Cartouches (101)


Des poèmes pour dire Gaza et d’autres les Appalaches, des leçons de ténèbres pour étu­dier la vio­lence et des leçons kurdes pour une approche anti­co­lo­niale de leur lutte, l’his­toire d’un édi­teur de labeur et celle des Balkans de la fin du XXe siècle, une réflexion sur l’i­den­ti­té et une autre sur les résis­tances affec­tives, une étude de la langue des bour­reaux Khmers rouges et une autre des écrits d’Orwell : après un mil­lier de chro­niques publiées depuis juillet 2015, nous brû­lons ici nos der­nières cartouches.


Ce que vous trou­ve­rez caché dans mon oreille, de Mosab Abu Toha, (trad. Ève de Dampierre-Noiray)

Paru ini­tia­le­ment en 2022, le recueil de poé­sie de Mosab Abu Toha se révèle tris­te­ment actuel quand il s’agit de res­sen­tir, de manière intime à tra­vers ses mots, les effets de la colo­ni­sa­tion israé­lienne en Palestine. Plus pré­ci­sé­ment encore, celle de Gaza, bande de terre encer­clée et bom­bar­dée où se déroule sous les yeux du monde entier, depuis deux ans, un géno­cide orches­tré par l’État israé­lien. Né en 1992 dans le camp d’Al-Shati, près de la mer, le poète a tra­ver­sé plu­sieurs attaques meur­trières : 2008, 2009, 2012, 2014, 2021. Durant celle de 2014, il perd trois amis. « À Gaza / […] / Se lever le matin, / c’est ten­ter de sur­vivre / un jour de plus, / c’est reve­nir / d’entre les morts. » Lui-même a été bles­sé par une bombe, une expé­rience qu’il raconte dans « Les bles­sures », un poème qui le fait s’interroger sur « le sort de ces touts petits enfants qui ont été ense­ve­lis sous les décombres de leur mai­son. Ils n’ont pas pu gran­dir, ils n’ont pas eu le temps d’apprendre à par­ler, pour pou­voir, comme moi, racon­ter leur expé­rience. » Le bruit des drones hante les jour­nées. En un ins­tant, ils peuvent trans­for­mer un moment de bon­heur simple en hor­reur, comme ce pique-nique fami­lial un soir de rama­dan, où sa nièce, bébé, perd la vie. « Nous méri­tons une mort meilleure », écrit l’auteur. À tra­vers l’histoire d’Hassan, son grand-père, il raconte l’expulsion de sa famille de Yaffa en 1948, durant la Nakba. « [Il] comp­tait sur ses doigts les jours / qui nous sépa­raient du retour / puis il se mit à comp­ter avec des pierres / pas assez ». Le recueil est tra­ver­sé par le Sumud, cette rési­lience qui garde les Palestinien·nes debout et les empêche, même en exil, d’abandonner l’idée d’un retour. On y retrouve aus­si les figures tuté­laires de Mahmoud Darwich, Ghassan Kanafani et Edward Saïd, aux­quels l’auteur rend hom­mage. « Un poème […] c’est un tis­su », affirme Mosab Abu Toha. Il tisse ici une image sen­sible de la vie à Gaza entre les bombes. [L.]

