À la frontière de l’Ukraine


Texte inédit | Ballast

Le 21 février der­nier, une année jour pour jour après la pro­cla­ma­tion, par le pré­sident russe, de l’in­dé­pen­dance des régions de Donetsk et Lougansk, en Ukraine, le Kremlin a annon­cé la sus­pen­sion du der­nier accord sur l’ar­me­ment liant les deux pays les plus armés au monde en matière nucléaire : les États-Unis et la Russie. Quelques semaines plus tôt, l’une des membres de notre rédac­tion se trou­vait en Pologne, pays membre de l’OTAN — orga­ni­sa­tion mili­ta­ro-indus­trielle impé­ria­liste fon­dée durant la guerre froide — le plus proche des fron­tières russes. La Pologne par­ti­cipe à four­nir des armes à l’Ukraine et a accueilli plus de 1,4 mil­lion de réfu­giés depuis la cri­mi­nelle inva­sion pou­ti­nienne. Dans ce pays gou­ver­né par le natio­na­liste Andrzej Duda, une loi oblige, depuis le 1er mars, les réfu­giés ukrai­niens à payer leur place dans les centres d’ac­cueil après quatre mois de pré­sence. Que se passe t‑il à la fron­tière polo­naise ? Un car­net de bord aux côtés de celles et ceux qui, par­mi la popu­la­tion, les asso­cia­tions et les col­lec­ti­vi­tés locales, s’in­ves­tissent en faveur de la soli­da­ri­té avec les exi­lés de guerre. ☰ Par Maya Mihindou


« Au cours de l’année 2022, la pro­ve­nance des Ukrainiennes et des Ukrainiens qui tra­ver­saient la fron­tière dépen­dait des ter­ri­toires ciblés par les attaques russes. À pré­sent, ils viennent de tout le pays. » Victoria est née en 2000. Elle est ori­gi­naire de la ville de Lublin, à l’est de la Pologne, située à une dizaine de kilo­mètres de la fron­tière avec l’Ukraine. Nous nous entre­te­nons lon­gue­ment dans une antenne de l’as­so­cia­tion polo­naise Homo Faber, située dans le centre de la com­mune. L’adresse m’avait été souf­flée, plus tôt, par Zuzanna, une femme ren­con­trée à la gare fer­ro­viaire. Investie dans le cir­cuit de soli­da­ri­té de la ville, Zuzanna m’avait expli­qué le pro­fil des quelque deux cents per­sonnes arri­vant d’Ukraine chaque jour par la gare — des femmes, des enfants, des per­sonnes han­di­ca­pées ou des hommes âgés. « Ceux qui sont en âge de se battre n’ont pas l’au­to­ri­sa­tion de quit­ter leur ter­ri­toire. » Ces chiffres varient selon la météo, avait-elle sou­li­gné. « Le temps est plu­tôt clé­ment en ce moment, alors nous avons moins de monde. La semaine der­nière, il nei­geait, ce n’é­tait pas pareil. Si la neige revient, nous aurons un afflux de réfu­giés. » Ici, celles et ceux qui fuient l’Ukraine ont par­fois mar­ché depuis la petite ville de Chelm, après avoir été dépo­sés au poste de fron­tière. « C’est la solu­tion la moins chère. » 

Le mari de Zuzanna est ukrai­nien. « Les gens sont inves­tis ici car on se sent en dan­ger, le conflit est tout près. Ce n’est pas pareil près de la fron­tière alle­mande… » Victoria, ren­con­trée peu après, me confirme cette réa­li­té. « La Pologne et l’Ukraine ont en com­mun une his­toire trau­ma­tique com­pli­quée. On aurait donc pu s’at­tendre à ce que les rela­tions entre les per­sonnes le soient tout autant, mais je dois admettre que le Lublin Social Committee n’a pas été seule­ment une affaire de coopé­ra­tion, c’est deve­nu un mou­ve­ment social bien réel… » La jeune femme de 22 ans, che­veux blonds por­tés au car­ré, parle — c’est ma chance — un anglais par­fait. Avant le début de la guerre, Victoria débu­tait une car­rière de comé­dienne et tra­vaillait dans un centre cultu­rel. « Dès que ça a com­men­cé, ils ont ins­tal­lé une cel­lule de crise dans la cave. Je suis d’a­bord venue appor­ter de la nour­ri­ture aux réfu­giés, et fina­le­ment je suis res­tée. Ça a été un moment très chao­tique et dif­fi­cile. » Il a fal­lu quelques semaines pour que la ville de trois cent mille habi­tants s’organise afin d’accueillir cor­rec­te­ment les exilé·es de la guerre qui cognait alors, à leur porte. « Nous avons reçu nos pre­mières for­ma­tions à l’aide huma­ni­taire grâce à l’association bri­tan­nique Refugee Council, qui en dis­pense dans le monde entier en appli­quant des stan­dards inter­na­tio­naux. Quelques mois plus tard, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfu­giés s’est ren­du à Lublin pour ouvrir un Community Centre1. En Pologne, je pense qu’il y en a désor­mais quatre du même type aujourd’hui. » Cette for­ma­tion implique la prise en compte du tra­vail et de l’ex­pé­rience des asso­cia­tions locales pour per­mettre une aide efficace.

