Yanis Varoufákis : « Que voulons-nous faire de l’Europe ? »


Entretien inédit pour le site de Ballast

À la suite de la dra­ma­tique séquence poli­tique qui s’est dérou­lée ces der­niers mois en Grèce et qui a mené à la signa­ture d’un nou­veau mémo­ran­dum, le Premier ministre Alexis Tsípras a déci­dé, n’ayant pas res­pec­té son man­dat popu­laire, de pré­sen­ter sa démis­sion et de convo­quer de nou­velles élec­tions. L’aile gauche de Syriza s’est déso­li­da­ri­sée pour créer un nou­veau par­ti, Unité popu­laire, ouver­te­ment posi­tion­né en faveur de la sor­tie de la zone euro. S’étant refu­sé à céder aux ins­ti­tu­tions euro­péennes et à cau­tion­ner un assou­plis­se­ment de la ligne grecque, Yanis Varoufákis avait, pour sa part, renon­cé à ses fonc­tions de ministre des Finances le soir du réfé­ren­dum du 5 juillet. L’homme qui a vécu durant des mois de négo­cia­tions achar­nées la vio­lence de l’Eurogroupe et de la Troïka est alors pro­gres­si­ve­ment deve­nu un sym­bole : celui du « non » face aux exi­gences des créan­ciers. Nous le retrou­vons au coin d’un feu, en France, par une jour­née de pluie battante.


varouf5 L’amputation de la sou­ve­rai­ne­té de la Grèce nous a mon­tré ce qu’il en était de la démo­cra­tie dans l’Union euro­péenne. La pos­sible signa­ture du TAFTA risque d’accélérer encore ce pro­ces­sus. Le gou­ver­ne­ment grec avait annon­cé, il y a quelques mois, qu’il ne signe­rait pas ce trai­té. La convo­ca­tion de nou­velles élec­tions risque de chan­ger la donne à ce pro­pos. Qu’en sera-t-il si la gauche radi­cale arrive au pouvoir ?

Je trouve très dif­fi­cile de croire qu’Unité popu­laire va par­ve­nir au gou­ver­ne­ment. Restons plu­tôt réa­listes. C’est une ques­tion très com­pli­quée pour moi : si vous me l’aviez posée il y a un mois, j’aurais dit que jamais, en aucun cas, le gou­ver­ne­ment Syriza n’appuierait le TAFTA. Mais voi­là, j’ai dit cela au sujet d’un bon nombre de lois et de textes que je n’aurais jamais ima­gi­né voir por­tés par une majo­ri­té Syriza. Alors j’espère que le gou­ver­ne­ment grec rejet­te­ra le TAFTA. Mais je crains que si l’actuelle ten­dance aux volte-face per­siste (sur le fon­de­ment du sem­pi­ter­nel « Il n’y a pas d’alternative », cet abo­mi­nable prin­cipe TINA), nous puis­sions assis­ter à un vote en faveur du TAFTA. En ce qui me concerne, je ferai tout ce qui est en mon pou­voir pour que cela n’arrive pas.

Vous avez par­ti­ci­pé à l’action de Wikileaks visant à faire fui­ter le texte du TAFTA. N’est-il pas absurde qu’un ministre de l’Économie d’un pays de l’Union euro­péenne, un dépu­té élu, et plus lar­ge­ment les citoyens euro­péens eux-mêmes, n’aient pas accès à ce genre de document ?

« Nos vies sont main­te­nant diri­gées par des tech­no­crates sans visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonc­tion de leur propre intérêt. »

Je ne pou­vais même pas accé­der aux docu­ments au sein de mon propre minis­tère ! Nous avons atteint un stade, en Europe, où le pro­ces­sus de dépo­li­ti­sa­tion, enta­mé il y a quelque temps, en est arri­vé au point où le pou­voir poli­tique, incar­né par des élus démo­cra­ti­que­ment choi­sis, est com­plè­te­ment obso­lète : il a été ren­du muet, neu­tra­li­sé ; nos vies sont main­te­nant diri­gées par des tech­no­crates sans visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonc­tion de leur propre inté­rêt — en visant le main­tien de leur propre pou­voir —, puis de façon à ren­for­cer les inté­rêts cor­po­ra­tistes des grandes entre­prises, qui sont avides de voir cette dépo­li­ti­sa­tion pro­gres­ser plus encore. Finalement, il n’y a rien d’étrange là-dedans. Tout ceci est cohérent.

Étant don­né la nature éco­no­mique et libé­rale des trai­tés sur les­quels l’Union euro­péenne s’est construite, la néces­si­té d’obtenir l’accord una­nime des États-membres pour pou­voir modi­fier un trai­té et, enfin, l’état actuel des rap­ports de force, pen­sez-vous qu’une réforme pro­fonde de l’UE soit pos­sible ou que la récu­pé­ra­tion de leur sou­ve­rai­ne­té par les peuples ne peut pas­ser que par une sor­tie de celle-ci ?

