Entretien inédit pour le site de Ballast
Il écrit le ras-le-bol quotidien, raconte le travail à l’usine, cause miel ou cru et lance du Césaire muni d’un mégaphone. Il : Marc Nammour. Plume et voix de La Canaille — groupe de rap (trois albums au compteur) dont le nom n’est rien d’autre qu’un hommage à la Commune de Paris. « Et nous ! Nous les bâtards, les rebuts et les déchets / Nous danserons autour du grand bûcher de vos rêves déchus ». Nammour, rappeur et poète, brouille les lignes — des guitares saturées aux samples, du oud syrien aux beats de hip hop — pour mieux tracer la sienne, celle d’un horizon révolutionnaire qui tarde à venir. Nous le retrouvons dans un café de Montreuil, en Seine-Saint-Denis.
Vous êtes parti du Liban à l’âge de huit ans et c’est la première fois, avec le projet « Interzone extended », que vous l’évoquez. De quelle manière vos souvenirs ont-ils nourri votre écriture ?
Je ne les avais jamais mis en avant. J’avais jusqu’ici plutôt eu envie de rassembler que d’évoquer des choses trop personnelles. Mais ce projet tenait musicalement à se situer entre l’Orient et l’Occident ; c’était l’occasion, avec ce pont musical, de parler de mes origines. Vous faites référence à un long texte en prose qui s’appelle « La nuit est sombre », où je mélange l’arabe et le français et évoque des textes centraux de la poésie engagée du Moyen-Orient — comme Mahmoud Darwich. La langue poétique y est celle de l’émancipation pure. De huit à dix-huit ans, je suis retourné au Liban au moins une fois par an. Par la suite, quand il m’a fallu payer les billets, beaucoup moins ! J’ai le souvenir d’un pays qui a connu la guerre, qui n’a même connu que ça, et d’un pays de paradoxes. Le Liban, c’est une extrême richesse juxtaposée à une extrême pauvreté ; on voit des murs s’ériger de plus en plus entre les communautés. Dans le sud, le Liban reste encore ce qu’il a toujours été, en terme d’identité, contrairement au nord, très américanisé, où les femmes ont toutes la même bouche, les mêmes seins et le même nez refaits — ce Liban-là ne m’intéresse pas. Et je l’ai vu évoluer au fil des ans. Des souvenirs, j’en ai plein, mais c’est bien sûr la guerre qui m’a le plus marqué. De vivre à couvert et de voir la vie reprendre son cours pendant les accalmies… J’ai en tête des images perforées de partout, avec les habitants qui continuent d’y vivre. Il n’y a plus d’eau courante ni d’électricité. Tu vois des gens qui font la manche, cul-de-jatte, à cause des obus, et d’autres qui roulent avec la dernière Lexus car la guerre enrichit aussi certains. En fait, ce pays me rend triste. Chaque fois que j’y retourne, je suis… (il marque une pause) J’ai un pincement au cœur, je me dis qu’il n’y a pas d’espoir. Je trouve la situation actuelle pire encore qu’en 1975, du temps du déclenchement de la guerre. Mais la jeunesse a tellement de choses à dire que la production artistique libanaise est passionnante : en théâtre, en photographie, en poésie, en sérigraphie. Là, il y a de l’espoir. Mais au quotidien, c’est dur.
Le premier album de La Canaille, paru en 2009, était très marqué par l’Orient, musicalement — contrairement aux deux suivants.
« Tu te pensais à l’abri des obus, tu songeais seulement à élever le mieux possible ta famille, et tu te retrouves encore à te battre. »
C’est une affaire de rencontres humaines. La première formation de La Canaille comptait Marc Barnaud, un guitariste qui avait baigné dans cette culture et en maîtrisait une dizaine d’instruments. Ce n’était pas un choix ; je ne m’étais pas dit qu’on allait faire un album à la croisée du rock, du rap, de l’électro et des sonorités orientales. Mais on ne voulait pas se répéter ; il faut évoluer, prendre d’autres directions, se surprendre, creuser. Je me sens toujours en recherche.
Un de vos textes fait état de « la détresse de l’exilé ». Quand le dramaturge Wajdi Mouawad dit « Nous étions totalement défigurés par cette guerre, par cet exil. C’est peut-être la grande illusion des civils : croire que, parce que vous avez quitté un lieu en guerre pour un lieu en paix, vous êtes sain et sauf », ça vous parle ?
