Des poèmes pour dire Gaza et d’autres les Appalaches, des leçons de ténèbres pour étudier la violence et des leçons kurdes pour une approche anticoloniale de leur lutte, l’histoire d’un éditeur de labeur et celle des Balkans de la fin du XXe siècle, une réflexion sur l’identité et une autre sur les résistances affectives, une étude de la langue des bourreaux Khmers rouges et une autre des écrits d’Orwell : après un millier de chroniques publiées depuis juillet 2015, nous brûlons ici nos dernières cartouches.
☰ Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, de Mosab Abu Toha, (trad. Ève de Dampierre-Noiray)
Paru initialement en 2022, le recueil de poésie de Mosab Abu Toha se révèle tristement actuel quand il s’agit de ressentir, de manière intime à travers ses mots, les effets de la colonisation israélienne en Palestine. Plus précisément encore, celle de Gaza, bande de terre encerclée et bombardée où se déroule sous les yeux du monde entier, depuis deux ans, un génocide orchestré par l’État israélien. Né en 1992 dans le camp d’Al-Shati, près de la mer, le poète a traversé plusieurs attaques meurtrières : 2008, 2009, 2012, 2014, 2021. Durant celle de 2014, il perd trois amis. « À Gaza / […] / Se lever le matin, / c’est tenter de survivre / un jour de plus, / c’est revenir / d’entre les morts. » Lui-même a été blessé par une bombe, une expérience qu’il raconte dans « Les blessures », un poème qui le fait s’interroger sur « le sort de ces touts petits enfants qui ont été ensevelis sous les décombres de leur maison. Ils n’ont pas pu grandir, ils n’ont pas eu le temps d’apprendre à parler, pour pouvoir, comme moi, raconter leur expérience. » Le bruit des drones hante les journées. En un instant, ils peuvent transformer un moment de bonheur simple en horreur, comme ce pique-nique familial un soir de ramadan, où sa nièce, bébé, perd la vie. « Nous méritons une mort meilleure », écrit l’auteur. À travers l’histoire d’Hassan, son grand-père, il raconte l’expulsion de sa famille de Yaffa en 1948, durant la Nakba. « [Il] comptait sur ses doigts les jours / qui nous séparaient du retour / puis il se mit à compter avec des pierres / pas assez ». Le recueil est traversé par le Sumud, cette résilience qui garde les Palestinien·nes debout et les empêche, même en exil, d’abandonnerl’idée d’un retour. On y retrouve aussi les figures tutélaires de Mahmoud Darwich, Ghassan Kanafani et Edward Saïd, auxquels l’auteur rend hommage. « Un poème […] c’est un tissu », affirme Mosab Abu Toha. Il tisse ici une image sensible de la vie à Gaza entre les bombes. [L.]
Julliard, 2024
☰ Plein chant — Histoire d’un éditeur de labeur, d’Edmond Thomas
« Plein chant. Une imprimerie. Une maison d’édition. Cinquante ans d’activité. Cinq cents livres. Dix collections. Deux revues. Des centaines d’auteurs. Des dizaines de milliers de volumes éparpillés, lus et discutés au bistrot, à l’usine, au coin d’une rue ou dégustés seul, au chaud sous l’édredon. » C’est ainsi que les initiateurs de cet ouvrage — Nathan Golshem, Klo Artières et Fréderic Lemonnier — présentent le travail entamé par Edmond Thomas il y a cinq décennies. Ce livre — « un geste d’amitié » — consiste en un long témoignage recueilli par ces trois-là auprès d’un éditeur installé en Charente, spécialiste de littérature prolétarienne, de gravure et de typographie, qui définit son parcours comme suit : « un jeune homme issu d’une famille démunie qui, poussé par la curiosité, s’est intéressé au livre et en a fait une vie ». Né à Paris à la fin de la Seconde Guerre mondiale, réfractaire au système scolaire, Edmond Thomas découvre vite la multitude de métiers qu’implique l’impression d’un livre. Il lit ce qui lui passe entre les mains, polars ou manuels, jusqu’à ce qu’il tombe sur un certain Jacques Prévert, suivi de près par Henri Poulaille. Le premier lui donne le goût d’une poésie simple et vivante, le second de la littérature prolétarienne, c’est-à-dire « une littérature produite par des ouvriers qui parlaient de leur condition ». Une passion naît aussitôt. « Avec la littérature prolétarienne, je découvrais des romanciers et des poètes qui écrivaient depuis le même endroit que moi, c’est-à-dire depuis une misère noire. » Depuis lors, Edmond Thomas se dédie à la publication des « voix d’en bas », qu’elles soient ouvrières, paysannes ou artisanes, de France, des États-Unis ou de Suède. Ce qui compte est de « laisser aux gens ce qui leur appartient », en ne déformant rien de leur expérience, car, confie l’éditeur, « ce qui sort du vécu me touche beaucoup plus que ce qu’on peut inventer sur le vécu ». Et d’ajouter : « Nul besoin d’imagination. Il suffit de raconter la vie. » Par l’intermédiaire de trois passionnés par l’aventure des éditions Plein chant, Edmond Thomas a accepté de se pencher sur la sienne, faite de papier, d’encre, de poésie, de travail et d’amitié. [R.B.]
