« Un livre est un fusil chargé dans la maison
d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons
en brèche l’esprit humain. » R. Bradbury, Fahrenheit 451
☰ La Gauche c’est quand ?, de Marc Crépon
Court mais vif et limpide, ce texte interroge l’abandon de la « mystique de gauche » par la gauche elle-même. Le parti pris subjectif renforce la ferveur un peu désespérée qui ressort de l’ensemble. La gauche, pour Marc Crépon, c’était quatre éléments indissociables : le refus de l’ordre moral, le refus du tout-sécuritaire, la mémoire des luttes sociales et le devoir d’hospitalité. C’est donc l’autopsie d’une déception qui nous est proposée. Les organes sont examinés un à un. On espère encore vaguement retrouver trace de vie : mais non, le poison est partout, la gauche nulle part. L’originalité de la réflexion consiste à mettre en perspective la situation politique actuelle avec un texte de Péguy de 1910, Notre jeunesse, qui constate déjà la faillite du républicanisme — à l’époque socialiste… Déjà, les élections apparaissent comme « une formalité truquée », « dérisoire », malgré le « laborieux, redoutable enfantement » du suffrage universel pour lequel tant d’hommes et de femmes s’étaient battus. Le constat de Crépon est sans appel : « Une politique qui ne trouve plus dans la mystique qui la fonde […] la ressource nécessaire pour attirer les électeurs vers les urnes est une politique qui s’est coupée du peuple » en privilégiant le sabir bureaucratique et l’indistinction droite/gauche. Contre le libéralisme dogmatique et le culte de l’austérité qui ont assassiné l’idée européenne, contre l’abandon même du principe d’égalité, impensé ultime d’une gauche qui ne sait plus reconnaître la misère, est-il encore possible de proposer une alternative au règne du marché, tout en emportant l’adhésion d’un peuple ? Quand la politique en oublie de rêver, les hommes ont fini d’y croire — ils risquent alors de se tourner vers d’autres mystiques bien plus fâcheuses, celles du ressentiment… Peu de lumière au fond dans cet hymne à l’espérance perdue, mais une alerte, une évidence : « La gauche ne sortira pas de l’ornière […] en se contentant de brandir l’épouvantail de l’extrême droite. » La leçon est salutaire et devrait faire taire tous les technocrates cyniques récusant le lyrisme de l’espérance et la puissance du discours. Car aucune politique ne peut se passer des mots qui la chantent et la promettent, la prédisent et l’inventent. [A.B.]
Éditions des Équateurs, 2015
☰ N’appartenir, de Karim Miské
Comment peut-on réagir face à l’idéologie et à la propagande toxique de l’« identitarisme » ? Comment peut-on s’y opposer, surtout si elles sont réactionnaires, discriminatoires et autoritaires ? Comment peut-on éviter ses pièges ? Ces questions sont contenues dans ce bref, percutant et très ponctuel « essai-récit ». L’auteur et documentariste français Karim Miské (né à Abidjan en 1964) élève sa voix et développe des concepts clés, tels que l’appartenance, la non-appartenance, la fragilité des identités, l’absence de foi ou le métissage. Tout commence avec une blessure – l’énonciation de la bâtardise – produite en famille : « On descend tous de longues lignées de traumatisés qui s’en remettent plus ou moins. Tous. » Les effets ne se font pas attendre : les soi-disant certitudes se brisent et, par réaction ou par défense, génèrent le rejet. Rejet des contraintes identitaires, des classements idéologiques et ethnoreligieux : « L’impossibilité de l’identité. Race, religion, politique, whatever. C’est par là, oui, que c’est passé. » Mais aussi une longue et douloureuse quête afin de chercher la vérité ; un voyage intellectuel, culturel et éthique pour y voir clair. Dans un premier moment, les idées de Sartre et d’Arendt aident l’auteur, puis ce sera le tour de la musique — celles-ci peuvent être vues comme des « boussoles » utiles pour contourner d’autres contraintes. C’est la quête d’une utopie protéiforme qui ne sera pas adéquate pour trouver des réponses satisfaisantes. Les identités révèlent leurs fragilités paradoxales. L’errance sert pour tenter de savoir non seulement qui nous sommes, où nous sommes, mais surtout pour rester en dehors, excentrés. C’est alors que la littérature porte le règne de la liberté. Un espace où se trouve cette foi en la littérature qui « n’a jamais tué personne, au contraire de la plupart des autres croyances politiques ou spirituelles ». Cela devient la nouvelle appartenance, peut être la seule, pour réussir authentiquement à s’appartenir. [L.D.]
