues ; il ne les a, depuis, plus quit­tées. C’est là un nou­veau cycle de pro­tes­ta­tion que le pou­voir entend bri­ser par tous les moyens. Malgré un lourd tri­but humain — une soixan­taine de morts1, des mil­liers de bles­sés et des cen­taines de dis­pa­rus —, la mobi­li­sa­tion ne tarit pas. Si la réforme est pour l’heure sus­pen­due, la colère popu­laire se pour­suit, épou­sant les contours d’un mou­ve­ment natio­nal contre la vio­lence d’État, les vio­la­tions des droits fon­da­men­taux et la cri­mi­na­li­sa­tion de la grève. Un point sur la situa­tion, à l’heure où le régime appelle à un pré­ten­du « dia­logue ». ☰ Par Ruth Rojas et Laurent Perpigna Iban


Le 28 avril 2021, le spectre de la contes­ta­tion sociale qui avait frap­pé la Colombie entre octobre 2019 et février 2020 venait han­ter à nou­veau le palais pré­si­den­tiel. Cette pré­cé­dente mobi­li­sa­tion, arti­cu­lée autour de cris­pa­tions dues autant au sabor­dage par le pré­sident d’extrême droite Iván Duque de l’accord de paix signé en 2016 avec les Forces armées révo­lu­tion­naires de Colombie (FARC-EP) qu’aux inéga­li­tés sociales, s’était tue subi­te­ment avec l’arrivée de la pan­dé­mie de Covid-19. Pour autant, aucun pro­blème de fond n’était réso­lu ; pire encore. Depuis, la popu­la­tion n’a connu aucun répit : le taux de pau­vre­té a atteint 42 %, et près de 15 % des Colombiens — soit 7 mil­lions de per­sonnes — n’arrivent pas à consom­mer trois repas par jour.

« Ce qui a jeté les citoyens dans la rue, c’est la réforme fis­cale, évi­dem­ment. Mais la pro­tes­ta­tion a pris rapi­de­ment un nou­veau tour­nant. »

C’est dans ce contexte que le ministre des Finances démis­sion­naire Alberto Carrasquilla a pré­sen­té une réforme fis­cale d’envergure le 15 avril afin, notam­ment, de rem­bour­ser la dette éle­vée du pays. Dénommée cyni­que­ment « Loi de soli­da­ri­té durable », elle visait en réa­li­té à taxer des couches sociales déjà lar­ge­ment en dif­fi­cul­té éco­no­mique, tout en pro­té­geant les classes les plus aisées. Certains points de la réforme de la loi, comme l’augmentation de la TVA sur les ser­vices publics et des taxes sur les car­bu­rants a mis le feu aux poudres. D’autant qu’un impôt sur le reve­nu a été éga­le­ment pro­po­sé : désor­mais, le salaire mini­mum en Colombie cor­res­pond à l’équivalent de 248 dol­lars, soit la moi­tié de la somme néces­saire pour assu­rer les dépenses moyennes liées au loge­ment, à la nour­ri­ture, le trans­port et l’éducation. Johan Mendoza Torres, socio­logue et pro­fes­seur d’université en Colombie, nous explique : « Ce qui a jeté les citoyens dans la rue, c’est la réforme fis­cale, évi­dem­ment. Mais la pro­tes­ta­tion a pris rapi­de­ment un nou­veau tour­nant : beau­coup ont rejoint le mou­ve­ment parce que les forces de l’État ont com­men­cé à répri­mer de manière dis­pro­por­tion­née, asy­mé­trique et anti­ré­pu­bli­caine, la socié­té colom­bienne. Et qu’ils ont atten­té à la vie des mani­fes­tants. »