Bonne ques­tion ! Je ne crois pas que la sor­tie repré­sente une voie opti­male pour les pro­gres­sistes. La sor­tie pour­rait être envi­sa­gée en tout der­nier res­sort. Mais si vous êtes pous­sé dans une impasse, comme nous l’avons été, quand on vous dit « La bourse ou la vie », « L’accord (non-viable) ou dehors », ma ten­ta­tion serait de dire « Je ne sors pas, pous­sez-moi dehors ! ». Et alors, s’ils sont prêts à faire cela, sachant qu’il n’y a aucune base légale qui le pré­voit, aucun cadre juri­dique pour pous­ser un État vers la sor­tie, on aura démon­tré que c’était une menace vide de sens. Mais dès lors que l’on com­mence à croire à la menace, elle n’est plus vide, elle est auto-réa­li­sa­trice. Décrire, comme vous l’avez fait, la manière dont fonc­tionne l’Union euro­péenne, avec l’unanimité, etc., c’est décrire une orga­ni­sa­tion fon­ciè­re­ment conser­va­trice. En éco­no­mie, pour ceux qui l’ont un peu pra­ti­quée, c’est ce que l’on appel­le­rait une sorte de prin­cipe de Pareto. Ce prin­cipe, ou opti­mum, dit que toute nou­velle mesure qui amé­liore la situa­tion d’au moins un acteur, sans pour autant dégra­der celle d’un autre, est bonne à prendre. Et ça paraît assez décent et logique, n’est-ce pas ? Si nous pou­vons faire quelque chose et amé­lio­rer la vie des uns sans dégra­der celle des autres, pour­quoi ne pas le faire ? Pourtant, si vous n’agissez que selon ce prin­cipe de Pareto, vous décou­vrez qu’il est extrê­me­ment conser­va­teur, parce qu’il y a le revers de la médaille : si vous ne vou­lez rien faire qui dégrade la situa­tion d’un seul acteur, alors en pra­tique vous ne faites… rien ! Parce qu’il y aura tou­jours quelqu’un qui sera déran­gé, il y aura tou­jours des gens dont les inté­rêts seront remis en cause par les avan­cées progressistes.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Alors oui, l’Europe a été construite volon­tai­re­ment sur la base d’un prin­cipe de Pareto conser­va­teur, avec des déci­sions prises en réa­li­té par un ou deux. Ce que ces gens décident est adop­té, et quand nous vou­lons chan­ger quelque chose pour le béné­fice d’une vaste majo­ri­té, on nous oppose ce prin­cipe de Pareto, et nous sommes ligo­tés. C’est pour cela qu’il est indis­pen­sable de pous­ser dans la direc­tion d’une décen­tra­li­sa­tion qui doit aller de pair avec l’européanisation. Cela paraît un peu… com­plexe, mais j’aime les contra­dic­tions — car ce n’est qu’à tra­vers elles qu’on peut avan­cer. Mais il faut qu’il s’agisse de contra­dic­tions ration­nelles, pro­gres­sistes. Le pro­blème, aujourd’hui, c’est que le Parlement grec, l’Assemblée natio­nale fran­çaise, le Parlement néer­lan­dais, etc., n’ont aucun pou­voir — zéro pou­voir ! —, ils n’ont plus qu’une por­tée cos­mé­tique ! Et il n’existe aucun pou­voir fédé­ral qui pour­rait prendre les rênes et repré­sen­ter une sou­ve­rai­ne­té euro­péenne. La crise est si pro­fonde que l’on ne peut même plus ima­gi­ner un véri­table par­le­ment fédé­ral. Ce serait bien si on le pou­vait, mais on ne le peut pas, parce que la crise a créé des forces cen­tri­fuges qui nous poussent dans des direc­tions dif­fé­rentes. C’est pour­quoi je crois à l’européanisation de cer­tains domaines : de la dette, par exemple, via la créa­tion d’une juri­dic­tion euro­péenne sur les banques — qui ne soit pas fran­çaise, pas alle­mande : euro­péenne. Et on ne pour­ra pas le faire d’un coup : c’est tout sim­ple­ment impossible.

« Retourner en arrière, c’est aller vers la déva­lua­tion com­pé­ti­tive, ris­quer l’augmentation des ten­sions natio­na­listes, une frag­men­ta­tion encore plus pous­sée de l’Europe. »

Mais on peut dire : « Voilà une règle simple : chaque banque qui fait faillite passe sous juri­dic­tion euro­péenne, sort du sys­tème grec, fran­çais ou espa­gnol, est contrô­lée direc­te­ment par l’Europe. » On irait dou­ce­ment vers l’européanisation. En même temps, on aurait une euro­péa­ni­sa­tion des pro­grammes de lutte contre la pau­vre­té, qui seraient finan­cés par les sur­plus de la Banque cen­trale. Si on va dans cette direc­tion, si on euro­péa­nise aus­si les inves­tis­se­ments à tra­vers la Banque euro­péenne d’investissement (oublions un ins­tant Bruxelles, Juncker, etc.), alors on se retrouve dans une situa­tion où les sujets cru­ciaux (dettes, banques, inves­tis­se­ments, pau­vre­té) sont trai­tés au niveau de l’Europe, avec des par­le­ments qui retrouvent là une part de sou­ve­rai­ne­té. Ceux-ci pour­raient faire bien plus de choses. Il n’y aurait plus besoin de la Troïka. Pourquoi la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause de la dette. Si celle-ci est au moins en par­tie euro­péa­ni­sée, plus besoin de Troïka. C’est pour moi le che­min à suivre si l’on veut réta­blir un agen­da progressiste.

Certains éco­no­mistes fran­çais, dont Frédéric Lordon, pro­posent de dis­soudre l’UE, de mettre en place un pro­tec­tion­nisme éco­no­mique tout en déve­lop­pant les conven­tions inter­na­tio­nales d’échange et de libre cir­cu­la­tion des connais­sances, des étu­diants, etc., plu­tôt que de pour­suivre sur une voie qui crée des ten­sions majeures entre gou­ver­ne­ments et géné­ra­lise toutes les consé­quences éco­no­miques et sociales du capi­ta­lisme. Qu’en pensez-vous ?

Je n’y suis pas favo­rable. Je ne le suis pas parce que beau­coup des mots que vous avez pro­non­cés sonnent bien, mais, en même temps, ils dis­si­mulent un élé­ment de natio­na­lisme, un élé­ment de frag­men­ta­tion de l’Europe. Nous obser­vons déjà cette frag­men­ta­tion : vou­lons-nous son accé­lé­ra­tion ? Si l’on était en 1993 ou 98, je vous aurais dit : « Non, il ne faut pas accep­ter Maastricht, vous savez bien qu’il ne faut pas une euro­zone, qu’il faut limi­ter la liber­té de cir­cu­la­tion du capi­tal, qu’il faut négo­cier autre chose. » Mais une fois que vous avez créé une union moné­taire, vous ne pou­vez plus reve­nir en arrière en emprun­tant le même che­min à l’envers, car ce che­min n’existe plus, le che­min qui nous a menés là a dis­pa­ru. Retourner en arrière, c’est aller vers la déva­lua­tion com­pé­ti­tive, ris­quer l’augmentation des ten­sions natio­na­listes, une frag­men­ta­tion encore plus pous­sée de l’Europe. Et, à la fin, compte tenu de l’état de l’économie mon­dia­li­sée, tout cela va ali­men­ter une crise glo­bale qui va venir à son tour aggra­ver la crise euro­péenne. Donc, non, je ne suis pas favo­rable à ces poli­tiques : je crois que nous devons sur­tout répa­rer ce que nous avons.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Mais quest-ce que leuro peut bien avoir encore à appor­ter à un pays comme la Grèce, qui a ter­ri­ble­ment souf­fert des condi­tions qui accom­pagnent le fait de res­ter dans lUnion monétaire ?

