Ukraine : le regard de Noam Chomsky


Depuis plu­sieurs décen­nies, les tra­vaux du lin­guiste éta­su­nien Noam Chomsky ali­mentent les luttes, les ana­lyses et les débats du mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste inter­na­tio­nal. Celui qui figu­ra sur la « mas­ter list » des oppo­sants à Nixon et milite pour l’abolition des armes nucléaires s’intéresse depuis de nom­breuses années à l’Ukraine, en guerre depuis 2014. Un cran irré­ver­sible a été fran­chi la semaine der­nière : l’invasion pou­ti­nienne du ter­ri­toire ukrai­nien. Chomsky vient d’exposer ses vues au média cali­for­nien Truthout. Pour contri­buer à la réflexion socia­liste en cours, nous tra­dui­sons leur échange. Le pen­seur anar­chiste y dénonce vive­ment l’entreprise mili­taire menée par le régime natio­na­liste russe ; salue la résis­tance ukrai­nienne et le paci­fisme des citoyens russes arrê­tés en masse ; entend, mal­gré les pas­sions inhé­rentes à tout drame col­lec­tif, reve­nir sur l’histoire longue (des ambi­tions impé­ria­listes atlan­tistes dans la région) et les pos­si­bi­li­tés de sor­tie de crise (for­cé­ment diplo­ma­tiques et tra­gi­que­ment réduites).


C.J. Polychroniou : Noam, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a pris par sur­prise la plu­part des gens. Elle a pro­vo­qué des ondes de choc dans le monde entier, même si de nom­breuses indi­ca­tions exis­taient quant au fait que Poutine était deve­nu assez agi­té par l’expansion de l’OTAN vers l’est et le refus de Washington de prendre au sérieux ses exi­gences de sécu­ri­té en matière de « ligne rouge », concer­nant l’Ukraine. À votre avis, pour­quoi a-t-il déci­dé de lan­cer une inva­sion à ce moment-là ?

Avant d’aborder la ques­tion, il convient de régler quelques faits incon­tes­tables. Le plus cru­cial est que l’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre majeur, au même titre que l’invasion amé­ri­caine de l’Irak et l’invasion de la Pologne par Hitler et Staline en sep­tembre 1939 — pour ne prendre que deux exemples mar­quants. Il est tou­jours judi­cieux de cher­cher des expli­ca­tions mais il n’y a aucune jus­ti­fi­ca­tion, aucune cir­cons­tance atté­nuante. Et, pour en venir à la ques­tion : il y a énor­mé­ment d’affirmations très assu­rées quant à l’état d’esprit de Poutine. Le récit habi­tuel, c’est qu’il est pris dans des fan­tasmes para­noïaques, qu’il agit seul, entou­ré de cour­ti­sans ram­pants — du genre de ceux qu’on connaît ici dans ce qui reste du Parti répu­bli­cain, se ren­dant à Mar-a-Lago [vil­la de Donald Trump, ndlr] pour obte­nir la béné­dic­tion du lea­der. Il se peut que ce flot d’invectives soit exact, mais on pour­rait envi­sa­ger d’autres pos­si­bi­li­tés : peut-être que Poutine pen­sait ce que lui et ses asso­ciés ont dit haut et fort durant des années.

« L’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre majeur, au même titre que l’invasion amé­ri­caine de l’Irak. »

On pour­rait dire, par exemple, que « puisque la prin­ci­pale exi­gence de Poutine est l’assurance que l’OTAN ne pren­dra pas de nou­veaux membres, et en par­ti­cu­lier pas l’Ukraine ni la Géorgie, il est évident que la crise actuelle n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu d’expansion de l’Alliance après la fin de la guerre froide, ou si l’expansion s’était faite en har­mo­nie avec la construc­tion d’une struc­ture de sécu­ri­té en Europe qui incluait la Russie« . L’auteur de ces mots est l’ancien ambas­sa­deur des États-Unis en Russie, Jack Matlock, l’un des rares spé­cia­listes sérieux de la Russie dans le corps diplo­ma­tique amé­ri­cain. Il a écrit ça peu avant l’invasion. Et il pour­sui­vait, concluant que la crise « peut être faci­le­ment réso­lue par l’application du bon sens… Selon toute norme de bon sens, il est dans l’intérêt des États-Unis de pro­mou­voir la paix et non le conflit. Essayer de déta­cher l’Ukraine de l’influence russe — le but avoué de ceux qui ont agi­té les révo­lu­tions de cou­leur — était une course folle et dan­ge­reuse. Avons-nous si vite oublié la leçon de la crise des mis­siles de Cuba ?« 