L’Échappée, 2025
☰ Un pays balbutié, de Juliette Rousseau
Dans ce court essai à la langue poétique, parfois ardue, Juliette Rousseau poursuit une réflexion entamée dans son livre précédent, Péquenaude, sur la question de l’identité. « Que veut dire appartenir, à un lieu, une famille, une culture, des traditions ? » Ou, pour paraphraser Tri Yann : « Qu’appelons-nous être breton et d’abord, pourquoi l’être ? » Comment répondre « au besoin d’appartenir [qui] toujours se rappelle à nous », « sans pamphlet ni symbole, sans risque d’embrigadement ni d’embagadement » ? Sans tomber donc dans un nationalisme mortifère qui trace des frontières pour dire qui est dedans et qui est exclu. Sans tomber dans la folklorisation labellisée « Produit de Bretagne ». L’autrice va chercher des réponses à travers les corps et les paysages, les émotions et les ressentis, là « où ça vibre vraiment ». Dans les langues qui meurent par exemple, comme le gallo en Haute-Bretagne, « petit pactole linguistique, désherbé de près ». Ou le breton, qui offre ce mot magnifique, « glaz », que l’autrice utilise pour décrire les yeux de sa fille. La question de l’identité, complexe, vient s’entrecroiser avec celle de la parentalité et de l’enfant « Lumière ». Dans un monde où on « pense que les familles et leurs attaches se font comme coule un fleuve », comment faire quand, « parentée », on devient « l’enfant d’une condition impossible à circonscrire » ? À la recherche de ce que signifie d’appartenir à un lieu, l’enfant apporte des réponses sensibles, où la façon d’être au monde tient dans les liens que l’on tisse. [L.]
éditions isabelle sauvage, 2025
☰ Orwell, à sa guise, de George Woodcock (trad. Nicolas Calvé)
« As I please » : c’est le nom d’une chronique tenue par George Orwell dans le journal socialiste Tribune, toujours en activité aujourd’hui, de 1943 à 1947. Celui-ci n’aurait pas pu être différent, tant s’y exprime l’anticonformisme du romancier et journaliste, concernant aussi bien les sujets abordés que l’angle privilégié pour le faire. C’est du moins ce dont témoigne l’écrivain canadien George Woodcock dans cet essai paru en 1966 et publié en français aux éditions Lux. Cet iconoclaste, qui a découvert l’anarchisme lorsqu’il fut ouvrier des chemins de fer britanniques, a fréquenté Orwell à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, au point d’avoir pu se dire l’un de ses rares amis. Fort d’une connaissance intime de l’auteur pendant ses années les plus ouvertement libertaires, comme du milieu dans lequel il évoluait, George Woodcock propose une relecture complète de l’œuvre d’Orwell à l’aune de son parcours biographique, insistant sur son caractère rétif à tout effet de groupe et n’éludant pas ses aspects plus conservateurs. « Dernier héritier d’une lignée d’intellectuels radicaux individualistes » du siècle précédent, « Orwell est trop solitaire pour être un symbole et trop irascible pour être un saint », avance d’emblée Woodcock, donnant un indice sur les raisons de sa récente récupération par les commentateurs politiques de tous bords. Pourtant, à partir de son départ de Birmanie, où il a officié durant ses jeunes années dans l’armée britannique, Orwell ne sera plus jamais du côté du pouvoir, qu’il soit colonial ou de classe. Bien plus, « Orwell était chez lui parmi les dissidents radicaux, les champions des droits, les défenseurs des minorités, les gens dont la colère contre l’injustice allait au-delà des chapelles partisanes ». L’étude des thèmes et du style de ses romans, pamphlets, reportages, chroniques, éclaire la lente maturation de l’imaginaire politique de l’écrivain, qui ne déviera cependant jamais d’une défense acharnée des laissés-pour-compte, porteurs parfois fantasmés d’une « décence ordinaire » qui serait par essence rattachée à leur classe. Là réside sans doute la force de cet ouvrage : aborder Orwell en libertaire, avec chaleur et sympathie, sans passer sous silence les écueils qu’a parfois comporté sa posture. [R.B.]