Julliard, 2024

Plein chant — Histoire d’un édi­teur de labeur, d’Edmond Thomas

« Plein chant. Une impri­me­rie. Une mai­son d’é­di­tion. Cinquante ans d’ac­ti­vi­té. Cinq cents livres. Dix col­lec­tions. Deux revues. Des cen­taines d’au­teurs. Des dizaines de mil­liers de volumes épar­pillés, lus et dis­cu­tés au bis­trot, à l’u­sine, au coin d’une rue ou dégus­tés seul, au chaud sous l’é­dre­don. » C’est ain­si que les ini­tia­teurs de cet ouvrage — Nathan Golshem, Klo Artières et Fréderic Lemonnier — pré­sentent le tra­vail enta­mé par Edmond Thomas il y a cinq décen­nies. Ce livre — « un geste d’a­mi­tié » — consiste en un long témoi­gnage recueilli par ces trois-là auprès d’un édi­teur ins­tal­lé en Charente, spé­cia­liste de lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, de gra­vure et de typo­gra­phie, qui défi­nit son par­cours comme suit : « un jeune homme issu d’une famille dému­nie qui, pous­sé par la curio­si­té, s’est inté­res­sé au livre et en a fait une vie ». Né à Paris à la fin de la Seconde Guerre mon­diale, réfrac­taire au sys­tème sco­laire, Edmond Thomas découvre vite la mul­ti­tude de métiers qu’im­plique l’im­pres­sion d’un livre. Il lit ce qui lui passe entre les mains, polars ou manuels, jus­qu’à ce qu’il tombe sur un cer­tain Jacques Prévert, sui­vi de près par Henri Poulaille. Le pre­mier lui donne le goût d’une poé­sie simple et vivante, le second de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, c’est-à-dire « une lit­té­ra­ture pro­duite par des ouvriers qui par­laient de leur condi­tion ». Une pas­sion naît aus­si­tôt. « Avec la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, je décou­vrais des roman­ciers et des poètes qui écri­vaient depuis le même endroit que moi, c’est-à-dire depuis une misère noire. » Depuis lors, Edmond Thomas se dédie à la publi­ca­tion des « voix d’en bas », qu’elles soient ouvrières, pay­sannes ou arti­sanes, de France, des États-Unis ou de Suède. Ce qui compte est de « lais­ser aux gens ce qui leur appar­tient », en ne défor­mant rien de leur expé­rience, car, confie l’é­di­teur, « ce qui sort du vécu me touche beau­coup plus que ce qu’on peut inven­ter sur le vécu ». Et d’a­jou­ter : « Nul besoin d’i­ma­gi­na­tion. Il suf­fit de racon­ter la vie. » Par l’in­ter­mé­diaire de trois pas­sion­nés par l’a­ven­ture des édi­tions Plein chant, Edmond Thomas a accep­té de se pen­cher sur la sienne, faite de papier, d’encre, de poé­sie, de tra­vail et d’a­mi­tié. [R.B.]

L’Échappée, 2025

Un pays bal­bu­tié, de Juliette Rousseau

Dans ce court essai à la langue poé­tique, par­fois ardue, Juliette Rousseau pour­suit une réflexion enta­mée dans son livre pré­cé­dent, Péquenaude, sur la ques­tion de l’identité. « Que veut dire appar­te­nir, à un lieu, une famille, une culture, des tra­di­tions ? » Ou, pour para­phra­ser Tri Yann : « Qu’appelons-nous être bre­ton et d’abord, pour­quoi l’être ? » Comment répondre « au besoin d’appartenir [qui] tou­jours se rap­pelle à nous », « sans pam­phlet ni sym­bole, sans risque d’embrigadement ni d’embagadement » ? Sans tom­ber donc dans un natio­na­lisme mor­ti­fère qui trace des fron­tières pour dire qui est dedans et qui est exclu. Sans tom­ber dans la folk­lo­ri­sa­tion label­li­sée « Produit de Bretagne ». L’autrice va cher­cher des réponses à tra­vers les corps et les pay­sages, les émo­tions et les res­sen­tis, là « où ça vibre vrai­ment ». Dans les langues qui meurent par exemple, comme le gal­lo en Haute-Bretagne, « petit pac­tole lin­guis­tique, désher­bé de près ». Ou le bre­ton, qui offre ce mot magni­fique, « glaz », que l’autrice uti­lise pour décrire les yeux de sa fille. La ques­tion de l’identité, com­plexe, vient s’entrecroiser avec celle de la paren­ta­li­té et de l’enfant « Lumière ». Dans un monde où on « pense que les familles et leurs attaches se font comme coule un fleuve », com­ment faire quand, « paren­tée », on devient « l’enfant d’une condi­tion impos­sible à cir­cons­crire » ? À la recherche de ce que signi­fie d’appartenir à un lieu, l’enfant apporte des réponses sen­sibles, où la façon d’être au monde tient dans les liens que l’on tisse. [L.]