Matlock n’est guère seul. Les Mémoires du chef de la CIA William Burns, un autre des rares authen­tiques spé­cia­listes de la Russie, abou­tissent à peu près aux mêmes conclu­sions sur les ques­tions de fond1. La posi­tion encore plus ferme [du diplo­mate] George Kennan a été tar­di­ve­ment et lar­ge­ment citée2. Elle est éga­le­ment sou­te­nue par l’ancien secré­taire à la Défense William Perry3 et, hors les rangs diplo­ma­tiques, par le célèbre spé­cia­liste des rela­tions inter­na­tio­nales John Mearsheimer4 ain­si que par de nom­breuses autres per­son­na­li­tés, dif­fi­ci­le­ment plus « mains­tream ». Rien de tout cela n’est donc obs­cur. Des docu­ments internes amé­ri­cains, publiés par WikiLeaks, révèlent que l’imprudente pro­po­si­tion de Bush II faite à l’Ukraine de rejoindre l’OTAN a immé­dia­te­ment sus­ci­té de vives mises en garde de la part de la Russie, laquelle a décla­ré que l’expansion de la menace mili­taire ne pou­vait être tolé­rée. C’est com­pré­hen­sible. Nous pour­rions rele­ver au pas­sage la curieuse appa­ri­tion du concept « gauche » lorsqu’il s’agit de condam­ner régu­liè­re­ment « la gauche » pour son scep­ti­cisme insuf­fi­sant à l’endroit de « la ligne du Kremlin ». Le fait est que, pour être hon­nête, nous ne savons pas pour­quoi cette déci­sion a été prise. Ni même si elle a été prise par Poutine seul ou par le Conseil de sécu­ri­té russe, au sein duquel il joue le rôle prin­ci­pal. Il y a cepen­dant cer­taines choses que nous savons avec une confiance rai­son­nable — notam­ment le dos­sier exa­mi­né en détail par les per­sonnes que nous venons de citer, qui ont occu­pé des postes de haut niveau à l’intérieur du dis­po­si­tif de pla­ni­fi­ca­tion. En bref, la crise couve depuis 25 ans, les États-Unis ayant reje­té avec mépris les pré­oc­cu­pa­tions des Russes en matière de sécu­ri­té, en par­ti­cu­lier leurs lignes rouges claires : la Géorgie et sur­tout l’Ukraine.

[Forces russes à Perevalnoye, mars 2014 | David Mdzinarishvili | Reuters]

Il y a de bonnes rai­sons de croire que cette tra­gé­die aurait pu être évi­tée, et ce jusqu’à la der­nière minute. Nous en avons déjà dis­cu­té à plu­sieurs reprises. Quant à savoir pour­quoi Poutine a lan­cé cette agres­sion cri­mi­nelle à ce moment pré­cis, nous pou­vons spé­cu­ler à l’envi. Mais le contexte immé­diat n’est pas obs­cur — élu­dé, mais pas contes­té. Il est facile de com­prendre pour­quoi les vic­times du crime peuvent consi­dé­rer comme une indul­gence inac­cep­table le fait de cher­cher à savoir pour­quoi il s’est pro­duit et s’il aurait pu être évi­té. C’est com­pré­hen­sible, mais c’est une erreur. Si nous vou­lons répondre à la tra­gé­die de manière à aider les vic­times et à évi­ter des catas­trophes plus graves encore qui se pro­filent à l’horizon, il est sage, et même néces­saire, d’en apprendre le plus pos­sible sur ce qui a mal tour­né et sur la manière dont on aurait pu cor­ri­ger le tir. Les gestes héroïques peuvent être satis­fai­sants ; ils ne sont pas utiles.