« Si une per­sonne russe venait à moi et me deman­dait de l’aide, je l’aiderais. C’est une ques­tion d’é­thique, même si je ne pré­fère pas trop y pen­ser. »

L’organisation dont elle est par­tie pre­nante fait d’ailleurs coopé­rer diverses ONG, la muni­ci­pa­li­té, ain­si que la contri­bu­tion qu’est sus­cep­tible d’ap­por­ter tout un cha­cun. « Nous avons pu pro­po­ser de l’aide dans 23 domaines les deux pre­miers mois : aide admi­nis­tra­tive, accom­pa­gne­ment psy­cho­lo­gique, dis­tri­bu­tion ali­men­taire assu­rée grâce à des col­lectes. Nous avons mis en place un hôtel inter­na­tio­nal pour femmes et enfants — y com­pris des femmes enceintes qui peuvent y accou­cher — qui béné­fi­cient d’un accom­pa­gne­ment psy­cho­lo­gique suite à leur expé­rience des vio­lences de guerre. » Si Victoria, en tant que porte-parole de son asso­cia­tion, se doit de res­ter neutre, son impli­ca­tion reflète celle de nom­breux Polonais et Polonaises de la jeune géné­ra­tion. « Beaucoup ont refu­sé de rejouer des oppo­si­tions his­to­riques. Les gens disaient : On s’en fiche de ce qu’on pense des Ukrainiens, il faut qu’on leur vienne en aide », me raconte-t-elle. Une aide appor­tée aux Ukrainien·nes en exil, mais aus­si aux Biélorusses ayant réus­si à s’extraire. « La Biélorussie est aus­si dans le conflit, ce qui crée des pro­blèmes entre Ukrainiens et Biélorusses. Et si une per­sonne russe venait à moi et me deman­dait de l’aide, je l’aiderais. C’est une ques­tion d’é­thique, même si je ne pré­fère ne pas trop pen­ser aux Russes… »

De cette ren­contre avec Zuzanna et Victoria, je n’ai aucune photo.

Je suis venue en Pologne sans appa­reil. C’est la pre­mière fois, en vingt ans, que je pars en lais­sant mon maté­riel, trop lourd et volu­mi­neux, au pro­fit de vête­ments chauds — on est en décembre et j’ai fait la route inté­gra­le­ment en train depuis Marseille. Mais — je le décou­vri­rais une fois sur place —, ici éga­le­ment, de Varsovie à Cracovie, de Lublin à Chelm, de Chelm à Dorohusk, l’hi­ver déserte. La tem­pé­ra­ture n’est pas gla­ciale. Il y a bien des blocs de neige cras­seuse çà et là (des restes de la semaine pré­cé­dente), mais le fond de l’air est doux mal­gré tout. J’avais quelques rai­sons de fuir l’am­biance des fêtes de fin d’an­née pour débar­quer en Pologne. Les rai­sons ont muté au fil des trains, s’a­dap­tant ensuite à la marche. C’est que je n’a­vais pas réa­li­sé com­bien y venir serait un pèle­ri­nage. L’Italie m’a­vait fait cet effet éga­le­ment : décou­vrir Rome dans mes jeunes années avait été comme s’as­soir au car­re­four des mémoires hori­zon­tales de l’Europe. Nous y avons tous et toutes, de la République tchèque à l’Espagne, de la France à la Croatie, un mor­ceau d’his­toire en com­mun ; l’Italie est sto­ckée, caillou par caillou, dans notre incons­cient depuis l’enfance. Et pour cause ! Rome retient la mémoire dans ses grosses pierres.