D’abord, ne féti­chi­sons pas la mon­naie. Je ne vois pas l’euro comme un fétiche, pas plus que la drachme ou le franc… Ce sont des ins­tru­ments. Le pro­blème avec les néo­li­bé­raux, c’est que, contrai­re­ment aux anciens libé­raux clas­siques, ils ont éle­vé les mar­chés au rang de Dieu, ils ont ces­sé de les voir comme des ins­tru­ments et les regardent comme des objec­tifs en soi. Ne fai­sons pas la même chose avec les mon­naies ! J’ai des amis et col­lègues de Syriza, main­te­nant membres d’Unité popu­laire, qui en parlent comme si le retour à la drachme était la solu­tion, Dieu, le nou­veau sau­veur qui nous ramè­ne­rait en Terre pro­mise ! Je leur ai dit : « Vous savez quoi, nous avions la drachme en 1999 et nous n’étions pas exac­te­ment socia­listes pour autant… » La ques­tion n’est pas de savoir si nous vou­lons l’euro, la drachme ou le franc. Encore une fois, ce ne sont que des ins­tru­ments. La ques­tion est : que vou­lons-nous faire de l’Europe ? Et quel est l’instrument le mieux adap­té pour cela ? J’aurais sou­hai­té que nous n’ayons pas l’euro, mais nous l’avons main­te­nant. Alors, il faut nous deman­der : quelle est la pro­chaine étape pour amé­lio­rer la vie de ceux qui souffrent le plus ? C’est ça, la question.

« Il y a dix ans, vingt ans, si on m’avait dit que cela arri­ve­rait en Europe, j’aurais écla­té de rire ; j’aurais dit Jamais, ce n’est pas pos­sible. »

Et ce que j’ai déjà expli­qué, l’européanisation de cer­tains domaines de com­pé­tences comme les inves­tis­se­ments, la lutte contre la pau­vre­té, etc., cela est infi­ni­ment mieux que n’importe quoi d’autre, y com­pris la sor­tie de l’Union. Maintenant, il nous faut com­battre pour ces objec­tifs au sein de la zone euro. Et il nous faut dire à l’Eurogroupe : « Je ne signe pas cet accord, même si vous fer­mez mes banques. Et je suis prêt à créer un sys­tème alter­na­tif de paie­ment… en euros ! Continuez comme cela et vous serez jugés par vos propres peuples. » Si seule­ment on avait tenu ce dis­cours après le réfé­ren­dum… D’autant qu’il était clair, pour les Français, pour les Allemands, pour les Néerlandais, qu’il s’agissait d’une atti­tude de revanche pour dis­ci­pli­ner la Grèce, qu’on nous for­çait à gar­der les banques fer­mées sim­ple­ment pour mettre en échec une popu­la­tion cou­ra­geuse. Je crois que l’Europe aurait pu en être chan­gée si nous avions résis­té à ce moment-là. Que c’est la voie du com­bat à pour­suivre. Quand on dit : « Je veux la drachme parce que le para­dis nous attend là où elle est », je crois qu’on ne rend ser­vice ni à nous-mêmes, ni aux Français, ni aux Allemands, ni à per­sonne. On ne devrait pas être effrayé de faire défaut… dans la zone euro. Le défaut est la seule arme des faibles !

Que pen­sez-vous de l’idée de mettre fin à la mon­naie unique et de retour­ner aux mon­naies natio­nales, mais d’instaurer une mon­naie com­mune aux pays qui le sou­hai­te­raient — afin d’assurer la sou­ve­rai­ne­té moné­taire des peuples tout en limi­tant au maxi­mum la spé­cu­la­tion sur les taux de change et en favo­ri­sant les échanges commerciaux ?

Si l’union moné­taire fonc­tion­nait, on n’aurait pas besoin d’autres devises. En Amérique, ils n’en ont pas besoin. Ils en ont eu pen­dant un moment, en Californie, mais cela n’a pas mar­ché parce que la Californie était en faillite. Mais ils ont trou­vé un moyen de remé­dier à ça, parce que les États-Unis consti­tuent une vraie fédé­ra­tion. Donc, si nous avions le moindre sens com­mun, si l’Europe n’était pas le stu­pide conti­nent qu’elle joue à être, nous irions vers cela, vers une vraie fédé­ra­tion, parce que le monde entier a le regard tour­né dans notre direc­tion — les Chinois, les Indiens, les Américains… Tous se disent : « Mais que fabriquent-ils ? Ils ont une Banque cen­trale qui imprime 1,4 mil­liards d’euros et qui demande en même temps à la petite Grèce d’emprunter aux citoyens euro­péens pour lui don­ner de l’argent ?! » Qui irait ima­gi­ner une chose pareille ? Il y a dix ans, vingt ans, si on m’avait dit que cela arri­ve­rait en Europe, j’aurais écla­té de rire ; j’aurais dit « Jamais, ce n’est pas pos­sible. » Nous sommes deve­nus ce stu­pide conti­nent, et nous avons un euro très mal adap­té à nos besoins. En atten­dant de le rendre viable, peut-être aurons-nous besoin de devises paral­lèles. Peut-être avons-nous besoin, d’ailleurs, non pas tant de devises que d’un sys­tème de paie­ment paral­lèle, d’une sorte de ver­sion locale de liqui­di­té, libel­lée en euros. Je pense que nous en aurons besoin. Et j’ai publié récem­ment, dans le Financial Times, un article dans lequel j’explique ce qui se pas­se­rait dans ce cas, ce qui se pas­se­rait en France. Rendre quelques degrés de liber­té aux gou­ver­ne­ments natio­naux sans sor­tir de l’euro ni même créer d’autres devises, créer plu­tôt un sys­tème paral­lèle de paie­ment uti­li­sant l’euro comme uni­té de compte — c’est pos­sible. Pour moi, c’est ce qu’il faut faire, dans le même temps que l’on essaie de créer une coa­li­tion euro­péenne pour répa­rer les dégâts poli­tiques et éco­no­miques, et notre mon­naie elle-même.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Mais lais­sez-moi aus­si faire un constat pro­vo­ca­teur — je pense qu’il est vrai, et c’est pour­quoi je le fais : je ne le fais pas dans le but de pro­vo­quer, mais il est pro­vo­ca­teur, parce que les gens pen­se­ront qu’il l’est. La Grèce a déjà deux mon­naies en une. Nous avons de fait deux devises. Un exemple : ima­gi­nez que vous êtes grec et que vous avez 400 000 euros à la banque, coin­cés là à cause du contrôle des capi­taux ; vous ne pou­vez sor­tir que 60 euros par jour du dis­tri­bu­teur. Maintenant, ima­gi­nez que je suis votre voi­sin, et que j’aie aus­si 400 000 euros — c’est une fic­tion, je ne les ai mal­heu­reu­se­ment pas. (rires) Imaginez que je les aie, en papier-mon­naie sous mon mate­las. Ce ne sont plus les mêmes devises ! Votre argent est rete­nu en otage dans le sys­tème ban­caire, alors que le mien est libre de cir­cu­ler ! Disons que vous avez subi­te­ment un besoin déses­pé­ré de par­tir en Amérique avec 100 000 euros. Vous venez me voir et vous me dites : « Voisin, cama­rade, peux-tu me don­ner 100 000 euros ? Je te ferai un vire­ment de 100 000 euros, donne-les moi en cash… » Si nous ne sommes pas amis, je répon­drai : « Attends une minute, je ne peux pas ! Ils n’ont pas la même valeur ! » Et je vous deman­de­rai 120 ou 220 000 euros, pour com­pen­ser le fait que votre argent n’est pas libre de cir­cu­ler alors que le mien l’est. Donc il y a, en pra­tique, un taux de change. Nous avons la mon­naie ban­caire et la mon­naie papier, deux devises qui n’ont déjà plus la même valeur ! Et c’est l’échec de l’union moné­taire qui fait que nous avons déjà ces devises paral­lèles, toutes deux libel­lées en euros pour­tant. Ceci est arri­vé par acci­dent, ce n’était pas pré­vu… Mais en réa­li­té nous pour­rions aus­si créer volon­tai­re­ment notre propre sys­tème de paie­ment paral­lèle, c’est ce que j’ai expli­qué au Financial Times.