Éditions Viviane Hamy, 2015
☰ Frontières et identités nationales — La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, de Peter Sahlins
Ce sont bien souvent les historiens anglo-saxons qui, depuis plusieurs années maintenant, produisent les travaux les plus stimulants sur la France. On peut penser à l’étude de David Garrioch sur le Paris du XVIIIe, à la grande biographie consacrée à Robespierre par Peter McPhee, ou encore au travail de Timothy Tackett sur 1789. L’ouvrage de Peter Sahlins, dans la lignée constructiviste des travaux classiques de Benedict Anderson, récemment disparu, ou d’Éric Hobsbawm, s’emploie à revisiter la question de la construction nationale en France et en Espagne. Faisant sienne la formule de Pierre Vilar selon laquelle « l’histoire du monde est mieux observée depuis la frontière », Peter Sahlins s’intéresse à la vallée de Cerdagne, divisée en deux à la suite du traité des Pyrénées, en 1659. Sahlins entend explorer la contribution de cette région (et à travers elle, des zones frontalières) à la construction de l’État-nation, en France et en Espagne, tout au long des XVII, XVIII et XIXe siècles. À l’instar d’Anderson, Sahlins s’inscrit en réaction contre une conception essentialiste de la nation : il montre que l’État-nation moderne est une création très récente. Sous l’Ancien Régime, il n’est pas fait de différence fondamentale entre les frontières extérieures du royaume et ses frontières internes, délimitant les domaines des seigneurs féodaux. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au moins, persiste une notion de frontière fondée sur le concept de « juridiction » et non de « territoire » : les monarchies européennes se conçoivent comme des entités exerçant une juridiction sur des sujets, le concept de souveraineté territoriale (condition nécessaire au développement d’une conception moderne de la nation) n’est pas encore apparu. L’étude microhistorique de Sahlins montre également que les frontières demeurent très floues jusqu’à la fin du XIXe siècle : ainsi, la frontière stricte qui sépare en deux la vallée de Cerdagne conserve un caractère « zonal » et mal défini bien après sa création. L’identité des habitants de la vallée, fluctuante, oscille entre l’Espagne et la France tout au long du XIXe siècle. En cette période d’exaltation des valeurs d’une « France éternelle » purement fantasmée, la lecture de cet ouvrage est salutaire. [P-L.P.]
Éditions Belin, 2000
☰ Gustave Courbet — Peintre de la liberté, de Michel Ragon
Obèse, alcoolique, exilé, ruiné, la barbe pleine de bière, les fesses d’hémorroïdes et les dents de tabac : ces seuls mots suffisent à deviner la grandeur de l’homme. Fils de paysans, mauvais élève, piètre danseur, râleur et mégalomane, Gustave Courbet jouait du cor, chaussait des sabots, chantait à l’envi, refusa la Légion d’honneur et exagérait à dessein son accent de provincial afin de mieux choquer le Tout-Paris. L’Art n’est pas affaire d’ornement : un tableau n’a pas vocation à décorer les appartements ni à ravir l’œil du passant ; il doit brouiller, dérégler, interloquer ou suspendre le flux ordinaire des sens. Courbet revendiqua « le drapeau du réalisme » et « l’art au service de l’homme » – le penseur anarchiste Proudhon, qui fut son ami, avait déclaré à propos de l’une de ses toiles, Casseurs de pierres, qu’il s’agissait là de la première peinture socialiste ; un historien de l’art le tenait pour « le Blanqui de la peinture ». Le réalisme farouchement opposé à l’Idéal. Peindre un ange ? En a-t-on déjà vu ? Non ? Fin de la discussion. Courbet, qui assumait pleinement sa position de « sauvage », voulait « encanailler l’art » : parler de l’ordinaire et du peuple, du petit peuple dont il avouait tirer toute sa modeste science. Son biographe, l’historien libertaire Michel Ragon, le décrit dans ces pages comme l’homme contre : le mariage, le pouvoir religieux, l’art officiel, le gouvernement, les textes en rimes… Contre, aussi, les « populophobes » (le mot fut de Courbet !), les bien placés et les décideurs, les dandys et les cols-blancs. Quitter les clous se paie comptant : la critique, bien sûr (on lui reprocha de « glorifier la laideur vulgaire », de communier dans le « barbouillage de paravent » ou de produire du « torche-cul et du papier de tenture ») ; le pouvoir, naturellement (il fut emprisonné, après avoir participé à la Commune de Paris et conseillé de déboulonner la colonne Vendôme – qu’il jugeait comme symbole des guerres napoléoniennes et obstacle à la fraternité entre les peuples). Si L’Origine du monde a fait de lui, au XXe siècle, un artiste mondialement reconnu, l’homme – qui espérait qu’on le considérât, après sa mort, comme un partisan du « régime de la liberté » – continue d’être ignoré. « Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent, marchant dans ma voie parallèlement à mon camarade Proudhon. […] J’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même » : la toile n’a pas vieilli. [E.C.]
