« Ne pas oublier que notre génération a entre les mains un alphabet rescapé. Car l’alphabet est tombé dans le gouffre des extinctions. Les lettres ont cramé. » Wajdi Mouawad
☰ Sœurs volées — enquête sur un féminicide au Canada, d’Emmanuelle Walter
Féminicide en cours au Canada, perpétré dans la plus grande indifférence. Premières victimes : les femmes autochtones (amérindiennes, inuits et métisses). Au Canada, plus de 1 181 femmes autochtones ont disparu ou ont été assassinées depuis 1980. Proportionnellement, cela « représente environ 30 000 femmes canadiennes ou 55 000 femmes françaises », note Wilda Larivière, Anishnabekwe et cofondatrice de la branche québécoise de Idle No More, qui préface l’ouvrage d’Emmanuelle Walter, Sœurs volées, enquête sur un féminicide au Canada. Cette tragédie nationale révèle à gros traits l’inconscient colonial du Canada. Pour témoigner de ce problème structurel majeur, Walter a choisi de raconter une histoire singulière, le récit de deux jeunes adolescentes portées disparues en 2008, en périphérie de la région de la capitale nationale du Canada, Ottawa. L’histoire de Maisy et Shannon est à la fois unique et générique. Raconter leur histoire, c’est révéler toutes ces histoires qui se succèdent, à la chaîne : enquête bâclée, violence systémique, détresse des familles… Cette incursion dans le quotidien de la réserve de Kitigan Zibi se veut une manière d’exposer ce qui se hurle mais pourtant ne s’entend pas : la question des pensionnats autochtones où il convenait de « sortir l’Indien de l’enfant », toutes les ramifications et les conséquences de ce qu’il est maintenant possible de nommer un « génocide culturel ». Aujourd’hui, aux lendemains de la révélation de violences perpétrées envers des femmes autochtones par des policiers en uniforme (agressions sexuelles, violences physiques, humiliations) dans la ville de Val‑d’Or au nord du Québec, on retient un autre nom, celui de Cindy Ruperthouse. Elle aussi, comme Maisy et Shannon, disparut dans la plus grande indifférence… Les survivantes parlent, les familles aussi et Walter en porte l’écho dans son enquête. Tranquillement, il devient impossible de prétendre ne pas savoir. [J.P.]
Éditions LUX, 2014
☰Le Désert de la critique, de Renaud Garcia
Passionnant propos que celui de Renaud Garcia, qui s’interroge sur l’impact des théories de la « déconstruction » sur la manière d’appréhender le réel — et, dès lors, d’exercer un jugement critique. Il part d’un symptôme (l’hagiographique année Foucault) et d’un constat (l’immense succès du geste intellectuel consistant à défaire toute réalité constituée) pour en comprendre les conséquences sur la pensée d’un socialisme anarchiste conséquent : est-il encore possible, dès lors que l’on ne croit qu’à la prolifération des luttes sectorielles, de maintenir une pensée de la lutte commune ? Est-on condamné, une fois actés le renoncement au concept de « vérité » et la fascination pour les seules marges et « différances », à verser dans un anarchisme du « style de vie », individualiste et insoucieux du devenir politique des luttes ? La simple rébellion personnelle, parfaitement compatible avec la société du spectacle et l’atomisation des individualités néolibérales, ne conduit-elle pas à renoncer à l’héritage des Lumières (usage critique de la raison et universalisation possible des combats) au nom d’une critique mal comprise de la rationalité ? Quand le jeu sur les identités – les théories queer sont ici particulièrement visées, mais aussi la confiance naïve accordée aux technologies, avec la fascination pour le cyborg ou l’hybridation – en vient à remplacer l’idée des luttes émancipatrices, il n’y a plus d’issue sociale, c’est-à-dire commune, possible. Garcia plaide alors pour un anarchisme qui serait soucieux des leçons d’Herbert Marcuse, de Guy Debord, de Günther Anders et d’Henri Lefebvre. Il ne veut « renoncer ni à la vérité, ni à la réalité objective, ni à la subjectivité, ni à l’humain, ni à l’utopie » et préconise pour cela de repartir du constat de l’aliénation, de l’expérience vécue de la souffrance, du sens intime du corps vécu : de la subjectivité des corps et des mondes familiers qui les entourent, à l’échelle des limites humaines – en pensant par exemple des communautés où chacun aurait son mot à dire, en quoi il retrouve là l’idée du communalisme cher à Bookchin. Réinvestir le terrain du social qu’auraient abandonné des gauches radicales trop occupées à « déconstruire » le monde plutôt qu’à le penser et à le changer, vaste et alléchant programme. [A.B.]
