Libertaires et pacifistes en Ukraine : le choix des armes ?


Traduction d’un article de Truthout pour le site de Ballast

La répres­sion sta­li­nienne, rap­pelle un col­lec­tif anti-auto­ri­taire d’Ukraine, avait « éteint » le mou­ve­ment anar­chiste : « la trans­mis­sion de l’ex­pé­rience révo­lu­tion­naire s’est inter­rom­pue ». Il a connu « un grand essor dans les années 2000 », avant de s’en­tre­dé­chi­rer, en 2014, durant l’in­sur­rec­tion de Maïdan : « pré­sence de l’ex­trême droite dans les rues » oblige. Face à l’in­va­sion lan­cée par le gou­ver­ne­ment Poutine, le cou­rant liber­taire compte aujourd’­hui comme l’une des mul­tiples — mais mar­gi­nales — com­po­santes idéo­lo­giques des uni­tés de défense. Le média éta­su­nien Truthout s’est entre­te­nu avec un anar­chiste russe qui a pris les armes aux côtés des Ukrainiens. Si l’intéressé juge l’État ukrai­nien — diri­gé depuis le prin­temps 2019 par le pré­sident cen­triste et libé­ral Volodymyr Zelensky — très cri­ti­quable en bien des aspects, il a accep­té de se lier à son armée natio­nale pour ten­ter de repous­ser l’en­va­his­seur. Au même moment, à Kiev, un mili­tant paci­fiste ukrai­nien refuse, lui, tout recours à la force armée ; il s’op­pose à la mobi­li­sa­tion géné­rale décré­tée fin février et, saluant les oppo­sants russes, appelle avec son mou­ve­ment à des pour­par­lers de paix entre les deux États. Deux voix en ten­sion : un por­trait croi­sé que nous avons tra­duit. ☰ Par Mike Ludwig


Chaque jour, depuis que la Russie a enva­hi l’Ukraine le 24 février, les bruits des sirènes et des explo­sions secouent l’immeuble de cinq étages de Yurii Sheliazhenko, à Kiev. Secrétaire géné­ral du Mouvement paci­fiste ukrai­nien [Український Рух Пацифістів], il est, dans un pays en guerre, une voix iso­lée mais déter­mi­née en faveur de la paix. Pour avoir refu­sé de por­ter les armes et de se joindre à ses voi­sins afin de fabri­quer des cock­tails Molotov en vue de repous­ser l’a­van­cée des forces armées russes, les­quelles se heurtent à la résis­tance achar­née de civils trans­for­més en com­bat­tants déter­mi­nés à défendre l’Ukraine, il a fait l’ob­jet de « beau­coup de haine ». « Avant tout, dites la véri­té : il n’existe pas de voie vio­lente menant à la paix », a répon­du Yurii Sheliazhenko lorsque nous lui avons deman­dé par cour­riel ce que les Américains pou­vaient faire pour sou­te­nir les mili­tants en Ukraine.

« L’Ukraine n’est peut-être pas une démo­cra­tie qui fonc­tionne bien, mais les mili­tants anti-auto­ri­taires affirment que les pro­blèmes du pays ne seront pas réso­lus par l’in­ter­ven­tion russe. »

Ailleurs, près de Kiev, « Ilya » et ses cama­rades ont pris les armes contre l’ar­mée russe. Ils s’en­traînent au com­bat. Ilya, qui doit dis­si­mu­ler son iden­ti­té en rai­son de l’es­ca­lade de la vio­lence, est un anar­chiste qui a fui la répres­sion poli­tique dans un pays voi­sin et a déci­dé de résis­ter à l’in­va­sion russe. Aux côtés d’autres anar­chistes, socia­listes démo­cra­tiques, anti­fas­cistes et mili­tants de gauche d’Ukraine et du monde entier, il a rejoint l’une des uni­tés de « défense ter­ri­to­riale ». Elles fonc­tionnent comme des milices volon­taires, sous l’é­gide de l’ar­mée ukrai­nienne mais avec un cer­tain degré d’au­to­no­mie. Fort du sou­tien auto­gé­ré de divers groupes d’en­traide et de volon­taires civils, les anti-auto­ri­taires pos­sèdent leur propre « déta­che­ment inter­na­tio­nal » au sein de la struc­ture de défense ter­ri­to­riale [natio­nale]. Ils col­lectent des fonds pour s’ap­pro­vi­sion­ner, via un groupe connu sous le nom de Comité de résis­tance [Комітет Спротиву]*. « Lorsque l’en­ne­mi vous attaque, il est très dif­fi­cile d’a­dop­ter une posi­tion paci­fiste anti­guerre : vous devez vous défendre », dit Ilya au cours d’un entre­tien accor­dé à Truthout. Les che­mins diver­gents de Yurii Sheliazhenko et d’Ilya illus­trent les choix dif­fi­ciles et sou­vent extrê­me­ment limi­tés aux­quels sont confron­tés les acti­vistes et les mou­ve­ments sociaux pro­gres­sistes en Ukraine. Pour autant, leurs points de vue dif­fé­rents sur le rôle de la vio­lence en poli­tique ont conduit les deux mili­tants à s’en­ga­ger dans des luttes actives, qui semblent se com­plé­ter plu­tôt que s’opposer.

