Entretien inédit pour le site de Ballast
VII roule sa bosse, depuis 1995, dans les marges de la scène hip-hop hexagonale. Discret mais combatif, volontairement en retrait de l’industrie du disque et du « rap game », l’artiste jure gratter le papier comme si ses pages « avaient de l’eczéma » et ne rêve, rien moins, de « casser la bouche de ceux qui nous gouvernent ». De l’esthétique macabre de ses premières années à son engagement socialiste, les années passent mais le pouvoir ne change pas, assure l’indépendantiste basque qu’il est, bientôt dix albums solo au compteur.
Nouveau président, même système : ça vous inspire quoi ?
J’ai trouvé Hollande lamentable, à tous points de vue. Macron, c’est la continuité de la politique d’Hollande, avec cette fois-ci l’ultra-libéralisme assumé d’entrée de jeu. On a fait des manifs contre la loi El Khomri : nous étions nombreux mais ça n’a pas fait bouger le gouvernement d’un millimètre. Je m’attendais à cinq ans catastrophiques mais ça a été au-delà de ce que j’avais pu imaginer… Avec Macron, cela promet d’être pire — ce sera de la politique faite par et pour les riches.
La sortie de l’album Éloge de l’ombre, en 2015, a semblé marquer un tournant, abordant plus encore des sujets politiques.
Le premier morceau vraiment engagé que j’ai sorti, c’était en 2010, avec « La mort d’un monde ». Depuis, j’en ai fait pas mal d’autres ; néanmoins, c’est vrai qu’Éloge de l’ombre est le plus politique de mes albums pour le moment. Ça s’est fait naturellement, sans trop conceptualiser la chose. J’évite de tomber dans le rap moralisateur ; j’éprouve juste ce besoin de parler de ce qui m’intéresse, de ce qui me fait vibrer. Je suis quelqu’un de très obsessionnel : du jour au lendemain, je peux me passionner pour un sujet et, à ce moment-là, je vais passer des mois ou des années à faire des recherches sur ce sujet. C’est très important pour moi de garder intacte cette curiosité. C’est ce qu’il y a de génial dans le rap : si demain je me passionne pour l’astronomie, par exemple, je pourrais développer tout un univers autour et le faire partager aux gens à travers mes projets. Je ressens alors une grande motivation — tout le reste est une question d’imagination et d’organisation.
En tant que basque, vous êtes très lié à la cause indépendantiste — songeons au morceau « Lit de mort ». Comment gérez-vous la tension entre autonomie émancipatrice et lutte identitaire ?
« Notre pays est divisé en deux par une frontière artificielle que nous ne reconnaissons pas. Nous sommes les Indiens de l’Europe, des indigènes. »
Beaucoup de Basques ne sont pas favorables à l’indépendance. Ils se sentent tout aussi basques que français ou espagnols. Ce n’est pas mon cas : je ne perçois pas le Pays basque comme une région française mais comme un pays sous domination coloniale. Il existe plusieurs formes d’abertzalisme — il s’agit du mouvement de revendication de l’identité basque : ceux qui se définissent de gauche et d’autres plutôt de centre droit, comme le Parti nationaliste basque, dans la tradition de Sabino Arana. Nous sommes un peuple qui a cinq mille ans et, malgré une tentative permanente de nous assimiler, nous sommes toujours autant attachés à notre identité. Notre pays est divisé en deux par une frontière artificielle que nous ne reconnaissons pas. La Révolution française a abouti à une République jacobine et chauvine, qui a opté pour une répression systématique vis-à-vis de notre langue. Par la brimade et l’humiliation, l’école française l’a considérablement affaiblie, cette langue, la plus ancienne d’Europe. Nous sommes les Indiens de l’Europe, des indigènes ; je trouve ce concept très important pour comprendre qui nous sommes historiquement. Dès les années 1970, la France a collaboré avec l’Espagne dans la répression contre les militants basques. Notre histoire politique, ce sont les réfugiés, les déportés, les assassinats du GAL, la torture (9 600 cas recensés) et les prisonniers politiques (742 en 2009 et encore 368 aujourd’hui). Être abertzale, c’est être patriote — un patriotisme sans rapport avec le patriotisme français puisque nous sommes, par exemple, favorables à l’accueil des réfugiés. Nous sommes de tradition antifasciste et pour une révolution socialiste. Je schématise, bien sûr, mais, comme vous le voyez, nous sommes aux antipodes des conceptions patriotiques françaises ou espagnoles d’extrême droite. Sur un plan plus personnel, ma famille maternelle a toujours vécu au Pays basque — du coté de mon père, ils sont originaires d’Haïti, un pays qui a lui aussi une histoire intéressante et riche : la révolution haïtienne constitue la première révolte abouti d’esclaves et a permis de promulguer la première république noire, faisant ainsi perdre à la France sa colonie la plus prospère.