édi­tions isa­belle sau­vage, 2025

Orwell, à sa guise, de George Woodcock (trad. Nicolas Calvé)

« As I please » : c’est le nom d’une chro­nique tenue par George Orwell dans le jour­nal socia­liste Tribune, tou­jours en acti­vi­té aujourd’­hui, de 1943 à 1947. Celui-ci n’au­rait pas pu être dif­fé­rent, tant s’y exprime l’an­ti­con­for­misme du roman­cier et jour­na­liste, concer­nant aus­si bien les sujets abor­dés que l’angle pri­vi­lé­gié pour le faire. C’est du moins ce dont témoigne l’é­cri­vain cana­dien George Woodcock dans cet essai paru en 1966 et publié en fran­çais aux édi­tions Lux. Cet ico­no­claste, qui a décou­vert l’a­nar­chisme lors­qu’il fut ouvrier des che­mins de fer bri­tan­niques, a fré­quen­té Orwell à par­tir de la fin de la Seconde Guerre mon­diale, au point d’a­voir pu se dire l’un de ses rares amis. Fort d’une connais­sance intime de l’au­teur pen­dant ses années les plus ouver­te­ment liber­taires, comme du milieu dans lequel il évo­luait, George Woodcock pro­pose une relec­ture com­plète de l’œuvre d’Orwell à l’aune de son par­cours bio­gra­phique, insis­tant sur son carac­tère rétif à tout effet de groupe et n’é­lu­dant pas ses aspects plus conser­va­teurs. « Dernier héri­tier d’une lignée d’in­tel­lec­tuels radi­caux indi­vi­dua­listes » du siècle pré­cé­dent, « Orwell est trop soli­taire pour être un sym­bole et trop iras­cible pour être un saint », avance d’emblée Woodcock, don­nant un indice sur les rai­sons de sa récente récu­pé­ra­tion par les com­men­ta­teurs poli­tiques de tous bords. Pourtant, à par­tir de son départ de Birmanie, où il a offi­cié durant ses jeunes années dans l’ar­mée bri­tan­nique, Orwell ne sera plus jamais du côté du pou­voir, qu’il soit colo­nial ou de classe. Bien plus, « Orwell était chez lui par­mi les dis­si­dents radi­caux, les cham­pions des droits, les défen­seurs des mino­ri­tés, les gens dont la colère contre l’in­jus­tice allait au-delà des cha­pelles par­ti­sanes ». L’étude des thèmes et du style de ses romans, pam­phlets, repor­tages, chro­niques, éclaire la lente matu­ra­tion de l’i­ma­gi­naire poli­tique de l’é­cri­vain, qui ne dévie­ra cepen­dant jamais d’une défense achar­née des lais­sés-pour-compte, por­teurs par­fois fan­tas­més d’une « décence ordi­naire » qui serait par essence rat­ta­chée à leur classe. Là réside sans doute la force de cet ouvrage : abor­der Orwell en liber­taire, avec cha­leur et sym­pa­thie, sans pas­ser sous silence les écueils qu’a par­fois com­por­té sa pos­ture. [R.B.]

