« Quand on scie un arbre, j’ai mal à la jambe et à la littérature. Quelle horreur, la parlotte ! Écrire partout, à l’envers de toi, sur mon cœur, sur ma loi, dans mon froc. » Léo Ferré
☰ Aliénation et accélération — Vers une théorie critique de la modernité tardive, d’Hartmut Rosa
Fast-food, speed dating, temps de sommeil raccourci, impression constante de « perdre son temps », haut débit Internet, opérations financières à la nanoseconde : le temps semble s’accélérer. Mais comment se peut-il que le temps accélère ? Une journée durera toujours vingt-quatre heures et une heure soixante minutes. C’est donc le rythme de notre vie sociale qui s’accélère et engendre un rapport subjectif au temps tout à fait nouveau. Le temps, dans nos sociétés modernes tardives, est perçu comme une matière première : il est une denrée rare qui nous glisse entre les mains. Mais, n’est-ce pas le même processus enclenché par la révolution industrielle au XIXe siècle qui suit simplement son cours ? Hélas, non. La modernité classique s’est constituée sur le principe fondateur du progrès inter-générationnel. Elle implique une perception linéaire du temps — représentée par nos frises chronologiques — où l’individu prend conscience que son existence diffère de celui de ses aînés autant que différera celle de ses descendants. À l’inverse, la modernité tardive — à partir des années 1970 — s’affirme lorsque la vitesse du changement social est telle qu’une même génération est sujette à des bouleversements majeurs. Hartmut Rosa redonne ici ses lettres de noblesse à la critique sociale. Elle a pour ambition de donner à voir les structures invisibles qui régissent nos existences individuelles. Et, il en est une fondamentale et éminemment politique que nous ne questionnons jamais : le temps. Pourtant, nous dit-il, nos sociétés ne tiennent que « par la mise en place rigoureuse de normes temporelles, par la domination des horaires et des délais imposés, par le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté ». Pire, ces normes engendrent des « sujets de culpabilité » : qui ne se couche pas le soir en s’attribuant individuellement la faute de n’avoir su terminer sa liste de choses à faire ? Et, de là, les pathologies sociales se multiplient : burnout, dépression, insatisfaction perpétuelle, quête effrénée à la compétitivité. Hartmut Rosa propose une critique éthique de la modernité avancée sur les bases du projet moderne lui-même. « La société de l’accélération » ne permet plus d’atteindre l’autonomie mais nous aliène – c’est-à-dire, nous pousse à faire volontairement ce que nous ne voulons pas vraiment faire. Se réapproprier le temps paraît être la condition première d’une « vie bonne ». Ironie de l’histoire conclut Hartmut Rosa, toute politique « progressiste » consiste désormais à reprendre le contrôle sur le temps social pour le ralentir alors que le camp « conservateur-libéral » plaide pour son accélération afin « de ne pas être dépassé dans la compétition mondiale ». [A.G.]