[Lublin, décembre 2022 | Maya Mihindou]

La Pologne, elle aus­si, m’a sau­té au visage au contact des traces d’une his­toire com­mune : celle de la Seconde Guerre mon­diale qui l’a écor­chée et qui en fait un centre ner­veux de la vieille Europe. C’en est même l’œil du cyclone, des villes entières détruites, entiè­re­ment recons­truites presque à l’i­den­tique : il faut voir et s’émerveiller devant Varsovie, repou­drée encore plus au temps de Noël. La Pologne a pour mal­heur d’a­voir été la base arrière des nazis et de l’i­ma­gi­naire qu’ils ont pla­qué sur le reste du conti­nent, après par­tage et tra­hi­son du bloc colo­nial sovié­tique. Ce sont les corps, l’his­toire et la culture des Juifs et des Juives du pays, niés et détruits (90 % des per­sonnes juives polo­naises ont été assas­si­nées durant cette période), dont l’ab­sence peuple les rues de la moindre com­mune. Je suis allée dans chaque cime­tière. Et je suis allée à Auschwitz, archive fon­da­men­tale. Cette affaire de des­truc­tion mas­sive des popu­la­tions m’est fami­lière, moi qui appar­tiens à la dia­spo­ra noire. J’ai écrit quelque part : Avec la pierre, il est vrai, on ne peut oublier la forme ini­tiale des choses. Où je vis, la pierre me peuple aus­si. Europe ! lente, lourde, écra­sante, toi qui crèves tes propres loups.

La mémoire de la guerre, je le découvre au fil des conver­sa­tions, struc­ture aus­si l’im­pli­ca­tion des popu­la­tions polo­naises — ce que me rap­pelle Victoria en évo­quant les « ten­sions his­to­riques ». « La popu­la­tion de Lublin a une per­cep­tion dif­fé­ren­ciée de l’accueil des réfu­giés venus d’Ukraine selon les géné­ra­tions. » Les anciens craignent davan­tage l’ar­ri­vée des Ukrainien·nes sur leur sol : « C’est à cause de la Seconde Guerre mon­diale, car pas loin d’i­ci il y avait un camp de concen­tra­tion. La ville hérite d’une his­toire d’é­cra­se­ment… Mais les jeunes ont aus­si des amis ukrai­niens, bié­lo­russes, russes ! Ce n’est pas pareil », prend-elle le temps de m’ex­pli­quer pen­dant que deux béné­voles apportent du maté­riel des­ti­né aux réfugié·es : des couches, du lait en poudre, des pro­tec­tions hygié­niques, des savons et des médi­ca­ments s’a­mon­cellent autour de Victoria. « Apporter de l’aide aux Ukrainiens et aux Ukrainiennes a sou­le­vé des ques­tion­ne­ments pro­fonds chez nombre de gens, car on a beau­coup de mau­vais sou­ve­nirs avec l’Ukraine. Celles et ceux qui ont vou­lu aider incon­di­tion­nel­le­ment sont encore là, comme ceux qui étaient déjà contre l’accueil le sont tou­jours. Comme par­tout ailleurs, c’est aus­si affaire de poli­tique, de diver­gences entre la gauche et la droite. »

« Cette affaire de des­truc­tion mas­sive des popu­la­tions m’est fami­lière, moi qui appar­tiens à la dia­spo­ra noire. »

Je découvre à l’est de la Pologne une ville dyna­mique, au centre mar­chand colo­ré par les lumières et les bâtisses rouges, recou­vertes par endroit de mosaïques et des chats d’Andrzej Kot. Les repères du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé ne nous déso­rientent pas tant — sur­tout dans un pays où la période des célé­bra­tions dure un mois. Les nom­breux visages d’Afrique de l’Est, croi­sés ici et là, m’in­triguent par leur nombre : ce sont des étu­diants et des étu­diantes en échange uni­ver­si­taire. Je dis­cute avec Gloria, ori­gi­naire de Tanzanie et étu­diante en bio­lo­gie, arri­vée peu avant l’invasion dans le pays voi­sin. Elle n’a­vait alors pas les outils pour sai­sir plei­ne­ment les enjeux de la guerre. Ne par­lant pas le polo­nais, tout lui parais­sait assez loin­tain. C’est en voyant arri­ver, dans sa colo­ca­tion, deux femmes ukrai­niennes et leurs enfants que la jeune femme a pris la mesure de ce qui se dérou­lait de l’autre côté de la frontière.

