C’était l’espion Reiss


Texte inédit pour le site de Ballast

On ne compte plus les identités d’Ignace Reiss, l’en­fant de Galicie polo­naise deve­nu espion pour le compte de l’Union sovié­tique avant d’être assas­si­né par le pou­voir sta­li­nien, en 1937, suite à l’an­nonce publique de son ral­lie­ment au trots­kysme. Son petit-fils retrace pour nous cette double his­toire, poli­tique et fami­liale. « Une his­toire tis­sée d’incertitudes, où il faut se faire aux lacunes, aux zones d’ombre, à l’insuffisance », pré­cise Alexis Bernaut. Une his­toire du siècle der­nier, entre Moscou, Berlin, Paris et New York.


« Vive ceux qui ont échoué, car ils deviennent le fleuve1. »
Martín Espada

Faire le récit de la vie, par défi­ni­tion tres­sée de secrets, d’un agent clan­des­tin, sans rien inven­ter ni enjo­li­ver et sans se trom­per, est une entre­prise hasar­deuse. Il faut par­fois s’y ris­quer quand même, contre l’oubli. Car les exis­tences de ces hommes, jus­te­ment parce qu’elles se sont vouées, sacri­fiées au silence, méritent autant que d’autres qu’on les évoque avec le même sou­ci d’intransigeance que ces révo­lu­tion­naires de l’ombre eurent, par néces­si­té vitale, avec leur métier. Si la culture popu­laire en a fait la matière de grosses pro­duc­tions ciné­ma­to­gra­phiques ou de romans de gare, il s’agit sur­tout d’histoires humaines, sans emphase, faites de suc­cès et d’échecs au sujet des­quels il n’y a pas grand-chose à ajou­ter. Si la révo­lu­tion a ses héros, ses vaches sacrées, ses salauds, dont l’histoire s’écrit, comme toute his­toire, en noir sur blanc, s’intéresser au sort des clan­des­tins, des « illé­gaux », des silen­cieux, sup­pose d’explorer ses zones grises.

« À 38 ans, c’est déjà un vété­ran des ser­vices secrets de l’Armée rouge. Mais l’échec de la Révolution espa­gnole l’a fina­le­ment déci­dé à rompre avec le Parti. »

Le 17 juillet 1937, c’est un de ces hommes-là qui sort avec fra­cas du silence en écri­vant une lettre par laquelle il aspire à se faire connaître au monde et rompre avec son pas­sé. Il y dénonce les for­fai­tures de Staline, sur les­quelles il espère, en ren­dant sa décla­ra­tion publique, atti­rer l’attention de la classe ouvrière du monde entier. Il sait, ce fai­sant — même s’il escompte avoir le temps de se mettre à l’abri avec sa famille —, qu’il signe son arrêt de mort. Sa lettre de défec­tion de la Troisième Internationale, dans laquelle il appelle à rejoindre les rangs de la Quatrième, est un véri­table mani­feste, un acte de dis­si­dence sans pré­cé­dent de la part d’un agent de son rang, que Trotsky lui-même salue­ra. Il signe cette lettre « Ludwig » — l’identité la plus connue, la plus emblé­ma­tique de toutes celles qu’il aura endossées2. À 38 ans, c’est déjà un vété­ran des ser­vices secrets de l’Armée rouge. Mais l’échec de la Révolution espa­gnole, sabo­tée par Staline, l’a fina­le­ment déci­dé à rompre avec le Parti. Quelque temps plus tôt, Roman, son jeune fils, s’é­tait éton­né de lui voir les che­veux sou­dai­ne­ment et pré­ma­tu­ré­ment blanchis.

Une enfance entre deux mondes

Ludwig, dont la véri­table iden­ti­té res­te­ra incer­taine — vrai­sem­bla­ble­ment Ignace Nathan Poretski3 (patro­nyme que sa femme Elizabeth, dite Elsa, choi­si­ra comme nom de plume une fois veuve4) — est offi­ciel­le­ment né le 1er jan­vier 1899 à Podvolochisk5, en Galicie polo­naise. La ville est sépa­rée de sa voi­sine orien­tale Volochysk par la rivière Zbroutch, laquelle est éga­le­ment, depuis 1772, la fron­tière entre l’Empire aus­tro-hon­grois et celui du tsar. Ignace y naît dans une famille pauvre. Son père, polo­nais, se pré­nomme Mark, ou Saul, selon les sources ; sa mère, dont le pré­nom est peut-être Mina, est russe. Elle a, comme beau­coup d’autres, tra­ver­sé la fron­tière pour prendre époux, signant de la sorte un déclas­se­ment social consi­dé­rable. La famille est très pro­ba­ble­ment juive (80 % de la popu­la­tion de la ville l’est alors). Ignace est le petit der­nier et le pré­fé­ré de sa mère. L’un de ses frères com­bat­tra plus tard dans l’armée polo­naise, et mour­ra pen­dant la guerre contre la jeune URSS ; ce sera uti­li­sé contre Ignace le moment venu, pour le faire pas­ser pour un agent double polo­nais quand il s’agira de jus­ti­fier — inuti­le­ment d’ailleurs — sa traque puis son assassinat.

[Youla Chapoval, Sans titre, 1948]

En ce début de XXe siècle, Ignace joue avec ses amis, l’hiver, sur la rivière gelée qui sépare les deux mondes. En été, les enfants se retrouvent sur ses rives. Cette fron­tière natu­relle, on peut le sup­po­ser, joue un rôle pri­mor­dial dans l’imaginaire et le quo­ti­dien des enfants de Podvolochisk (notam­ment Ignace, dont la mère garde vive la nos­tal­gie du pays natal), qui font régu­liè­re­ment des expé­di­tions à la gare, où l’écartement dif­fé­rent des rails de chaque côté de la fron­tière oblige les voya­geurs à chan­ger de train. C’est l’occasion de se faire quelques sous en por­tant leurs lourdes valises. En outre, un oukase impé­rial inter­di­sant l’importation de fleurs en Russie, les voya­geuses qui s’y rendent doivent aban­don­ner leurs bou­quets, à la joie des enfants de Podvolochisk qui les rap­portent chez eux. Les cama­rades de jeu d’Ignace sui­vront tous des par­cours sem­blables. Ils se nomment Willy, qui sera le pre­mier offi­cier de l’Armée rouge à plan­ter le dra­peau rouge sur l’Elbrouz ; Samuel Ginsberg, plus tard connu sous le nom de Walter Krivitski, agent du NKVD qui réussi­ra à fuir aux États-Unis où il écri­ra J’étais l’agent de Staline, avant de mettre fin à ses jours en 1941 ; les frères Berthold ; Fedia, l’aîné de la bande, qui connaît la Russie et se rend sou­vent à Vienne ; et, sur­tout, Krusia, men­tor des six ado­les­cents, qui est la petite amie de Fedia. Les deux aînés entre­tien­dront aux yeux des plus jeunes la mys­tique de la Russie, et contri­bue­ront lar­ge­ment à leur for­ma­tion poli­tique. Le déclen­che­ment de la Première Guerre mon­diale, auquel Fedia — pas plus, du reste, que Lénine lui-même — ne croyait, est un choc pour le groupe. Pendant les com­bats, les enva­his­seurs russes et autri­chiens se suc­cèdent à Podvolochisk. Au cours de l’occupation russe, Ignace et Samuel trouvent à s’employer comme musi­ciens dans l’orchestre d’un bar. L’ordonnance d’un offi­cier russe ayant réqui­si­tion­né la mai­son de la famille parle à la mère d’Ignace de son vil­lage natal. Elle sort de sa mélan­co­lie, retrouve la parole, pleure beau­coup. Les Russes se conduisent bien — et paient ser­vices et nour­ri­tureau contraire des Autrichiens qui leur succèderont.