Techniquement, pour­riez-vous résu­mer votre « Plan B » en quelques mots, pour le com­mun des mor­tels ? Est-il trans­po­sable à d’autres éco­no­mies européennes ?

« Nous l’avons déve­lop­pé comme un plan de riposte alter­na­tif, comme le ferait un ministre de la Défense se pré­pa­rant contre une invasion. »

En réa­li­té, il faut par­ler de « Plan X », parce que la Banque cen­trale euro­péenne avait son propre plan, le « Plan Z », et nous avons appe­lé le nôtre « Plan X ». C’était un plan défen­sif, au cas où on essaie­rait de nous pous­ser en dehors de l’euro, comme de très nom­breux offi­ciels haut pla­cés nous disaient que cela allait arri­ver. Ils pou­vaient le faire. Comment réagir ? Nous l’avons déve­lop­pé comme un plan de riposte alter­na­tif, comme le ferait un ministre de la Défense se pré­pa­rant contre une inva­sion. Mais le « Plan X », en cas de sor­tie, était indé­pen­dant du sys­tème de paie­ment paral­lèle que je men­tion­nais aupa­ra­vant : celui-ci est quelque chose que nous aurions dû mettre en place dans tous les cas — un sys­tème que même les Français devraient mettre en place. L’idée de ce sys­tème paral­lèle est très simple. Chacun dis­pose d’un numé­ro fis­cal. Quand vous devez payer vos impôts, vous allez à la banque ou sur le site des Impôts et vous faites un trans­fert ban­caire. Vous pre­nez l’argent de votre compte et l’utilisez pour payer votre impôt sur le reve­nu, la TVA, votre plaque d’immatriculation ou autre : tout ce que vous devez à l’État. Maintenant, ima­gi­nez que sur le site Internet des Impôts, vous dis­po­siez d’un compte, une sorte de compte cou­rant relié à votre numé­ro fis­cal. En cas de pro­blème de liqui­di­té, l’État ne par­vient plus à payer ses fac­tures aux entre­prises (les retours sur TVA, les mar­chés publics, ce qu’il doit à l’hôpital, etc.). En Grèce, les créan­ciers de l’État mettent du temps à recou­vrer leur argent !

Mais ima­gi­nez que cela fonc­tionne autre­ment. Je suis un ministre, vous êtes une com­pa­gnie phar­ma­ceu­tique et je vous dois 1 mil­lion d’euros. Si vous atten­dez de le rece­voir en liqui­di­té sur votre compte à ban­caire, cela peut durer un moment, peut-être une année. Mais je pour­rais aus­si vous dire : « Écoutez, je vais ver­ser 1 mil­lion sur votre compte fis­cal, et je vais vous don­ner un code, qui vous per­met­tra de trans­fé­rer cet argent sur un autre compte fis­cal — pas sur un compte ban­caire. » Voici de l’argent qui ne ren­tre­ra pas dans le sys­tème ban­caire, ce n’est pas la mon­naie de la banque cen­trale, mais vous pou­vez l’utiliser pour payer vos impôts ! Ou, si vous devez de l’argent à quelqu’un, à un sala­rié, à un four­nis­seur, vous pou­vez le trans­fé­rer sur son compte fis­cal et il pour­ra l’utiliser à son tour pour payer ses impôts. Cela recrée de la liqui­di­té. Vous pou­vez même aller un peu plus loin. Vous pou­vez déve­lop­per des appli­ca­tions par smart­phone. Vous pou­vez alors vous rendre dans les com­merces qui doivent eux-mêmes payer des impôts, et pro­po­ser de payer de cette manière ! Il y a déjà des maga­sins qui essaient de pro­po­ser ce type d’échange, en uti­li­sant Apple Pay ou Google Wallet, et nous pour­rions créer notre propre appli­ca­tion gou­ver­ne­men­tale et faire l’expérience ! Voilà un sys­tème de paie­ment paral­lèle, hors du sys­tème ban­caire, qui recrée des degrés de liber­té, des marges de manœuvre.

