Texte inédit pour le site de Ballast
« C’est un moment unique. Un moment qui ne revient pas. » Dans les rues d’Alger, un groupe de jeunes garçons et femmes pèsent la dimension révolutionnaire de ce Hirak — « mouvement », en arabe1 — qui secoue le pays depuis maintenant 21 semaines. Initié après l’annonce de la candidature du désormais président déchu Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat, ce cycle de protestation a fait du chemin, élargissant ses revendications « dégagistes » à l’ensemble de la « issaba » : comprendre « le gang » des dirigeants, fonctionnaires et hommes d’affaires du système. Celles et ceux qui réclament chaque vendredi le départ du chef de l’État par intérim Abdelkader Bensalah ainsi que celui du chef d’état-major des armées Gaïd Salah le savent : face aux contre-attaques d’un régime qui tente par tous les moyens de se maintenir, il faut s’organiser. Reportage au cœur d’une Algérie en quête d’affranchissement. ☰ Par Laurent Perpigna Iban
Pressions et répression
« Depuis près d’un mois, ce sont les arrestations arbitraires qui ont pris de l’ampleur, le plus souvent en début de marche. »
Rien n’était écrit : des jours durant, manifestants et dépositaires de l’ordre public se toisaient à distance, chacun promettant à l’autre de gagner la bataille de la rue. La répression policière des marches s’est montrée très inégale selon les semaines, oscillant entre charges violentes, bombes lacrymogènes, balles en caoutchouc, matraques et attitude parfois plus passive. « Les anciennes générations qui ont vécu les événements d’octobre 1988, les années 1990 ou encore le Printemps noir
de 2001 qualifient cette répression de modérée. Néanmoins, de nombreux blessés ont été dénombrés au cours des premières semaines de manifestations, et au moins un mort2. Si les violents heurts entre policiers et manifestants des premiers mois se font plus rares aujourd’hui, c’est parce que la stratégie répressive semble avoir changé : depuis près d’un mois, ce sont les arrestations arbitraires qui ont pris de l’ampleur, le plus souvent en début de marche », analyse Awel Haouati, doctorante en anthropologie. Une vague d’arrestations qui donne suite au discours du général Ahmed Gaïd Salah, devenu l’« homme fort » du pays depuis la démission de Bouteflika, menaçant quiconque exhibe un autre drapeau que le national : depuis, des dizaines de personnes ayant brandi les couleurs amazigh3 ont été arrêtées, coupables aux yeux de Gaïd Salah de « tentatives d’infiltration des marches populaires ». Si ces pressions n’ont pas muselé le Hirak, elles ont a contrario contribué à renforcer le sentiment de légitimité de ses centaines de milliers d’acteurs : la mise en détention le 29 juin du vétéran de la guerre d’indépendance Lakhdar Bouregaâ, 86 ans, pour « atteinte au moral de l’armée », a provoqué une onde de choc considérable dans le pays.
Le matin de ce 5 juillet, les forces de l’ordre quadrillent Alger de façon militaire, occupant les points les plus stratégiques de la ville. Au milieu de la matinée, la volonté des autorités de réduire au maximum la mobilisation semble presque récompensée : les premières vagues de manifestants sont cantonnées sur les trottoirs des alentours de la Grande Poste, pourtant épicentre de la contestation au niveau national. Mais la partie n’est pas gagnée pour autant : après la prière hebdomadaire, des dizaines de milliers de personnes rejoignent l’hyper-centre d’Alger. L’étau policier se voit contraint de se desserrer sous la pression populaire. « Nous étions bloqués sur les trottoirs pendant de longues minutes. La foule arrivant de partout, la police a dû relâcher le cordon. C’est comme si nous avions gagné une bataille », nous raconte Hamou Merzouk, jeune journaliste et militant. Dès lors, ce sont des marées humaines qui vont affluer des quatre coins de la capitale.