« Sa chambre est tou­jours pleine de monde. Ignace y croise des sol­dats en per­mis­sion, des déser­teurs, des gens venus de partout. »

Fedia par­ti à la guerre, c’est Krusia qui main­tient la cohé­sion du groupe. Pharmacienne de pro­fes­sion, elle tra­vaille en dans une usine de pro­duits chi­miques, ce qui lui donne droit à une ration de tra­vailleuse de force. Mais comme elle ne mange guère, il y a constam­ment des vic­tuailles chez elle — opu­lence rare en ces temps de disette. Sa chambre est tou­jours pleine de monde. Ignace y croise des sol­dats en per­mis­sion, des déser­teurs, des gens venus de par­tout. D’une san­té fra­gile, Krusia mour­ra en 1928, ayant alors tour­né le dos à la plu­part de ses idéaux de jeu­nesse. Les ado­les­cents, futurs révo­lu­tion­naires, pren­dront dès leur pas­sage dans la clan­des­ti­ni­té l’habitude de signer de son nom ou de son ini­tiale — K — leur cor­res­pon­dance, dès lors qu’ils vou­dront être sûrs de n’être iden­ti­fiés par per­sonne. Pris dans la tem­pête, Ignace voyage. À Vienne, à Leipzig, où il ren­contre Gertrude Schildbach, jeune socia­liste juive alle­mande qui devien­dra une amie — avant de le livrer, bien des années plus tard, à ses assas­sins. Il revient à Podvolochisk tra­vailler comme che­mi­not. Au moment où son grand frère se bat dans l’armée polo­naise contre la jeune Russie sovié­tique, Ignace décide de rejoindre l’Internationale socialiste.

À la fin de la guerre et pour la première fois depuis 1795, la Pologne est indé­pen­dante. Le Parti com­mu­niste polo­nais naît presque aus­si­tôt, en décembre 1918, de la fusion des différents groupes mar­xistes des trois empires. C’est un par­ti d’héritage luxem­bur­giste plus que léniniste6, très implan­té dans le pro­lé­ta­riat indus­triel et qui, après avoir été pro­gres­si­ve­ment assu­jet­ti à Moscou (et ses anciens membres — « luxem­bur­gistes » — for­cément consi­dé­rés comme sus­pects), sera fina­le­ment dis­sout en 1938. Ludwig com­mence un tra­vail de pro­pa­gande, dis­tri­buant aux sol­dats des tracts impri­més à Vienne et ache­mi­nés en Pologne grâce aux che­mi­nots tchèques. Ce sont les pre­mières arres­ta­tions, pas­sages à tabac, tor­tures. Les pri­sons polo­naises, alors réputées pour leur excep­tion­nelle sale­té, ont la par­ti­cu­la­ri­té de sépa­rer pri­son­niers poli­tiques et droits com­muns. On s’échange des colis, des livres. On se parle. Des ami­tiés poli­tiques durables s’y nouent entre mili­tants de bords dif­fé­rents — ce qui serait impos­sible à l’extérieur, et s’avérera utile dans l’établissement de réseaux de ren­sei­gne­ments. On s’en évade souvent.

[Youla Chapoval, Sans titre, 1948]

Un engagement à vie

De fait, Ludwig s’évade, et par­ti­cipe en 1919 au congrès du PC polo­nais en tant qu’observateur. Un man­dat en lin, cou­su dans la dou­blure de sa veste, vaut lais­ser-passer — en lin, car un man­dat en papier cris­se­rait, tra­his­sant son por­teur lors d’une fouille au corps (fré­quentes). Ce sésame qui fai­sait sa fier­té, Ludwig le renver­ra en 1937 avec sa lettre de défec­tion et sa médaille de l’Ordre du Drapeau rouge. En 1920, le PC polo­nais reçoit l’ordre d’aider l’Armée rouge à combattre l’armée polo­naise. Ludwig effec­tue un très dan­ge­reux tra­vail d’infiltration, les « sabo­teurs » étant sys­té­ma­ti­que­ment fusillés. La guerre rus­so-polo­naise repré­sentera le der­nier moment où Ludwig ne tra­vaille que pour le Parti. Une fois la guerre ter­mi­née, le jeune mili­tant com­mu­niste polo­nais sera envoyé à Vienne pour y com­men­cer sa car­rière dans les ser­vices de ren­sei­gne­ment de l’Armée rouge. Cet enga­ge­ment ne lui semble alors pas irré­vo­cable. Mais la clan­des­ti­ni­té exige des sacri­fices immé­diats et dou­lou­reux : il ne pour­ra plus par­ti­ci­per comme mili­tant à l’activité du Parti ; il devra aus­si gar­der ses dis­tances avec ses anciens cama­rades — les­quels en conclu­ront qu’il a déser­té. Tout le contraire, ô com­bien, mais le secret est notam­ment à ce prix.