Où en est Rap and Revenge, votre label ?
Actuellement, c’est un label indépendant qui ne travaille que sur mes albums. On n’est plus que trois à vraiment travailler pour le label : on a plusieurs fois tenté l’expérience de lancer d’autres groupes, mais c’est toujours tombé à plat… On reste concentrés sur l’essentiel. Ce qui ne veut pas dire qu’à l’avenir on ne travaillera pas avec de nouveaux artistes mais, pour l’instant, on a trouvé un équilibre qui nous convient. La politique du label reste toujours la même : 100 % indé, pas de distribution en magasins, on vend tout sur notre boutique en ligne. Le label a bonne réputation dans l’underground et on tient à ce que ça ne change pas.
« La chaleur des spots comme ennemi juré », peut-on vous entendre dire dans « Le masque de nô ». C’est un doigt d’honneur à la starification ?
C’est surtout ma personnalité : je n’aime pas me montrer, je préfère rester discret. Je ne suis pas très bavard ; en général, je préfère écouter. C’est paradoxal puisque, pour vendre ma musique, je suis dans l’obligation de me mettre un minimum en lumière. Pour travailler bien, mieux vaut être dans sa bulle, s’isoler pour se concentrer. Les gens peuvent me trouver distant — c’est volontaire, je m’impose une certaine solitude pour pouvoir continuer à faire de la bonne musique. J’en connais qui écrivent leurs textes sur le moment, en studio, entourés de dix personnes… Moi, ça se passe dans une pièce, seul face à une feuille. Par exemple, le morceau « Le coin de ma rue me suffit » traite en grande partie de mon refus de surexposition, de mon besoin d’indépendance et de ma volonté de rester fidèle à moi-même.
Pensez-vous revenir un jour à vos premiers amours : le « gore », l’occultisme, les films d’horreur ?
« C’est paradoxal puisque, pour vendre ma musique, je suis dans l’obligation de me mettre un minimum en lumière. »
Non. C’est rapidement devenu répétitif : j’ai usé le concept à son maximum, avec au moins sept albums autour de ces thématiques pour sujets principaux. Je sais que certains attendent que je ressorte des morceaux de ce genre mais je n’ai jamais fait de la musique en fonction de ce qu’attendaient les gens. Au départ, quand les gens ont entendu mes morceaux, ils étaient choqués, hallucinés — ils n’avaient jamais rien vu dans ce style. C’était nouveau et ça ne laissait personne indifférent. Depuis, pas mal de monde s’y est mis. Des gens avec qui je n’ai pas de points communs : l’horrorcore de type Juggalo ou Insane Clown Posse, j’ai toujours détesté ça. En plus, j’ai quand même un point de vue critique sur ma discographie ; certains albums, avec du recul, ont moins d’intérêt que d’autres. J’ai toujours insisté sur le fait qu’il ne fallait pas prendre ma musique au premier degré, qu’il était important de faire preuve d’une certaine distance, d’imagination, qu’il fallait faire l’effort d’entrer dans le délire !
Vous continuez à réaliser vos propres beats ?
Non, plus vraiment. La plupart des beats de mes albums sont travaillés à deux, avec DJ Monark. Je coproduis quasiment tous les instrumentaux mais je lui laisse le gros du travail, pour me concentrer sur le texte, le rap, le concept, etc. J’ai longtemps fait des beats, depuis 1998, et ma première MPC. Un bon beat, c’est essentiel ! En rap tu peux être super bon, mais si tu poses sur des beats nazes, on va zapper tes albums sans se pencher sur le reste. Le fond est aussi essentiel que la forme.
Qu’est-ce que le rap arrive encore à nous dire, en 2017 ?
Très franchement, je découvre régulièrement des albums de rap très intéressants sur le plan technique, mais je suis rarement remué par le fond du message. Je trouve que, de manière générale, ça manque d’imagination. Le rap pourrait nous emmener bien plus loin : ça reste très timide au niveau des thématiques.
Et le métal, dont vous êtes un amateur assumé ?
C’est une musique extrême, radicalement différente, beaucoup moins facile d’accès, avec des codes beaucoup plus complexes. Le métal d’aujourd’hui est de plus en plus technique, de plus en plus poussé — c’est une bonne chose ; ça évolue dans un sens logique. Il y a énormément de sorties de qualité mais je n’ai pas le temps de tout écouter. La virtuosité m’a toujours fasciné dans ce style-là. A contrario, j’aime le rap pour son accessibilité : on peut faire de grandes choses avec trois fois rien.
Dans vos textes, vous « saluez » des figures du socialisme, de Louise Michel à Rosa Luxemburg, de Lénine à George Ibrahim Abdallah… Où vous situez-vous politiquement : plutôt noir, plutôt rouge ?