« Il y a de bonnes rai­sons de croire que cette tra­gé­die aurait pu être évi­tée, et ce jusqu’à la der­nière minute. »

Comme régu­liè­re­ment, je me sou­viens d’une leçon apprise il y a long­temps. À la fin des années 1960, j’ai par­ti­ci­pé à une réunion en Europe avec quelques repré­sen­tants du Front de libé­ra­tion natio­nale du Sud-Viêtnam (« Viet-Cong », dans le jar­gon amé­ri­cain). C’était durant la brève période d’opposition intense aux crimes hor­ribles que les États-Unis com­met­taient en Indochine. Certains jeunes étaient tel­le­ment furieux qu’ils pen­saient que seule une réac­tion vio­lente était appro­priée face aux mons­truo­si­tés qui se dérou­laient : bri­ser des vitres dans la grande rue, bom­bar­der un centre de réser­vistes… Toute autre réac­tion équi­va­lait pour eux à se faire les com­plices de ces crimes ter­ribles. Mais les Vietnamiens voyaient les choses fort dif­fé­rem­ment. Ils s’étaient fer­me­ment oppo­sés à toutes ces mesures. Ils avaient pré­sen­té leur modèle de pro­tes­ta­tion effi­cace : quelques femmes priant silen­cieu­se­ment sur les tombes des sol­dats amé­ri­cains tués au Viêtnam. Ils ne s’intéressaient pas à ce qui fai­sait que les oppo­sants amé­ri­cains à la guerre se sen­taient justes et hono­rables : ils vou­laient sur­vivre. C’est une leçon que j’ai sou­vent enten­due, sous une forme ou une autre, de la part des vic­times de souf­frances atroces dans le Sud — cible pri­vi­lé­giée de la vio­lence impé­riale. Une leçon dont nous devrions nous ins­pi­rer, en l’adaptant aux cir­cons­tances. Aujourd’hui, cela signi­fie qu’il faut s’efforcer de com­prendre pour­quoi cette tra­gé­die s’est pro­duite et ce qui aurait pu être fait pour l’éviter. Et appli­quer ces leçons à la suite des événements.

La ques­tion est cru­ciale. Nous n’avons pas le temps d’examiner ici ce sujet d’une impor­tance capi­tale mais, à maintes reprises, la réac­tion à une crise réelle ou ima­gi­naire a été de sai­sir les armes plu­tôt que le rameau d’olivier. C’est presque un réflexe. Les consé­quences ont géné­ra­le­ment été ter­ribles — pour les vic­times habi­tuelles. Il est tou­jours utile d’essayer de com­prendre, de réflé­chir un ou deux ans à l’avance aux consé­quences pro­bables de l’action ou de l’inaction. Ce sont là des truismes, bien sûr, mais qui méritent d’être répé­tés car ils sont si faci­le­ment mis de côté dans ces moments légi­times de passion.

[Soldat ukrainien au front, 2021 | AFP | Getty Images]

Les options qui res­tent après l’invasion sont sombres. La moins mau­vaise est le sou­tien aux options diplo­ma­tiques qui existent encore, dans l’espoir de par­ve­nir à un résul­tat pas trop éloi­gné de ce qui était très pro­ba­ble­ment réa­li­sable il y a quelques jours : une neu­tra­li­sa­tion de l’Ukraine à l’autrichienne, une cer­taine ver­sion du fédé­ra­lisme de Minsk II à l’intérieur des fron­tières. Mais c’est beau­coup plus dif­fi­cile à atteindre aujourd’hui. Et — néces­sai­re­ment — il fau­dra une porte de sor­tie pour Poutine. Autrement les résul­tats seront encore plus désas­treux pour l’Ukraine et pour tout le monde. Peut-être même de façon presque inima­gi­nable. Nous voi­ci très loin de la jus­tice. Mais quand la jus­tice a-t-elle pré­va­lu dans les affaires inter­na­tio­nales ? Est-il néces­saire de réexa­mi­ner une fois de plus ce bilan effroyable ? Qu’on le veuille ou non, les choix sont désor­mais réduits à une issue peu glo­rieuse — qui récom­pense Poutine plu­tôt que de le punir pour son acte d’agression — ou à la forte pos­si­bi­li­té d’une guerre géné­ra­li­sée. Il peut paraître satis­fai­sant d’acculer l’ours dans un recoin, depuis lequel il s’élancera, comme il pour­ra, de manière déses­pé­rée. Mais ce n’est pas très sage. En atten­dant, nous devrions faire tout ce qui est en notre pou­voir pour appor­ter un sou­tien signi­fi­ca­tif à ceux qui défendent vaillam­ment leur patrie contre de cruels agres­seurs, à ceux qui fuient l’horreur et aux mil­liers de Russes cou­ra­geux qui s’opposent publi­que­ment aux crimes de leur État, au prix de grands risques per­son­nels : une leçon pour nous tous.