Éditions L’échappée, 2015
☰ Actuelles II, d’Albert Camus
Le Camus romancier, avouons-le, nous tombe des mains : langue plate, terne, banale. Passons sans peine notre chemin. Le Camus journaliste, polémiste, le curieux et l’acteur de son temps nous intéresse, en revanche : ses articles et ses chroniques furent, de son vivant, rassemblées dans la série Actuelles (à l’instar des Considérations inactuelles de Nietzsche, des Situations de Sartre ou des Circonstances de Badiou). Il y eut trois volumes, couvrant la période 1944–1958 – de la Seconde Guerre mondiale à la guerre d’Algérie, en somme. Penchons-nous ici sur le second, peu lu, peu connu, alors qu’il s’avère probablement, avec L’Homme révolté, l’ouvrage le plus fécond de son œuvre. Ce volume pose une question essentielle à tous les partisans de l’émancipation : quelles sont les limites ? À quel moment la révolte, toujours légitime, prend-elle le masque de la haine, jamais enviable ? Il fut, dans les rangs marxistes, longtemps reproché au natif d’Algérie d’avoir donné dans la compassion, molle charité de boy-scout, col amidonné de belle âme – on perçoit plus en profondeur la querelle dès lors que l’on replace Camus dans sa tradition philosophique et politique : l’anarcho-syndicalisme. S’il serait fautif de l’ériger en porte-voix orthodoxe du drapeau noir (l’homme vota Mendès France, consentit à une partie des actions militaires contre le FLN et accepta les honneurs du roi de Suède), on ne saurait nier, comme trop de nos petits libéraux-démocrates-antitotalitaires aiment à le faire, l’enracinement libertaire qui fut le sien – on lira avec profit, pour s’en souvenir, le recueil Écritslibertaires.Bakounine, écrivit-il, vivait en lui. Dans une belle langue – filante, pointue, rythmée, accessible au tout-venant –, qui n’est pas celle du philosophe (il a toujours nié en être), Camus questionne la liberté, la fidélité, l’art ou le droit de mettre à mort. Sans clinquant ni préciosité conceptuelle – un chat est un chat et le sang a un prix : « Tous les bourreaux sont de la même famille », argue-t-il, fussent-ils « de gauche » ou « révolutionnaires ». [M.L.]
Éditions Gallimard, 1953
☰ Noces de mort, de Marcel Moreau
Marcel Moreau est un sauvage de la littérature. La liste de titres barbares qui jalonnent son oeuvre en témoigne : Quintes, La Pensée mongole, Bannière de bave, L’Ivre livre, Julie ou la dissolution, etc. C’est l’une des rares plumes belges dont le talent stylistique a pu se hisser au-dessus des résidents de l’Hexagone – et qui a été salué pour cela par des auteurs tels qu’Anaïs Nin, Jean Paulhan ou Simone de Beauvoir. Obsédé par la question de la femme, comme celle de l’irrationnel, sa prose est comme un vaste tourbillon de pulsions rythmées, tantôt sanglantes, tantôt lyriques ; son souffle est celui de l’extase, avec des expirations vengeresses et d’occasionnels relents morbides. Et c’est de mort qu’il est ici question dans cette brève et puissante nouvelle de Marcel Moreau, Noces de mort. Il s’agit d’un chef-d’œuvre vespéral, viscéral, crépusculaire, passionné et moite de toutes les sueurs, de sang comme de sexe, que puisse faire ruisseler un si petit livre. Concentré de fièvre, c’est une soixantaine de pages sur un couple de condamnés à mort – l’homme pour meurtre, la femme par maladie – qui prend le chemin de la petite mort pour aller vers la grande, à deux, dans une furieuse et fusionnelle dernière étreinte. Ce chemin mystique sera l’occasion d’éprouver l’amour dans son absolu le plus total. Les deux protagonistes, dont l’identité abstraite se dévoile avec parcimonie au fil du récit, s’aiment d’autant plus qu’ils savent l’issue inéluctable… La mort pour eux sera dès lors la sublimation radicale de leur union ; le moyen d’une tension ultime où toutes les émotions seront exacerbées. Cette nouvelle est une boule de nerfs qui nous souffle et nous emporte avec elle. [G.W.]