« Ludwig s’évade une fois de plus. À Cracovie, il est blo­qué par une grève de che­mi­nots, la pre­mière au cours de laquelle l’ar­mée refu­se­ra de tirer sur les grévistes. »

Dès 1922, Ludwig est ren­voyé à Lvov, où il tra­vaille à mettre en place ses pre­miers réseaux. Échecs, arres­ta­tions. Lors des pro­cès, habi­tuel­le­ment trans­for­més par les mili­tants arrê­tés en tri­bunes pour agit­prop, il lui faut à nou­veau nier tout rap­port avec l’URSS, pré­texter le seul appât du gain. Ludwig s’évade une fois de plus. À Cracovie, il est blo­qué par une grève de che­mi­nots, la pre­mière au cours de laquelle l’ar­mée refu­se­ra de tirer sur les gré­vistes. Il ne sait pas qu’il assiste là au der­nier com­bat reten­tis­sant de la classe ouvrière polo­naise — sans pou­voir y prendre part. Il ne sait pas non plus qu’il quitte la Pologne, son pays natal, pour ne plus jamais y reve­nir. En 1923, en Allemagne, Moscou a don­né l’ordre de pré­pa­rer les sou­lè­ve­ments popu­laires ; Ludwig est ain­si affec­té au 4e bureau de l’État-major géné­ral (ren­sei­gne­ments de l’Armée rouge), où il retrouve Fedia. Mais sou­lè­ve­ments et putschs sont morts-nés. La révo­lu­tion en Europe échoue, la démo­ra­li­sa­tion gagne, et c’est le début des riva­li­tés intes­tines entre ser­vices et bureaux. Fedia n’y croit déjà plus vraiment.

Après 1923, les ser­vices de ren­sei­gne­ment russes sont trans­fé­rés à Vienne, où la sur­veillance exer­cée par les res­ca­pés des armées blanches7 est active. Comme les auto­ri­tés sovié­tiques ne tuent pas encore ceux dont elles veulent se débar­ras­ser, se conten­tant de les envoyer à l’étranger, on trouve à Vienne de nom­breux dis­si­dents. C’est l’oc­ca­sion pour Ludwig de premiers contacts avec les com­mu­nistes bul­gares, sur fond de riva­li­tés dans les Balkans. C’est aus­si, dans un autre registre, cet ancien offi­cier supé­rieur de l’état-major impé­rial autri­chien qui, ren­con­trant Ludwig, s’at­ten­dant sans doute à ren­con­trer un mou­jik repous­sant aux ongles noirs, s’étonne de le trou­ver impec­ca­ble­ment mis. Les débuts de sa mis­sion sont faits de tâton­ne­ments, de décep­tions. Le maté­riel ne manque pas, au contraire, mais la plu­part des docu­ments sous les­quels croulent les ser­vices vien­nois sont des faux, éta­blis par les orga­ni­sa­tions d’émigrés russes blancs ou le contre-espion­nage polo­nais. Qu’ils soient authen­tiques ou faux, ils ont été achetés, pho­to­gra­phiés, envoyés à Moscou, où l’on démas­que­ra notamment un « trai­té » cen­sé éma­ner de l’état-major géné­ral fran­çais por­tant sur une alliance fran­co-polo­naise contre la Russie sovié­tique, rédi­gé en un fran­çais impos­sible, mais pas­sé inaper­çu à Vienne faute de fran­co­phones. Avec le temps et les suc­cès incon­tes­tables rem­por­tés par ailleurs, on appren­dra à s’accommoder de quelques échecs. Vienne est pour l’heure un havre rela­tif, où naî­tra en 1925 Roman, le fils de Ludwig et de sa femme Elsa8.

[Youla Chapoval, titrée et datée « 1949-1950 »]

En 1928, Ludwig se rend briè­ve­ment à Moscou pour se voir remettre l’Ordre du Drapeau rouge, puis passe par Prague où il s’occupe du réseau de ren­sei­gne­ments vers la Pologne. Pas pour long­temps. On lui confie en effet la même année une mis­sion très déli­cate : prendre la res­pon­sa­bilité des réseaux d’espionnage sovié­tiques sur le ter­ri­toire bri­tan­nique, poste auquel il suc­cède à Max Friedman. La charge est dan­ge­reuse, la tâche ardue. La répu­ta­tion redou­table du contre-espion­nage bri­tan­nique n’est plus à faire. C’est donc d’Amsterdam que Ludwig pilo­te­ra ses acti­vi­tés. Il vali­de­ra notam­ment le recru­te­ment du célèbre agent double Kim Philby, et éta­bli­ra les pre­miers contacts de l’URSS avec le par­ti répu­bli­cain irlan­dais Sinn Féin. C’est ce genre de suc­cès, ain­si que l’acquisition par Krivitski du code japo­nais, par exemple, ou encore les faits d’armes de l’es­pion et jour­na­liste révo­lu­tion­naire alle­mand Richard Sorge, qui fini­ront par éta­blir la répu­ta­tion des ser­vices sovié­tiques. À Amsterdam, Ludwig noue des liens avec le PC hol­lan­dais et retrouve son vieil ami Henk Sneevliet, dépu­té et diri­geant du syn­di­cat des che­mi­nots ; proche de Rosa Luxembourg, Sneevliet avait été envoyé par Lénine en Chine en tant que délé­gué du Komintern pour aider à la for­ma­tion du Parti com­mu­niste chi­nois. En Hollande comme par­tout, Moscou attend de cha­cun de ses agents qu’il se trouve une cou­ver­ture, ce qui pre­nait du temps et s’avérait sou­vent inutile. Après avoir repous­sé l’idée d’une gale­rie d’art, Ludwig choi­sit une pape­te­rie. (La cou­ver­ture sera tel­le­ment effi­cace que l’affaire fini­ra par être rentable…)

Moscou, Berlin, Paris

« L’opposition à Staline est dure­ment écra­sée. Les arres­ta­tions se mul­ti­plient. Les dés­illu­sions, le déses­poir gagnent. »

Il passe l’hiver 1929, très rude, à Moscou, dans un loge­ment com­mu­nau­taire froid et sur­peu­plé. Les ampoules élec­triques sont rares et sou­vent cha­par­dées. Les blagues sur le « petit père des peuples », dont on attri­bue la pater­nité au diri­geant du Komintern Radek, cir­culent alors avec délices. Staline est impo­pu­laire, voire détes­té, mais on ne le craint pas trop encore. Cela chan­ge­ra bien­tôt. Au détour des rues de la capi­tale, on fait la queue sans savoir ce qui sera don­né. Les seules phrases à savoir dire en russe, plai­santent alors les étran­gers, sont : « Qui est le der­nier ? » et « C’est mon tour ». Quand c’est possible, quand il y a suf­fi­sam­ment, on dîne chez les uns ou les autres pour gar­der le moral. Immanquablement, un samo­var inutile trône au milieu de la table — par déri­sion : clin d’œil iro­nique au samo­var de la famille Filipov, la famille sovié­tique typique et idéale van­tée dans les docu­ments de pro­pa­gande de l’é­poque et des­ti­nés à l’étranger. Ludwig et Elsa côtoient régu­liè­re­ment Richard Sorge, type même de l’espion brillant, extrê­me­ment cou­ra­geux, par­fois jusqu’à l’inconscience, dévoué à Staline et qui, condam­né à mort au Japon, croi­ra jusqu’au bout qu’il serait secou­ru par Moscou. En 1932, la donne change. L’opposition à Staline est dure­ment écra­sée. Les arres­ta­tions se mul­ti­plient. Les dés­illu­sions, le déses­poir gagnent. Et pour­tant, Elsa racon­te­ra que ces années de souf­france auront créé entre ceux qui y auront sur­vécu des liens plus solides que les années d’espoir qui avaient sui­vi la révolution.