De Lublin, je pré­vois de me rendre à Chelm puis à Dorohusk : des villes tou­jours plus débraillées, raides et laides, à mesure qu’on se rap­proche de l’Ukraine. Les lieux de pas­sage — les fron­tières — sont per­pé­tuel­le­ment des espaces à part, de drôles de ter­ri­toires mal déli­mi­tés, des espèces de non-lieux où des logiques hors du monde se jouent ; c’est un pas qu’il m’im­porte de faire dès que ça m’est pos­sible. Éprouver le pas­sage, m’y asseoir, obser­ver, poser quelques ques­tions. Ce point d’en­trée en est un par­mi de nom­breux autres entre les deux États. « Medika et Przemyśl, deux com­munes, sont d’autres points d’en­trée à la fron­tière. Przemyśl a son propre sys­tème d’entraide. » La guerre ayant pri­vé des mil­lions de gens de leur loge­ment en quelques mois, « on sait que beau­coup de petites villes accueillent des per­sonnes réfu­giées », m’ex­pli­quait Victoria.

[Sur la route de Dorohusk, décembre 2022 | Maya Mihindou]

Son asso­cia­tion a mis en place une équipe mobile avec pour objec­tifs d’apporter des for­ma­tions, de l’aide et des ate­liers dans les petites villes alen­tour. « Nous n’avions pas l’ambition de faire plus, car c’est déjà beau­coup de tra­vail. » Avant de par­tir vers Chelm, je trouve fina­le­ment un petit for­mat argen­tique, proche de l’ap­pa­reil jetable. La béné­vole d’Homo Faber ne tient pas à être prise en pho­to. « La ville de Lublin fait par­tie de celle qui ont su tenir sur la durée concer­nant l’en­traide et l’ac­cueil — c’est-à-dire plus de quinze jours. Parmi les volon­taires, il y avait des per­sonnes ukrai­niennes qui vivaient sur place et qui ont dû accueillir leur propre famille. Nous avons beau­coup encou­ra­gé nos béné­voles car nous savions que leur nombre allait bais­ser. C’est ce qui a éteint de nom­breuses cel­lules d’en­traide dans d’autres villes : c’est nor­mal, au bout de deux mois, les gens ne peuvent plus don­ner la même éner­gie. » Faire des pas­se­relles entre asso­cia­tions afin de faci­li­ter le par­tage d’ex­pé­rience et de savoir-faire et ne pas infi­ni­ment repro­duire les mêmes échecs : voi­là ce qui lui tient à cœur. « Si les per­sonnes en demande d’aide se sentent légi­times à émettre des cri­tiques c’est qu’elles vous font confiance, qu’elles sont en attente d’une réac­tion. Mais s’il n’y a pas de réac­tion ? » Elle inter­roge la prise en compte des « dif­fé­rences cultu­relles ». « Non seule­ment les gens n’o­saient pas nous faire de retour, mais pire que ça : ils n’osaient plus rien dire car ils avaient peur qu’on ne leur four­nisse plus d’aide ! Ce qui est plus grave, car il est de notre res­pon­sa­bi­li­té, nous, béné­voles, d’a­pai­ser les craintes. »

À Chelm, je dors une nuit.