Lux, 2020

Résistances affec­tives, de Chowra Makaremi

L’anthropologue Chowra Makaremi, autrice d’un pré­cé­dent ouvrage sur le mou­ve­ment « Femme*, vie, liber­té », s’interroge sur les façons dont l’attachement peut deve­nir un mode de résis­tance « face aux poli­tiques de cruau­té ». Elle exa­mine com­ment, « par le rap­port au temps, par la pen­sée de la ger­mi­na­tion comme façon de résis­ter en vain­cues, par les formes d’attention, par le tra­vail poli­tique de la paren­té et des atta­che­ments », on peut débor­der la défi­ni­tion « indi­vi­dua­liste et mona­dique » de l’être humain et la « nature humaine sup­po­sée, ce sujet aux contours tran­chés et à l’économie de dési­rs bien défi­nis, pris comme point de départ du pro­jet poli­tique et éco­no­mique de la moder­ni­té néo­li­bé­rale ». L’autrice s’appuie sur les résis­tances en Iran : celle du mou­ve­ment « Femme*, vie liber­té », mais aus­si la révo­lu­tion de 1979 et l’opposition à la République isla­mique qui s’ins­talle ensuite. Comme dans ses tra­vaux pré­cé­dents, elle puise dans son his­toire fami­liale. « La neu­tra­li­té n’est pas dans le juste milieu entre la ver­sion des per­pé­tra­teurs et celle des vic­times, comme on l’exige par­fois des experts. Elle est dans un cer­tain affran­chis­se­ment des fron­tières posées à la connais­sance […] par les conven­tions de la culture (occi­den­tale) dans laquelle elle est pro­duite ». Outre les expé­riences ira­niennes, Chowra Makaremi tire éga­le­ment ses exemples du mou­ve­ment Black Lives Matter aux États-Unis, des mou­ve­ments fémi­nistes d’Amérique du Sud ou encore des mères qui, du Chili au Kurdistan, inves­tissent les lieux publics pour por­ter la mémoire de leurs enfants dis­pa­rus. Ainsi fai­sant, elles « ne for­mulent pas une simple reven­di­ca­tion au nom de leur enfant, mais une contes­ta­tion du sys­tème de valeurs et de légi­ti­mi­té qui a per­mis leur effa­ce­ment ». Face au décou­ra­ge­ment mili­tant qui peut par­fois nous sai­sir, se ques­tion­ner sur la « résis­tance affec­tive » et sur ce que la vio­lence fait « à nos corps et à nos liens », per­met de mieux com­prendre « pour­quoi et com­ment un mou­ve­ment de refus repart de là exac­te­ment où le pou­voir nous sai­sit, à la join­ture de l’intime et du poli­tique ». [L.]

La Découverte, 2025

Balkans-tran­sit, de François Maspero et Klavdij Sluban

Il y a tout juste dix ans, l’é­di­teur, libraire, tra­duc­teur et écri­vain François Maspero dis­pa­rais­sait. Si beau­coup des livres qu’il publia dans la mai­son d’é­di­tion à son nom, dont cer­tains lui ont valu menaces, plas­ti­quages et pro­cès, appar­tiennent désor­mais au patri­moine com­mun des luttes anti­ca­pi­ta­listes et anti­co­lo­niales, ceux qu’il com­men­ça lui-même à écrire au milieu des années 1980 méritent éga­le­ment de les rejoindre. Ils se ména­ge­raient tou­te­fois une place très spé­ciale, tant leur fac­ture — récits de voyage, romans auto­bio­gra­phiques, chro­niques his­to­riques — est hybride, hété­ro­doxe. Ainsi de Balkans-tran­sit. Écrit dans la conti­nui­té d’une revue, L’Alternative, dédiée aux dis­si­dents des régimes auto­ri­taires d’Europe de l’est, ce livre est le fruit de plu­sieurs années de voyage dans les Balkans, de l’Albanie à la Roumanie, en pas­sant par la Bosnie, la Macédoine et la Bulgarie, en com­pa­gnie du pho­to­graphe fran­co-slo­vène Klavdij Sluban. Les pho­tos de ce der­nier, prises dans un bus, dans la rue, aux abords d’un cime­tière juif, auprès d’une cou­tu­rière ou chez un tailleur, rendent compte d’ins­tants qui, mis bout à bout, com­posent les « pay­sages humains » tra­ver­sés par les deux aco­lytes. Tandis que la Yougoslavie dis­pa­rais­sait avec fra­cas, que la guerre qui lui suc­cé­dait n’en finis­sait pas de pro­duire sièges et char­niers, que le Kosovo s’ap­prê­tait à être bom­bar­dé par l’OTAN et admi­nis­tré par les Nations unies, que les ten­sions secouaient les fron­tières grecques, macé­do­niennes ou alba­naises, que pou­vaient bien dire de ces incroyables bou­le­ver­se­ments un écri­vain et un pho­to­graphe ? Ceux-là se sont conten­tés de rap­por­ter les mots de leurs inter­lo­cu­teurs, de décrire les lieux qu’ils ont par­cou­rus, de rap­pe­ler l’his­toire qui les a fabri­qués. C’est tout ce qu’ils pou­vaient faire — c’est gigan­tesque. Et tou­jours, d’in­sis­ter : « Les Balkans n’é­taient pas, ne sont pas, une paren­thèse dans l’Europe. » [R.B.]