Lux, 2020
☰ Résistances affectives, de Chowra Makaremi
L’anthropologue Chowra Makaremi, autrice d’un précédent ouvrage sur le mouvement « Femme*, vie, liberté », s’interroge sur les façons dont l’attachement peut devenir un mode de résistance « face aux politiques de cruauté ». Elle examine comment, « par le rapport au temps, par la pensée de la germination comme façon de résister en vaincues, par les formes d’attention, par le travail politique de la parenté et des attachements », on peut déborder la définition « individualiste et monadique » de l’être humain et la « nature humaine supposée, ce sujet aux contours tranchés et à l’économie de désirs bien définis, pris comme point de départ du projet politique et économique de la modernité néolibérale ». L’autrice s’appuie sur les résistances en Iran : celle du mouvement « Femme*, vie liberté », mais aussi la révolution de 1979 et l’opposition à la République islamique qui s’installe ensuite. Comme dans ses travaux précédents, elle puise dans son histoire familiale. « La neutralité n’est pas dans le juste milieu entre la version des perpétrateurs et celle des victimes, comme on l’exige parfois des experts. Elle est dans un certain affranchissement des frontières posées à la connaissance […] par les conventions de la culture (occidentale) dans laquelle elle est produite ». Outre les expériences iraniennes, Chowra Makaremi tire également ses exemples du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, des mouvements féministes d’Amérique du Sud ou encore des mères qui, du Chili au Kurdistan, investissent les lieux publics pour porter la mémoire de leurs enfants disparus. Ainsi faisant, elles « ne formulent pas une simple revendication au nom de leur enfant, mais une contestation du système de valeurs et de légitimité qui a permis leur effacement ». Face au découragement militant qui peut parfois nous saisir, se questionner sur la « résistance affective » et sur ce que la violence fait « à nos corps et à nos liens », permet de mieux comprendre « pourquoi et comment un mouvement de refus repart de là exactement où le pouvoir nous saisit, à la jointure de l’intime et du politique ». [L.]
La Découverte, 2025
☰ Balkans-transit, de François Maspero et Klavdij Sluban
Il y a tout juste dix ans, l’éditeur, libraire, traducteur et écrivain François Maspero disparaissait. Si beaucoup des livres qu’il publia dans la maison d’édition à son nom, dont certains lui ont valu menaces, plastiquages et procès, appartiennent désormais au patrimoine commun des luttes anticapitalistes et anticoloniales, ceux qu’il commença lui-même à écrire au milieu des années 1980 méritent également de les rejoindre. Ils se ménageraient toutefois une place très spéciale, tant leur facture — récits de voyage, romans autobiographiques, chroniques historiques — est hybride, hétérodoxe. Ainsi de Balkans-transit. Écrit dans la continuité d’une revue, L’Alternative, dédiée aux dissidents des régimes autoritaires d’Europe de l’est, ce livre est le fruit de plusieurs années de voyage dans les Balkans, de l’Albanie à la Roumanie, en passant par la Bosnie, la Macédoine et la Bulgarie, en compagnie du photographe franco-slovène Klavdij Sluban. Les photos de ce dernier, prises dans un bus, dans la rue, aux abords d’un cimetière juif, auprès d’une couturière ou chez un tailleur, rendent compte d’instants qui, mis bout à bout, composent les « paysages humains » traversés par les deux acolytes. Tandis que la Yougoslavie disparaissait avec fracas, que la guerre qui lui succédait n’en finissait pas de produire sièges et charniers, que le Kosovo s’apprêtait à être bombardé par l’OTAN et administré par les Nations unies, que les tensions secouaient les frontières grecques, macédoniennes ou albanaises, que pouvaient bien dire de ces incroyables bouleversements un écrivain et un photographe ? Ceux-là se sont contentés de rapporter les mots de leurs interlocuteurs, de décrire les lieux qu’ils ont parcourus, de rappeler l’histoire qui les a fabriqués. C’est tout ce qu’ils pouvaient faire — c’est gigantesque. Et toujours, d’insister : « Les Balkans n’étaient pas, ne sont pas, une parenthèse dans l’Europe. » [R.B.]