« Les options qui res­tent après l’invasion sont sombres. La moins mau­vaise est le sou­tien aux options diplo­ma­tiques qui existent encore. »

Et nous devrions éga­le­ment essayer de trou­ver les moyens d’aider une caté­go­rie de vic­times beau­coup plus large encore : l’ensemble de la vie sur Terre. Cette catas­trophe a lieu au moment où toutes les grandes puis­sances, et même cha­cun d’entre nous, doivent tra­vailler de concert pour contrô­ler ce grand fléau qu’est la des­truc­tion de l’environnement. Il a déjà fait payer un lourd tri­but : le bilan sera bien pire si des efforts impor­tants ne sont pas rapi­de­ment entre­pris. Pour que cha­cun en com­prenne l’évidence, le GIEC vient de publier [quatre jours après l’invasion russe, ndlr] la der­nière et de loin la plus inquié­tante de ses éva­lua­tions régu­lières sur la façon dont nous nous diri­geons vers la catas­trophe. Mais, pen­dant ce temps, les actions néces­saires sont blo­quées, voire inver­sées. Des res­sources dont nous avons cruel­le­ment besoin sont consa­crées à la des­truc­tion et le monde s’apprête à déve­lop­per l’utilisation des com­bus­tibles fos­siles, y com­pris le plus dan­ge­reux et le plus abon­dant d’entre eux, le char­bon. Une conjonc­ture plus gro­tesque ne pour­rait guère être ima­gi­née par un démon malé­fique. On ne peut l’ignorer. Chaque ins­tant compte.

L’invasion russe consti­tue une vio­la­tion mani­feste de l’article 2(4) de la Charte des Nations Unies, qui inter­dit la menace ou l’usage de la force contre l’intégrité ter­ri­to­riale d’un autre État. Pourtant, Poutine a cher­ché à offrir des jus­ti­fi­ca­tions juri­diques à l’invasion lors de son dis­cours du 24 février. La Russie cite le Kosovo, l’Irak, la Libye et la Syrie comme preuves que les États-Unis et leurs alliés violent le droit inter­na­tio­nal de manière répé­tée. Pouvez-vous com­men­ter ses jus­ti­fi­ca­tions et le sta­tut du droit inter­na­tio­nal dans l’ère de l’après-guerre froide ?

Il n’y a rien à dire sur la ten­ta­tive de Poutine d’offrir une jus­ti­fi­ca­tion légale à son agres­sion, sinon qu’elle ne vaut rien. Il est vrai, bien sûr, que les États-Unis et leurs alliés violent le droit inter­na­tio­nal sans sour­ciller, mais cela n’apporte pas la moindre jus­ti­fi­ca­tion aux crimes de Poutine. Le Kosovo, l’Irak et la Libye ont tou­te­fois eu des réper­cus­sions directes sur le conflit en Ukraine. L’invasion de l’Irak était un exemple typique des crimes pour les­quels les nazis ont été pen­dus à Nuremberg, à savoir une agres­sion pure et simple, sans pro­vo­ca­tion. Et un coup de poing dans la figure de la Russie. Dans le cas du Kosovo, l’agression de l’OTAN (c’est-à-dire l’agression des États-Unis) a été décla­rée « illé­gale mais jus­ti­fiée » (par exemple, par la Commission inter­na­tio­nale sur le Kosovo pré­si­dée par Richard Goldstone) au motif que le bom­bar­de­ment avait été entre­pris pour mettre fin à des atro­ci­tés en cours. Ce juge­ment a néces­si­té une inver­sion de la chro­no­lo­gie. Les preuves sont acca­blantes quant au fait que le déluge d’atrocités a été la consé­quence de l’invasion : pré­vi­sible, pré­dite, anti­ci­pée. En outre, des options diplo­ma­tiques étaient dis­po­nibles. Mais, comme d’habitude, elles ont été igno­rées au pro­fit de la vio­lence. De hauts res­pon­sables amé­ri­cains confirment que c’est prin­ci­pa­le­ment le bom­bar­de­ment de la Serbie, alliée de la Russie — et sans même l’en infor­mer à l’avance —, qui a ren­ver­sé les efforts de la Russie pour col­la­bo­rer avec les États-Unis à la construc­tion, d’une manière ou d’une autre, d’un ordre sécu­ri­taire euro­péen post-guerre froide. Un ren­ver­se­ment accé­lé­ré par l’invasion de l’Irak et le bom­bar­de­ment de la Libye, après que la Russie a accep­té de ne pas oppo­ser son veto à une réso­lu­tion du Conseil de sécu­ri­té des Nations unies que l’OTAN a immé­dia­te­ment vio­lée. Les évé­ne­ments ont des consé­quences ; les faits peuvent tou­te­fois être dis­si­mu­lés au sein d’un sys­tème doctrinal.