Points, 2013

Leçons kurdes, d’Azadî

On doit à Azadî, mili­tant déco­lo­nial kurde alé­vi, d’avoir fait connaître la lutte kurde en France dans des milieux déco­lo­niaux et anti­ra­cistes aupa­ra­vant peu récep­tifs à celle-ci. Un manque d’intérêt qui s’explique, d’après lui, par le fait que « les Kurdes font l’objet d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion d’une par­tie de la classe poli­tique fran­çaise […] pour s’en prendre aux musul­mans de France ». Avec comme consé­quence, chez ces der­niers, « au mieux une indif­fé­rence, au pire une méfiance, voire un sen­ti­ment de rejet envers les Kurdes ». « Le camp anti­ra­ciste […] per­pé­tue cet état de fait en n’évoquant que rare­ment la cause kurde, ou même en adhé­rant à la pro­pa­gande anti­kurde d’Erdoğan. » Ce pre­mier ouvrage sur la lutte kurde publié chez La Fabrique vien­dra, espé­rons-le, faire évo­luer ces pré­ju­gés. Du moins, il est doté des qua­li­tés pour y contri­buer. De manière didac­tique, dans une langue claire et sans fio­ri­tures, Azadî retrace l’histoire contem­po­raine de la lutte des « dam­nés des mon­tagnes » à tra­vers une pers­pec­tive anti­co­lo­niale. « Se réap­pro­prier son his­toire est la pre­mière étape du réveil du colo­ni­sé. Mais […] c’est aus­si com­prendre les méca­nismes de la colo­ni­sa­tion. » En s’appuyant notam­ment sur les tra­vaux de l’historien anti­sio­niste Ilan Pappé, il montre com­ment la situa­tion du Kurdistan doit être vue comme celle d’un ter­ri­toire sujet à des pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion de la part de plu­sieurs États. L’auteur raconte ensuite les dif­fé­rentes ten­ta­tives de lutte de libé­ra­tion tout au long du XXe siècle, jusqu’à leurs consé­quences actuelles, en par­ti­cu­lier en Irak, avec la créa­tion d’un gou­ver­ne­ment auto­nome kurde, et en Syrie, avec l’Administration auto­nome démo­cra­tique du Nord et de l’Est de la Syrie. Il met en regard les ten­ta­tives de libé­ra­tion kurde dans le contexte mon­dial des mou­ve­ments de déco­lo­ni­sa­tion, et pré­sente les dif­fé­rentes évo­lu­tions idéo­lo­giques, jus­qu’au confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique théo­ri­sé par Öcalan. Aujourd’hui, « les Kurdes sont des acteurs majeurs au Moyen-Orient », avec qui « les États cen­traux doivent com­po­ser ». « La fin de la guerre dans cette par­tie du monde ne pour­ra se faire sans l’implication directe des Kurdes et sans la recon­nais­sance de leurs droits. » [L.]

