Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (juin 2021)
Il y a eu des promesses : elles n’ont pas été tenues. Au plus fort de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral belge annonçait une augmentation des investissements publics en faveur du système de santé national. En octobre dernier, ce même gouvernement assumait le contraire : le budget des hôpitaux ne sera finalement pas revalorisé. Dit autrement : malgré l’épuisement des travailleurs et des travailleuses, les démissions en hausse et le constat d’une dégradation de la qualité des soins, il faudra continuer de faire avec, c’est-à-dire avec peu. Il y a bientôt deux ans, nous retrouvions Adèle, alors sage-femme depuis 10 ans, à Bruxelles. La première rencontre s’était faite un dimanche d’hiver, lors d’une mobilisation organisée par le collectif La santé en lutte auquel elle participe. Une seconde entrevue, cette fois-ci autour d’un thé, lui a permis de revenir sur son parcours. Portrait d’une soignante. ☰ Par Asya Meline
Adèle déborde d’énergie. C’est sans hésitation qu’elle a accepté de me parler de son métier de sage-femme. Faute de pouvoir la retrouver sur son lieu de travail ou dans un bistrot, c’est autour d’un thé, chez moi, que nous prenons place. Je découvre, jusqu’alors cachés par son masque, son visage et ses expressions — chaleureuses, marquées. « Ça a toujours été une passion », dit-elle pour commencer.
Des débuts difficiles
« Adèle est née à Paris il y a trente-deux ans : sa mère est bruxelloise, son père grenoblois. Son enfance se passe toutefois aux quatre coins du monde. »
« Mon père nous a toujours dit, à mon frère et à moi, qu’il aurait aimé être une femme pour vivre une grossesse dans sa chair. » On peut aisément parier que l’émotion avec laquelle ses parents parlent des grossesses qu’ils ont vécues n’est pas pour rien dans sa vocation. Adèle est née à Paris il y a trente-deux ans : sa mère est bruxelloise, son père grenoblois. Son enfance se passe toutefois aux quatre coins du monde : aux Maldives, au Sri Lanka, en Martinique. L’année de ses cinq ans, sa famille se rend sur l’île pour y vivre — Adèle n’est pas fille de militaires ni de diplomates, non : l’affaire de ses parents, c’est le théâtre et le cinéma. Mais, très vite, il faut gagner sa croûte et accepter les boulots qui se présentent : dans le tourisme et le bâtiment — son père fera des chantiers pendant de nombreuses années. Une vie « plutôt système D », résume-t-elle.
Ses parents se séparent ; sa mère rentre en métropole ; son père décide de rester. Adèle quitte la Martinique à l’âge de 16 ans. L’arrivée à Paris, se rappelle-t-elle, n’est pas si facile. Elle obtient son bac et s’oriente vers la psychologie, « pour faire quelque chose avec les gens ». Bientôt, cependant, elle comprend « qu’il fallait que ça passe par [s]es mains ». Sa mère lui suggère le métier d’infirmière ; trop triste, songe-t-elle. Ce sera sage-femme. Mais elle rate l’année de médecine exigée et voit son humeur s’assombrir. De nouveau, sa mère la conseille : pourquoi ne pas tirer parti de sa double nationalité et aller étudier en Belgique1 ? Alors elle s’y installe. C’était il y a dix ans.
La vie estudiantine est joyeusement animée : il faut dire que la ville de Bruxelles et son énergie s’y prêtent bien. En troisième année d’études, la stagiaire qu’elle est, assiste à son premier accouchement. Elle ne l’oubliera pas. « Tout se passait très bien : je m’étais fortement investie auprès de cette femme, la relation de confiance et de soutien était bien installée. Elle n’avait pas de péridurale, alors c’était très intense. La première fois, les étudiantes sages-femmes font un accouchement à quatre mains, avec leur maître de stage. Arrive le moment, et là, je panique, j’ai peur, je me dis que je ne vais pas y arriver. Je me désiste. » Sa référente se montre particulièrement dure avec elle, allant jusqu’à lui suggérer de changer de profession. Écœurée, déboussolée, Adèle ne perçoit plus que les aspects les plus révoltants du métier : les accouchements à la chaîne, les femmes qui ne sont pas écoutées, les violences obstétricales. Elle décide d’arrêter ses études. Ses enseignantes la convainquent de reprendre, lui exposant leurs raisons d’aimer ce métier, ce que chacune y trouve de beau et d’important. La pause n’aura duré que quelques mois.
