Texte inédit | Ballast
Le 6 février 2023, en Turquie, deux séismes d’amplitude 7,7 et 7,6 ont dévasté plus d’une dizaine de grandes villes et leurs alentours, principalement dans les régions kurdes et alévies à l’est du pays. Quelques semaines plus tard, deux nouveaux tremblements de terre ont eu lieu, notamment dans la province côtière du Hatay, au sud, à la frontière avec la Syrie, où vit une importante population d’origine arabe. Malgré les promesses du président Erdoğan d’une reconstruction rapide et d’une prise en charge des populations sinistrées, un an après, les décombres n’ont toujours pas fini d’être déblayés. Les habitants de la région qui ont choisi de rester vivent encore dans des containers aménagés, voire des tentes pour les plus malchanceux. Le journaliste Esteban Ruga est allé à leur rencontre.
Şubat, février : un mot qui résonne d’une manière particulière pour les habitants de la province du Hatay. Il y a un an, les différents séismes qui ont eu lieu en Turquie et au nord de la Syrie ont fait d’Antakya [Antioche] et de ses alentours la région la plus touchée par la catastrophe. Alors que l’angoisse, le désarroi et la tristesse s’emparaient de la population, de nombreuses personnes ont décidé de se mobiliser pour redonner de l’espoir à un lieu rempli de symboles. À mesure qu’on s’enfonce dans la province jusqu’à Antakya, le décor se transforme. Des personnes se déplacent dans les champs de débris à la recherche de métaux enfouis, dans le but d’en tirer de l’argent. Une fois la localité d’Iskenderun [Alexandrette] passée, les montagnes s’imposent et de nombreux camions remplis de débris défilent dans le sens inverse. À Antakya, l’atmosphère saturée par la poussière laisse un sentiment de ville déserte dont la topologie a été totalement bouleversée.
« Une femme se met à hurler suite à la secousse provoquée par le démarrage [du bus]. Ses sanglots résonnent dans un véhicule silencieux. »
Le 3 février dernier, Recep Tayyip Erdoğan évoquait lors d’un discours dans la province : « Nos concitoyens doivent être rassurés et avoir confiance en leur État et en nous. Aucun droit ne sera négligé, personne ne sera victime. » Une déclaration qui semble peu en phase avec une situation dont les conséquences catastrophiques persistent un an après le tremblement de terre. Erdoğan a malgré tout souligné qu’« Hatay est restée confuse et attristée ». En effet, le traumatisme lié à l’événement occupe tous les esprits et affecte, de façon contrastée, l’ambiance sonore de la région. Sur place, impossible d’oublier la catastrophe : le bruit des bulldozers, des perceuses et des gravats est omniprésent. Dans le bus en direction d’Antakya, une femme se met à hurler suite à la secousse provoquée par le démarrage. Ses sanglots résonnent dans un véhicule silencieux.
Le fardeau de la société civile
Selon le Croissant-Rouge turc (Kizilay), 60 % de la population a fui la région. Le reste n’a pas eu d’autre choix que de rester sur place et de s’accommoder des conteneurs et des tentes mis à disposition. Une fraction de la population turque a également fait le choix de venir en aide à ceux qui en avaient besoin, à l’instar de Cansel, originaire de la ville de Samandag, située à 25 kilomètres d’Antakya. Lorsque le séisme a frappé il y a un an, elle a décidé de retourner dans sa région natale pour apporter son soutien. Depuis, elle y demeure. Aux côtés d’autres volontaires, elle est venue pour mener des activités visant à autonomiser les femmes de la région, qui se sont peu à peu transformées en un travail. Les bénévoles ont créé la Coopérative des femmes de Rimmen, qui propose des ateliers aux femmes sinistrées dans l’objectif de produire des denrées alimentaires ainsi que des textiles.
[Esteban Ruga]
« Le problème est là, étant donné qu’il n’y a pas eu assez de travail pour remédier aux nombreuses destructions dans le Hatay, la responsabilité repose donc sur les volontaires et les personnes présentes ici. Nous essayons de combler les lacunes à notre manière », souligne-t-elle. De fait, nombreux font le constat d’un État et d’une classe politique qui n’apportent aucun soutien matériel aux sinistrés. Le 6 février, la colère est montée lors de la marche qui a débuté à 4 heures 17 du matin, heure de la catastrophe un an plus tôt. Le Maire d’Antakya, Lütfü Savaş, a été hué lors de la commémoration par les personnes présentes, qui lui ont demandé de quitter les lieux.