Cali sous le feu de la répression

Alors que la Colombie tra­verse un troi­sième pic pan­dé­mique de forte inten­si­té, les mani­fes­ta­tions se sont rapi­de­ment éten­dues dans plu­sieurs régions. Santiago de Cali, située dans le sud-ouest du pays, s’est conver­tie en un épi­centre de la contes­ta­tion. Il faut dire que la troi­sième ville du pays est gra­ve­ment tou­chée par la crise : Cali subit les consé­quences d’une pau­vre­té endé­mique, d’un chô­mage de masse, d’un manque d’ac­cès aux soins et à la san­té, cumu­lés avec la pré­sence de groupes armés et de tra­fics de drogues. En jan­vier 2020, 67,5 % des ménages de la ville vivaient d’un tra­vail infor­mel ; le taux de chô­mage, pla­fon­nant à 12,1 %, lais­sant des mil­liers d’hommes et de femmes, pour la plu­part jeunes, exclus et sans oppor­tu­ni­tés d’avenir. Julian Poncho Palacios, un mani­fes­tant caleño de 31 ans, nous raconte : « Immédiatement, les Misak [un des peuples autoch­tones du pays, nldr] ont mis au sol la sta­tue de l’esclavagiste Belalcázar. Alors qu’elle était au sol, la police s’est pré­ci­pi­tée pour la pro­té­ger. Le pré­sident Duque a don­né l’ordre de déployer les forces armées contre le peuple, car on ne voyait que les van­dales dans les médias. »

[Une barricade à Cali | Mikolente]

La sus­pen­sion, le 2 mai, de la réforme fis­cale ne va pas mettre fin au cycle de pro­tes­ta­tion : c’est qu’elle s’étend à d’autres reven­di­ca­tions. Les images des mani­fes­tants récla­mant, entre autres choses, la démi­li­ta­ri­sa­tion du pays, une réforme de la police, la jus­tice sociale et l’application de l’accord de paix signé par le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment avec la gué­rilla des FARC-EP font le tour du monde. Un affront pour Iván Duque, qui lance toutes ses forces dans la bataille afin de faire taire le cri de la rue. « Alors que les camé­ras fil­maient l’at­taque de l’État au petit matin, un ami artiste du nom de Guerrero est tom­bé2. Il n’y avait plus de gou­ver­ne­ment local, régio­nal ou natio­nal. Seulement un pou­voir mili­taire et une répres­sion poli­cière. Et si les médias liés à l’État rap­por­taient que le calme était reve­nu, c’était un men­songe, vil et absurde », pour­suit le manifestant.

« Cali subit les consé­quences d’une pau­vre­té endé­mique, d’un chô­mage de masse, d’un manque d’ac­cès aux soins et à la san­té, cumu­lés avec la pré­sence de groupes armés et de tra­fics de drogues. »

Une dou­zaine de repré­sen­tants de la Minga — orga­ni­sa­tion des com­mu­nau­tés autoch­tones mobi­li­sée pour le res­pect de leurs droits et des terres — venus sou­te­nir la mobi­li­sa­tion urbaine vont être bles­sés par des per­sonnes en civil, accom­pa­gnées par la police natio­nale. Un choc d’autant plus impor­tant que la Minga est recon­nue en Colombie pour sa démarche paci­fique. « La stra­té­gie a chan­gé et la panique col­lec­tive s’est tra­duite par une pénu­rie de vivres, de car­bu­rant et de ser­vices médi­caux, bien que des cou­loirs huma­ni­taires aient déjà été amé­na­gés aux abords de la ville. Le Cali raciste en che­mises blanches a répri­mé le peuple, bran­dis­sant ses armes et ren­voyant les Indiens dans leurs ter­ri­toires sans mot dire, sous la menace des crosses d’armes à feu », reprend Julian Poncho Palacios.

Un très lourd bilan

Après tout juste un mois de mani­fes­ta­tions, le bilan est extrê­me­ment lourd : plus de 60 citoyens tués et de 1 500 arres­ta­tions arbi­traires, un mil­lier de bles­sés et pas moins de 22 vic­times de vio­lences sexuelles sont dénom­brées par les défen­seurs des droits humains3. L’onde de choc est consi­dé­rable : dans la ville de Popayán — sud-ouest du pays —, une jeune fille de 17 ans s’est sui­ci­dée au milieu du mois de mai, le len­de­main de son inter­pel­la­tion par la police, après avoir dénon­cé des abus sexuels subis au com­mis­sa­riat de police. Et les civils ne sont pas les seuls à subir les foudres du pou­voir : la Fondation pour la liber­té de la presse (FLIP) rap­porte plu­sieurs cen­taines d’agressions contre la presse — agres­sions, vols ou éli­mi­na­tions de maté­riel et obs­truc­tions. Parmi les faits les plus alar­mants, les cen­taines de dis­pa­ri­tions de mani­fes­tants. Ainsi, le 24 mai, l’Unité de recherche des per­sonnes por­tées dis­pa­rues (UBPD) a remis au Bureau du défen­seur du peuple et au Bureau du pro­cu­reur un docu­ment fai­sant état de la dis­pa­ri­tion de 548 per­sonnes, tou­jours introu­vables. La situa­tion semble tota­le­ment hors de contrôle, d’autant que la mul­ti­pli­ca­tion des acteurs répres­sifs inquiète de très nom­breux Colombiennes et Colombiens : en plus des esca­drons anti­émeute — sous les ordres du minis­tère de la Défense —, du déploie­ment des forces mili­taires dans des villes comme Cali et des groupes d’opérations spé­ciales de la police qui inter­viennent de nuit et sèment la ter­reur, des civils armés dif­fi­ci­le­ment iden­ti­fiables laissent pla­ner la menace d’une entrée des forces para­mi­li­taires, les­quelles depuis des années, sèment la mort et le chaos dans le pays.