Je visite la mine de craie, évè­ne­ment géo­lo­gique sur laquelle est construite la ville, ren­dant par endroits ses fon­da­tions fra­giles — des cou­loirs sou­ter­rains s’en­foncent dans le ventre de la terre. Des man­ne­quins de plas­tique, gri­més en ouvriers de la mine, y sont dis­sé­mi­nés, mais le lieu est sur­tout une attrac­tion des­ti­née à effrayer les enfants. Je trouve le len­de­main un taxi pour m’emmener vers Dorohusk, der­nière bour­gade avant l’Ukraine. Mon chauf­feur, Grzegorz, est un homme âgé aux traits secs, la peau comme grat­tée par un whis­ky local. Il ne parle pas un mot d’anglais et nous com­mu­ni­quons avec le module de tra­duc­tion de son smart­phone. Il me dit : « À Chelm, beau­coup d’Ukrainiens sont ins­tal­lés là depuis long­temps. » Et aus­si : « Les popu­la­tions aident davan­tage que l’État. » Et encore : « Les hommes ukrai­niens en âge de se battre n’ont pas le droit de par­tir de leur pays. Ils sont refou­lés à la fron­tière. » Et puis voi­là que son visage se dur­cit : « De nom­breux jeunes hommes polo­nais partent sur le front ukrai­nien et y meurent. » Nos phrases sont courtes, l’homme n’est pas bavard et la route n’offre aucun spectacle.

Une usine de chaus­sures enfume le ciel.

Des mai­sons déla­brées per­dues dans la mouillure de l’hiver.

Au loin, une forêt grise.

« Les oppo­sants sont tra­qués et tentent de fuir pour entrer en Pologne. Mais dans mon pays il n’y a pas de véri­table loi pour les exi­lés. »

Je repense aux échanges avec Victoria. Elle m’a racon­té le sort des réfugié·es bié­lo­russes cachés dans les forêts autour de la fron­tière. « La police se com­por­tait plu­tôt bien avec les réfu­giés ukrai­niens. Mais à la fron­tière bié­lo­russe, c’est autre chose… Ils sont vio­lents et infects. » La forêt de Białowieża, l’une des der­nières forêts pri­maires d’Europe (clas­sée au patri­moine de l’Unesco), relie la Pologne à la Biélorussie. Malgré l’at­ten­tion envi­ron­ne­men­tale dont elle béné­fi­cie, l’État polo­nais a fait le choix, en 2022, de la tran­cher en deux. Un mur « anti-migrants » de près de 200 kilo­mètres a été construit, tra­ver­sant la forêt, entra­vant les hommes et femmes de diverses natio­na­li­tés qui tentent de pas­ser la fron­tière. Empêchant ses habi­tants − les ani­maux sau­vages − d’y circuler.

La fron­tière bié­lo­russe est à qua­rante minutes de notre route, vers le nord, près de la com­mune de Wlodawa. On y est à l’intersection de la Pologne, de l’Ukraine et de la Biélorussie — fer­mée à triple tour. Considérée comme une base arrière pour l’armée russe, les réfugié·es qui fuient le pays aux mains de l’autocrate Loukachenko, allié de Poutine — il y a peu, ce der­nier plai­san­tait face camé­ra sur qui de l’un ou l’autre était le plus « toxique » —, n’ont pas le droit d’entrer en Pologne. Victoria, de sa place de béné­vole, m’a par­lé d’une réa­li­té d’hyperviolence à cet endroit de la fron­tière. « Il y a clai­re­ment un trai­te­ment à deux vitesses. Les gens qui tentent de fuir la Biélorussie se font vio­lem­ment refou­ler. Ils fuient à cause des mani­fes­ta­tions qui se sont tenues en Biélorussie, vio­lem­ment répri­mées par Loukachenko. Les oppo­sants sont tra­qués et tentent de fuir pour entrer en Pologne. Mais dans mon pays il n’y a pas de véri­table loi pour les exi­lés. S’ils ne fuient pas la guerre ou s’ils n’ont pas besoin d’une aide huma­ni­taire, ils ne peuvent pas entrer. C’est ter­rible, car n’importe qui arri­vant d’un pays étran­ger devrait avoir droit au res­pect de ses droits fon­da­men­taux. » Ceux qui fuient le régime, me pré­ci­sait-elle, sont contraints d’er­rer non loin des points de fron­tière — et, avec eux, des migrant·s d’Asie cen­trale, du Moyen-orient ou d’Afrique sub-saha­rienne. « Des huma­ni­taires viennent les voir. Ils n’ont pas le droit de pas­ser la fron­tière polo­naise, mais à ce stade, ils ne peuvent plus reve­nir en arrière dans leur pays. Alors ils meurent dans les forêts. »

[Dorohusk, décembre 2022 | Maya Mihindou]