Éditions La Découverte, 2012
☰Plaidoyer pour les animaux, de Matthieu Ricard
Claude Lévi-Strauss dit un jour que nos descendants regarderont les mangeurs d’animaux comme nous regardons, aujourd’hui, les cannibales. Massacrer « des êtres vivants » pour les ingérer et exposer « leur chair en lambeaux » dans les rayons de nos supermarchés, voilà ce que l’avenir ne pourra plus entendre. Prophète ou doux rêveur ? Le temps se chargera de la réponse. Nos sociétés ont la vue courte dès lors qu’il s’agit de passer à table : le sort que les Homo sapiens réservent à ces autres animaux que sont « les bêtes » constitue l’un de leurs points les plus aveugles. Pourquoi adorer son chat ou choyer son chien et manger le cadavre d’un agneau ou d’une dinde qu’un inconnu a préalablement saignés ? Pourquoi hésiter à mettre un cheval mort dans son assiette et ne voir nul inconvénient à croquer, le midi, dans un sandwich jambon-fromage ? Parce que le spécisme, en ce qu’il suppose — et promeut — la hiérarchie brutale entre les espèces et l’exploitation de certaines d’entre elles, le rend possible. Richard Ryer inventa ce terme en 1970 lorsqu’il réalisa que les mouvements d’émancipation s’avéraient incomplets : lutter contre le racisme, bien sûr ; lutter contre le sexisme, évidemment ; lutter contre la domination de classe, naturellement ; mais « pourquoi s’arrêter là ? ». Pourquoi admettre, au quotidien, l’oppression de masse que nous faisons subir aux animaux non-humains (que Descartes, fort inspiré, qualifiait « de simples machines, des automates ») ? C’est à ces questions que Matthieu Ricard, doctorant en génétique cellulaire et moine bouddhiste, répond, avec force habileté, dans cet ouvrage qu’il adresse à tous, consommateurs ordinaires, citoyens ou simples curieux. Santé, agriculture, éthique, écologie, traditions, économie, expérimentations scientifiques, chasse, droit : l’auteur dresse un tableau complet des enjeux et des rapports de force, d’une plume précise, rigoureuse, limpide, loin — que le lecteur se rassure — de toutes sommations brusques ou prosélytes (il n’y est nullement question de spiritualité). Ricard n’entend pas « culpabiliser » les amateurs du régime carné mais leur donner à lire, factuellement, ce qu’impliquent et révèlent leurs décisions, si banales qu’on ne les perçoit d’ailleurs même pas comme telles, en matière d’alimentation — puisque l’homme est omnivore, il peut choisir, donc questionner. Et Ricard, contre les objections usuelles, de rappeler qu’il serait absurde d’opposer la défense des bêtes à la lutte pour les droits des hommes : les deux sont des plus complémentaires puisque tous les membres du règne animal cohabitent, comme ils peuvent, sur une même terre, en vertu d’un même « continuum du vivant ». [E.C.]
Éditions Allary, 2014
☰ Blanqui, L’Enfermé, de Gustave Geffroy
La République est un gros vase qui sonne creux. Elle orne désormais les discours et les banquets, ravit les notables et les assis. Du Front de gauche au Front national, chacun la tire à soi – la droite gouvernementale a récemment tranché : ce sont pourtant eux, « les républicains », les vrais. Laissons-leur se partager la dépouille et cherchons un espace collectif (avec son imaginaire et ses affects mobilisateurs pour la France telle qu’elle est, tout entière, et non telle que d’aucuns la rêvent) mieux à même de porter la rupture politique émancipatrice : la République n’existe vraiment que lorsqu’elle est menacée – par les forces monarchistes d’Ancien régime ou les ligues fascistes, jadis – ; le reste du temps, c’est-à-dire celui que nous vivons, elle négocie les ronds de serviette à la table des puissants. Auguste Blanqui fut un républicain. Ardent, même. Et nous aimons la majuscule qu’il défendit : une République contre les rois et l’Empire ; contre la bourgeoisie et la ploutocratie. Une République socialiste, combative, populaire et articulée autour de ce qu’il nommait « l’Anarchie régulière » et le communisme (un communisme entendu comme « sauvegarde de l’individu » !). Les éditions L’Amourier ont réédité il y a peu la biographie que l’historien Gustave Geffroy, disparu en 1926, lui avait consacrée. Blanqui, dit l’Enfermé — il passa une trentaine d’années de son existence en prison. Il faut lire cette vie, comme un roman, pour entendre ce passé qui demande que l’on ne l’oublie pas, pour saisir ce que la politique a de sublime lorsqu’elle ne s’appelle pas Hollande, Valls, Pécresse ou Sarkozy, pour approcher ce qui, dans le secret d’un cœur, peut pousser à tant d’élans et de sacrifices. L’historien Alain Decaux, qui publia en 1976 un très beau Blanqui l’insurgé, fit savoir que le travail de Geffroy, bien que parfois quelque peu daté, constituait « un témoignage irremplaçable » et « une base de premier ordre ». Blanqui n’est pas un modèle – l’Histoire donnera tort aux putschs et la Révolution ne doit plus être l’affaire d’une avant-garde parisienne – mais un lampion, parmi tant d’autres, dans nos nuits « libérales-démocrates » : « L’humanité a toujours marché avec un bandeau sur les yeux. » [E.C.]