[Forces russes dans la région de Moscou, novembre 2021 | Gavriil Grigorov | Getty Images]

Le sta­tut du droit inter­na­tio­nal n’a pas chan­gé dans la période de l’après-guerre froide, même en paroles, et encore moins en actes. Le pré­sident Clinton a clai­re­ment indi­qué que les États-Unis n’avaient pas l’intention de s’y confor­mer. La doc­trine Clinton décla­rait que les États-Unis se réser­vaient le droit d’agir « uni­la­té­ra­le­ment si néces­saire« , y com­pris par « l’utilisation uni­la­té­rale de la puis­sance mili­taire » afin de défendre des inté­rêts vitaux, tels que « garan­tir un accès sans entrave aux mar­chés clés, aux appro­vi­sion­ne­ments éner­gé­tiques et aux res­sources stra­té­giques« . Ses suc­ces­seurs aus­si, et tous ceux qui peuvent vio­ler la loi en toute impu­ni­té. Cela ne veut pas dire que le droit inter­na­tio­nal est sans valeur. Il a un champ d’application et consti­tue une norme utile à cer­tains égards.

L’objectif de l’invasion russe semble être de ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment Zelensky et d’installer à sa place un gou­ver­ne­ment pro-russe. Cependant, quoi qu’il advienne, l’Ukraine sera confron­tée à un ave­nir redou­table du fait de sa déci­sion de deve­nir un pion dans les jeux géos­tra­té­giques de Washington. Dans ce contexte, quelle est la pro­ba­bi­li­té que les sanc­tions éco­no­miques amènent la Russie à modi­fier sa posi­tion à l’égard de l’Ukraine — ou bien les sanc­tions éco­no­miques visent-elles quelque chose de plus impor­tant, comme l’affaiblissement du contrôle de Poutine à l’intérieur de la Russie et des liens avec des pays comme Cuba, le Venezuela et peut-être même la Chine ?

« La confron­ta­tion signi­fie un arrêt de mort pour l’espèce humaine. Sans vain­queur. Nous sommes à un point cru­cial de l’histoire de l’humanité. On ne peut pas le nier. On ne peut l’ignorer. »

L’Ukraine n’a peut-être pas fait les choix les plus judi­cieux, mais elle n’avait pour elle rien de com­pa­rable aux options dont dis­po­saient les États impé­riaux. Je sup­pose que les sanc­tions vont conduire la Russie à une dépen­dance encore plus grande vis-à-vis de la Chine. À moins d’un chan­ge­ment de cap impor­tant, la Russie est un État pétro­lier klep­to­cra­tique qui dépend d’une res­source qui se doit de décli­ner for­te­ment, sinon nous sommes tous finis. Il n’est pas cer­tain que son sys­tème finan­cier puisse résis­ter à une attaque bru­tale, par le biais de sanc­tions ou d’autres moyens. Raison de plus pour offrir une porte de sor­tie à contre-cœur.

Les gou­ver­ne­ments occi­den­taux, les prin­ci­paux par­tis d’opposition — y com­pris le Parti tra­vailliste au Royaume-Uni — et les grands médias se sont lan­cés dans une cam­pagne anti­russe chau­vine. Parmi les cibles figurent non seule­ment les oli­garques russes, mais aus­si des musi­ciens, des chefs d’orchestre et des chan­teurs. Et même des pro­prié­taires de clubs de foot­ball, tels que Roman Abramovich du Chelsea FC. La Russie a même été ban­nie de l’Eurovision 2022. C’est bien la même réac­tion que celle des grands médias et de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale en géné­ral envers les États-Unis après l’invasion et la des­truc­tion de l’Irak, n’est-ce pas ?