Éditions Fayard, 2004
☰ À ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal
C’est le nom de Lampedusa, entendu à la radio au milieu de la nuit, qui provoque « l’expérience de la mémoire, autrement dit l’action de se remémorer », puis l’écriture, qui est ici « puissante et pulsatile, un temple hanté de fantômes et de chants ». Lampedusa, « ce nom de légende, ce nom de cinéma —, mais ce matin du 3 octobre 2013, il s’est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit. » Il arrive qu’à l’intérieur d’une nuit de solitude, un toponyme venu de ces îles archaïques, « arides et animales », « émergées à la convergence des plaques tectoniques africaines et eurasiennes », fasse surgir à lui seul, dans l’appartement parisien d’une romancière, tous les visages des naufragés libyens, embarqués sur un rafiot en bout de course pour s’éloigner d’une guerre qui a déjà dévasté leurs vies d’avant. Dans la radio, les voix sont italiennes, traduites en direct pour dresser l’état des lieux d’une Europe hostile aux migrants. « Soudain une voix comme une boule de feu affole la cuisine, elle est archaïque et déplacée, vergogna, vergogna ! Elle demande au monde entier de venir voir ce qui se passe ici, à Lampedusa. » La force du récit de Maylis de Kerangal est d’entrelacer « la substance mnésique » que convoque l’effroi de ces voix dans la nuit, dénombrant les anonymes noyés et ceux qui auront survécu au naufrage. Dans son sillage, le nom de Lampedusa ramène aussi la figure de Burt Lancaster dans Le Guépard de Visconti, à cause du nom presque oublié de l’auteur du roman, Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Le récit rend compte ainsi de la complexité de ces blessures qui creusent en nous un traumatisme profond, à force de dénombrer le chiffre des victimes d’une politique décidée à Bruxelles, pour édifier une Europe en forme de citadelle dont nous serions les habitants désignés, forcés de supporter l’idée qu’une mer devienne aussi le lieu d’une hécatombe sans fin. Et, peu à peu, une évidence : celle qu’un traumatisme inscrit dans l’esprit des lois européennes appelle maintenant une révolte des consciences. [T.B.]
Éditions Verticales, 2015
☰ Le Coût humain de la mondialisation, de Zygmunt Bauman
Zygmunt Bauman est un sociologue qui sort de l’ordinaire. Nourri de nombreuses lectures puisées à la fois dans et en-dehors des cadres rigides de la sociologie (d’Hannah Arendt à Adorno en passant par Baudrillard, Bourdieu, Marx, Lévinas, Elias, etc.), on le connaît principalement pour son analyse des sociétés de consommation contemporaine, qui évoluent dans ce qu’il appelle la « modernité liquide ». Dans cet ouvrage phare de l’altermondialisme, il procède avec brio à une analyse poussée des dégâts causés par la mondialisation, ainsi que des changements de paradigme qu’elle provoque. On y retrouve une critique des nouvelles élites qui, grâce à la mondialisation techno-marchande, ont pu s’émanciper des distances spatio-temporelles : vitesse accélérée des échanges comme absence de distance sur le Net ou en avion entre un point A et un point B. Les conséquences concrètes ? L’apparition d’une nouvelle forme de lutte des classes, entre d’une part une bourgeoisie déterritorialisée, profitant de cette nouvelle libération pour voyager à son gré, et d’autre part d’immenses populations subissant la délégitimation de l’ancrage territorial, et se faisant éjecter des endroits localisés où elles désireraient bien souvent rester. D’autres domaines subissent son regard acerbe, comme l’urbanisme, la répression de la criminalité et le déclin de l’État-nation. On s’interrogera toutefois sur ce dernier point : l’auteur appelle à une autre mondialisation, quelque chose supplantant l’archaïque souveraineté nationale, afin de contrer une mondialisation qui lui semble inéluctable. Quoi ? On ne sait pas. Il n’est pas dit, comme le suggère Régis Debray dans son ouvrage Éloge des frontières, qu’un monde sans frontières soit favorable aux plus démunis. [G.W.]