Le mirage du privé
En dernière année d’études, la jeune femme enchaîne les stages dans plusieurs établissements de Bruxelles – publics comme privés. Le premier se déroule à l’hôpital Saint-Pierre, un important CHU de la capitale ; les sages-femmes y ont une très bonne réputation. « J’ai pu faire mon premier accouchement. Je n’ai pas paniqué. L’accueil était super : ce n’était pas grave de stresser. » Le soutien qu’on lui témoigne lui permet de gagner en confiance, d’apprendre plus sereinement. L’expérience se révèle à ce point positive qu’elle décide alors de travailler dans cet hôpital après ses quatre années d’études. « Le privé, c’est ce qu’il y a de pire. Ils ont beau mettre de jolis fauteuils en cuir, ce n’est que du vent. C’est là où j’ai vu le plus de violences, d’ultramédicalisation, de césariennes non nécessaires. Tout ce qui peut faire aller plus vite pour faire entrer une autre patiente, ou pour libérer au plus tôt le chirurgien qui a un rendez-vous qu’il ne veut pas manquer… Il s’y trouve aussi de bons médecins, mais je crois franchement qu’ils font exception », poursuit Adèle. Sans compter la facture, qui ne tarde jamais à tomber : dépassements d’honoraires obligent, elle atteint fréquemment plusieurs milliers d’euros.
« On croit que le secteur privé va offrir un service de meilleure qualité, mais on se trompe. »
Au mois de septembre 2013, elle sort diplômée. C’est par l’intérim qu’elle débute — il lui faudra neuf mois avant de trouver un emploi stable « le temps d’une grossesse », ce qui l’amuse encore. À l’hôpital Saint-Pierre, où elle travaille encore aujourd’hui, il y a plusieurs unités : deux de maternité, un service pour les grossesses à haut risque, et le plateau qui compte neuf salles d’accouchement et une pour les césariennes. « Quand tu es engagée là-bas, tu vas dans un service, mais tous les ans tu tournes. Comme ça, tout le monde est assez polyvalent. Au bout d’un certain temps, tu peux demander à être fixée dans un service quand il y a des ouvertures de poste. Moi, ça fait près de quatre ans que je suis fixe en salle d’accouchement. » Bien loin d’elle le sentiment de panique de sa toute première expérience.
Le thé fume encore. Je nous ressers deux tasses tandis que, dehors, la lumière commence à décliner. Adèle affiche un visage concentré : elle cherche à rendre compte précisément de ce qu’elle veut et ne veut pas, à témoigner de ce qui compte à ses yeux. Créé en 2019, avant même la crise du Covid-19, le collectif La santé en lutte réunit des soignant·es et des usager·es qui défendent un système de santé de qualité, gratuit et accessible à toute la population sans discrimination, où les professionnel·les auraient enfin les conditions de travail requises pour prodiguer des soins humains et dignes. Très vite, elle les rejoint. C’est lors de la seconde assemblée générale de ce collectif que je l’ai rencontrée, quelques semaines après une grande manifestation à leur initiative, qui avait réuni près de 7 000 personnes dans les rues de Bruxelles. Me revient à l’esprit son humour, qui n’a pas manqué de séduire les quelques centaines de personnes présentes ce soir-là. Aujourd’hui, le ton est bien différent. « Les différences de prise en charge d’une structure à l’autre sont choquantes. Il y a des endroits où c’est franchement dangereux d’accoucher ! », m’avoue-t-elle.
À ses débuts, elle raconte ne pas s’être sentie concernée par la question du financement des hôpitaux et de son impact sur les soins. « Mais j’ai rapidement constaté ce que produit la logique marchande sur la qualité des soins. On croit que le secteur privé va offrir un service de meilleure qualité, mais on se trompe grandement. »
Une réalité plurielle
Alors que les sages-femmes sont en mesure de suivre un accouchement du début à la fin, en toute autonomie, beaucoup de gens perçoivent encore l’accouchement comme un acte qui exige l’intervention d’un·e gynécologue obstétricien·ne, et il est encore fréquent qu’elles se voient reléguées au rôle d’assistantes. « Tant que ce n’est pas pathologique, il n’y a aucune raison qu’un médecin intervienne. Une fois qu’il y a pathologie, oui. Là, il faut travailler en collaboration. La sage-femme est présente depuis le début du travail, elle a pu parler avec la femme, savoir un peu qui elle est et ce qu’elle souhaite, comme ce dont elle ne veut absolument pas. » C’est aussi la logique financière des établissements de soins qui amène à invisibiliser leur intervention. Et pour cause : les actes accomplis par les sages-femmes rapportent moins d’argent à l’hôpital que ceux des gynécologues. Ainsi, sur le papier, ce sont ces dernier·es qui font les accouchements, même dans le cas d’accouchements physiologiques qui n’ont pas nécessité leur intervention. « Pour ne pas couler, l’hôpital est contraint de procéder ainsi puisque son financement dépend des actes qui seront facturés à la caisse de sécurité sociale. »
Comme les entrées d’argent générées par les services de maternité s’avèrent importantes pour un hôpital — puisqu’elles incluent un séjour —, il est attendu des équipes qu’elles procèdent à autant d’actes que possible. « On va ouvrir plus de créneaux de consultation en espérant que davantage de femmes viendront accoucher chez nous, ce qui nous permettra d’obtenir un financement pour agrandir l’équipe. On fournit d’abord l’effort pour avoir le budget ensuite. C’est débile. Mais c’est comme ça que ça se passe partout. C’est une course sans fin qui, forcément, te pousse à raccourcir les consultations pour en caser plus. » Une logique de financement fondée sur la tarification à l’acte produit dès lors un cercle infernal : elle contraint les équipes à travailler en flux tendu et en sous-effectif permanent.