À la fois rouge et noir : communiste libertaire, et surtout militant anticolonial. Je pense que c’est ce qui me définit le mieux. Je me sens héritier de la pensée de Frantz Fanon. Ça ne veut absolument pas dire que je suis sur la même ligne que tous les libertaires et les communistes que je croise. Il y a beaucoup de combats importants : le féminisme, la lutte contre l’homophobie ou l’islamophobie, le combat anti-carcéral, l’éducation… J’essaie de travailler sur tout ceci à la fois. De rester dans une logique humaniste et progressiste — ce ne sont pas des gros mots… Ça m’amène petit à petit à me pencher sur d’autres questions, comme la condition animale ou le rapport à la nature, par exemple.
Où en est, justement, votre réflexion sur la condition animale ?
C’est une question très vaste. Je pars du principe qu’on maltraite les animaux car nous avons établi un système de hiérarchie entre eux et nous (et même une hiérarchie entre les animaux eux-mêmes). Plus un système est intelligent, plus il prend en compte le bien-être des êtres vivants, qu’ils soient humains ou non. La violence faite aux animaux est souvent en rapport avec l’économie : il s’agit de produire toujours plus et toujours plus vite, de faire consommer au maximum pour accroître les bénéfices… Cette logique nous entraîne, de surcroît, vers un désastre écologique. C’est intéressant de constater que certaines cultures, que l’on considère plus primitives, sont en fait les plus évoluées sur les questions écologiques et animales.
« C’était parfois la zone, on avait pas la somme, c’était pas Germinal, juste un peu monotone » : vous vous livrez parfois sur votre enfance… mais seulement par touches !
« À la fois rouge et noir : communiste libertaire, et surtout militant anticolonial. Je me sens héritier de la pensée de Fanon. »
Ce n’est jamais facile d’en parler : l’enfance est un thème toujours intéressant à traiter mais il t’oblige parfois à te confier sans pudeur. Je n’aime pas tellement ça. Au fond, ça ne regarde que moi. J’ai grandi dans un milieu un peu marginal, seulement avec ma mère et ma grand-mère ; j’ai dû croiser mon père quatre ou cinq fois, pas plus. J’étais un gamin plutôt livré à lui-même, qui faisait un peu ce qu’il voulait — ça avait ses bons et ses mauvais côtés. Malgré une scolarité totalement chaotique, je garde un excellent souvenir de mon enfance. Ma grand-mère y est pour beaucoup. J’ai à mon tour un enfant, c’est la chose la plus précieuse au monde : je lui consacre beaucoup de temps et d’attention, je donne mon maximum. Le rap m’a permis de pouvoir aménager mon temps à ma convenance, me permettant de voir grandir ma fille — ça n’a pas de prix !
Les matins sous la lune sera-t-il dans la continuité du précédent album ou allez-vous opérer une rupture, textuelle ou instrumentale ?
Ce sera la suite logique d’Éloge de l’ombre. Cet album a un côté peut-être plus spontané. J’ai bossé sur quelques morceaux assez jazzy, même si ça reste du rap très sombre. Je m’attaque à quelques thèmes rarement développés dans le rap, mais je ne peux pas vraiment en dire plus… J’aime garder un effet de surprise avant la sortie d’un album. Je sais par avance que certains featurings vont faire plaisir à beaucoup de ceux qui me suivent depuis longtemps — mes albums sont meilleurs à chaque sortie et, par conséquent, celui-ci est plus abouti que le précédent !
La violence physique semble travailler votre écriture. Est-ce une façon d’extérioriser ou bien estimez-vous qu’elle fait partie des outils à notre disposition pour lutter ?
Franchement, je ne sais pas. Je suis de plus en plus partagé à ce sujet. L’autodéfense a un sens, la lutte armée parfois, aussi… Mais j’ai bien conscience qu’en face de nous il y a un État qui souhaite le monopole de la violence et n’hésite pas à en user à la moindre occasion. Dans ces cas-là, tu es obligé de réfléchir de manière plus subtile, sinon tu vas droit dans le mur. Et même en dehors de la question de la violence politique, la violence de manière générale est une chose terriblement dérangeante. J’ai longtemps fait de la boxe et du krav-maga ; j’en faisais quatorze heures par semaine à une époque. Mais je n’ai jamais perçu ça comme de la violence, plutôt comme une sorte de travail sur soi. Mais lorsque je navigue sur Internet, je vois de la violence absolument partout : c’est terrifiant. On regarde cela comme si c’était des films gores, comme si on s’écoutait un album de Cannibal Corpse ! Mais ce n’est pas un délire, il s’agit de la réalité et la violence dans la vie n’a absolument jamais rien d’intéressant.
En bref, comment devient-on VII ?
En bossant beaucoup, en étant maniaque, insomniaque et un peu parano. Mais surtout en s’intéressant au monde… Il y a sûrement des types avec un meilleur niveau, mais je rapperai encore quand j’aurai soixante piges ; c’est ça, ma force !
REBONDS
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