Éditions L’Amourier, 2015
☰ Le Ventre de l’Atlantique, de Fatou Diome
Niodior, petite île de pêcheur au large des côtes, abritant un microcosme isolé de la société sénégalaise. Fatou sort des jambes d’une mère non mariée : malheur ! Rien de pire, dans une société où, « sur chaque bouche de femme est posée une main d’homme ». Ce départ dans la vie, déjà loin des clous et loin du modèle familial en vigueur, sera pourtant sa chance. Sa génitrice est fille-mère, et ne peut prétendre à une dot : Fatou naît plus libre que tous ne l’imaginent. Élevée avec toutes les forces de sa grand-mère, avec le soutien de Madické, un professeur de français marxiste — bizarrerie locale peu acceptée — qui, voyant que la petite squatte les bancs de l’école sans y être invitée, l’encourageront à pousser les études, la narratrice du Ventre de l’Atlantique nous raconte, dans une langue sans bois, ce que signifie ce frottement d’un continent à l’autre, à travers le parcours de nombreux personnages. Habituée aux hypocrisies et aux mensonges de la société patriarcale communautaire qui l’a vue grandir, elle nous rappelle que le mensonge est, lui aussi, culturel, et sait voir avec la même lucidité ceux de sa terre à l’accueil variable, la France. Que signifie d’être loin de chez-soi, dans un pays fantasmé par toute une génération sans travail, émerveillée par le football, et par ceux qui reviennent de leurs boulots précaires, de Barbès à Dakar, grands bourgeois proclamés uniquement grâce à leur titre de séjour en terre de France, les poches faussement pleines et la bouche schizophrène ? Qu’entend-on de la France quand on est sur Niodior ? Les frangins de Fatou, eux, n’ont pas envie d’entendre ce qu’elle a à dire : « En Europe, mes frères, vous êtes d’abord noirs, accessoirement citoyens, définitivement étrangers et ça, ce n’est pas écrit dans la Constitution. Alors vous comprenez, il ne vous suffira pas de débarquer pour mener la vie de ces touristes smicards qui vous font baver. Maintenant, là-bas aussi il y a le chômage. » [M.M.]
Éditions Anne Carrière, 2003
☰ Chronique du figuier barbare, de Sahar Khalifa
« À Naplouse, rendu aux siens en effet, il va cependant découvrir peu à peu la terrible, l’inextricable complexité des problèmes qui se posent aux Palestiniens de l’intérieur. Tous sont victimes, tous sont bafoués, opprimés, méprisés. Mais lesquels sont hypocrites ou lâches, lesquels courageux ou lucides, lesquels inconscients ? De qui peut-on dire qu’il se conduit justement ? Serait-ce son oncle, notable passéiste, figé dans un nationalisme verbal ? Serait-ce le cousin Adel, qui va travailler chez les Israéliens, qui donc « collabore », mais qui fait vivre ainsi toute la famille ? Serait-ce uniquement le héros, celui qui cède à la colère et abat un occupant, sans souci des représailles démesurées qui vont s’ensuivre ? » Un roman dérangeant, où une violence en croise une autre, le tumulte des uns le silence des autres. Lignes brouillées de destins qui font face à la brutalité quotidienne de l’occupation israélienne ; fond de tableau dans lequel chacun se retrouve enfermé et avec lequel il tente de se débattre. Mais aussi mise en perspective d’une lucidité et d’une ambition remarquables lorsque, dans la confusion et le désespoir des parcours de Palestiniens qui s’entrechoquent, apparaît, comme une anecdote dans l’histoire, ceux des ouvriers israéliens. S’agit-il de voir qui est le plus opprimé, le plus exploité, ou la logique structurelle dont tous sont victimes, d’une manière ou d’une autre ? Le levier de ce drame, depuis lequel plusieurs générations sont nées, serait-il dans une «solidarisation » des parties auxquelles on ne pense pas assez ? En refermant ce livre, on se demande ce qui pourra advenir ensuite, comme tout un chacun de ses personnages… Ce sont probablement, près de quarante ans plus tard, les mêmes questions, les mêmes lignes brouillées qui se posent et s’imposent. La Foi des tournesols, écrit quatre ans plus tard, est présenté comme la suite de la Chronique du figuier barbare ; les jeunes personnages ont grandi, mais quelle relève est assurée ? [C.G.]