Éditions Fayard/Pluriel, 2011
☰ Homo Juridicus — Essai sur la fonction anthropologique du Droit, d’Alain Supiot
C’est la soif de justice – ou du moins la nécessité de se fixer des règles pour vivre ensemble, donc celle de s’accorder sur le droit – qui est le propre de l’homme. Voilà la thèse principale de cet ouvrage, qui dépasse rapidement les débats sur l’essence du droit (instrument politique, voix de la raison humaine, règle naturelle ou d’essence divine) pour s’intéresser à la dogmatique juridique et aux fins qu’elle poursuit. Comment les hommes vivent le droit, s’en saisissent, se le figurent et le mobilisent ? Le droit a-t-il changé de nature dans les derniers siècles, à la faveur des révolutions industrielles et surtout de la mondialisation de l’économie ? C’est à ces questions – philosophiques, anthropologiques – que nous invite Supiot dans cet essai dense et vif. Partant de l’histoire du droit dans les sociétés occidentales, l’auteur nous en montre d’abord les particularités vis-à-vis d’autres sociétés – en termes de contenu (punition, sanction), d’application (existence d’un tiers garant, qu’il soit religieux ou séculaire), de forme (écrite), d’origine (chrétienne, mais pas seulement). Les bases sont posées, et Supiot n’a plus qu’à tirer le fil de son raisonnement, implacable. Il expose ainsi les évolutions du droit occidental, et notamment français, devenu technique juridique à l’aune de la révolution industrielle, jusqu’à nous plonger dans les liaisons dangereuses entretenues par le droit et l’économie globalisée. Ainsi de la déperdition de la souveraineté étatique et, avec elle, de l’autorité du juge national (on pense aux cours d’arbitrages dans le TAFTA…), le passage du gouvernement à la gouvernance (plébiscité par la Commission européenne), mais aussi de la croyance dans de nouvelles formes de justice – les droits de l’homme occidental). Déperdition du caractère contraignant du droit, retour à un droit devenu tantôt invective morale (RSE, droits de l’homme, chartes et conventions internationales dépourvues d’effet direct et d’applicabilité) tantôt science, donc vérité, donc non susceptible de critique (on pense à la montée de l’analyse économique du droit, ou à la mobilisation du droit dans les « politiques de l’emploi », s’adaptant à « l’effet d’aubaine » et à la « confiance » des employeurs). Droit comme incantation, donc, qui adopte de nouvelles finalités dans un monde à la fois si matériel et dépourvu de références religieuses, mais en quête de sens et de légitimation de son discours, par les références multiples à l’économie de marché. Droit du travail devenu outil, surtout, avec ses sacrifices (les stagiaires, les chômeurs de longue durée, qui sortent du « droit commun », « au nom de l’emploi), ses idoles (la sécurité et la flexibilité), son dieu (le marché), remplaçant le tiers garant historique, l’État. Loin d’être technique et destiné aux seuls juristes et anthropologues avertis, c’est un ouvrage brillant, pointu et documenté, révolutionnaire sans même s’en apercevoir tant il met à jour la métamorphose kafkaïenne du droit, et notamment du droit social – en passe de devenir simple rouage technique dans le grand marché libéral. [D.M.]