Ilya et ses cama­rades ne se font pas d’illu­sions sur l’État ukrai­nien. Selon lui, il « pré­sente de nom­breuses lacunes et de nom­breux rouages pour­ris ». L’Ukraine, la Russie et les sépa­ra­tistes pro-russes de l’est de l’Ukraine [ils sont regrou­pés mili­tai­re­ment autour des forces armées de la République popu­laire de Donetsk, de la milice popu­laire de la République popu­laire de Lougansk et de groupes armés auto­nomes, ndlr] se livrent à une guerre de faible inten­si­té depuis 2014 : comme beau­coup d’autres à gauche, Ilya estime que « l’a­gres­sion impé­ria­liste russe » — qui pour­rait conduire en Ukraine à l’im­po­si­tion d’un pou­voir auto­ri­taire et bru­tal à la Poutine — est la plus grande menace com­mune à l’heure qu’il est. L’Ukraine n’est peut-être pas une démo­cra­tie qui fonc­tionne bien, mais les mili­tants anti-auto­ri­taires affirment que les pro­blèmes du pays ne seront pas réso­lus par l’in­ter­ven­tion russe, ni par les condi­tions poli­tiques incroya­ble­ment répres­sives qui l’ac­com­pagnent. En Russie, des mani­fes­tants font actuel­le­ment face à une répres­sion poli­cière vio­lente et risquent de longues peines de pri­son pour avoir pro­tes­té contre la guerre. « En Russie, un vaste mou­ve­ment anti-guerre est en train de naître. Je le salue, bien enten­du. Mais ici, d’a­près mes esti­ma­tions, la plu­part des pro­gres­sistes, des socia­listes, des gens de gauche et des liber­taires prennent désor­mais par­ti contre l’a­gres­sion russe — ce qui ne signi­fie pas néces­sai­re­ment qu’ils ne font qu’un avec l’État ukrai­nien », ajoute Ilya.

[Combattant ukrainien à Kiev, le 3 mars 2022 | Valentyn Ogirenko | Reuters]

Yurii Sheliazhenko accuse les natio­na­listes de droite des deux camps d’être res­pon­sables de cette guerre meur­trière, qui a fait des cen­taines, voire des mil­liers de vic­times civiles jus­qu’à pré­sent [depuis 2014, la guerre dans le Donbass a fait plus de 14 000 morts — majo­ri­tai­re­ment mili­taires —, 25 000 bles­sés et 1,5 mil­lion de dépla­cés, selon l’ONU ; quant à l’in­va­sion en cours, le bilan, déjà très meur­trier, est encore impos­sible à dres­ser, ndlr]. Pour s’être oppo­sé, avec un autre mili­tant paci­fiste, à la guerre menée contre les sépa­ra­tistes sou­te­nus par la Russie, cer­taines de leurs infor­ma­tions per­son­nelles ont été divul­guées et leurs noms ont figu­ré sur une liste de traîtres sur un site Internet d’ex­trême droite en Ukraine. Ils ont ensuite été atta­qués dans la rue par des néo­na­zis. Sheliazhenko assure cepen­dant que la per­cée des gangs fas­cistes et des ultra­na­tio­na­listes depuis le sou­lè­ve­ment de Maïdan en 2014 (ayant des­ti­tué un pré­sident pro-russe en Ukraine [Viktor Ianoukovytch, membre du Parti com­mu­niste d’Ukraine dans les années 1980, ndlr]), ne légi­time pas l’in­va­sion san­glante par la Russie — comme l’a pré­ten­du Poutine. « La crise actuelle résulte d’une his­toire longue. Il y a eu des for­fai­tures dans tous les camps. Des pos­tures telles que Nous, les saints, pou­vons faire ce que nous vou­lons et Eux, les démons, doivent souf­frir de leur mons­truo­si­té condui­ront à une nou­velle esca­lade. Apocalypse nucléaire com­prise. Cette réa­li­té devrait aider tous les camps à se cal­mer et à négo­cier la paix », pour­suit Yurii Sheliazhenko.

« L’auto-organisation popu­laire, qui four­nit entraide et résis­tance auto­nome, appa­raît éga­le­ment par­tout comme un moyen de survie. »