Éditions Gallimard, 1978
☰ Sur le marxisme occidental, de Perry Anderson
En 1968, paraît dans la New Left Review un texte déplorant l’absence frappante, dans le monde intellectuel britannique, des théoriciens marxistes « occidentaux ». Tentant de remédier à ce problème, la revue, dans les années qui suivront, s’emploiera donc à faire connaître à son lectorat des penseurs aussi majeurs que Gramsci, Della Volpe ou Marcuse. C’est cet article qui pousse Perry Anderson, en 1974, à s’interroger sur la notion de marxisme occidental. Son bref essai, finalement publié en 1977, délivre d’utiles clés de compréhension de cette tradition, réflexions qui demeurent pertinentes aujourd’hui pour qui s’intéresse à la production des nouvelles théories critiques. Le point central de l’analyse d’Anderson réside dans sa distinction entre « marxisme classique » et marxisme occidental. Les marxistes classiques, continuateurs immédiats de l’œuvre de Marx, sont avant tout des dirigeants révolutionnaires. Lénine, Boukharine, Preobrajenski ou Trotski au sein du parti bolchevik, Rosa Luxemburg à la tête du Parti social-démocrate, puis de la révolte spartakiste. Immergés dans l’action, ces auteurs se démarquent par le caractère très empirique de leur production intellectuelle. Historiens ou économistes de formation, ils conçoivent une production théorique au service du combat révolutionnaire. La défaite du mouvement ouvrier au début des années 1920 d’une part (et notamment l’écrasement de la révolution allemande par les corps francs), la rigidification théorique des partis communistes européens dans un marxisme très orthodoxe d’autre part, éloignent les intellectuels marxistes des organisations partidaires, et donnent naissance au marxisme dit occidental. Souvent philosophes de formation, des auteurs tels que Sartre, Marcuse ou Althusser développent une pensée de plus en plus abstraite et se tiennent à l’écart du combat politique dans ses aspects concrets. L’ouvrage de Perry Anderson est passionnant en ce qu’il permet de comprendre la manière dont les événements historiques conditionnent l’évolution de la production théorique. À nous de nous interroger sur les déterminants historiques des théories critiques actuelles. [P‑L.P]
Éditions Maspero, 1977
☰ Une Histoire populaire des Etats-Unis – De 1492 à nos jours, de Howard Zinn
« Tant que les lapins n’auront pas d’historien, l’Histoire sera racontée par les chasseurs. » Dans les années 1940, le jeune Howard Zinn découvre à travers son expérience de soldat de l’armée américaine envoyé bombarder Royan, dans le sud-ouest de la France, puis lors des manifestations ouvrières de Brooklyn, que seuls les vainqueurs écrivent l’Histoire — et souvent selon leur convenance. Il entame alors une carrière « d’historien des lapins » et rédige cet ouvrage (réédité depuis de nombreuses fois et devenu un best-seller) destiné à faire le récit du peuple américain. De la conquête des Amériques – réalisée, ne l’oublions pas, dans une violence inouïe – jusqu’à la fin du XXe siècle, en passant, notamment, par la traite des Noirs, les luttes ouvrières, le coup d’État en Iran et la guerre du Viêt Nam, ce militant politique et ami du linguiste libertaire Noam Chomsky reprend la version officielle de l’Histoire et la confronte à celle contée par les indigènes, les victimes, les esclaves, les exclus, les migrants, les ouvriers : bref, le peuple. L’auteur révèle alors que bien loin du rêve américain, l’Empire s’est construit dans la répression des mouvements populaire, le massacre de peuples autochtones, la torture des opposants politiques, la guerre au bénéfice des industriels et par des coups d’État aux quatre coins du monde orchestrés contre des peuples souverains. Et qu’il n’a jamais été question de démocratie. Un merveilleux livre qui refonde totalement notre lecture du passé et apporte, en outre de quoi saisir de nombreux enjeux politiques et géostratégiques du monde d’aujourd’hui. [S.K.]