Points, 2013
☰ Leçons kurdes, d’Azadî
On doit à Azadî, militant décolonial kurde alévi, d’avoir fait connaître la lutte kurde en France dans des milieux décoloniaux et antiracistes auparavant peu réceptifs à celle-ci. Un manque d’intérêt qui s’explique, d’après lui, par le fait que « les Kurdes font l’objet d’une instrumentalisation d’une partie de la classe politique française […] pour s’en prendre aux musulmans de France ». Avec comme conséquence, chez ces derniers, « au mieux une indifférence, au pire une méfiance, voire un sentiment de rejet envers les Kurdes ». « Le camp antiraciste […] perpétue cet état de fait en n’évoquant que rarement la cause kurde, ou même en adhérant à la propagande antikurde d’Erdoğan. » Ce premier ouvrage sur la lutte kurde publié chez La Fabrique viendra, espérons-le, faire évoluer ces préjugés. Du moins, il est doté des qualités pour y contribuer. De manière didactique, dans une langue claire et sans fioritures, Azadî retrace l’histoire contemporaine de la lutte des « damnés des montagnes » à travers une perspective anticoloniale. « Se réapproprier son histoire est la première étape du réveil du colonisé. Mais […] c’est aussi comprendre les mécanismes de la colonisation. » En s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien antisioniste Ilan Pappé, il montre comment la situation du Kurdistan doit être vue comme celle d’un territoire sujet à des processus de colonisation de la part de plusieurs États. L’auteur raconte ensuite les différentes tentatives de lutte de libération tout au long du XXe siècle, jusqu’à leurs conséquences actuelles, en particulier en Irak, avec la création d’un gouvernement autonome kurde, et en Syrie, avec l’Administration autonome démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie. Il met en regard les tentatives de libération kurde dans le contexte mondial des mouvements de décolonisation, et présente les différentes évolutions idéologiques, jusqu’au confédéralisme démocratique théorisé par Öcalan. Aujourd’hui, « les Kurdes sont des acteurs majeurs au Moyen-Orient », avec qui « les États centraux doivent composer ». « La fin de la guerre dans cette partie du monde ne pourra se faire sans l’implication directe des Kurdes et sans la reconnaissance de leurs droits. » [L.]
La Fabrique, 2025
☰ Leçons de ténèbres, de Didier Fassin
Au départ du livre de Didier Fassin, tiré d’un cours donné au collège de France, il y a « un étonnement : la longue absence de la question de la violence en tant que telle dans les sciences sociales », en anthropologie comme en sociologie. C’est en questionnant les raisons de cette absence que le chercheur essaye de circonscrire cet objet complexe, en s’intéressant davantage à ses expressions collectives qu’à ses manifestations individuelles. « La sociologie et l’anthropologie se sont construites sur : qu’est-ce qui fait l’unité d’une société, d’une culture. Donc, le désordre que représente la violence n’avait pas sa place. » explique Didier Fassin sur Radio France. Sans compter le fait que, comme beaucoup d’autres disciplines, elles ont été l’œuvre pendant longtemps d’hommes blancs occidentaux. Plus que de poser un cadre théorique, l’auteur tente de dessiner « une carte de la violence » et fait « l’examen des différentes manières de l’écrire, de la représenter, de l’attester, de la qualifier voire de la refuser ». On ne ressort pas de cette lecture avec des réponses claires, mais avec des questionnements nourris par les différentes perspectives proposées. Le troisième chapitre raconte ainsi la vaine quête d’une définition de la violence. « Alors que le sens du mot semble aller de soi lorsqu’on l’utilise dans le langage courant, on voit que dès qu’on s’efforce de le circonscrire, il se délite et se multiplie. » Cet ouvrage est nourri des multiples études de terrain réalisées par Didier Fassin tout au long de sa carrière, et de sources variées allant de la théorie politique aux œuvres littéraires et aux récits mythologiques. Enfin, l’écriture du livre est traversée par le génocide en cours à Gaza — comment pourrait-il en être autrement ? [L.]