Éditions Lettres vives, 2000
☰La Peau et les os, de Georges Hyvernaud
En Europe, la captivité, dans son atrocité, a légué aux hommes de bien belles pages (de cette beauté brutale qui leste bien plus qu’elle ne ravit) : celles, notamment, de Primo Levi et de Robert Antelme. Si c’est un homme et L’Espèce humaine dirent tout de notre race quand l’Histoire perd la tête. Hyvernaud n’était ni juif, ni résistant : un soldat comme tant d’autres, simple troufion pris dans le destin cynique des nations, fait prisonnier en 1940 et libéré cinq ans plus tard. Son récit n’est pas celui de ses années de détention, du moins pas seulement, puisqu’il raconte l’après. Le retour à la vie qui se voudrait normale. « La vie se remet à couler dans ses vieilles petites rigoles. Comme s’il n’y avait rien eu. On a retrouvé sa place. Ma place de passant parmi les passants, ma place d’homme dans la rue, d’homme dans le métro. Nous sommes des hommes et des hommes à couler comme ça, dans des couloirs. » Foin des médailles et des héros, des yeux mouillés aux grands vents de la Gloire et des drapeaux qui campent l’Histoire ; Hyvernaud a vu la mort de près et la proximité condamne le lyrisme au silence. « J’aimerais autant parler d’autre chose. De choses claires. Parler des claires jeunes filles, ou d’un regard de vieille dame, ou d’un peuplier au bord de la route. Parler d’un poème, d’une écharpe, d’un tableau de Matisse. Mais tout cela n’existe plus. C’est fini. Il n’y a plus de couleurs, de feuillages ni de regards. Tout a été englouti dans une catastrophe informe. Tout est foutu. Il n’y a plus, au milieu d’un univers détruit, que cette baraque où l’on se soulage en tas. Tout est vide et mort. Et au milieu du vide et de la mort, il ne reste plus que cet asile de la défécation en commun… » La merde, partout au fil des pages de ce court livre, découpé en cinq chapitres et écrit d’un verbe sans pareil, comme une ingrate révélation ; grattez nos vernis, grattez notre culture, grattez notre civilisation, grattez notre aplomb d’Homme : ne reste, dans le froid d’un camp, que le mammifère dans sa nudité excrémentielle, culotte baissée près des siens qui ne s’en tirent guère mieux. « Ils nous laissaient croire aux morales, aux musées, aux frigidaires, aux droits de l’homme. Et la vérité, c’est l’homme humilié, l’homme qui ne compte pas. Fini, le temps des phrases. La vérité, c’est la faim, la servitude, la peur, la merde. » Un récit de l’Absurde. Un chef-d’œuvre qui, du vivant d’Hyvernaud, ne trouva que bien peu d’écho. [E.C.]
Éditions Pocket, 1999
☰ Journal d’exil, de Léon Trotsky
Comme Trotsky l’avoue dans les pages de son Journal d’exil, « La politique et la littérature constituent en somme le contenu de ma vie personnelle ». Écrit en France durant l’année 1935, énième étape d’un long exil… L’exil comme moteur faisant travailler la mémoire et ses recoins pour mieux aider à comprendre le présent. Oui, l’on peut dire que la vie de Trotsky est marquée par l’exil, par deux « formes » d’exil, même : intérieur, en URSS, et extérieur,de la Turquie au Mexique, en passant par la France et la Norvège. Trotsky est alors pratiquement dépourvu de droits ; c’est un individu toujours vu comme suspect, tenu pour « dangereux », constamment surveillé, interdit de séjour à Paris. Le gouvernement français voudrait l’expulser, mais ses homologues européens refusent de l’accueillir : l’exil français du Russe a la forme d’un paradoxe – un exil dans l’exil… Ce Journal peut être vu comme la chronique politique de la Troisième république et Trotsky, comme de juste, soigne des cibles – à propos de Léon Blum, leader social-démocrate et futur chef de gouvernement du Front populaire : « Cet homme cultivé, et intelligent à sa manière, on dirait qu’il s’est donné pour but dans la vie de ne rien dire d’autre que de plates inanités et de prétentieuses sottises. » Mais le texte nous révèle aussi l’homme de lettres, le lecteur attentif et sévère, aussi sévère qu’il l’est en politique. La littérature doit être, à ses yeux, outil critique plutôt que d’évasion. Elle est sens et signification – ce qui ne l’empêche pas de tancer le « réalisme socialiste » et son application mécanique, à l’image du pouvoir stalinien et de sa bureaucratisation, de sa servilité. L’action politique et l’écriture : chez le fondateur de l’Armée rouge, ces deux activités se nourrissent l’une l’autre, constituant la narration de son histoire personnelle comme celle de son temps – de son opposition au capitalisme libéral et de son instrument dégénéré, le fascisme, en Europe, autant qu’au stalinisme en URSS. [L.D.]