En 1933, c’est Berlin. Le contraste est bru­tal entre l’opulence des uns et la misère des autres. Après l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, le par­ti nazi, le NSDAP, pro­cède à l’arrestation de tous les socia­listes et com­mu­nistes pos­sibles. Elsa, qui vit avec Roman dans un appar­te­ment d’un immeuble occu­pé par des com­mu­nistes, ne doit son salut qu’à l’humanité d’un simple fonc­tion­naire de police social-démo­crate, qui fer­me­ra les yeux sur la lit­té­ra­ture sédi­tieuse (Lénine, Trotsky, Luxemburg) sur les éta­gères. Lors d’une autre fouille, menée cette fois par la Gestapo, des docu­ments sen­sibles avaient été cachés au fond d’un car­ton conte­nant les rails métal­liques du train élec­trique de Roman. C’est au tran­chant du métal ran­gé à la va-vite, dis­sua­dant les ges­ta­pistes sou­cieux de ne pas se bles­ser les mains, qu’ils devront la vie. Staline, qui d’abord en sous-estime gra­ve­ment la force et la péren­ni­té, finit par prendre la mesure du pou­voir hit­lé­rien, et décide notam­ment de recru­ter le fils du Kaiser pour en faire le chef de file d’une oppo­si­tion aris­to­cra­tique. C’est ain­si que Ludwig est ame­né à prendre contact avec un membre de la famille Hohenlohe — un prince désar­gen­té qu’il aide finan­ciè­re­ment — dans l’espoir qu’il lui sera un jour utile. Las, l’aristocrate passe son temps à écrire des vers et tra­vailler à son auto­bio­gra­phie. On demande éga­le­ment à Ludwig de se rap­pro­cher de Putzi Hanfstaengel, per­son­na­li­té nazie de pre­mier plan, ancien confi­dent d’Hitler et finan­cier du NSDAP à ses débuts. Ludwig refu­se­ra d’instinct, le sup­po­sant en rela­tion avec l’Intelligence Service bri­tan­nique. La suite lui don­ne­ra rai­son. La liber­té de juge­ment de l’agent com­mence à aga­cer, a for­tio­ri lorsqu’il s’avère avoir vu juste.

[Youla Chapoval, Feu, 1950]

Étape sui­vante : Paris. En 1936, Ludwig est rap­pe­lé à Moscou — pro­cé­dure de plus en plus habi­tuelle, car toute par­ti­ci­pa­tion à l’existence du Parti à l’étranger étant rigou­reu­se­ment inter­dite aux agents clan­des­tins, ceux-ci se retrou­vaient de plus en plus iso­lés, et donc vul­né­rables. Ludwig, qui avait maintes fois dif­fé­ré son retour, est alors, et à plus forte rai­son, deve­nu suspect. Et déjà sur­veillé, notam­ment par des fonc­tion­naires zélés du NKVD en poste à Paris, dont la méfiance à l’égard des intel­lec­tuels et des vieux bol­che­viks est typique de ces années de ter­reur. C’est Elsa qui se ren­dra à Moscou, où elle trouve une atmo­sphère de mort. Les liens d’humanité, même entre les amis les plus proches, sont bri­sés par la ter­reur. On lui fait com­prendre qu’il est « inutile » de cher­cher à reprendre contact avec tel ami « N’habite plus ici ». Tel autre ? « Malade, à l’hôpital. » Elsa aper­çoit dans la rue Kroupskaïa, la veuve de Lénine, qui a dû men­dier auprès de Staline la vie des seize condam­nés du pre­mier pro­cès du 19 août 1936, vieux com­pa­gnons de route de son mari, pour se voir fina­le­ment contrainte de les accu­ser d’être des contre-révo­lu­tion­naires. Kroupskaïa, fan­to­ma­tique. Et les cosaques, gar­diens de la monar­chie tsa­riste dont les pri­vi­lèges ont été réta­blis, qu’Elsa voit à nou­veau dans la rue. Elle décide de voir quand même les amis qu’on lui a décon­seillé de voir. « Au sum­mum de la ter­reur, dit Elsa, le dan­ger perd tout sens et les pré­cau­tions deviennent absurdes. »

La rupture

« La mise en place de ces cir­cuits est à la fois très com­plexe et extrê­me­ment dan­ge­reuse : les armes ne peuvent pas pas­ser par la France à cause de l’embargo franco-britannique. »

Ceux qui le peuvent mettent alors tous leurs espoirs dans une vic­toire des répu­bli­cains dans la guerre d’Espagne. Ludwig, qui éta­blit des cir­cuits d’approvisionnement des répu­bli­cains espagnols en armes, est aux pre­mières loges pour assis­ter au sabo­tage de leurs efforts par Staline, qui fait éli­mi­ner, au cœur même des com­bats, les opposants dont il veut se débar­ras­ser. Ludwig fait par­venir à ces mili­tants d’extrême gauche l’avertissement qui res­te­ra atta­ché à son nom : « La déci­sion d’user de tous les moyens contre vous vient d’être prise. Entendez-moi : je dis tous les moyens9. » La mise en place de ces cir­cuits est à la fois très com­plexe et extrê­me­ment dan­ge­reuse : les armes ne peuvent pas pas­ser par la France à cause de l’embargo fran­co-bri­tan­nique. Hors de France, la sur­veillance nazie rend la mis­sion hau­te­ment périlleuse. C’est alors que Ludwig pren­dra sans doute la déci­sion de rompre ; il tente de convaincre son col­lègue Krivitski, qui ter­gi­verse, d’en faire de même. Mais son vieil ami ne se décide pas. « Les hommes attendent un miracle qui remet­trait demain la poli­tique de la classe diri­geante sur ses anciens rails », dira Léon Trotsky. « Ils espèrent mais conti­nuent à traî­ner leur bou­let10. » Elsa revien­dra de Moscou, qu’elle a quit­té in extre­mis, avec pour Ludwig ce mes­sage de la part de ses plus anciens amis : « Ne reviens jamais. » Les sui­cides sont de plus en plus fré­quents. Ludwig dira à ce pro­pos : « Un revol­ver ne suf­fit pas pour se tuer. Il faut le temps. On sait, ou l’on croit savoir, com­ment se com­por­ter face à un enne­mi que l’on a com­bat­tu. Mais com­ment doit-on se conduire devant les siens, devant ceux pour qui l’on était prêt à perdre la vie et la liber­té ? » Une consi­dé­ra­tion qui fait lugu­bre­ment écho à la pré­mo­ni­tion lan­cée quelques années plus tôt par Fedia : « Deux des­ti­nées attendent les gens comme nous : ou bien nos enne­mis nous pen­dront, ou bien les nôtres nous fusille­ront. »