Par Laurent Perpigna Iban
Depuis le début du mouvement, même si de nombreux manifestants arrivent le matin, souvent depuis des quartiers éloignés du centre-ville ou des banlieues, la marche ne débute qu’après la prière du vendredi, salat el djoumou’a, comme nous l’explique Awel Haouati : « C’est devenu une sorte de rituel : les gens arrivent petit à petit dans le centre, un peu plus tard depuis que les grosses chaleurs ont commencé. Ils se mettent à l’ombre en attendant les sorties des mosquées. Il y a une sorte de synchronisation collective, on attend tout le monde avant de commencer. La plus grande vague arrive donc vers 14 heures, les intimidations et les arrestations de la matinée se font plus rares face à la foule. Il faut savoir aussi que la répression policière et les arrestations sont beaucoup plus présentes dans la capitale, où le dispositif policier est le plus important. »
« État civil, pas militaire »
« Ils tenteront d’aller jusqu’au bout afin de sauver le régime politique. Il suffit d’avoir une opinion différente de celle du pouvoir militaire pour être ciblé. »
Clairement influencé par la jeunesse « ultra » active dans les tribunes populaires des stades algériens — et à qui le Hirak algérien doit quelques-uns de ses premiers hymnes —, la marche du 5 juillet est rythmée par des protestations qui, sans trêve, s’enchaînent : « Algérie libre et démocratique », « Le système, dégage ! », « Kabyles et Arabes sont frères, Gaïd Salah est un traître », « État civil, pas militaire ». Mais c’est probablement « Le peuple veut l’indépendance » qui devient — contexte oblige — le slogan vedette : « La portée politique de ce slogan est limitée à l’idée que le peuple algérien a aujourd’hui besoin d’une nouvelle indépendance. Une manière d’exprimer clairement que le pouvoir en place a confisqué l’indépendance du pays », nous dit l’universitaire algérois Nadir Djermoune. Le reste, ce sont des heures de marche, de ferveur. De désobéissance, aussi, avec la présence — discrète au début, beaucoup moins à la fin — de drapeaux amazighs au sein du cortège. Et les images de violences policières qui ne tarderont pas à envahir les réseaux sociaux n’occulteront pas l’information essentielle de cette journée : c’est tout un pays qui est, pour la 20e semaine consécutive, descendu dans la rue. Alors, le lendemain, les journaux rivalisaient de superlatifs pour qualifier cette journée : « Du jamais vu depuis 1962 » pour El Watan ; « La RUE s’approprie le 5 juillet » pour Le Soir d’Algérie ; « Rendez-nous notre indépendance » pour le quotidien Liberté.
Même si c’est une victoire que la rue semble célébrer, nul ne verse dans le triomphalisme. Chacun le sait : cette date, aussi clé soit-elle, n’est qu’une étape. D’autant que les échos en provenance des espaces de dialogue fraîchement créés interrogent et suscitent le débat. Hamou Merzouk tient à mettre les choses au clair : « Les partis d’opposition ? Il n’y a pas de partis d’opposition aujourd’hui pour nous. Opposition à qui ? À l’armée ? Aujourd’hui, il n’y a que deux camps, celui de ceux qui écoutent le peuple et qui sont avec lui, et, de l’autre, les opportunistes qui en sont les ennemis. » Pour Djalal Mokrani, vice-secrétaire de l’organisation Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ) — active depuis 1993 sur le front des luttes sociales —, la situation est extrêmement préoccupante : « Gaïd Salah essaye de gagner du temps en vue de la concrétisation de sa propre feuille de route, tout en tentant par tous les moyens de casser cette révolution. Ils tenteront d’aller jusqu’au bout afin de sauver le régime politique, et il faut être réalistes : nous assistons à une régression démocratique au bout de 20 semaines de mobilisation, avec l’arrestation de figures emblématiques, de jeunes militants… Il suffit d’avoir une opinion différente de celle du pouvoir militaire pour être ciblé. »
Parallèlement, les vagues de mises sous mandat de dépôt prononcées à l’encontre d’hommes d’affaires, de politiciens et de ministres questionnent la stratégie du chef des armées : « Le clan de Gaïd Salah adapte sa stratégie au contexte et, en procédant à ces arrestations, il tente de mettre en avant sa volonté de changement afin de gagner en légitimité. Mais il est clair que rien n’a changé : notre justice n’est pas plus indépendante aujourd’hui qu’hier, l’appareil judiciaire est seulement passé des mains du clan Bouteflika à celui de Gaïd Salah », poursuit Djalal Mokrani.