[Dans les rues de Cali | Mikolente]

Un dialogue en trompe‑l’œil

Pourtant, quelques jours à peine après le début des mani­fes­ta­tions, le gou­ver­ne­ment d’Iván Duque deman­dait au Congrès de reti­rer le pro­jet de réforme fis­cale et de « trai­ter d’urgence un nou­veau pro­jet issu des consen­sus ». Le 5 mai, une pre­mière ren­contre avec les ins­ti­tu­tions de l’État, les cor­po­ra­tions éco­no­miques, des maires, gou­ver­neurs et repré­sen­tants du sec­teur édu­ca­tif se tenait à Bogotá. Quelques jours plus tard, une nou­velle ren­contre, cette fois avec les repré­sen­tants du comi­té natio­nal de grève — com­po­sé de repré­sen­tants de syn­di­cats et d’activistes sociaux —, se tenait éga­le­ment dans la capi­tale colom­bienne. L’objectif était d’obtenir du gou­ver­ne­ment qu’il démi­li­ta­rise les villes, que le droit de mani­fes­ter soit réta­bli et que des enquêtes soient lan­cées sur les vio­lences policières.

« Ils ont appe­lé au dia­logue alors que des citoyens avaient déjà été tués et que la popu­la­tion a peur de mani­fes­ter. »

Une ouver­ture en trompe‑l’œil : tout en appe­lant au dia­logue, le pré­sident colom­bien annon­çait une « assis­tance mili­taire dans les centres urbains ». Résultat : des véhi­cules mili­taires — y com­pris des tanks — ont enva­hi les rues. Les Escadrons mobiles anti-troubles (ESMAD), deve­nus des mer­ce­naires à la solde du pou­voir, sont à l’origine de graves vio­la­tions des droits de l’Homme. « Ils ont appe­lé au dia­logue alors que des citoyens avaient déjà été tués et que la popu­la­tion a peur de mani­fes­ter. En réa­li­té, ça ne peut que conduire à un dia­logue avec des per­sonnes consen­tantes à dia­lo­guer avec un gou­ver­ne­ment qui mas­sacre la République et ruine la démo­cra­tie », résume Johan Mendoza Torres. D’autant que le par­ti du pré­sident Duque, Centre démo­cra­tique, a fait à plu­sieurs reprises appel à l’usage des armes par la force publique pour répri­mer les mani­fes­ta­tions, qu’il qua­li­fie « d’actes de ter­ro­risme et de van­da­lisme ». Ce fut le cas notam­ment avec la publi­ca­tion sur Twitter du tou­jours très influent ancien pré­sident Álvaro Uribe Vélez, qui appe­lait à « sou­te­nir le droit des sol­dats et des poli­ciers d’utiliser leurs armes pour défendre leur inté­gri­té et pour défendre les per­sonnes et les biens de l’action cri­mi­nelle du ter­ro­risme van­dale ».

« Ils veulent la guerre, et ce sont des scènes de guerre qui se déroulent ici. Le Bureau du contrô­leur, le pro­cu­reur, le défen­seur du peuple, le minis­tère public, tout est entre les mains de proches du par­ti au pou­voir », nous assure Mendoza Torres, avant de pré­ci­ser que l’ad­di­tion des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ne servent à rien si elles sont coop­tées par une seule classe. D’autant qu’un pré­cé­dent en matière de crimes d’État existe : entre 2002 et 2008, 6402 civils ont été assas­si­nés par l’armée natio­nale au cours de la pré­si­dence d’Uribe Vélez4. Face à la recru­des­cence de vio­lence, si une inter­ven­tion inter­na­tio­nale urgente a été deman­dée, elle semble bien loin de se concré­ti­ser : la Cour pénale inter­na­tio­nale ne s’est pas pro­non­cée, pas plus que l’ONU, ni l’organisation des États amé­ri­cains (OEA), comme elles ont pu le faire avec d’autres pays dans la même situa­tion. Mendoza Torrez rap­pelle en outre que le régime uri­biste ne reçoit aucune sanc­tion éco­no­mique ou poli­tique et tant qu’il exis­te­ra en Colombie, il n’y aura pas de paix.