Paris, en 1937, est deve­nue la plaque tour­nante de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas ren­trer à Moscou. Elsa y fait la connais­sance du diri­geant men­che­vik Raphaël Abramovitch, qui est à la recherche de son fils Mark Rein, por­té dis­pa­ru en Espagne. Dans sa nou­velle école à Romainville, l’institutrice com­mu­niste demande au jeune Roman le métier de son père. « Homme d’affaires. » Elle a une moue de dédain. Comment pour­rait-elle se dou­ter que le père de son élève, qu’elle prend pour un affreux capi­ta­liste, risque sa vie pour la vic­toire des Républicains espa­gnols ? Gertrude Schildbach, la vieille amie de Ludwig ren­con­trée à Leipzig fait par­ve­nir de Rome une lettre à Ludwig, laquelle passe, comme tout cour­rier, par les ser­vices du NKVD à Paris. Devenue avec le temps une amie intime du couple, très atta­chée à Roman, elle approche alors de la cin­quan­taine. Gertrude est una­ni­me­ment consi­dé­rée comme (très) laide, sujette à de fré­quentes et ver­ti­gi­neuses baisses de moral, sui­ci­daire. Ludwig lui a plu­sieurs fois sau­vé la mise. La situa­tion en URSS la trouble, écrit Gertrude, qui sou­hai­te­rait s’en ouvrir plus lar­ge­ment à Ludwig. Aubaine pour le NKVD, qui non seule­ment retrouve sa trace grâce à cette lettre, mais encore y trouve un excellent moyen de pres­sion sur lui.

[Youla Chapoval, Sans titre, 1948]

Ludwig a mis femme et enfant en sécu­ri­té à Finhaut, dans les mon­tagnes valai­sannes, en Suisse. C’est là qu’il fait lire à Elsa la lettre par laquelle il espère atteindre les par­tis ouvriers du monde entier — non sans pré­ve­nir au préa­lable le Comité cen­tral du Parti com­mu­niste : un geste de loyau­té qui lui coû­te­ra la vie et que Trotsky qua­li­fie­ra d’« atti­tude d’un che­va­le­resque extra­or­di­naire », bien qu’« inutile11 ». La lettre, confiée à l’am­bas­sade sovié­tique à Paris pour être ache­mi­née à Nikolaï Iejov, chef suprême du NKVD à Moscou (ce qui est cen­sé don­ner à Ludwig un délai d’une semaine sup­plé­men­taire pour pré­pa­rer la suite), est ouverte à Paris sur ordre de Serguei Spiegelglass, fon­dé de pou­voir de Iejov, de pas­sage dans la capi­tale fran­çaise. Il y a déjà une cible sur le dos de Ludwig ; Speigelglass orga­nise aus­si­tôt la chasse à l’homme. Il fera pour cela notam­ment appel à Serge Efron, le mari de la poé­tesse Marina Tsvétaïeva, et à des hommes de son réseau.

« On retrou­ve­ra le corps de Ludwig cri­blé de balles, sa montre arrê­tée à 10 heures moins 10. »

« Notre monde avait dis­pa­ru à jamais. Nous n’avions plus ni pas­sé ni futur », dira Elsa après avoir lu la lettre. De fait, dès lors, Ludwig com­mence à recon­naître ses amis dis­pa­rus sous les traits du moindre pas­sant. « Il est plus facile de mou­rir que de vivre », dit-il. Il part pour de longues marches dans les mon­ta­gnes suisses, comme sus­pen­du au-des­sus du vide. Il a ren­dez-vous avec Sneevliet, début sep­tembre 1937 à Reims, pour rendre sa lettre publique. Et avec le fils de Léon Trotsky, Léon Sedov qui, à Paris, repré­sente son père vers qui Ludwig veut se tour­ner. Juste avant, Ludwig doit voir à Lausanne sa vieille amie Gertrude Schildbach. Lors d’une pro­me­nade à pied à Finhaut, la famille croise un groupe de pro­me­neurs. Une jeune femme les salue ami­ca­le­ment ; c’est Renate Steiner, char­gée depuis plu­sieurs mois par le NKVD de filer Ludwig. Elsa la recon­naî­tra quelques jours plus tard sur des fichiers de police. La famille ren­contre Gertrude Schildbach dans l’après-midi. Elle est apprê­tée ; elle doit, dit-elle, épou­ser un indus­triel ita­lien ; elle parle de son mariage pro­chain. Elle porte la robe, choi­sie par Elsa, que Ludwig lui a offerte pour son der­nier anni­ver­saire. Elle est ner­veuse. Elle a posé une boîte de cho­co­lats sur la table. Elsa tend la main. Gertrude reprend la boîte avec empres­se­ment. « Ce n’est pas pour vous. » C’était bien pour eux : la valise de Gertrude sera fouillée plus tard ; les cho­co­lats étaient four­rés à la strych­nine. Le NKVD avait pré­vu plu­sieurs scé­na­rios pour s’assurer que per­sonne, ni Ludwig, ni Elsa, ni Roman, n’en réchappe. Mais au der­nier moment, prise de scru­pules, ne sup­por­tant pas l’idée d’empoisonner le jeune Roman qu’elle a sou­vent gar­dé, Gertrude reprend son cadeau. Ludwig met­tra ce com­por­te­ment sur le compte de la ner­vo­si­té habi­tuelle de son amie. Puis Gertrude et Ludwig dîne­ront ensemble, sans Elsa ni Roman. Le len­de­main, Ludwig a ren­dez-vous à la gare de Reims avec Sneevliet et Léon Sedov pour convenir des termes de la publi­ca­tion de sa rup­ture. Il y était aus­si atten­du par des tueurs, au cas où il aurait sur­vé­cu à l’attentat dont Gertrude fut la pièce maî­tresse. Si Ludwig était certes sus­pect aux yeux de Moscou depuis un cer­tain temps, une telle connais­sance des moindres détails de son emploi du temps signa­laient sans doute pos­sible l’exis­tence d’une taupe, vrai­sem­bla­ble­ment dans l’entourage de Henk Sneevliet. 