[Athènes | Stéphane Burlot]

C’est une façon d’externaliser la dette gou­ver­ne­men­tale. Allons encore un peu plus loin : l’État ne vous doit rien, votre compte lié à votre numé­ro fis­cal est un pur concept, mais vide de res­sources. Et là, vous met­tez de l’argent des­sus… pour faire cré­dit à l’État ! Et pour­quoi feriez-vous une chose pareille ? Parce que l’État vous fait une ris­tourne sur votre impôt. Par exemple, au lieu de mettre 1 000 euros à la banque, vous les pla­cez sur votre compte fis­cal, vous les avan­cez à l’État. Vous avez là de l’argent digi­tal, dépo­sé à une date don­née. Et nous pas­sons un accord, selon lequel si vous uti­li­sez cet argent pour payer vos impôts dans un an, l’État applique une décote de 10 % sur ces impôts ! Quelle banque serait capable de vous ver­ser 10 % d’intérêts ? Aucune ! Si vous savez déjà que vous devrez payer 1 000 euros l’année sui­vante, vous avez inté­rêt à suivre ce sys­tème, et l’État déve­loppe une nou­velle capa­ci­té d’emprunt, en dehors des mar­chés, et finance ain­si une par­tie de sa dette ! Imaginez main­te­nant qu’on fasse cela à l’échelle de l’eurozone. Il y aurait non seule­ment la Banque cen­trale, les banques pri­vées mais encore ce sys­tème de paie­ment paral­lèle, poli­ti­que­ment et démo­cra­ti­que­ment contrô­lé. Vous réin­tro­dui­sez quelques degrés de liber­té dans le sys­tème. Si nous avions eu cela au cours des der­niers mois — et j’ai ten­té de le créer —, nous aurions eu bien plus de marge de manœuvre. Encore plus loin.

« Le capi­ta­lisme ne sera plus jamais le même après Internet. Et seule la pers­pec­tive mar­xiste éclaire vrai­ment le monde dans lequel nous vivons. »

Si nous pre­nions exemple sur l’Estonie, nous nous débar­ras­se­rions qua­si­ment de la mon­naie-papier : tout le monde aurait recours à de la mon­naie élec­tro­nique. Et nous uti­li­se­rions soit le sys­tème paral­lèle, soit les cartes ban­caires clas­siques, soit les appli­ca­tions élec­tro­niques : l’Eurogroupe ne pour­rait plus faire jouer son chan­tage parce qu’il ne pour­rait plus fer­mer les banques ! Et même s’il le fai­sait, que se pas­se­rait-il ? Tout le monde conti­nue­rait à payer tout le monde, en uti­li­sant de la mon­naie élec­tro­nique. La seule chose que nous ne pour­rions pas faire, ce sont les échanges entre pays — je ne pour­rais pas venir de Grèce en France et dépen­ser cet argent dans les maga­sins, parce que la Banque cen­trale ne le recon­naî­trait pas. Mais les pays sur­vi­vraient sans cela, et le pou­voir de chan­tage des tech­no­crates non élus serait signi­fi­ca­ti­ve­ment réduit. Je crois à la tech­no­lo­gie, je crois qu’elle peut trans­for­mer l’Europe en un meilleur espace — en ren­for­çant la démocratie.

Vous avez fait savoir que vous étiez un « erra­tic-mar­xist ». Par là, vous enten­diez vous appro­prier cer­tains thèmes et cer­taines réflexions pré­sents chez Marx pour étayer votre vision de l’é­co­no­mie et du capi­ta­lisme. Pourtant, vous avez expli­qué que, durant ces mois de négo­cia­tions, vos argu­ments éco­no­miques pour sor­tir la Grèce de la spi­rale infer­nale de la dette n’é­taient pas enten­dus. N’avez-vous pas sous-esti­mé le rap­port social qu’im­plique le capi­ta­lisme et le fait que des rap­ports de domi­na­tion peuvent se faire jour même au sein d’une union moné­taire — donc entre nations ?

Bien sûr que ce rap­port de domi­na­tion existe. Marx le savait bien. Commençons par là. Ma posi­tion vis-à-vis de Marx, c’est que sans le cadre ana­ly­tique du maté­ria­lisme his­to­rique, je ne com­prends pas le monde dans lequel je vis. C’est pour­quoi je me dis mar­xiste. C’est un for­mi­dable guide pour com­prendre, par exemple, comme l’innovation tech­no­lo­gique entre tou­jours en conflit avec les rela­tions sociales pri­mi­tives de pro­duc­tion. Ces conflits génèrent à leur tour la nou­veau­té, le féo­da­lisme, puis le capi­ta­lisme et l’évolution du capi­ta­lisme lui-même. Le capi­ta­lisme ne sera plus jamais le même après Internet. Et seule la pers­pec­tive mar­xiste éclaire vrai­ment le monde dans lequel nous vivons. Mais ce pro­ces­sus his­to­rique, dia­lec­tique et maté­ria­liste, pour faire sens, doit res­ter indé­ter­mi­né. En termes hégé­liens, quand la thèse et l’antithèse s’opposent, il y a une syn­thèse, mais impré­vi­sible. Vous ne pou­vez pas savoir ce qui arrive avant de le voir arri­ver. Pour moi, l’indétermination est là, cru­ciale, pour tout un ensemble de rai­sons. D’abord, parce qu’elle rend la démo­cra­tie essen­tielle. Si on pou­vait déter­mi­ner le che­min opti­mal avec un ordi­na­teur, on n’aurait plus besoin de la démo­cra­tie, on aurait seule­ment un super-ordi­na­teur qui nous don­ne­rait « la bonne réponse ». L’autre rai­son qui rend l’indétermination vitale, c’est qu’il faut être atten­tif au fait que les mar­xistes ont long­temps cru que l’Histoire pro­dui­rait tou­jours une bonne socié­té… Mais non ! L’Histoire a pro­duit le sta­li­nisme, elle a pro­duit le gou­lag, Pol Pot et, aujourd’hui, on a… l’Eurogroupe, non ? (rires) Elle pro­duit toutes sortes d’horreurs.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Il faut res­ter vigi­lant, parce que cette vision des gau­chistes et des mar­xistes selon laquelle ils seraient tou­jours du bon côté de l’Histoire a été ter­rible. Ne l’oublions pas. Le pire est arri­vé quand les mar­xistes qui croyaient être du bon côté de l’Histoire ont com­men­cé à faire n’importe quoi. Marx influen­çait encore le Parti socia­liste fran­çais en 1983 et, sou­dain, le tour­nant libé­ral de 83 a été per­çu par eux comme la seule chose à faire, avec la même sorte de convic­tion d’être « du bon côté » qu’avait la gauche en 1968. L’Histoire était de leur côté en 1983, et tous ceux qui étaient en désac­cord méri­taient le gou­lag ! La même chose se pro­duit aujourd’hui… Je le vois au sein de Syriza, je le vois par­tout. Les mar­xistes devraient être beau­coup plus « erra­tic ». Ils auraient dû être beau­coup moins confiants au sujet de ce qu’ils croyaient être juste. Le pro­blème a été cet excès de confiance que nous avons eu… et Marx en est en par­tie res­pon­sable. Marx par­lait des lois méca­niques de l’Histoire. Regardez la pen­sée éco­no­mique de Marx : à un moment don­né, il finit blo­qué dans ses propres équa­tions puis il com­mence à croire que la véri­té sor­ti­ra de ses équa­tions. Ça, c’est être déter­mi­niste ! Vous me deman­dez l’avis que j’ai sur tout cela, sur le fait que les négo­cia­tions aient lieu au sein d’un rap­port de domi­na­tion. C’est en fait l’issue inévi­table d’une orga­ni­sa­tion qua­si féo­dale ; la part de domi­na­tion appa­raît. Cela n’est ni une ques­tion de démo­cra­tie, ni même de néo­li­bé­ra­lisme dans l’Eurogroupe.