La Pologne est l’État membre de l’OTAN le plus proche de la Russie ; elle pos­sède une armée puis­sante, lar­ge­ment ali­men­tée par les États-Unis. En 2017, d’ailleurs, l’OTAN déci­dait d’y dis­po­ser l’un de ses quatre « grou­pe­ments tac­tiques » (forces mili­taires opé­ra­tion­nelles), conjoin­te­ment aux pays baltes (Estonie, Lituanie et Lettonie). Sur une route paral­lèle à celle où nous rou­lons, des camions d’ap­pro­vi­sion­ne­ment sta­tionnent en file indienne. Des enseignes aux noms bario­lés, venues du monde entier : Ehrmann (Allemagne), Evergreen (Taiwan), Awe Transport (Danemark), Alliance Energo Trade (trans­por­teur de pétrole et gaz pour l’Ukraine), Paliwo z ARGE (entre­prise de car­bu­rant polo­naise), Elme Messer Gaas (entre­prise esto­nienne), B2P web. La bourse de fret (France), et d’autres alle­mandes, de Norvège ou d’Angleterre, et ain­si sur des kilo­mètres — près de qua­rante cer­tains jours, pré­cise Grzegorz. Ces camions attendent d’en­trer par un trou de sou­ris en Ukraine. Les den­rées éco­no­miques cir­culent tou­jours plus aisé­ment que les humains. Une bana­li­té que les fron­tières laissent voir.

La voi­ture s’arrête peu avant le checkpoint.

Je des­cends.

« Qui sommes-nous vrai­ment pour éva­luer la gra­vi­té d’une situa­tion ? Pour dire : toi, ton pro­blème est plus impor­tant que le sien, tu peux entrer mais pas toi ! » C’est ce que Victoria me souf­flait la veille. S’ils béné­fi­ciaient, les pre­miers mois de la guerre, d’un accueil extrê­me­ment orga­ni­sé (rap­pe­lons tout de même que ce n’é­tait pas le sort de celles et ceux qui n’a­vaient pas la natio­na­li­té ukrai­nienne), les réfugié·es ukrai­niens qui entrent aujourd’­hui en Pologne com­mencent à aga­cer… « En véri­té, à pré­sent, nous avons de nou­veaux sou­cis avec la police qui sur­veille la fron­tière ukrai­nienne : ils com­mencent à trier les réfu­giés. Ils se font arbi­trai­re­ment juges de leur capa­ci­té à entrer en Pologne. S’ils estiment qu’ils ne sont pas en dan­ger immé­diat, s’ils ne fuient pas des bom­bar­de­ments, ils ont moins de chances de réus­sir à ren­trer. J’ai deman­dé à une avo­cate s’il était plus utile pour les réfu­giés de men­tir sur leur pro­ve­nance pour évi­ter de se faire refou­ler. Elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée car la police peut faci­le­ment le véri­fier. Je ne sais pas si ces tris arbi­traires répondent à des ordres du gou­ver­ne­ment, ou si les poli­ciers agissent de leur propre fait. »

« La Pologne est l’État membre de l’OTAN le plus proche de la Russie ; elle pos­sède une armée puis­sante, lar­ge­ment ali­men­tée par les États-Unis. »

Je fais les quelques pas qui me sortent de l’Union euro­péenne, indi­quée par un pan­neau. Mais je ne ver­rai pas le lac de Yahodyns, du côté de l’Ukraine. Je prends des pho­tos sans viser droit ; je me sens sur­veillée par un homme qui encadre le contrôle des camions. Plusieurs mois en arrière, sur cette même route, des cen­taines de mil­liers de per­sonnes fou­laient ce pas­sage après avoir pié­ti­né des heures, les doigts ser­rés sur une valise, un masque chi­rur­gi­cal sur le nez, leur vie lais­sée der­rière elles. Je me remé­more les « mises en garde » de Vladimir Poutine, quelques semaines avant le 24 février 2022, concer­nant la proxi­mi­té d’armes de l’Occident près des fron­tières russes : « Si des sys­tèmes de frappe appa­raissent sur le ter­ri­toire ukrai­nien, le temps de vol vers Moscou sera de 7 à 10 minutes, et de 5 minutes en cas de déploie­ment d’une arme hyper­so­nique. Imaginez. […] Nous devrons alors créer quelque chose de simi­laire. » Il avait cla­mé ça lors d’un forum. « Créer de telles menaces serait une ligne rouge pour nous. Mais j’es­père que nous n’en arri­ve­rons pas là. Et que le bon sens, la res­pon­sa­bi­li­té pour nos deux pays et la com­mu­nau­té mon­diale fini­ront par l’emporter. »

« Bienvenue dans l’Union euro­péenne », fait le pan­neau alors que je rebrousse chemin.