La Fabrique, 2025

Leçons de ténèbres, de Didier Fassin

Au départ du livre de Didier Fassin, tiré d’un cours don­né au col­lège de France, il y a « un éton­ne­ment : la longue absence de la ques­tion de la vio­lence en tant que telle dans les sciences sociales », en anthro­po­lo­gie comme en socio­lo­gie. C’est en ques­tion­nant les rai­sons de cette absence que le cher­cheur essaye de cir­cons­crire cet objet com­plexe, en s’intéressant davan­tage à ses expres­sions col­lec­tives qu’à ses mani­fes­ta­tions indi­vi­duelles. « La socio­lo­gie et l’an­thro­po­lo­gie se sont construites sur : qu’est-ce qui fait l’u­ni­té d’une socié­té, d’une culture. Donc, le désordre que repré­sente la vio­lence n’a­vait pas sa place. » explique Didier Fassin sur Radio France. Sans comp­ter le fait que, comme beau­coup d’autres dis­ci­plines, elles ont été l’œuvre pen­dant long­temps d’hommes blancs occi­den­taux. Plus que de poser un cadre théo­rique, l’au­teur tente de des­si­ner « une carte de la vio­lence » et fait « l’examen des dif­fé­rentes manières de l’écrire, de la repré­sen­ter, de l’attester, de la qua­li­fier voire de la refu­ser ». On ne res­sort pas de cette lec­ture avec des réponses claires, mais avec des ques­tion­ne­ments nour­ris par les dif­fé­rentes pers­pec­tives pro­po­sées. Le troi­sième cha­pitre raconte ain­si la vaine quête d’une défi­ni­tion de la vio­lence. « Alors que le sens du mot semble aller de soi lorsqu’on l’utilise dans le lan­gage cou­rant, on voit que dès qu’on s’efforce de le cir­cons­crire, il se délite et se mul­ti­plie. » Cet ouvrage est nour­ri des mul­tiples études de ter­rain réa­li­sées par Didier Fassin tout au long de sa car­rière, et de sources variées allant de la théo­rie poli­tique aux œuvres lit­té­raires et aux récits mytho­lo­giques. Enfin, l’écriture du livre est tra­ver­sée par le géno­cide en cours à Gaza — com­ment pour­rait-il en être autre­ment ? [L.]

La Découverte, 2025

Élégie des Appalaches, de bell hooks (trad. Sika Fakambi)

Les édi­tions les Prouesses « publient des œuvres lit­té­raires qui font réson­ner des voix fémi­nines venues du monde entier, pour agran­dir les ima­gi­naires et ouvrir à d’autres sen­si­bi­li­tés ». Élégie des Appalaches est l’un des der­niers livres de bell hooks, paru aux États-unis en 2012. Si par­mi ses tra­duc­tions en fran­çais, ce sont prin­ci­pa­le­ment ses essais qui sont connus, les Prouesses nous donnent accès à son œuvre poé­tique dans cette belle édi­tion bilingue. La tra­duc­tion de Sika Fakambi est pla­cée face à la ver­sion ori­gi­nale, ce qui per­met à la lec­trice d’en sai­sir la musi­ca­li­té autant que le sens. En intro­duc­tion, bell hooks évoque son enfance dans « les col­lines du Kentucky » où elle vadrouillait avec son frère. Elle gran­dit dans l’arrière-pays des back­woods « où les noir·e·s comme les blanc·he·s fai­saient tou·te·s par­tie de la même nature sau­vage, où tou·te·s menaient leur exis­tence sur terre au plus proche de la nature ». Elle y apprend « l’importance d’être sau­vage ». De retour après 30 années dans sa région natale, elle est enva­hie par ses sou­ve­nirs d’enfance. Si dans un essai, elle a racon­té le « pas­sé col­lec­tif des noir·e·s du Kentucky », la poé­sie lui per­met d’être « le reflet de toutes ces intel­li­gences et expé­riences répri­mées », un « lieu des lamen­ta­tions » où elle peut « ouvrir la voix pour s’écrier ». « lais­sez venir ici la man­sué­tude / lais­sez la terre / gué­rir et se réjouir ». Sa poé­sie est han­tée par la mémoire des peuples mas­sa­crés. Elle est aus­si un hom­mage aux habitant·es, à leurs modes de vie et leurs résis­tances : « nous les mar­rons / les gens de mon­tagne / les âmes des back­woods / nous savons vivre de peu / faire la vie simple / loin des choses humaines / de leurs lois et fron­tières ». Elle est aus­si chant adres­sé à la nature, dans ce qu’elle peut avoir de beau comme de dur, mena­cée elle aus­si par les des­truc­tions, « col­lines sèches esquin­tées / jadis lieux de tous les pos­sibles ». Une post­face de la chan­teuse Mélissa Laveaux et une magni­fique illus­tra­tion de cou­ver­ture de Maya Mihindou accom­pagnent cette édi­tion. [L.]