La Découverte, 2025
☰ Élégie des Appalaches, de bell hooks (trad. Sika Fakambi)
Les éditions les Prouesses « publient des œuvres littéraires qui font résonner des voix féminines venues du monde entier, pour agrandir les imaginaires et ouvrir à d’autres sensibilités ». Élégie des Appalaches est l’un des derniers livres de bell hooks, paru aux États-unis en 2012. Si parmi ses traductions en français, ce sont principalement ses essais qui sont connus, les Prouesses nous donnent accès à son œuvre poétique dans cette belle édition bilingue. La traduction de Sika Fakambi est placée face à la version originale, ce qui permet à la lectrice d’en saisir la musicalité autant que le sens. En introduction, bell hooks évoque son enfance dans « les collines du Kentucky » où elle vadrouillait avec son frère. Elle grandit dans l’arrière-pays des backwoods « où les noir·e·s comme les blanc·he·s faisaient tou·te·s partie de la même nature sauvage, où tou·te·s menaient leur existence sur terre au plus proche de la nature ». Elle y apprend « l’importance d’être sauvage ». De retour après 30 années dans sa région natale, elle est envahie par ses souvenirs d’enfance. Si dans un essai, elle a raconté le « passé collectif des noir·e·s du Kentucky », la poésie lui permet d’être « le reflet de toutes ces intelligences et expériences réprimées », un « lieu des lamentations » où elle peut « ouvrir la voix pour s’écrier ». « laissez venir ici la mansuétude / laissez la terre / guérir et se réjouir ». Sa poésie est hantée par la mémoire des peuples massacrés. Elle est aussi un hommage aux habitant·es, à leurs modes de vie et leurs résistances : « nous les marrons / les gens de montagne / les âmes des backwoods / nous savons vivre de peu / faire la vie simple / loin des choses humaines / de leurs lois et frontières ». Elle est aussi chant adressé à la nature, dans ce qu’elle peut avoir de beau comme de dur, menacée elle aussi par les destructions, « collines sèches esquintées / jadis lieux de tous les possibles ». Une postface de la chanteuse Mélissa Laveaux et une magnifique illustration de couverture de Maya Mihindou accompagnent cette édition. [L.]
éditions les Prouesses, 2025
☰ La langue de l’Angkar — Leçons khmères rouges d’anéantissement, d’Anne-Laure Porée
Un cahier noir. Cinquante-trois pages dans lesquelles sont consignées, d’« une écriture appliquée », les instructions données par Duch aux interrogateurs de S‑21, le centre de torture et de mise à mort emblématique de la violence exercée par les Khmers rouges, qu’il dirige depuis 1976. Par l’étude minutieuse de ce cahier, Anne-Laure Porée, qui avait couvert en tant que journaliste le procès de Duch pour crimes contre l’humanité en 2009, poursuit cette fois-ci en anthropologue son enquête sur les ressorts de la violence génocidaire. Traquer les « traîtres », mener un interrogatoire, torturer, obtenir des aveux signés (qui tous, montre-t-elle, obéissent à des « scénarios de trahison » préétablis), cela s’apprend, se corrige, s’évalue, se perfectionne. Cela exige une discipline et un dévouement sans faille des interrogateurs à l’Angkar (« L’organisation », autre nom du PCK) – pour eux, faillir ou s’écarter de la règle peut s’avérer fatal. Et cela poursuit des objectifs : mettre en scène l’infaillibilité du parti, le défendre, anéantir et purifier. Pour approcher au plus près « la langue des bourreaux », « prendre les Khmers rouges au(x) mot(s) et décrire de quelle manière ils font ce qu’ils disent », il fallait « se laisser encombrer par [la] polysémie » des mots. Pour cela, l’autrice a reçu l’aide de la traductrice et locutrice khmère Lach Ratana et de Rithy Panh, le premier à lui avoir « signalé l’importance de ce cahier et […] le premier interprète ». La « mise à nu du texte s’inspire du travail » du cinéaste à qui l’on doit plusieurs documentaires importants sur le génocide cambodgien, parmi lesquels S‑21, La Machine de mort Khmer rouge ou L’image manquante, qu’on gagnera à regarder en parallèle du livre d’Anne-Laure Porée. Ensemble, ils ont « longuement déchiffré et transcrit ces pages » et « [l]a traduction a été portée par son vécu d’adolescent citadin déporté de Phnom Penh, sa condition de membre du nouveau peuple mis au ban de la société, son expérience intime de la langue khmère rouge et sa connaissance incomparable de S‑21 ». [B.G.]
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