Éditions Agone, 2002
☰ Paris, capitale du XIXe siècle, de Walter Benjamin
Lors de l’un de ses nombreux séjours parisiens, le philosophe et critique de la culture allemand Walter Benjamin (1892–1940) commence à envisager un projet d’études plus vaste sur le Paris du XIXe siècle. L’inspiration lui est venue suite à la lecture du roman Le Paysan deParis, de Louis Aragon. Achevé en 1935, Paris, capitale du XIXe siècle est un essai qui présente les principales questions théoriques que l’auteur développera par la suite, dans Le Livre des Passages : organisé en cinq parties, il réfléchit à l’ampleur de l’accélération du capitalisme, de son idéologie du « Progrès » et du « nouveau », comme des conséquences de ce processus. Benjamin s’interroge : de quelle façon l’histoire de la civilisation, imprégnée par sa représentation chosiste (en ce qu’elle réduit aux choses, aux objets), transforme-t-elle radicalement les choses, les nouvelles formes de vie et l’espace ? Ces mutations créent de nombreuses fantasmagories (des illusions, des artifices), à l’instar, notamment, des passages, « villes » ou « mondes en miniature », et des expositions universelles, « centres de pèlerinage de la marchandise-fétiche ». Ces fantasmagories, comme effets des transformations, transcendent l’espace extérieur en créant d’autres fantasmagies — en ce qui concerne, par exemple, l’espace intérieur. C’est pourquoi la notion de « particulier » fait son entrée en scène ; l’intérieur est l’espace refuge de l’art et du collectionneur. Dans sa brève vie, l’intérieur (il sera liquidé par l’arrivée du « modern style »), en plus d’avoir idéalisé les objets en leur ôtant leur nature de marchandises, aura donné naissance à un nouveau genre littéraire : le roman policier. En analysant Baudelaire et la figure du flâneur, Benjamin voit la transformation de ce dernier en une nouvelle fantasmagorie, oscillant entre un paysage ou une chambre, un moyen d’inspiration pour le décor des grands magasins, qui deviennent l’ultime espace pour le flâneur. Le projet haussmanien du nouvel espace urbain de Paris, achevé dans un « régime d’exception », et favorisé politiquement et économiquement par l’impérialisme napoléonien et le capitalisme financier, devient la fantasmagorie faite pierre, le prétexte pour l’anoblissement de la technique. Les contradictions de ce projet, émergées par l’action de la Commune de Paris, en 1871, en opposition à la conception de l’ordre voulu par la bourgeoisie triomphante, donnent une nouvelle signification à l’espace urbain et symbolique de la modernité capitaliste : un monde dominé par ses illusions. [L.D.]