Éditions Gallimard, 1977
☰La France contre les robots, de Georges Bernanos
Il est bon de revenir sur ce livre prophétique, merveilleusement écrit au vitriol. Bernanos fut cet écrivain acclamé, auteur du Journal d’un curé de campagne ou de Sous le soleil de Satan, ancien camelot du Roi devenu défenseur des Républicains espagnols puis résistant au nazisme. Moins connu est sans doute le grand pamphlétaire, celui qui sans cesse prit d’assaut le monde moderne, de sa jeunesse jusqu’à sa mort. Un héros ? Non point ! Comment oublier son apologie de l’antisémite Drumont ? Bernanos, en qui Camus voyait « un écrivain de race » et à qui Simone Weil, partie combattre le fascisme en Espagne, dédiait une lettre de remerciement pour sa critique du camp franquiste (qu’il fit dans Les Grands Cimetières sous la lune), fut monarchiste et antisémite, oui. Mais Bernanos ne se résume pas à la somme de ses erreurs et de ses vices. Son christianisme fut avant tout éthique chevaleresque et populisme radical – voire révolutionnaire. Ainsi, Bernanos dresse dans cet ouvrage un réquisitoire féroce contre la société qu’il sentait se profiler au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale. Une société où la Technique et la Machinerie, élevées au rang d’idoles modernes, se voient octroyer une place tellement grande qu’elles semblent remplacer la liberté des hommes. Les hommes, lorsqu’ils y croient encore, ne savent même plus s’en servir… Capitalistes, fascistes ou marxistes, qu’importe, qu’ils la nient ou la revendiquent, ils ont tous oublié « sur le coin de la route » cette grande amie, si exigeante, de l’homme. Face aux « robots », au Progrès incontrôlé ; face, aussi, à l’esprit économique qui forme et est formé par l’« homme économique » – ses analyses augurent déjà la mondialisation techno-marchande et ses délocalisations –, Bernanos oppose l’esprit de la grande Révolution de 1789, « révolution de l’Homme, inspirée par une foi religieuse dans l’homme ». Un esprit animé d’idéal, apte à conjurer les « réalismes » en tout genre et à s’opposer frontalement au règne combiné du Marché, de l’État et de la Machine. [G.W.]
Éditions Le Castor astral, 2009
☰Le capitalisme en 10 leçons — Petit cours illustré d’économie hétérodoxe, de Michel Husson et Charb
Dans les pages de ce livre illustré par Charb, l’économiste Michel Husson — militant altermondialiste et membre du conseil scientifique d’ATTAC travaillant à l’Institut de recherche économique et sociale — relève avec brio deux défis : celui de brosser un portrait assez complet du capitalisme et de son évolution, mais aussi celui de le faire de façon particulièrement accessible. Ici, le profane a en toute simplicité, accès à un véritable cours d’économie hétérodoxe. Nous est expliqué le fonctionnement de ce que certains appellent encore « le moins pire des systèmes » et pourquoi la crise actuelle n’est pas l’une des crises périodiques dont le capitalisme est coutumier, mais bel et bien une crise globale et systémique plus profonde. L’auteur, à travers son analyse, nous fait comprendre pourquoi l’apogée du capitalisme est derrière nous et pourquoi l’évolution vers le néolibéralisme était inscrite dans la génétique de ce système. Il donne à entendre les raisons de l’impossibilité d’un « capitalisme vert » et assure que nous nous trouvons actuellement, au sein de ce cadre, dans une impasse — toutes les voies de sortie de la crise sont soient bouchées, soient humainement intolérables. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; Michel Husson nous met en garde : le capitalisme ne vit pas ses derniers instants — « L’idée même d’une « crise finale » est intrinsèquement absurde, parce que le capitalisme n’est pas seulement un modèle économique, mais un ensemble de rapports sociaux ; et que ceux-ci ne peuvent être remis en cause que par l’initiative de forces sociales décidées à les dépasser. » [S.K.]