Un manifestant algérois porte une écharpe à l'effigie de Lakdhar Bouregaâ, par Laurent Perpigna Iban
La fin d’un cycle ?
Quatre jours plus tard, le 9 juillet, expire le mandat du chef de l’État intérimaire Abdelkader Bensalah. Sa prolongation, validée par le Conseil constitutionnel — qui avait également validé la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat —, est perçue comme une nouvelle offense pour une grande partie des Algériens. Pur produit du régime, Bensalah se trouve aujourd’hui dans l’œil du cyclone, et les milliers d’étudiants, qui ont battu le pavé lors de la traditionnelle manifestation du mardi, le 9 juillet, n’ont pas manqué de l’égratigner tout autant que Salah. Le climat anxiogène, nourri par le spectre d’un pays désormais plongé dans le vide constitutionnel, est entretenu à dessein par le pouvoir en place afin de justifier sa légitimité.
« Les syndicats, s’ils ont pris des positions de principe, n’ont pas lancé d’appels massifs à la grève générale. Une situation un peu analogue à celle des gilets jaunes en France. »
Alors, quels leviers utiliser pour déraciner le pouvoir de son trône ? « Si le mouvement est large et qu’il échappe au contrôle du pouvoir, il n’y a pas pour autant d’initiative politique représentative, malgré la très forte mobilisation. La seule initiative vient de partis politiques qui ne sont pas représentatifs de quoi que ce soit, sinon d’eux-mêmes. Même si elle est à l’écoute, la société civile4 n’est pas aujourd’hui représentée politiquement. C’est elle qui tient la rue, et elle aura besoin tôt ou tard d’une initiative crédible. En parallèle, le pouvoir cherche à gagner du temps… Jusqu’à quand, c’est la grande interrogation », poursuit Nadir Djermoune. Et le risque, pour beaucoup, est bien là : réduire la crise structurelle algérienne à la seule question d’une élection présidentielle. Cet écueil trahirait les rêves de révolution démocratique portés depuis le 22 février 2019. « Il y a d’un côté un système machiavélique qui maîtrise parfaitement la ruse politique, et qui tente d’étouffer cette révolution afin de permettre au régime de se régénérer, et de l’autre, une société civile qui s’organise, des citoyens qui se réapproprient la vie politique… Nous sommes face à une société qui est prête à déjouer toute tentative de manœuvre », tranche quant à lui Djalal Mokrani, empreint d’optimisme.
Bravant les interdits, la répression, mais aussi la peur de lendemains incertains, les centaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes mobilisés n’ont de cesse d’entretenir le rapport de force. Mais pour Nadir Djermoune, la ritualisation des manifestations du mardi pour les étudiants et du vendredi pour l’ensemble de la population montre les limites du mouvement : « Au début, il y avait l’émergence d’une organisation dans les usines, dans les administrations ou dans l’enseignement. Mais elle s’est vite rattachée et limitée aux manifestations du vendredi. Les syndicats, s’ils ont pris des positions de principe, n’ont pas lancé d’appels massifs à la grève générale. Une situation un peu analogue à celle des gilets jaunes en France. Même scénario au sein des universités : il y a eu des tentatives, mais désormais cela se limite aux rendez-vous du mardi. C’est là, à mon sens, l’échec de la dimension révolutionnaire du mouvement. Pour l’heure seulement : il est possible que cela évolue et que nous assistions à l’émergence d’un nouveau cycle de mobilisations. »
Des manifestantes réclament la libération de militantes interpellées pour avoir brandi le drapeau amazigh, par Laurent Perpigna Iban