Espoir et traumatisme
« Nombreux font le constat d’un État et d’une classe politique qui n’apportent aucun soutien matériel aux sinistrés. »
« Ça fait bientôt un mois que je pleure tous les jours. » Le regard de Mehmet Ali est empreint de vide, tourné vers ses pensées. Ce dernier fait partie du collectif Karaçay Koordination, qui s’est organisé à la suite de la catastrophe afin de répondre aux besoins des gens sur place, notamment en matière d’éducation. « L’éducation des enfants a été mise de côté jusqu’à septembre, et les enfants qui logeaient dans des tentes ont été exposés à des traumatismes. Nous avons donc décidé de prendre les devants sur ce sujet en effectuant un recensement des enfants dans le village », relate Yusuf, l’un des initiateurs du projet. Cette démarche a permis d’accueillir environ 1 100 élèves pour qu’ils puissent passer leurs examens scolaires. Une fois le fonctionnement des établissements rétablis, le collectif s’est réorganisé en offrant divers ateliers aux enfants comme aux adultes.
Le 5 février au soir, dans leur camp de base, au cœur de Tomruksuyu, entre Antakya et Samandağ, une petite foule s’amasse devant une tente. Deux documentaires sont présentés pour le premier anniversaire de la catastrophe, permettant ainsi de passer en revue les différentes actions qui ont été menées suite au séisme, mais également de mettre à l’honneur les élèves, les volontaires et ceux qui ont participé de près ou de loin au projet. Karaçay Koordination met en avant une autre approche de la reconstruction, différente de celle axée sur les bâtiments : la construction d’un tissu social à travers, entre autres, l’art. Umit, un autre initiateur du projet, décrit cette approche comme « un élément capable de lier les symboles que représente le Hatay, dans ses traditions, ses diversités culturelles et ethniques ainsi que son histoire ».
[Esteban Ruga]
Au cours des documentaires, une scène montre une manifestation où on entend le slogan « Susmiyoruz, korkmuyoruz, hiçbir yere gitmiyoruz » (Nous ne sommes pas silencieux, nous n’avons pas peur, nous n’allons nulle part), qui affirme la volonté de la population de rester sur ses terres. « Toute l’énergie accumulée depuis un an était réunie pour ce moment », évoque Aida, une volontaire du collectif. L’obligation d’entreprendre des initiatives depuis le tremblement de terre dans un objectif de « survie et de protection » est particulièrement éprouvante. « L’accumulation du stress et de la fatigue a, au fil du temps, entraîné des traumatismes chez de nombreux volontaires », admet Yusuf, laissant, selon lui, apparaître des comportements dépressifs à certains moments.
Et après ?
« Je veux vous raconter une histoire longue, elle parle d’une ville et d’un rêve : Antakya », déclare au soir du 6 février une actrice, seule sur scène, pour l’association Geri Döneceğiz. Plus tôt dans la journée, un groupe de jeunes erre dans les décombres de cette ville, à la recherche de leurs repères d’antan. Pour certains c’est la mosquée, pour d’autres la rue Saray, quand soudain l’un d’entre eux aperçoit les traces du Geyik café, le lieu de leur dernier souvenir tous ensemble avant la catastrophe. Seules les pierres de la terrasse subsistent. Le reste appartient désormais au passé. Assis en cercle, ils décident d’appeler l’ancien propriétaire des lieux, qui a quitté la ville, puis de chanter en l’honneur de cet endroit, comme une prière fraternelle. Les photos défilent sur leur téléphone, manière de remettre leur souvenir en place dans cet endroit méconnaissable. Pour ces jeunes, dont certains ont bénéficié du soutien de Karaçay Koordination, le futur se construit sur les décombres.
Après les commémorations, l’atmosphère suspendue semble retomber devant la réalité du quotidien. À Tomruksuyu, le collectif s’efforce toujours de relever les défis causés par la catastrophe en rendant viables des conteneurs. « À l’origine, nous avions envisagé d’installer des infrastructures pour les volontaires, mais actuellement, des familles résident encore dans des tentes, donc ces conteneurs leur sont destinés », explique Yusuf. Les groupes d’enfants prennent possession du lieu, et assistent aux ateliers offerts chaque jour. Désormais, la société civile se prépare pour le printemps et les élections municipales prévues fin mars, dans l’attente d’un changement qu’elle espère voir bientôt advenir.
Photographies de vignette et de bannière : Esteban Ruga
REBONDS
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