Éditions Zones, 2012
☰Le Business est dans le pré — Les dérives de l’agro-industrie, d’Aurélie Trouvé
Lecture nécessaire pour tout militant écosocialiste, l’ouvrage d’Aurélie Trouvé, membre du collectif ATTAC – et par ailleurs candidate malheureuse à la direction du FMI – est un passionnant essai, entre pamphlet et ouvrage didactique, qui revient sur la condition paysanne et les dégâts de l’agro-industrie. Le marxisme orthodoxe a durant longtemps négligé cette classe populaire rurale dont les vices furent fustigés par Marx lui-même. Mais aujourd’hui, alors que les agriculteurs n’ont jamais été aussi précarisés – avec, pour la France, l’un des taux de suicide les plus hauts de tous les métiers – et que les fléaux de l’agro-industrie en matière d’alimentation, de santé, de destruction des cultures vivrières ou d’exploitation explosent à la face du monde, il est plus que temps de défendre les agriculteurs face au rouleau compresseur capitaliste. Tout y passe, donc : la concurrence déloyale des fermes à taille inhumaine (la plus connue dans l’Hexagone étant le projet d’une ferme aux « 1 000 vaches », chiffre presque banal dans un pays comme les États-Unis) ; le productivisme effréné dans lequel les agriculteurs sont poussés par le marché – et grâce entre autres au détricotage de la PAC par les eurolibéraux –, avec le gaspillage qui en résulte ; les grands syndicats bureaucratisés qui ne défendent plus de modèle alternatif de production ; l’exploitation d’une main d’œuvre étrangère corvéable à merci ; le libre-échange, qui ravage les productions locales dans les pays moins industrialisés ; le « green-washing » du capitalisme, qui permet à certaines multinationales de se donner une image écologiste tout en continuant leur destruction de la nature et des hommes ; etc. Un livre documenté, nourri à la fois d’expériences pratiques et de réflexions théoriques. On lui reprochera cependant une certaine modération, assez incompréhensible, dans ses solutions proposées — et notamment l’éternel appel à une Europe sociale, avec fiscalité homogénéisatrice, ainsi qu’une critique rapide des partisans du protectionnisme. Aucune réflexion sur la décroissance n’est présente non plus, ce qui semble indiquer que l’auteure pourrait se contenter éventuellement d’un capitalisme étatique régulé, sans aucune modification des comportements quotidiens des citoyens européens. [G.W.]
Éditions Fayard, 2015
☰La Mer remblayée par le fracas des hommes, de Ophélie Jaësan
« Voici que j’avance dans la cité / Main dans la main avec la barbarie / du siècle. La peur avance avec moi. » Ainsi débutent les pages — de pierre — de ce recueil d’Ophélie Jaësan, poète nantaise, paru en 2006. Donner des nouvelles de l’humain, seul, toujours, l’humain lorsqu’il cesse de paraître au monde plus fort qu’il ne l’est. Comment va-t-il, sous-cutané ? «Dans les longues artères, mon sang défait l’angoisse. » Écriture près de l’os, chapitres brefs, une soixantaine de pages à peine. Écriture de celle qui ne sait vivre autrement qu’en-dessous de l’ordre des choses, à l’échelle des carcasses. La langue noyée, mais pourtant chaude du poème, langue qui sort du monde pour revenir au plus près de nos tristes tempêtes. « Je rêve d’une jumelle pour me pendre à son cou. » Qu’il y a‑t-il sous l’apparente beauté écrasée, sous le masque-plastique, sous les tissus froncés de nos colères ? Il y a la laideur d’un Antonin Artaud, de Frida Kahlo, Alejandra Pizarnik, Ana Mendieta ou Pina Bausch. Il y a le refrain des êtres construits par une lucidité trop grande, trop proches d’eux-mêmes. Il y a La Mer remblayée par le fracas des hommes : titre d’un livre qui ne vit qu’une fois. Poèmes jetés au bord de nos silences les plus communs. « Je cherchais comment lui dire les scaphandres qui rendent douloureuses nos étreintes. »Les mots, il est certain, rendent leur dignité à nos mélancolies. Peut-on encore écrire sur cette épuisante banalité ? Peut-on se dire adulte et se nourrir encore de ces noirceurs ? Encore un peu, oui — prions-le. « Le côté réel des choses m’assomme. Le hors du sentiment, de l’émotion, de la sensation m’assomme. Même le quotidien doit être prenant, sinon il me déshabite. » [M.M.]
Éditions Cheyne, 2006
Photographie de couverture : Manuel Alvarez Bravo
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