L’assassinat, et après…

On retrou­ve­ra le corps de Ludwig criblé de balles, sa montre arrê­tée à 10 heures moins 10, une touffe des che­veux gris de Gertrude Schilbach au poing, aban­don­né au bord de la route de Chamblandes, près de Lausanne, le 4 sep­tembre 1937. Sur lui, un pas­se­port au nom d’Hermann Eberhardt ; c’est Elsa qui, aler­tée, ira recon­naître le corps de son époux. Léon Trotsky réagi­ra à l’annonce de la mort « pro­fon­dé­ment tra­gique » de Ludwig en affir­mant, dans un texte daté du 21 sep­tembre 1937 : « Seules des convic­tions idéo­lo­giques pro­fondes ont pu dic­ter à Reiss sa conduite et cela seul mérite de lui atti­rer le res­pect de tout ouvrier pen­sant. » Il regret­te­ra par ailleurs la part de res­pon­sa­bi­li­té de la Quatrième Internationale : « Il s’agit de nos fautes et de nos fai­blesses com­munes. Nous n’avons pas éta­bli aus­si­tôt la liai­son avec Reiss, nous n’avons pas su ren­ver­ser les obs­tacles négli­geables qui le sépa­raient de nous11. » Efron, qui était pré­sent dans la voi­ture d’où les coups de feu ont été tirés, sera ren­voyé en URSS avec sa famille. Le mari de Marina Tsvétaïéva fai­sait par­tie de ces Russes blancs « retour­nés » et payés par le NKVD, tra­vaillant pour le ren­sei­gne­ment sovié­tique par patrio­tisme et dans l’espoir de ren­trer un jour au pays. Le billet retour d’Efron, après le fias­co de l’assassinat de Ludwig qui n’aurait dû lais­ser ni témoin, ni sur­vi­vants, se sol­de­ra par sa mort et par un long enfer pour sa femme et ses enfants. À Paris, la poé­tesse disait : « Ici, je suis inutile, là-bas, je suis impos­sible. »

[Youla Chapoval, Sans titre, 1949]

Renate Steiner, char­gée de filer Ludwig en Suisse, sera vite retrou­vée et inter­ro­gée par la police. Elle aus­si aura été appâ­tée par un séjour en URSS, où elle sou­haite vivre depuis 1932. La jeune ins­ti­tu­trice avait déjà été char­gée de suivre Sedov en 1936 sans que cela ne conduise à son assas­si­nat ; elle dut sans doute croire de bonne foi qu’il s’agissait là d’une fila­ture simi­laire, sans consé­quence tra­gique. Quant à Gertrude Schildbach, l’un des tueurs, lui aura préa­la­ble­ment joué la comé­die de l’amour — son point faible. Les cri­mi­nels seront arrê­tés et relâ­chés le gou­ver­ne­ment du Front popu­laire vou­lant évi­ter l’incident diplo­ma­tique avec l’URSS mais tous seront éli­mi­nés après coup. On trou­ve­ra dans leurs bagages le plan du logis de Léon Trotsky à Mexico, ce qui fera dire que l’assassinat de Ludwig était une « répé­ti­tion » de celui de Trotsky.

« On trou­ve­ra dans leurs bagages le plan du logis de Léon Trotsky à Mexico, ce qui fera dire que l’assassinat de Ludwig était une répé­ti­tion de celui de Trotsky. »

Si Ludwig est mort, sa femme et son fils lui sur­vivent. Peu après l’assassinat, Elsa a ren­dez-vous avec Sneevliet, à Paris, chez Gérard Rosenthal, l’avocat de Trotsky. Sedov, qui y est atten­du, ne peut pas se dépla­cer. En revanche, Victor Serge, qui n’est pas invi­té, se joint à Sneevliet. Serge est accom­pa­gné d’un cer­tain Étienne, alias Mark Zborowski, jeune secré­taire de Sedov, dont la plu­part des trots­kystes fran­çais de l’époque se méfient. Étienne et Victor Serge sont insé­pa­rables, le pre­mier étant légi­ti­me­ment fas­ci­né par le second, lequel, tout aus­si légi­ti­me­ment heu­reux des marques d’estime du jeune homme, en fait son confi­dent. Elsa se montre froide avec l’écrivain12, lequel se fera copieu­se­ment engueu­ler par Sneevliet pour avoir intro­duit un incon­nu, tout secré­taire de Sedov qu’il soit, à une réunion aus­si sen­sible. En 1938, Elsa et Roman sont chez Alfred et Marguerite Rosmer, des proches amis de Trotsky, à Péri­gny, au sud-est de Paris. Il y a aus­si chez eux le petit-fils de Léon Trotsky, Sieva, qu’Alfred Rosmer emmè­ne­ra rejoindre son grand-père au Mexique. Il y a Ira et Nora, les filles d’Andreu Nin, fon­da­teur du POUM, exé­cu­té en Espagne sur ordre de Staline, et leur mère Olga. Une pho­to par­mi d’autres montre les quatre enfants, assis à une table. Bien des années plus tard, au début des années 2000, ce cli­ché don­ne­ra à un réa­li­sa­teur fran­çais l’idée d’un docu­men­taire réunis­sant les quatre pro­ta­go­nistes — docu­men­taire qui, faute d’argent, ne ver­ra jamais le jour. Chez les Rosmer, ils ren­contrent éga­le­ment Daniel Martinet, et l’Arménien Tarov (plus connu sous le nom d’Armenak Manoukian), qui rejoin­dra le groupe Manouchian et fini­ra exé­cu­té avec ses cama­rades en 1942. Elsa fait la connais­sance de Léon Sedov, le fils de Trotsky. De cette ren­contre, elle dira qu’est née « un type d’amitié [qu’elle] ne croyait plus pos­sible ». Hélas, Sedov mour­ra lui aus­si, en février 1938, des suites d’une opé­ra­tion bénigne d’un ulcère à l’estomac. La thèse de l’accident est évi­dem­ment invrai­sem­blable. Le coup est très dur.