Éditions L’Herne, 2007
☰ Les Mots sans les choses, d’Éric Chauvier
Anthropologue mettant la parole des personnes observées au cœur de sa méthodologie, Éric Chauvier nous livre un ouvrage percutant sur le langage. Précis et argumenté, Chauvier laisse également poindre de l’exaspération, voire une froide colère, vis-à-vis des usages et mésusages de mots qui sonnent bien (car dotés d’atours symboliques forts), mais sonnent creux. Dans une perspective de déconstructions de ce qui apparaît comme des évidences (usages de termes médicaux, institutionnels etc.), l’auteur nous invite à prendre un recul salutaire sur le langage. S’il parle du langage quotidien, Chauvier n’en oublie pas pour autant les espaces de productions scientifiques, où l’inflation terminologique et conceptuelle est autant le symptôme d’un capitalisme culturel que le résultat d’une auto-justification, avouée ou non, mais dévoyée, du champ académique. Il est aussi question de la difficulté pour les sciences sociales (via Bourdieu, Foucault), à confronter les concepts au monde, et à laisser place à ce que Chauvier nomme l’étrangeté. Loin d’être une critique culpabilisante de nos usages de la langue, le livre nous met face aux « fictions théoriques », « soit un modèle conceptuels surplombant plaqué sur le vécu de chacun au point de rendre celui-ci inexprimable ». Véritables machine à produire de la frustration, les fictions théoriques (tels que « le fait religieux », dont son usage brutal peut faire taire les nuances sociologiques que tentent de mettre en avant des enseignants lors d’un débat sur la laïcité, ou « l’événementiel », terme fourre-tout, mais tendance, pour jeunes en décrochage cherchant une voie professionnelle) laissent peu dupe ceux qui les embrassent, et vexent ceux qui n’y ont pas droit. Chauvier, qui a travaillé sur la ville et les zones péri-urbaines, nous invite à penser cette complexe forme d’aliénation : ne pas être associé aux fictions théoriques dominantes, dont celles liées à la société de consommation, est une ségrégation. [J.C.]
Éditions Alia, 2014
☰ Ébauche du Père, de Jean Sénac
La couverture trompe le passant : il ne s’agit pas d’un roman. Jean Sénac se raconte, dans ces 179 pages écrites durant la guerre d’Algérie. Sur celle de garde, trois noms s’italisant : René Char, Antontin Artaud et Jean Genet. Totems tutélaires. Sénac raconte son enfance de « pied-noir », en Algérie, et son départ pour la France qu’il vit comme un exil ; il raconte et se raconte, oui, mais en crue, sans fil sinon celui d’une lame qui ouvre tout ce qu’elle croise sur son passage — « Je n’aime pas les fleuves mais je ne sais être bref. Je ne gommerai pas. J’irai parmi les mots, entraîné par ma hâte vers un point de fusion où, peut-être, une loque s’anime. » Le Père absent, là Mère partout, son rang et son sang de bâtard. « Je suis né algérien. Il m’a fallu tourner en tous sens dans les siècles pour redevenir algérien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. […] Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes. Soldat dans son treillis sur la crête la plus haute à l’affût des envahisseurs. » Sénac raconte l’Identité, d’une terre et d’un destin, le sien, né sur cette première que la France colonisa en 1830. Le poète — ce qu’il est avant tout, quand bien même ce récit s’affiche en prose — a soutenu la lutte indépendantiste autant qu’il a pu : l’Algérie devait tourner la page de l’oppression pour en écrire une autre, nouvelle, où la majorité arabo-berbère n’aurait plus à baisser les yeux devant les autorités impériales (et le peuple, fût-il modeste, parfois, qu’elles protégeaient). Il se brouilla même avec son ami Albert Camus — un peu de ce Père qu’il n’avait pas connu — tant il lui tenait rigueur de ne point s’engager assez, de ne point prendre, du haut de sa renommée, fait et cause pour la nouvelle Algérie indépendante. Rejoindre les maquis, il y songea ; il fit même plus qu’y songer puisqu’il contacta l’un des meneurs du FLN pour le lui proposer : le combattant lui répondit que le poète s’avérait plus utile par la plume que le fusil (force était d’admettre que Sénac n’avait, en effet, pas vraiment le profil d’un maquisard armé…). Sénac raconte comme il écrit, sur des tickets de métro et du papier hygénique, des bouts de carnets et des coins de tables, et il écrit superbement : la langue vit, tinte, claque, derviche, elle ne se repose sur ses lauriers qu’après les avoir brûlés, elle fait écho au rêve de Flaubert, celui d’un livre qui, sans grand souci de la structure, ne tiendrait que « par la force interne de son style ». Un crachat d’or. [M.L.]
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