« Il faut res­ter vigi­lant, parce que cette vision des gau­chistes et des mar­xistes selon laquelle ils seraient tou­jours du bon côté de l’Histoire a été terrible. »

Les gens de gauche ont fait une très grosse erreur en disant : « Les poli­tiques de l’Eurozone sont néo­li­bé­rales ! » Non, elles ne le sont pas ! Elles ne sont d’ailleurs même pas libé­rales. Permettez-moi de vous don­ner des exemples. Un néo­li­bé­ral aux États-Unis ou en Grande-Bretagne serait en faveur d’une réduc­tion des taxes. Alors que les États-Unis réduisent les taux d’imposition, j’ai été contraint de les aug­men­ter de 20 %. Il est évident pour n’importe quel néo­li­bé­ral sérieux que cela n’est pas du tout la solu­tion dans un pays qui ren­contre des pro­blèmes éco­no­miques et où per­sonne ne paie ses impôts ! Vous sou­ve­nez-vous de la courbe de Laffer ? Sans dire que je suis d’accord avec Laffer, l’idée est la sui­vante : si vous vou­lez plus d’impôts, vous devez réduire le taux d’imposition. Ce n’est pas ce qu’ils font en Europe, mais le contraire même ! Un autre exemple : qu’est-ce qu’un authen­tique liber­ta­rien ferait avec une dette impos­sible à rem­bour­ser ? Il dirait : « Défaut de paie­ment. » Faillite, faillite, faillite : faillite des banques, faillite pour les tra­vailleurs, faillite pour tous ceux qui ne peuvent pas payer ! Que dit-on en Europe ? Une dette grecque non rem­bour­sable ? Donnez-leur en plus ! Et aug­men­tez tous les impôts pour don­ner à une dette non rem­bour­sable plus d’argent, plus de prêts. C’est un sys­tème féo­dal dont le but est de s’étendre et d’élargir son pou­voir de domi­na­tion. Même les petits capi­ta­listes vont suivre la ligne du par­ti, qui est plus sovié­tique que la ligne du par­ti sovié­tique lui-même. Ils œuvrent dans leur inté­rêt propre, en ten­tant de déve­lop­per leur pou­voir et les inté­rêts des banques. Les véri­tables capi­ta­listes, ceux qui ont tou­jours vou­lu exploi­ter les tra­vailleurs plu­tôt que de vendre des gad­gets, sont plu­tôt mau­vais à ce jeu-là.

Comment qua­li­fiez-vous ce nou­veau sys­tème, jamais vu aupa­ra­vant, d’austérité, d’augmentation des impôts, d’ajout de dettes ?

Oui ! L’idiotie euro­péenne. Ou, si vous pré­fé­rez, le « futi­lisme » post-moderne européen !

N’avez-vous pas sous-esti­mé la dimen­sion pra­tique du rap­port social qu’implique le capi­ta­lisme dans sa forme bureau­cra­tique ? Les dis­cus­sions de l’Eurogroupe ne sont-elles pas, au fond, que des ins­tances par­ti­cu­lières d’un sys­tème de domi­na­tion géné­rale qui réduit au silence et expulse de la vie sociale et poli­tique les chô­meurs, les tra­vailleurs, les hommes d’État et les intellectuels ?

Je n’ai jamais sous-esti­mé la capa­ci­té des agents des ins­ti­tu­tions et de l’Eurogroupe à être mau­vais, mais mon tra­vail était de res­ter debout devant eux et de par­ler vrai à ces gens qui détiennent le pou­voir, de repré­sen­ter les élec­teurs qui m’ont don­né le man­dat sui­vant, qui est très simple : « Dites-leur que nous n’allons pas faire un nou­vel emprunt qui s’ajoutera à notre dette déjà impos­sible à rem­bour­ser avec en plus la condi­tion de dimi­nuer nos reve­nus. » C’est ce que j’ai fait, et c’était génial ! (rires)

[Athènes | Stéphane Burlot]

Stathis Kouvélakis, dans un entre­tien que nous avons fait avec lui, a expli­qué que « la peur du Grexit est étran­gère à la ratio­na­li­té éco­no­mique ». Dans la mesure où vous vous affir­mez mar­xiste, pour­quoi, face à l’échec des négo­cia­tions, avoir conti­nué sur la voie de la réforme ?

Je pense qu’il est tota­le­ment faux de dire que la peur liée au Grexit n’est pas légi­time. Je vous donne un exemple : que se passe-t-il quand vos banques ferment, que 85 % de vos retrai­tés n’ont plus accès à leur épargne et que les banques n’ouvrent que pour dis­tri­buer 60 euros à ces gens qui font la queue pen­dant des heures ? Si nous avions été plus loin dans la confron­ta­tion avec l’Union euro­péenne — ce que je sug­gé­rais de faire —, la situa­tion qui serait adve­nue, dans toute son hor­reur, aurait été très dif­fi­cile à décrire. Nous n’avons pas une mon­naie natio­nale que nous aurions pu déva­luer, mais une mon­naie étran­gère. Si on nous excluait de cette mon­naie étran­gère, il nous fau­drait un an pour en créer une nou­velle. Que se pas­se­rait-il au cours de cette année ? Vous pau­pé­ri­sez un autre mil­lion ou deux de per­sonnes, dont cer­tains seraient morts, comme les retrai­tés des vil­lages — sans aucun accès à l’argent, ils seraient morts. Nous dire que nous avons suc­com­bé à une peur irra­tion­nelle avec le Grexit est d’une grande insen­si­bi­li­té. Ceux qui disent cela, soit n’ont pas réflé­chi, soit ont un autre agenda !

« Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez, la gauche en Grèce a tou­jours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme contre l’oligarchie que nous avons besoin. »

Pourquoi avons-nous « suc­com­bé » à l’idéologie réfor­miste ? Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez, la gauche en Grèce a tou­jours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme contre l’oligarchie que nous avons besoin. La ques­tion est alors : les­quelles ? Nous étions les seuls à vou­loir des réformes, la Troïka n’a jamais été inté­res­sée par cela. Elle parle d’augmenter la TVA à 23 % en pen­sant que c’est une réforme. Elle pense que réduire les pen­sions à rien est une réforme. Rien de tout cela n’est une réforme. C’est comme de dire que de cou­per la tête à un patient est une réforme ! Soit, le pro­blème dis­pa­raît et le patient est sta­bi­li­sé, sta­bi­li­sé pour tou­jours d’ailleurs… mais ce n’est pas une réforme. Une réforme néces­site une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale, mais nous étions les seuls à la vouloir.

Mais Marx reven­di­quait le ren­ver­se­ment violent de la socié­té bour­geoise. Il décri­vait ain­si la social-démo­cra­tie : « Une coa­li­tion entre petits-bour­geois et ouvriers […] enle­va aux reven­di­ca­tions sociales du pro­lé­ta­riat leur pointe révo­lu­tion­naire et […] leur don­na une tour­nure démo­cra­tique. On enle­va aux reven­di­ca­tions démo­cra­tiques de la petite-bour­geoi­sie leur forme pure­ment poli­tique et on fit res­sor­tir leur pointe socia­liste. C’est ain­si que fut créée la social-démo­cra­tie» N’avez-vous, fina­le­ment, pas été un ministre plus key­né­sien que marxiste ?

Je n’ai pas été par­ti­cu­liè­re­ment key­né­sien. Les choses vont si mal en Europe que ce que j’ai ame­né à l’Eurogroupe, c’est le plan d’un avo­cat spé­cia­li­sé dans les faillites, ou d’un ban­quier de Wall Street. En leur disant : « Nous devons restruc­tu­rer cette dette parce que nous ne pou­vons la rem­bour­ser, et vous obtien­drez plus d’argent si nous la restruc­tu­rons. Aussi nous devons réfor­mer la Grèce pour réduire son inef­fi­ca­ci­té », je n’étais pas key­né­sien. Mais ils n’ont rien vou­lu entendre de cela. Revenons à Marx. La gauche du XXe siècle a été vain­cue sans réserve, et irré­ver­si­ble­ment. Si j’avais vécu au début du XXe siècle, j’aurais aus­si été contre la social-démo­cra­tie, et j’aurais été pour la Troisième Internationale, et non la deuxième. Mais ce qui s’est pas­sé fina­le­ment, c’est que nous avons créé le gou­lag, et qu’au lieu d’aller vers le socia­lisme lors de la chute du Rideau de fer, nous nous sommes rési­gnés à en sor­tir. Nous devons être très modestes à ce sujet. Cela a été un très grand échec pour les forces de gauche. Maintenant, nous sommes mis en échec dans un autre domaine.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Si vous vous ren­dez à Bombay, Calcutta, Accra, ou dans une ville pauvre de Chine, et si vous par­lez avec des jeunes de 18 ou 19 ans qui ne sont pas des enfants de riches mais des jeunes qui luttent pour sur­vivre, ils n’en ont rien à faire du 18 Brumaire de Louis Bonaparte [de Marx], ils se fichent même de vous et moi ! Ce qu’ils veulent, c’est créer une appli­ca­tion pour smart­phone qui leur per­met­tra d’aller vivre dans la Silicon Valley et de se faire de l’argent, et cela sera tant que la gauche ne sau­ra pas leur par­ler de leurs pré­oc­cu­pa­tions. Tant que nous ne sau­rons pas for­mu­ler les pro­blé­ma­tiques des nou­velles formes d’exploitation capi­ta­liste créées dans la Silicon Valley où les gens tra­vaillent 24 heures par jour, pen­dant que des grandes entre­prises ou des start-ups à suc­cès exploitent leur tra­vail, leurs idées, leurs contri­bu­tions, pour que cer­tains d’entre eux deviennent mil­lion­naires et puissent exploi­ter les autres. Tant que nous ne sau­rons pas par­ler de cela, ou des retrai­tés qui se retrouvent avec leurs reve­nus sus­pen­dus, ou du défi­cit démo­cra­tique ou encore de la futi­li­té post-moderne, nous serons vain­cus. Il ne s’agit pas de pour­suivre les débats théo­riques sur la Seconde Internationale !

Selon l’ordolibéralisme, l’école autri­chienne et son repré­sen­tant Friedrich Von Hayek, un libé­ra­lisme ins­ti­tu­tion­na­li­sé entre des nations avec des struc­tures éco­no­miques hété­ro­gènes détruit toute sou­ve­rai­ne­té éta­tique sur son éco­no­mie. Pensez-vous qu’il est impor­tant, mais sur­tout pos­sible, pour nos États de retrou­ver leur sou­ve­rai­ne­té éco­no­mique à l’intérieur d’une Union construite sur de tels principes ?

« Si nous vou­lions uni­fier et créer un peuple sou­ve­rain euro­péen, alors je serais tout à fait pour. Je suis un internationaliste. »

Je pense que nous devons main­te­nir la sou­ve­rai­ne­té du peuple, et, en inter­na­tio­na­listes, essayer de l’étendre, bien sûr. Je ne me bats pas pour main­te­nir exclu­si­ve­ment la sou­ve­rai­ne­té natio­nale grecque, mais je ne veux pas l’abandonner non plus contre rien en échange. Si nous vou­lions uni­fier et créer un peuple sou­ve­rain euro­péen, alors je serais tout à fait pour. Je suis un inter­na­tio­na­liste. Nous pou­vons avoir un mou­ve­ment inter­na­tio­nal sou­ve­rain. Il n’y a pas de doute que la glo­ba­li­sa­tion détruit la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, et ne la rem­place par aucune sorte de sou­ve­rai­ne­té alter­na­tive : les seuls à demeu­rer sou­ve­rains sont les capi­ta­listes. Certains sont ravis de cet état de fait ; je n’en suis pas.

Avez-vous des idées concer­nant la manière de créer cette impul­sion pour une sou­ve­rai­ne­té glo­bale, contre le pou­voir des ins­ti­tu­tions capitalistes ?

En termes très concrets, c’est ce que je fais ici, en venant en France. Ce que nous allons faire — aller en Espagne, en Angleterre, en Irlande, etc. — sera d’étendre les limites de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire au niveau euro­péen, de lut­ter contre le TAFTA et plu­sieurs trai­tés secrets acquis aux mul­ti­na­tio­nales. Tout cela fait par­tie du projet.