Votre com­men­taire iro­nique est tout à fait appro­prié. Et nous pour­rions conti­nuer ain­si d’une manière qui nous est que trop familière.

Pensez-vous que l’invasion va ini­tier une nou­velle ère de confron­ta­tion durable entre la Russie (et éven­tuel­le­ment en alliance avec la Chine) et l’Occident ?

Il est dif­fi­cile de dire où les cendres tom­be­ront. Et cela pour­rait s’avérer ne pas être une méta­phore. Jusqu’à pré­sent, la Chine joue la carte du calme et ten­te­ra pro­ba­ble­ment de pour­suivre son vaste pro­gramme d’intégration éco­no­mique d’une grande par­tie du monde au sein de son sys­tème mon­dial en expan­sion — inté­grant il y a quelques semaines l’Argentine dans l’initiative « Belt and Road » —, tout en regar­dant ses rivaux se détruire. Comme nous l’avons déjà évo­qué, la confron­ta­tion signi­fie un arrêt de mort pour l’espèce humaine. Sans vain­queur. Nous sommes à un point cru­cial de l’histoire de l’humanité. On ne peut pas le nier. On ne peut l’ignorer.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | « Noam Chomsky : US Military Escalation Against Russia Would Have No Victors », C.J. Polychroniou, Truthout, 1er mars 2022
Photographie de ban­nière : forces russes à Rostov | Yuri Kochetkov | EPA | Shutterstock


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  1. Mémo de Burns à la Secrétaire d’État Condoleezza Rice, en 2008 : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus vive de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (et pas seule­ment Poutine). En plus de deux ans et demi de dis­cus­sions avec des acteurs russes clés… je n’ai encore trou­vé per­sonne qui consi­dère l’Ukraine dans l’OTAN comme autre chose qu’un défi direct aux inté­rêts russes. » [nous tra­dui­sons] Onze ans plus tard, il ajou­tait dans ses Mémoires, The Back Channel : American Diplomacy in a Disordered World (Oxford University Press, février 2019) : « Là où nous avons com­mis une grave erreur stra­té­gique […], c’est que nous avons ensuite lais­sé l’inertie nous pous­ser à deman­der l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, mal­gré les pro­fonds atta­che­ments his­to­riques de la Russie à ces deux États et les pro­tes­ta­tions, encore plus fortes. Cela a cau­sé des dom­mages indé­lé­biles et a nour­ri l’appétit d’une future direc­tion russe de se ven­ger. » [nous tra­dui­sons][]
  2. Il écri­vait ain­si dans son article « A fate­ful error » (The New York Times, 5 février 1997) : « L’élargissement de l’OTAN serait la plus fatale erreur de la poli­tique amé­ri­caine depuis la fin de la guerre froide. On peut s’attendre à ce que cette déci­sion attise les ten­dances natio­na­listes, antioc­ci­den­tales et mili­ta­ristes de l’opinion publique russe ; qu’elle relance une atmo­sphère de guerre froide dans les rela­tions Est-Ouest et oriente la poli­tique étran­gère russe dans une direc­tion qui ne cor­res­pon­dra vrai­ment pas à nos sou­haits. »[]
  3. Il décla­rait notam­ment en 2016, lors d’une confé­rence orga­ni­sée à Londres par The Guardian : « Ces der­nières années, la plu­part des reproches peuvent être diri­gés à l’encontre des actions que Poutine a prises. Mais, dans les pre­mières années, je dois dire que les États-Unis méritent une grande par­tie du blâme. […] Notre pre­mière action, qui nous a véri­ta­ble­ment fait prendre une mau­vaise direc­tion, a été le com­men­ce­ment de l’extension de l’OTAN par l’intégration des pays d’Europe de l’Est — dont cer­tains sont limi­trophes de la Russie. » [nous tra­dui­sons][]
  4. Voir notam­ment son article « Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault », paru en août 2014 dans Foreign Affairs.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Manifeste : socia­listes et com­mu­nistes russes contre la guerre », mars 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Kolin Kobayashi : « Nucléaire : on vit vrai­ment dans la folie », juin 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire de Noam Chomsky, sep­tembre 2016
☰ Lire notre entre­tien André Bouny : « Agent orange, le déni reste total », février 2016
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