En attendant, la rue ne transige pas sur les préalables qu’elle souhaite voir satisfaits avant toute négociation, et en premier lieu la libération des personnes incarcérées pour des délits d’opinion : « Nous avons besoin de gens sincères, de personnes crédibles, qui n’ont pas participé à ce régime responsable de la dilapidation du pays. Tant qu’il n’y aura pas de rupture, nous ne pourrons avancer », nous confient les garçons et les filles du RAJ dans leurs locaux. « Il y a des discours ambigus d’une partie de la classe politique, qui revendique être proche du peuple mais qui veut organiser des élections le plus rapidement possible. Il nous faut des préalables. Nous ne voulons plus d’un président qui soit guidé par la même classe. Nous voulons un Président qui soit guidé par le peuple, avec des institutions libres et indépendantes. La refondation de l’Algérie, cela signifie aussi la refondation des institutions du pays. Qu’elles soient, enfin, libres et démocratiques », conclut Hamou Merzouk. Le dialogue national dit « inclusif » a ainsi tout d’un trompe‑l’œil : tandis qu’il assure au régime et à l’armée le sacro-saint rôle de « gardien de la démocratie », il est hanté par ceux qui ont servi fidèlement le système Bouteflika, et qui tentent de survivre au séisme politique toujours en activité depuis février. Dans les rues d’Alger, d’Oran, de Bejaia, de Tizi Ouzou, d’Ouargla ou de Tamanrasset, plus personne n’en doute : lorsque l’organisation de nouvelles élections présidentielles sera annoncée, tous et toutes seront relégués par le pouvoir au rang d’ennemis de la démocratie. Coupables de s’y opposer, et de vouloir sauver leur pays de ses vieux démons.
Photographies de bannière et de vignette : Laurent Perpigna Iban
- Terme générique associé à différents mouvements politiques et sociaux : d’abord au milieu des années 2000 au Hirak el Djamouk yéménite, puis en 2016 au mouvement populaire du Rif au Maroc, avant d’être repris dans le cadre des protestations algériennes.↑
- Le 12 avril, à Alger, après que la police a dispersé la foule en envoyant des gaz lacrymogènes jusque dans le tunnel des facultés — depuis fermé chaque vendredi —, un jeune homme de 23 ans, du nom de Ramzi Yettou, était retrouvé dans un état comateux. Des témoins ont affirmé qu’il avait été frappé par des policiers alors qu’il rentrait de la marche avec ses proches. Il est mort après une semaine de coma, le 19 avril.↑
- Le drapeau amazigh représente l’identité berbère ainsi que sa langue, très présente en Afrique du nord.↑
- Si Nadir Djermoune emploie ici le terme de « société civile » dans un sens large, pour souligner la crise de représentativité que connaît le mouvement et de façon générale la population algérienne, il est important de souligner que cette notion désigne aussi, dans le contexte algérien, l’ensemble des associations, partis, collectifs et personnalités politiques qui organisent, depuis le mois d’avril, des réunions pour tenter d’amorcer un dialogue avec les tenants du pouvoir. Mais ces « réunions de la société civile », aujourd’hui au nombre de trois, sont loin d’être homogènes et de faire l’unanimité. Les points de désaccord autour de ces initiatives concernent principalement la participation d’anciens du système auxquels l’on reproche de vouloir se recycler, les préalables à l’initiation d’un dialogue (la libération des détenus, par exemple), ou le fait que celles-ci ne soient pas assez inclusives. Ainsi, les étudiants, pourtant en tête du mouvement depuis le début, ont longtemps été écartés de ces réunions.↑
REBONDS
☰ Lire notre article « Algérie : chronique d’un refus », Awel Haouati, mars 2019
☰ Lire notre article « Algérie : un mouvement pour l’autogestion sociale », Kadour Naimi, janvier 2018
☰ Lire notre article « Sahara algérien — des essais nucléaires aux camps de sûreté », Awel Haouati, juin 2017
☰ Lire notre article « Assia Djebar — la mémoire est une voix de femme », Jonathan Delaunay, avril 2017
☰ Lire notre article « Mohamed Saïl, ni maître ni valet », Émile Carme, octobre 201
☰ Lire notre article « Serge Michel — amour, anarchie et Algérie », Émile Carme, février 2015