La guerre entre dans sa deuxième semaine. Alors que de nom­breux civils se sont por­tés volon­taires pour com­battre dans l’ar­mée ukrai­nienne, les mili­tants ont beau­coup à faire en dehors du com­bat contre les Russes. Selon Ilya, les volon­taires civils aident les familles à fuir les vio­lences, s’a­dressent aux médias du monde entier, sou­tiennent les familles des résis­tants, col­lectent dons et maté­riel, apportent des soins à ceux qui reviennent du front. En ce moment, les syn­di­cats orga­nisent les appro­vi­sion­ne­ments et aident les réfu­giés qui fuient l’est de l’Ukraine, rava­gée par la guerre, pour leur per­mettre d’aller vers l’ouest et les pays voi­sins comme la Pologne. Les volon­taires viennent de divers hori­zons poli­tiques. Mais, pour les anar­chistes comme Ilya, par­ti­ci­per à la résis­tance per­met d’ac­croître la capa­ci­té des radi­caux à influer sur la poli­tique et le pro­grès social — ici et main­te­nant, puis après la guerre. L’auto-organisation popu­laire, qui four­nit entraide et résis­tance auto­nome, appa­raît éga­le­ment par­tout comme un moyen de sur­vie. « J’aimerais pré­ci­ser que tout le monde, dans notre uni­té, ne se pro­clame pas anar­chiste. Le plus impor­tant c’est que beau­coup de gens se sont orga­ni­sés spon­ta­né­ment pour s’en­trai­der, pour sur­veiller leur quar­tiers, leur ville et leur vil­lage, et pour affron­ter les occu­pants avec des cock­tails Molotov », dit Ilya.

Pendant ce temps, Yurii Sheliazhenko ain­si que d’autres mili­tants paci­fistes conti­nuent de s’op­po­ser à la conscrip­tion for­cée [ins­tau­rée le 24 février par le gou­ver­ne­ment ukrai­nien, ndlr], par des moyens qui incluent la déso­béis­sance civile non-vio­lente. Il nous indique que les hommes âgés de 18 à 60 ans sont « inter­dits de liber­té de mou­ve­ment » et ne peuvent pas louer une chambre d’hô­tel sans l’au­to­ri­sa­tion d’un res­pon­sable mili­taire. Aussi, les obs­tacles bureau­cra­tiques, dou­blés de pra­tiques dis­cri­mi­na­toires quant aux alter­na­tives au ser­vice mili­taire, empêchent-ils les per­sonnes croyantes de faire valoir leur droit à l’ob­jec­tion de conscience. À ses yeux, les acti­vistes éta­su­niens devraient donc récla­mer l’é­va­cua­tion de tous les civils des zones de conflit (quels que soient leur race, leur sexe et leur âge) et faire des dons aux orga­ni­sa­tions d’aide qui ne livrent pas d’armes sup­plé­men­taires à l’Ukraine — ce qui pour­rait aggra­ver le conflit. C’est que la coa­li­tion de l’OTAN, conduite par les États-Unis, a déjà livré nombre d’armes à l’ar­mée ukrai­nienne — or la pos­si­bi­li­té que l’Ukraine rejoigne l’OTAN a déjà four­ni un pré­texte majeur à cette guerre. « Le sous-déve­lop­pe­ment de la culture de la paix, l’é­du­ca­tion mili­ta­ri­sée qui forme des conscrits obéis­sants plu­tôt que des citoyens éclai­rés et des élec­teurs res­pon­sables est un pro­blème com­mun à l’Ukraine, à la Russie et à tous les pays post-sovié­tiques », conclut Sheliazhenko. « Sans inves­tis­se­ments dans le déve­lop­pe­ment de la culture de la paix et de l’é­du­ca­tion à la paix pour la citoyen­ne­té, nous ne par­vien­drons pas à une paix véri­table. »


[ajout de la rédaction]


* Le 27 février 2022, le Comité de résis­tance publiait ain­si son pre­mier com­mu­ni­qué sur Internet. Nous le tra­dui­sons en fran­çais. « Les forces anti-auto­ri­taires ont orga­ni­sé leur propre déta­che­ment inter­na­tio­nal dans le cadre de la Défense ter­ri­to­riale de l’Ukraine. En outre, des dizaines de nos amis défendent la capi­tale et les grandes villes les armes à la main. Vous trou­ve­rez des infor­ma­tions sur les rai­sons pour les­quelles nous sommes en guerre contre les troupes de Poutine et sur nos posi­tions et points de vue dans cet article paru sur CrimethInc. Notre chaîne cou­vri­ra toutes nos acti­vi­tés. Maintenant, nous nous adres­sons aux cama­rades du monde entier ! Aujourd’hui, en Ukraine, nous avons l’op­por­tu­ni­té de créer une Légion inter­na­tio­nale de défense ter­ri­to­riale. Dans ce réseau, nous appe­lons tous les cama­rades volon­taires à se regrou­per de manière indé­pen­dante dans les pays autour des fron­tières de l’Ukraine, et à prendre contact avec nous pour deve­nir des volon­taires dans la lutte contre l’im­pé­ria­lisme russe et l’a­gres­sion de Poutine. Nous vous atten­dons ! »


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | Mike Ludwig, « War Is Forcing Ukrainian Leftists to Make Difficult Decisions About Violence », Truthout, 5 mars 2022
Photographie de ban­nière : check­point ukrai­nien à la sor­tie de Kiev, 1er mars 2022 | Efrem Lukatsky | AP Photo


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☰ Lire notre tra­duc­tion « Ukraine : le regard de Noam Chomsky », mars 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Manifeste : socia­listes et com­mu­nistes russes contre la guerre », mars 2022

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