« Plusieurs hôpitaux s’étaient mis en grève afin de dénoncer la dégradation des conditions de soin et de travail. »
« Si une personne n’a pas d’argent ou de papiers, c’est vers mon hôpital qu’elle sera orientée. Elle sera sûre d’y être reçue et soignée. C’est ce qui me plaît. Je vais y rencontrer autant de femmes sans couverture sociale que de femmes qui peuvent se payer une assurance complémentaire. Ça me confronte à une réalité plurielle qui enseigne mieux que tout. » Toutes les femmes n’arrivent pas préparées à l’accouchement. « Certaines, précise Adèle, n’ont jamais regardé leur sexe, elles ne savent pas ce qu’est un clitoris. » L’hôpital Saint-Pierre accueille régulièrement des femmes sans-papiers et d’autres souffrant d’addiction. Adèle me confie voir plus souvent qu’à son tour des femmes arriver en tramway ou en métro après avoir été refusées ailleurs, bien que cela soit illégal — et contraire à toute éthique du soin. « La moitié de celles qu’on va rencontrer ont vécu des choses difficiles, des violences de toutes sortes. Souvent, leur relation au corps en est affectée. » Aider une femme à accoucher est ce qu’il existe de potentiellement le plus intrusif, tant physiquement que psychiquement. S’appliquer dans cet acte, éviter de faire effraction ou violence, exige du temps et de bonnes conditions d’accueil et d’accompagnement.
Une passion à l’épreuve d’un manque d’effectifs
Adèle semble n’être jamais fatiguée : elle est de toutes les actions. À la prise ou à la fin de son service, de nuit comme de jour, elle répond présente pour tracter devant un établissement pour personnes âgées, rédiger un communiqué, préparer une banderole. Son rythme de travail peut pourtant être éreintant. Chaque jour constitue une surprise : impossible de savoir combien de femmes viendront accoucher. Les jours les plus difficiles, neuf femmes sont en travail en même temps — pour quatre sages-femmes présentes. « Ces jours-là, c’est vraiment très, très compliqué. » Elle insiste sur chaque mot.
Avant même la crise sociale et sanitaire du Covid-19 et son lot de mobilisations, plusieurs hôpitaux bruxellois s’étaient mis en grève afin de dénoncer la dégradation des conditions de soin et de travail à l’hôpital. Chaque semaine, ils menaient une action intitulée « le mardi des blouses blanches ». C’est à cette occasion qu’Adèle a découvert l’engagement militant. Un jour, avec ses collègues, elles décident de fermer certaines salles d’accouchement. La réaction est immédiate ; elles obtiennent l’ouverture d’un cinquième poste par garde. « Il peut arriver que l’équipe d’un jour donné ait à gérer dix accouchements en vingt-quatre heures. Un accouchement, ce n’est pas juste la sortie du bébé : il y a tout un travail avant et après. Chacune peut se retrouver à devoir suivre deux à trois femmes en travail actif, qui peuvent connaître une urgence vitale pour elles ou leur bébé. Tu passes ton temps à t’excuser et à dire que tu dois partir mais que tu vas vite revenir. Toutes les femmes sont frustrées, voire tristes, de ne pas avoir l’attention et la présence qu’elles auraient souhaitées et qu’elles méritent. Et toi, tu ne te sens pas mieux. » Ces jours-là, impossible de prendre une pause, de manger, « ni même d’aller aux toilettes ». Adèle se souvient avoir dû aider une femme à accoucher sur une chaise, dans un couloir, faute de place. Il faut parfois aller jusqu’à dédoubler les salles d’accouchement en créant une séparation avec un paravent.