Je garde en tête que le chef de guerre russe recon­duit, là, un geste qu’il n’a pas inven­té. Le peuple ukrai­nien qui se bat, résiste ou fuit, de l’autre côté de la fron­tière, agit sans oublier ce que l’empire sovié­tique a fait aux géné­ra­tions qui l’ont précédé.

« Selon les sta­tis­tiques, le nombre d’en­trées des Ukrainiens ne va pas en s’ac­crois­sant par­ti­cu­liè­re­ment. » Victoria me l’avait pré­ci­sé : les asso­cia­tions se doivent de venir en aide à l’en­semble des réfugié·es, quel que soit leur sta­tut social. « Même les per­sonnes aisées ont besoin d’aide une fois qu’elles ont fui. Les dif­fé­rences de classes se res­sentent davan­tage au niveau de la cor­rup­tion. La Pologne est un pays très cor­rom­pu. Dans l’ac­cueil des réfu­giés, elle aggrave les dif­fé­rences de trai­te­ment. Tout s’a­chète, l’aide aus­si… »

[À la frontière de l'Ukraine, décembre 2022 | Maya Mihindou]

Dans sa voi­ture, Grzegorz s’agite. Il faut repar­tir vers Chelm puis reprendre un bus pour Lublin, puis mon train pour Varsovie. « Bien sûr, la Seconde Guerre mon­diale a lais­sé des séquelles ici aus­si. Les conflits entre Ukrainiens et Polonais ont tou­jours exis­té. Les conser­va­teurs se plaignent que bien­tôt, la Pologne sera ukrai­nienne — oh, mon Dieu ! Mais Lublin est une ville mul­ti­cul­tu­relle, avec des Ukrainiens, des Juifs, des Biélorusses, qui vivent ensemble. » Si les rela­tions entre les deux pays n’ont pas trou­vé le même apai­se­ment de façade qu’entre la France et l’Allemagne, la Pologne, après tout, a gran­de­ment sou­te­nu l’en­trée de l’Ukraine dans l’Union européenne.

Victoria ne déses­père pas de reprendre un jour son tra­vail de comé­dienne. Mais l’ur­gence de la situa­tion la pousse ailleurs.« J’ai vécu à Poznan [ville de l’ouest de la Pologne, ndlr] pen­dant deux ans. Là-bas, j’ai sen­ti que mon accent était per­çu de manière par­ti­cu­lière. Les gens m’é­cou­taient et me disaient tout de suite : Toi, tu viens de l’Est. Je répondais : « Ah, je ne savais pas que ça s’en­ten­dait à ce point ». À quoi ils répon­daient : Ah, mais toi tu viens de Lublin, c’est en Ukraine ! C’est quelque chose que j’ai déjà enten­du, que Lublin, ce n’est plus la Pologne. » Le der­nier jour, je me perds dans la ville. Je croise, pour la troi­sième fois depuis mon arri­vée dans le pays, un centre d’en­traî­ne­ment pri­vé pour apprendre à uti­li­ser des armes de guerre. Je lis dans la presse que des mili­tants des milieux iden­ti­taires et de l’ultradroite fran­çaise viennent suivre des stages para­mi­li­taires en Pologne.

« Il faut com­prendre qu’ici, c’est par­ti­cu­lier. Les villes fron­tières sont appe­lées kre­sy. Ce qui signi­fie : le confin, la fin de quelque chose. C’est ain­si que l’on nous voit, nous habi­tants de Lublin. C’est un mot qui a une forte por­tée his­to­rique car kre­sy, ça veut dire : le bout du monde. » Victoria tourne sa tête, pen­sive. C’est vrai : on est au bout du monde. Et, je peux en témoi­gner, c’est tou­jours le centre d’un autre.


Photographies de ban­nière et de vignette : Maya Mihindou


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  1. Centres d’ac­cueil, de for­ma­tion et de mise en lien finan­cés par l’Agence des Nations unies pour les réfu­giés.

REBONDS

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Maya Mihindou

Illustratrice et autrice franco-gabonaise.

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