Elsa et Roman réchappent à un atten­tat de plus, Gare du Nord à Paris. Trop de monde. Ils fuient vers Marseille, où le consul de Pologne s’assied sur ses prin­cipes et leur éta­blit de vrais-faux papiers, les fai­sant naître à Barnaoul, en Sibérie. Ils comptent tra­ver­ser l’Atlantique pour les États-Unis, où le NKVD ne pour­ra pas les atteindre. Or le quo­ta des immi­grants pro­ve­nant d’Europe cen­trale étant atteint, seul un lieu de nais­sance en Russie les assure de fran­chir Ellis Island. Ils portent le nom de Bernhaut, nom de jeune fille d’Elsa, qui devien­dra Bernaut à l’immigration amé­ri­caine. Quelques années plus tard, le jeune Roman par­ti­ra à la guerre. Un cafouillage l’aura fait naître offi­ciel­le­ment en 1926 (à Barnaoul) plu­tôt qu’en 1925 (à Vienne). Mobilisé en 1944 plu­tôt qu’en 1943 dans l’armée amé­ri­caine, cette heu­reuse for­tune lui aura certai­ne­ment sau­vé la vie, même s’il échap­pe­ra encore à la mort, hos­pi­ta­li­sé, pen­dant que son uni­té, envoyée en Allemagne, est déci­mée. Si bien qu’affecté à Berlin en 1945, le sous-offi­cier qui le reçoit, ne croyant pas si bien dire, l’accueille par ses mots : « What are you doing here ? You’re sup­po­sed to be dead. » En effet, et à plus d’un titre. Ses supé­rieurs s’avisent qu’il parle plu­sieurs langues, dont un anglais impec­cable — « This one is unu­sual, sir : he speaks English. » Habitués aux « inter­prètes » écor­chant plu­sieurs idiomes et trop contents de l’aubaine, ils nomment le jeune GI inter­prète pour les ser­vices de contre-espion­nage. Ce qui l’amènera notam­ment, iro­nie de l’Histoire, à être en contact avec le NKVD en zone russe.

[Youla Chapoval, Sans titre, 1949]

Aux États-Unis, d’étranges retrouvailles

Roman sera démo­bi­li­sé en 1946 et ren­voyé aux États-Unis. Il étu­die­ra à l’université de Columbia à New York où il croi­se­ra briè­ve­ment la route du futur poète Allen Ginsberg. Elsa devien­dra doc­teure de phi­lo­lo­gie et de lit­té­ra­ture slave dans la même uni­ver­si­té. Elle s’y lie­ra d’amitié avec la célèbre anthro­po­logue Margaret Mead, dont l’un des jeunes col­lègues n’est autre qu’un cer­tain Mark Zborowski, alias Étienne, l’ancien secré­taire de Léon Sedov et proche de Victor Serge. Peu après, Zborowski se retrouve dans le col­li­ma­teur du FBI dans le cadre de l’affaire Rosenberg : il doit com­pa­raître pour par­jure. C’est alors d’abord à Elsa qu’il admet­tra avoir tou­jours été la taupe du NKVD que cer­tains trots­kystes fran­çais soup­çon­naient — impli­qué dans l’assassinat de Ludwig, dans celui de Léon Sedov et, plus tard, celui de Rudolf Klement : « Je ne dois d’explications à per­sonne, lui dira-t-il, sauf à toi. » Fin 1955, lors de son pro­cès, le juge déci­de­ra de s’en tenir à l’accusation de par­jure (sur la foi du témoi­gnage d’un condam­né pour espion­nage sur le ter­ri­toire amé­ri­cain, qu’Étienne nie­ra tou­jours avoir ren­con­tré), négli­geant de nom­breux témoi­gnages allant dans le sens des acti­vi­tés poli­tiques d’Étienne. Zborowski fut recon­nu cou­pable et condam­né à cinq ans de pri­son. Tout au long du pro­cès, ses col­lègues anthro­po­logues pren­dront fait et cause pour lui. « Ils igno­raient tout des agents et de la police secrète, racon­te­ra Elsa, et ne savaient rien des ques­tions poli­tiques sovié­tiques ; pour eux, un agent sovié­tique et un par­jure ne pou­vait être qu’une vic­time inno­cente de per­sé­cu­tions poli­tiques. » « Nous nous refu­sons », lui décla­re­ra l’une des col­lègues de Zborowski, « à voir orga­ni­ser des sacri­fices humains dans notre pays ».

« C’est une his­toire tis­sée d’incertitudes, où il faut se faire aux lacunes, aux zones d’ombre, à l’insuffisance. »

Elsa et Roman vivront à New York, puis à Londres, briè­ve­ment, et à Paris. Elsa y mour­ra en octobre 1978, un an et demi après avoir connu la joie de voir naître son petit-fils, joie qu’elle n’aurait jamais cru pos­sible. Roman pas­se­ra sa retraite avec son épouse fran­çaise, dans un vil­lage de six cents âmes du sud de la Seine-et-Marne. Extraordinaire hasard de l’histoire, il s’y décou­vri­ra voi­sin de la fille de Raphael Abramovitch, la sœur de Mark Rein, dont il fut ques­tion plus haut. À son quatre-vingt-dixième anni­ver­saire, il se dira plu­tôt éton­né, somme toute, d’en être arri­vé là. Ayant sans doute réso­lu qu’il était temps de par­tir, Roman s’éteindra tran­quille­ment quelques mois plus tard, en sep­tembre 2015. Il ne par­lait que rare­ment, et avec réserve, de cette his­toire, arguant qu’il valait mieux ne pas se pro­non­cer sur ce dont on n’était pas abso­lu­ment cer­tain. En quelque sorte, il fai­sait sien cet apho­risme presque michal­dien : « Même si c’est vrai, c’est (pro­ba­ble­ment) faux13. » Ce n’est qu’en 1989 que mon père a com­men­cé à lever le voile sur l’histoire fami­liale, à m’en livrer des bribes ; alors, sans doute, on ne ris­quait plus rien.