« Il m’est arrivé d’évaluer qu’une femme devait passer en priorité et, dans les minutes qui suivent, déceler un cas d’urgence vitale chez une autre : alors j’appelle mes collègues, je leur dis qu’il faut absolument prendre cette femme-ci — dont je n’ai pas encore fait le dossier d’admission — et je vais m’excuser auprès de l’autre – que je fais finalement attendre. Sans parler des trois autres qui patientent derrière… » Elle soupire. Parmi les quatre sages-femmes en poste, l’une d’elles tient l’accueil — l’équivalent des urgences en obstétrique. Elle évalue l’état des arrivantes, juge des cas prioritaires et dirige les femmes vers une des salles d’accouchement ou le service d’hospitalisation des grossesses à haut risque, quand elle ne leur demande pas de rentrer chez elles et de revenir plus tard. La charge de travail qui incombe aux trois autres sages-femmes peut provoquer de la tension entre les équipes, les jours de forte affluence : « On tombe dans la surenchère de qui est dans la situation la plus difficile… Moi j’ai une patiente qui pisse le sang ! Viens au plus vite !
» Ce sont là les conséquences inévitables de l’insuffisance des moyens et des effectifs. Les hôpitaux de la taille de celui au sein duquel travaille Adèle comptabilisent 3 500 accouchements par an en moyenne.
« Tu passes ta vie à essayer de t’endormir ou de te réveiller ! »
L’an passé, elle avait décidé de travailler à temps plein, pour financer un voyage au Mexique. L’actualité mondiale aura eu raison de ce projet, pour l’instant du moins. Elle ajoute qu’avant cela, elle a toujours travaillé à 80 %. « Personne ne veut travailler à temps plein dans ces conditions : ce n’est pas possible. Généralement, ce sont les débutantes qui acceptent le temps plein. Puis, dès qu’elles signent un CDI, elles demandent une réduction de leur temps de travail. » Le coût physique et psychologique est élevé pour les salariées. Sans compter qu’elles officient à horaires tournants dans ce CHU : un mois en horaire de nuit et deux en horaire de jour — pour une moyenne de 38 heures hebdomadaires. Ainsi, une sage-femme peut passer d’une semaine de 60 heures à une de 20 heures, et doit travailler deux week-ends par mois. « Tu passes ta vie à essayer de t’endormir ou de te réveiller ! » Afin de concilier vie professionnelle et vie privée, surtout lorsqu’elles sont mères, il n’est pas rare qu’elles choisissent de ne travailler que de nuit, me raconte-t-elle. « C’est rageant de voir que ce sont toujours les femmes qui réduisent leur temps de travail. On entend beaucoup moins de pères le faire… Elles ont beau dire que c’est parce qu’elles aiment passer du temps avec leurs enfants, ce n’est pas la question. » En Belgique, les hommes sont très peu nombreux à exercer cette profession — moins encore qu’en France. « Ça paraît une évidence pour tout le monde, la proportion de femmes dans ce métier. Contrairement aux gynécologues. Là, on ne se dit pas : Tiens, c’est surprenant un homme gynécologue
. Drôle, n’est-ce pas ? »
Adèle marque une pause. Puis reprend, enthousiaste : « Le shoot d’adrénaline que tu as quand tu sors d’un accouchement ! C’est un métier passionnant où tu voudrais pouvoir tenir sur la durée, inventer des choses pour améliorer le vécu des femmes. » Combien de temps une professionnelle peut-elle tenir dans ces conditions ? Il n’existe pour l’heure aucune statistique sur le nombre moyen d’années d’activité d’une sage-femme.