édi­tions les Prouesses, 2025

La langue de l’Angkar — Leçons khmères rouges d’a­néan­tis­se­ment, d’Anne-Laure Porée

Un cahier noir. Cinquante-trois pages dans les­quelles sont consi­gnées, d’« une écri­ture appli­quée », les ins­truc­tions don­nées par Duch aux inter­ro­ga­teurs de S‑21, le centre de tor­ture et de mise à mort emblé­ma­tique de la vio­lence exer­cée par les Khmers rouges, qu’il dirige depuis 1976. Par l’étude minu­tieuse de ce cahier, Anne-Laure Porée, qui avait cou­vert en tant que jour­na­liste le pro­cès de Duch pour crimes contre l’humanité en 2009, pour­suit cette fois-ci en anthro­po­logue son enquête sur les res­sorts de la vio­lence géno­ci­daire. Traquer les « traîtres », mener un inter­ro­ga­toire, tor­tu­rer, obte­nir des aveux signés (qui tous, montre-t-elle, obéissent à des « scé­na­rios de tra­hi­son » pré­éta­blis), cela s’apprend, se cor­rige, s’évalue, se per­fec­tionne. Cela exige une dis­ci­pline et un dévoue­ment sans faille des inter­ro­ga­teurs à l’Angkar (« L’organisation », autre nom du PCK) – pour eux, faillir ou s’écarter de la règle peut s’avérer fatal. Et cela pour­suit des objec­tifs : mettre en scène l’infaillibilité du par­ti, le défendre, anéan­tir et puri­fier. Pour appro­cher au plus près « la langue des bour­reaux », « prendre les Khmers rouges au(x) mot(s) et décrire de quelle manière ils font ce qu’ils disent », il fal­lait « se lais­ser encom­brer par [la] poly­sé­mie » des mots. Pour cela, l’autrice a reçu l’aide de la tra­duc­trice et locu­trice khmère Lach Ratana et de Rithy Panh, le pre­mier à lui avoir « signa­lé l’importance de ce cahier et […] le pre­mier inter­prète ». La « mise à nu du texte s’inspire du tra­vail » du cinéaste à qui l’on doit plu­sieurs docu­men­taires impor­tants sur le géno­cide cam­bod­gien, par­mi les­quels S‑21, La Machine de mort Khmer rouge ou L’image man­quante, qu’on gagne­ra à regar­der en paral­lèle du livre d’Anne-Laure Porée. Ensemble, ils ont « lon­gue­ment déchif­fré et trans­crit ces pages » et « [l]a tra­duc­tion a été por­tée par son vécu d’adolescent cita­din dépor­té de Phnom Penh, sa condi­tion de membre du nou­veau peuple mis au ban de la socié­té, son expé­rience intime de la langue khmère rouge et sa connais­sance incom­pa­rable de S‑21 ». [B.G.]

La Découverte, 2025


Photographie de ban­nière : Latif al-Ani


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