Éditions Points, 2009
☰ Le Discours antillais, d’Édouard Glissant
La France a le cœur armure, et lourd de cette année 2015 où il fallut rappeler de la plus douloureuse manière l’odeur de la guerre. La guerre, oui, certains en parlent en ces termes. Une guerre, d’abord celle des enjeux économico-diplomatiques, des enjeux militaires, qui font des morts civiles à ramasser au Moyen-Orient jusqu’aux arrondissements de Paris. Et, entre les deux, quelques décennies d’histoires jamais réconciliées et, dans les foyers, des conversations de plus en plus angoissées. On le sait : il y a des temps historiques où la poésie devient une force volcanique, vitale. Les guerres, de par le monde, font luire les poètes comme s’ils étaient des phares. « Nous avons tant de mots rentrés dans la gorge. Et si peu de matière première sur quoi exercer notre geste », écrivit Édouard Glissant. Aujourd’hui, ouvrir un livre de l’écrivain antillais possède ce magnétisme. La poésie comme territoire de possibles et de solidarité. Nous avons oublié, activement et collectivement, l’importance de nous souvenir de l’Histoire, ensemble. À l’heure où certains hommes politiques formulent des critiques sur « l’idéologie du métissage », à l’heure où d’autres ne supportent plus la « culpabilisation constante de l’Histoire », il est important de lire la réflexion d’auteurs qui ont passé leur vie à reconstruire sur les ruines de cultures et de langues de nouvelles utopies, à bâtir de nouveaux mots, à chercher avec une ardeur consciente comment faire, anciens vainqueurs, anciens vaincus, pour trouver une langue quand la parole a été évidée, et créer société malgré les violences passées. « Nous n’avons pas le temps. Il nous faut porter partout l’audace de la modernité […]. Il nous faut dresser nos métropoles en nous-mêmes. » Le métissage, avant d’être un gros mot, c’est avant tout l’histoire des bâtards, condamnés à voir double, à parler double langue et multiplier les points de vue. Cela devrait être une matière à penser, à réfléchir, à échanger tout le temps, et jamais une idéologie à combattre. « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. » À l’image du Discours antillais de Glissant, ouvrage de 800 pages tout à la fois essai politique, ethnologique, livre de poésie, de conversations, de contes. Sans doute pas le livre le plus facile pour entrer dans la pensée du Tout-Monde. Mais essentiel, sûrement. [M.M.]
Éditions Gallimard, 1997
☰ Ouranos ou les trois fonctions de la religion dans l’État, de Jean Monod
Si elle prend forme dans l’anthropologie des années 1970, la pensée de Jean Monod est aujourd’hui aux antipodes d’une réflexion qui se laisserait cantonner aux cloisonnements d’un genre universitaire. En lisant le présent livre, on se rend compte assez vite qu’on embarque dans le sillage d’une pensée au long cours, aussi rigoureuse qu’élargie, comme si le travail de la pensée consistait avant tout à interroger des connaissances laissées à l’abandon. Si Jean Monod se livre à une analyse de l’État, des idées et des mythes qui servent à en masquer les points aveugles et, plus encore, les tromperies conçues pour en masquer la violence, il a le courage d’élargir au maximum le spectre des connaissances historiques et d’affronter, sur quatre millénaires, le foisonnement des peuples et civilisations. Son analyse de l’État s’appuie donc autant sur l’histoire des Iroquois que des pharaons d’Égypte, des peuples sémites que des Sumériens qui développèrent ensemble la « civilisation étatique », 2 300 ans avant Jésus-Christ. Pourtant, le travail théorique reste clair, porté par une langue rigoureuse et belle, avançant par « éclats ». Les formes historiques prises par les États grecs et romains sont analysées parmi beaucoup d’autres pour mieux révéler ce mythe contemporain qu’est la démocratie : « Notre nouvelle « Mère à tous », la République, aurait restauré l’ancienne démocratie. » À partir de là, « voter est moins un acte démocratique qu’un rite de désistement sacrificiel », et « la croyance dans l’État protecteur est un fait de dévotion ». Autant de postulats inattendus ou même inédits qui ébranlent, à force de logique et de cohérence, cette part de croyance qu’on peut encore avoir pour le fait politique. Et un travail d’autant plus salutaire à l’heure où surgissent, en France comme en Europe, tant d’appels à sauver des Républiques qui seraient menacées. [T.B.]
ABC’Éditions Ah Bienvenus Clandestins !, 2015
REBONDS
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