Des mili­tants, des jour­na­listes, des his­to­riens sérieux (comme par exemple les Suisses Peter Huber et Daniel Kuenzi, ou le Hollandais Igor Cornelissen) et d’autres par­fois moins rigou­reux, ont tra­vaillé sur cette his­toire. Des pas­sion­nés ont écu­mé ce qui res­tait des archives (que Loïc Damilaville soit ici remer­cié). Certains lec­teurs et les spé­cia­listes de Tsvétaïéva en connaissent une par­tie. La vie de Ludwig, son com­bat, ont été mis en images ou en mots, ont ins­pi­ré des œuvres diverses. Citons notam­ment Berlin-Moscou, de Tariq Ali14, qui ima­gine notam­ment Roman (appe­lé Felix) retrou­vant Gertrude Schildbach à Berlin en 1945 ; Le der­nier jour de l’espion Reiss d’Eberhart Raetz, ou le film fran­çais Disparus, de Gilles Bourdos, sor­ti en 1998, qui prend cer­taines liber­tés avec la véri­té his­to­rique. Costa-Gavras envi­sa­ge­ra même d’adapter Les Nôtres au ciné­ma dans les années 1970, ce qui ne se fera pas.

[Youla Chapoval, Sans titre, 1949]

Ceci n’est pas tra­vail d’historien ; j’ai tâché de racon­ter un peu de cette his­toire qui est celle de ma famille. C’est une his­toire tis­sée d’incertitudes, il faut se faire aux lacunes, aux zones d’ombre, à l’insuffisance. On s’habitue à voir des tiers en savoir davan­tage que soi sur ses propres aïeux. Le récit déve­lop­pé ici, loin d’être exhaus­tif, repose donc pour l’essentiel sur Les Nôtres, parce que c’est la source la plus rigou­reuse et cer­tai­ne­ment la plus vive (Jorge Semprún, dans sa pré­face à la deuxième édi­tion du livre, évoque « la mémoire fer­tile, inusable » d’Elsa), parce que la véri­té est, sans emphase exces­sive, l’un des devoirs des vivants aux défunts. Et parce qu’enfin cette his­toire d’espion et de révo­lu­tion­naire, pris dans la tour­mente d’un siècle et mort pour ce en quoi il croyait, est aus­si, comme la plu­part des his­toires, une his­toire de famille et, comme la plu­part des his­toires de famille au fond, peu banale et essen­tiel­le­ment inconnaissable.

« Vive ceux qui ont échoué
et ceux dont les vais­seaux ont som­bré dans la mer !
et ceux-là qui eux-mêmes ont som­bré dans la mer !
et tous les géné­raux qui ont per­du leurs com­bats, et tous les héros défaits !
et tous les innom­brables héros incon­nus, égaux dans la gloire aux plus grands des héros15 ! »
Walt Whitman


Illustration de ban­nière : Youla Chapoval, Calme Nuit, 1949
Photographie de vignette : Ignace, Roman et Elsa © Alexis Bernaut


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  1. « Vivas to those who have fai­led : for they become the river. »
  2. L’autre iden­ti­té par laquelle on le connaît le mieux est Ignace Reiss. Ce nom, incon­nu de Moscou, lui fut don­né après sa mort et per­met­tra, un temps, de brouiller les pistes.
  3. On l’appellera ici Ignace jusqu’à son entrée au PC polo­nais. Puis, Ludwig.
  4. D’abord parus en anglais sous le nom d’Our Own People, Oxford University Press, 1969, puis en France (Les Nôtres) chez Denoël, avec en guise d’avant-propos un article de Léon Trotsky écrit après l’assassinat. Les édi­tions ulté­rieures du livre furent pré­fa­cées par Jorge Semprún. Sauf men­tion contraire, toutes les cita­tions entre guille­mets de l’article en sont issues.
  5. Aujourd’hui Pidvolotchysk, en Ukraine.
  6. Lénine met­tait l’accent sur le Parti comme avant-garde de la classe ouvrière plus que sur le pro­lé­ta­riat lui-même ; pour Rosa Luxemburg, au contraire, le Parti était l’organisation poli­tique de la classe ouvrière et non l’instrument de la direc­tion poli­tique des­ti­né à prendre le pou­voir. C’est, selon Rosa Luxemburg, la classe ouvrière qui, le moment venu, orien­te­rait le Parti dans le sens néces­saire à la prise du pou­voir.
  7. Nom don­né aux diverses for­ma­tions mili­taires qui ont com­bat­tu le pou­voir bol­che­vik 1918 à 1922.
  8. Née à Kolomya (à l’époque en Pologne, aujourd’hui en Ukraine) en 1898, elle est pas­sée par la facul­té de médecine.
  9. Cité par Victor Serge dans « L’assassinat d’Ignace Reiss », Victor Serge, Maurice Wullens, Alfred Rosmer, L’Assassinat poli­tique en URSS, 1938.
  10. Léon Trotsky, « Une leçon tra­gique », publié comme avant-pro­pos de l’édition des Nôtres de 1969, Denoël.
  11. Léon Trotsky, Ibid.
  12. Sedov et Elsa avaient en com­mun de se méfier, mal­gré son pres­tige incon­tes­table, de Victor Serge. Le pre­mier trou­vait sus­pecte sa libé­ra­tion d’URSS en 1936 et soup­çon­nait le NKVD de le filer par­mi les groupes trots­kystes et d’opposition qu’il fré­quen­tait à Paris — posi­tion par­ta­gée du reste et par Ludwig et par Krivitsky ; quant à Elsa, compte tenu de ces élé­ments, elle le trou­vait trop bavard et pas assez pru­dent. Victor Serge écri­ra en 1938 un texte élo­gieux à la mémoire d’Ignace Reiss.
  13. « Même si c’est vrai, c’est faux. » Henri Michaux, « Tranches de savoir » in Face aux Verrous, Gallimard, 1954.
  14. Dont le titre ori­gi­nal est Fear of Mirrors, paru en 1998, tra­duit une pre­mière fois sous le titre La Peur des Miroirs (Syllepse) et réédi­té chez Sabine Wespieser sous le titre Berlin-Moscou. À l’occasion de la paru­tion de son roman, Tariq Ali avait inter­ro­gé Roman pour The Guardian (en anglais).
  15. « Vivas to those who have fail’d !
    And to those whose war-ves­sels sank in the sea !
    And to those them­selves who sank in the sea !
    And to all gene­rals that lost enga­ge­ments, and all over­come heroes !
    And the num­ber­less unk­nown heroes equal to the grea­test heroes known !
    »

REBONDS

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Alexis Bernaut

Poète et musicien né en 1977, à Paris. Il a participé à l’établissement des anthologies « Voix vives – de méditerranée en méditerranée » (juillet 2011) et « Enfances – regards de poètes », de Christian Poslaniec et Bruno Doucey (mars 2012), aux Éditions Bruno Doucey.

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