Les violences médicales
Nos tasses sont vides ; notre entrevue paraît toucher à sa fin. Quand elle m’aura quittée, Adèle s’en ira aider à la couture d’une gigantesque banderole, d’un pas rapide, décidé, non sans avoir retrouvé son ton plaisantin et jovial. Mais, pour le moment, il m’est impossible de ne pas revenir avec elle sur la question des violences obstétricales — c’est qu’Adèle donne des cours aux pompiers-ambulancier·es. Dans leurs interventions, il n’est pas rare qu’ils et elles se retrouvent face à une femme sur le point d’accoucher. « Je leur explique que l’épisiotomie, si elle est pratiquée sans réflexion et à la fréquence à laquelle on l’utilise aujourd’hui, c’est une mutilation génitale. Ils saisissent alors ce qui se joue. Je leur explique quels sont les cas, très particuliers et rares, qui peuvent la requérir et où elle est qualifiée d’acte médical. Je leur démontre, preuve scientifique à l’appui, que ça n’améliore en rien le travail d’accouchement, la naissance, la vitalité du bébé. En sept ans d’exercice, je n’ai pratiqué que trois épisiotomies. C’est dire. Je connais des hôpitaux en Belgique où c’est quasi systématique ! » Ces trois interventions étaient justifiées par des périnées cicatriciels qui, du fait d’une excision, ne s’assouplissaient pas durant l’expulsion : le périnée était à ce point mutilé que la chair cicatricielle entravait toute possibilité de sortie du bébé. « Mais, attention, ce n’est pas le cas de toutes les femmes ayant subi une excision ! »
Adèle ne voit aucune explication scientifique à la fréquence de l’épisiotomie. Seulement une « stupide croyance ». Ou bien le désir d’ascendant qu’auraient certains médecins sur le corps des femmes et leur vagin — « qu’ils vont bien resserrer
pour la suite2 »… « Il ne faut pas avoir peur de parler de violences en obstétrique : c’est un domaine médical qui peut être ultraviolent. Il suffit de penser aux cas d’urgence vitale où les interventions médicales sont possiblement traumatiques, même quand elles sont nécessaires ou bienveillantes. »
« L’épisiotomie, si elle est pratiquée sans réflexion et à la fréquence à laquelle on l’utilise aujourd’hui, c’est une mutilation génitale. »
En obstétrique, qui juge de la meilleure chose à faire et, surtout, quelle place est faite à la parole de la femme, au couple parental ? « C’est très délicat. La limite est vite franchissable. Qu’est-ce qui doit peser ? Ce que je vais conseiller à telle femme en situation difficile, forte de mes années d’expérience, ou ce qu’elle souhaite, elle ? » Adèle se souvient ainsi d’une femme qui, dès son arrivée, avait insisté sur le fait de ne pas vouloir recourir à la ventouse3 — au motif que l’un de ses cousins, souffrant d’un handicap mental, serait né, précisément, au moyen de cet instrument d’extraction. Et pour elle, ces deux faits étaient liés. « Cette dame poussait, le col était suffisamment ouvert, mais l’enfant ne descendait pas du tout. » Deux heures passent. La gynécologue intervient ; Adèle se souvient l’avoir aidée à convaincre la parturiente d’essayer la ventouse — « juste deux ou trois tentatives, promis ». La sage-femme savait que dans un tel cas cela pouvait « tout débloquer ». Mais l’opération échoue, contraignant l’équipe médicale à procéder à une césarienne. « Je me suis sentie vraiment mal. J’ai été voir la femme le lendemain, lui parler de mon malaise et lui présenter toutes mes excuses. Je n’arrêtais pas de repenser à la scène et je me disais qu’elle m’avait pourtant dit dès son arrivée qu’elle ne voulait pas… Pourquoi est-ce que je le lui avais quand même proposé ? Est-ce que j’avais abusé de mon ascendant sur elle ? »
Silence. Le doute paraît la ronger encore. « Elle m’a dit qu’elle était vraiment contente que je sois passée la voir. Et que comme j’avais pris le temps de lui en parler, ça l’avait amenée à me faire confiance et à accepter. Que si c’était à refaire, elle ferait pareil. » Adèle ne semble pas pour autant complètement convaincue…
Comme nombre de soignant·es de l’hôpital, Adèle a choisi d’aller prêter main forte à ses collègues infirmières dans les services dédiés à la pandémie en cours. Quelques jours plus tard, je me rends à un rassemblement organisé devant le Parlement fédéral belge pour dénoncer la gestion de la crise du Covid-19 et, surtout, les attaques structurelles dont est victime le système de santé public. Il y a là quelques centaines de personnes, sous la pluie, entourées d’une escorte policière presque aussi nombreuse que les manifestant·es. Au milieu d’elles, Adèle. Chapka sur la tête, mégaphone en main, elle entonne : « Bon, on aurait presque chaud d’être autant entourés. Alors on va leur chanter une petite chanson, d’accord ? »
Illustration de vignette : Ben Lamare
Photographie de bannière : Collectif Krasnyi
- De nombreux·ses étudiant·es français·es ayant raté la première année de médecine, exigée avant toute formation donnant accès à une profession paramédicale, partent étudier en Belgique. Avec le temps, pour gérer l’afflux de ces étudiant·es étranger·es, la Belgique a mis en place un système de tirage au sort, auquel échappent les jeunes ayant la nationalité belge.↑
- Allusion au « point du mari », qui consiste à faire plus de points de suture que nécessaires après une épisiotomie.↑
- Dispositif médical placé sur la tête d’un bébé pour favoriser un accouchement par aspiration.↑
REBONDS
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