[Bogota | Sergio Verano]

Quelles perspectives ?

Noyée dans une sur­en­chère répres­sive qui ne laisse que peu d’espoir à une sor­tie de crise rapide, la Colombie semble plus que jamais à la croi­sée des che­mins. Sur les braises de la crise mul­ti­di­men­sion­nelle tra­ver­sée par le pays, et mal­gré la réponse san­gui­naire appor­tée par l’État, des cen­taines de mil­liers de mani­fes­tants conti­nuent de récla­mer qu’une action poli­tique trans­for­ma­trice soit mise en œuvre urgem­ment afin d’établir une démo­cra­tie dans le pays. Mais les dif­fi­cul­tés sont nom­breuses, d’autant que les comi­tés de dia­logue avec l’État ne sont pas per­çus comme légi­times par une grande par­tie de la rue, qui reste méfiante.

« L’atomisation des mou­ve­ments sociaux, qui se sont scin­dés en une mul­ti­tude de col­lec­tifs, favo­rise le pou­voir fas­ciste. »

« L’atomisation des mou­ve­ments sociaux, qui se sont scin­dés en une mul­ti­tude de col­lec­tifs, favo­rise le pou­voir fas­ciste. Il n’y a pas d’agenda ou de feuille de route com­mune. Tout le monde demande quelque chose, et ce qui gran­dit, c’est un indi­vi­dua­lisme qui ne per­met pas d’avancer », déplore par ailleurs Johan Mendoza Torres. De nom­breuses assem­blées popu­laires voient tou­te­fois le jour et les obser­va­teurs espèrent que des idées et des voix émer­ge­ront de ce mou­ve­ment. « Il faut prendre conscience qu’en Colombie, sans lea­ders, il sera impos­sible d’avancer. Les par­tis poli­tiques oppor­tu­nistes conti­nue­ront de récu­pé­rer les mani­fes­ta­tions à leur propre compte », pré­cise le sociologue.

Iván Duque, lui, n’a qu’une obses­sion : obte­nir la faveur des agences de nota­tion inter­na­tio­nales et main­te­nir une situa­tion de dette sou­te­nable. Tenu à l’octroi d’aides par le FMI, il semble déter­mi­né à mener ses réformes, d’autant que la pers­pec­tive de nou­velles élec­tions pré­si­den­tielles, pré­vues pour 2022, se fait de plus en plus pré­sente. Contesté par la droite dure, le centre et la gauche, le pré­sident se trouve, plus que jamais, en mau­vaise pos­ture ; la contes­ta­tion ouvri­ra-t-elle cepen­dant un nou­veau front à gauche ? Rien n’est moins sûr. La défiance vis-à-vis des figures de l’opposition demeure très impor­tante. Définitivement, les semaines à venir vont être cruciales.


Photographie de ban­nière : Bogota, par Ojomorocho


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  1. À l’heure qu’il est, les chiffres demeurent incer­tains. Au 25 mai 2021, les ONG colom­biennes ont fait état de 43 décès confir­més et de 18 en cours de confir­ma­tion.[]
  2. Nicolas Guerrero a été tué lors d’une mani­fes­ta­tion paci­fique de jeunes à Cali. Son meurtre a été retrans­mis en direct par une autre per­sonne qui a par­ta­gé l’é­vé­ne­ment.[]
  3. Chiffres au 1er juin 2021.[]
  4. Affaire, plus connue sous le nom de « scan­dale des faux posi­tifs », dans laquelle les forces armées colom­biennes ont été recon­nues cou­pables d’a­voir assas­si­né des mil­liers de civils afin de faire gros­sir le nombre de gué­rille­ros morts au com­bat.[]

REBONDS

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Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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Ruth Rojas

A suivi un cursus de sociologie et d'études politiques en Colombie. Elle réside actuellement en France.

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