Le poète liber­taire Yannis Youlountas parle d’un glis­se­ment du lan­gage tenu par Syriza depuis son acces­sion au pou­voir, pas­sé d’un dis­cours défen­dant les plus faibles à un dis­cours sur l’u­ni­té natio­nale, amal­ga­mant de fait tous les Grecs contre les « ins­ti­tu­tions ». Selon lui, ce dis­cours « sou­ve­rai­niste-natio­nal » a ins­tal­lé Tsípras comme chef d’État, au détri­ment de sa gauche et des mou­ve­ments sociaux. Votre regard là-dessus ?

Je ne suis pas d’accord. Quand vous êtes en train de com­battre pour défendre votre peuple, c’est une guerre patrio­tique, et non une guerre natio­na­liste. Il y a eu un mou­ve­ment social, une cam­pagne popu­laire. Nous n’utilisions jamais le mot « natio­nal » au sein de Syriza. Nous appe­lons notre gou­ver­ne­ment « le gou­ver­ne­ment de salut social », et non « de salut natio­nal ». Par consé­quent, je n’accepte pas les pré­misses de cette question.

[Athènes | Stéphane Burlot]

Certains affirment que la nation est le seul corps ter­ri­to­rial où la sou­ve­rai­ne­té popu­laire peut actuel­le­ment s’exercer, puisque « le peuple euro­péen » ou « le peuple mon­dial » et leurs sou­ve­rai­ne­tés res­pec­tives n’existent pas encore, et que pour qu’existe une sou­ve­rai­ne­té popu­laire, il faut néces­sai­re­ment un ter­ri­toire où elle fonc­tionne en termes pra­tiques. Qu’en pensez-vous ?

Je rejette cette affir­ma­tion de toutes mes forces. Totalement. C’est une conver­sa­tion que j’ai eu avec un ami anglais, car c’est une posi­tion typi­que­ment bri­tan­nique que celle selon laquelle on ne peut pas avoir de sou­ve­rai­ne­té si elle n’est pas fon­dée sur une échelle natio­nale. C’est la vision d’Edmund Burke, du Parti conser­va­teur. Et pour­tant j’ai de très bons amis dans le Parti conser­va­teur. C’est un argu­ment constant, et j’essaie de poin­ter la grande incon­grui­té de leur posi­tion. Je leur dis : « Dans ce cas, vous me dites que les Écossais ne sont pas une nation ! Car vous ne pou­vez pas d’un côté être contre l’indépendance écos­saise et, en même temps, croire que la sou­ve­rai­ne­té ne s’applique qu’à un niveau natio­nal. » La Grèce a été un ter­ri­toire mul­ti­na­tio­nal et mul­tieth­nique au début du XXe siècle. Il y a eu une sup­pres­sion de nom­breuses iden­ti­tés pour créer l’État-nation. Eh bien, si nous avons réus­si avec toutes ces dif­fé­rentes iden­ti­tés, eth­nies, natio­na­li­tés à for­mer l’entité natio­nale grecque, pour­quoi ne pour­rions-nous pas le faire plus lar­ge­ment ? Donc non, je n’accepte pas cette allégation.

Et, donc, les reven­di­ca­tions de cer­taines régions qui sou­haitent obte­nir leur indé­pen­dance, comme la Catalogne en Espagne, sont-elles légi­times à vos yeux ?

« À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street, qu’elle conduit à l’éclatement d’unions moné­taires et que la gauche échoue à trou­ver sa place, les nazis se portent bien. »

Ce que je dis ne signi­fie pas que je suis contre l’indépendance. Car je crois dans le droit à l’auto-détermination. Si vous vivez à Barcelone et que vous sen­tez effec­ti­ve­ment que vous êtes colo­ni­sé, alors l’internationalisme ne veut pas dire que vous accep­tez la colo­ni­sa­tion. En même temps, cela ne veut pas dire que nous ne pou­vons pas avoir une Union euro­péenne dans laquelle Catalans, Madrilènes, Grecs, Français, et même Britanniques, peuvent faire par­tie du même mag­ma qui donne nais­sance à une nou­velle iden­ti­té, une iden­ti­té euro­péenne et une nou­velle souveraineté.

Zoé Konstantopoulou et vous êtes tou­jours res­tés fidèles à votre dis­cours anti-aus­té­ri­taire. La démis­sion de Tsípras et la convo­ca­tion de nou­velles élec­tions seront-elles l’occasion de voir por­té un nou­veau pro­jet poli­tique de gauche plus radi­cal, dans lequel vous serez par­tie prenante ?

Je l’espère. Et j’espère que cela dépas­se­ra lar­ge­ment l’Unité popu­laire de mon ami Panagiotis Lafazanis, Zoé et moi. Pour l’instant je ne pense pas que cette élec­tion puisse faire émer­ger une majo­ri­té en faveur d’un chan­ge­ment poli­tique signi­fi­ca­tif, et cela me cause énor­mé­ment de tris­tesse. Je sou­haite la meilleure réus­site à Unité Populaire. Cependant, je ne suis pas tou­jours d’accord avec sa ligne. Nous avons beau­coup en com­mun, nos pré­oc­cu­pa­tions, nos pra­tiques, nos idées et idéo­lo­gies, mais je main­tiens qu’ils ont une ten­dance à l’isolationnisme, une ten­dance à faire de la drachme un objec­tif au lieu d’un ins­tru­ment. De plus il leur manque de ce qui est à mon sens cru­cial, la rai­son même de ma pré­sence ici : ce besoin infi­ni­ment pro­fond, ce sen­ti­ment, cette émo­tion, cette néces­si­té poli­tique de se coa­li­ser et de s’associer avec le reste de l’Europe… c’est mon sen­ti­ment. Pour cela, je ne pense pas pou­voir les rejoindre.

Craignez-vous un retour en force de l’extrême droite ?

Bien sûr. À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street, qu’elle conduit à l’éclatement d’unions moné­taires — comme l’étalon-or dans les années 1930 ou l’euro main­te­nant — et que la gauche échoue à trou­ver sa place, les nazis se portent bien.

Même dans un pays fort d’une puis­sante tra­di­tion de résis­tance de gauche, comme la Grèce ?

Pensez à un pays doté dans les années 1920 d’une forte tra­di­tion de gauche… l’Allemagne.


Entretien tra­duit de l’an­glais par Adeline Baldacchino, Alexis Gales, Cihan Gunes, Dimitri Courant, Jules Girard, Julien Chanet et Sarah Kilani.

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