Eh oui ! Eh oui… Tu quittes un pays en guerre pour arriver dans un autre dont tu ne connais rien : ni les codes, ni les modes d’organisation. Tu te retrouves face à une autre guerre, qui est celle de l’intégration. Ce qui se produit souvent, dans ces cas-là, c’est qu’il y a désintégration de l’identité des immigrés : on rase les murs ; c’est l’instinct de survie. C’est une guerre que tu n’anticipais pas ; tu te pensais à l’abri des obus, tu songeais seulement à élever le mieux possible ta famille, et tu te retrouves encore à te battre. Ma famille était de Beyrouth, classe moyenne modeste et maronite — c’est-à-dire chrétienne. On est arrivés dans le Jura car l’ami d’un ami d’un ami était le maire de Saint-Claude, une petite bourgade de la région. Et l’usine nous a directement ouvert les bras. Mon grand-père était comédien, au Liban. C’est la seule personne qui avait la fibre artistique : il m’a donné le goût de la langue, du jeu. Il s’occupait d’une revue satirique politique connue. Mais en France, il lui a fallu repartir à zéro, évidemment, puisqu’il n’avait aucun diplôme. J’ai donc grandi dans un milieu ouvrier — même si ma famille ne venait pas de là. Tout le monde en logements sociaux et à l’usine ! C’est une guerre intime, aussi, qui touche à la quête d’identité des enfants d’immigrés : je n’en veux absolument pas à mes parents, mais pour que je puisse m’intégrer totalement, ils ne me parlaient plus qu’en français, à la maison, et m’ont même appelé Marc quand ils ont compris que la guerre allait durer et qu’ils devraient partir. Cette identité est niée pendant des années mais, un jour, elle te revient dans la gueule : depuis cinq ans, elle me travaille. Surtout qu’elle s’entrechoque avec le climat politique actuel : la montée du Front national, les débats autour de l’identité nationale, etc. On te force à te situer. On te demande d’où tu es et qui tu es. L’identité n’était pas un questionnement central chez moi mais la société pousse désormais à te positionner.
Sans même parler de votre titre « Ni Dieu ni maître », on devine, à vos textes, que la religion occupe une place importante de votre réflexion.
Elle a bousillé le Liban. Elle continue de le faire. Quand la religion et la politique se mélangent, ça donne une boucherie. Les communautés se détestent et ne savent pas vivre entre elles : ça fait trois ans qu’il n’y a plus de président car personne n’arrive à s’accorder sur sa confession. Ça fait sept mois que les rues croulent sous les poubelles ! Même les poubelles sont confessionnelles ! Les chrétiens ne veulent pas de celles des musulmans, les sunnites celles des chiites… Tout le Liban est recouvert d’ordures et la jeunesse manifeste. Quand il pleut, c’est une horreur. C’est du délire. Les jeunes doivent se cacher pour avoir des relations sexuelles. La population étouffe sous le poids de la religion. Tout ça n’a fait que renforcer le dégoût que je ressens à l’endroit de la religion. Ma famille est très religieuse : au Liban, choisis ton camp, musulman ou chrétien, et tu y es jusqu’au cou. Il n’y a pas d’athées. J’ai donc eu Dieu au biberon. C’est plus tard, bien plus tard, en rencontrant des gens appartenant à la gauche radicale que j’ai enfin pu prendre du recul et réfléchir par moi-même. J’ai grandi dans une cité ouvrière, j’étais pris d’une colère qu’il m’était encore difficile d’expliquer : tous les immigrés étaient parqués au même endroit et le seul rapport extérieur à la cité, c’étaient les bus qui emmenaient les travailleurs pour le 3 x 8. C’est par là que je me suis intéressé à la politique. Et j’ai découvert des gens et des livres qui ont bousculé le seul modèle que j’avais connu — constitué du Paradis, de l’Enfer et du Purgatoire. La fable religieuse ne pesait plus grand-chose à l’arrivée ! La religion est un processus de réduction. Toujours. Les pauvres en prennent plein la tronche et on tente de les calmer avec du pain béni. Dire que les derniers seront les premiers est la plus grande carotte jamais inventée.
Mais que faites-vous des mouvements sociaux qui s’appuient sur la religion — comme la théologie de la Libération, Martin Luther King, etc. ?
J’ai de la sympathie pour le personnage de Martin Luther King, dans le sens où il a œuvré pour l’émancipation du peuple noir américain. Mais je n’oublie pas que c’est avant tout un pasteur, et, idéologiquement, ça me pose quand même un problème de fond. On ment aux pauvres, aux opprimés. Quand je vois un prêtre, un imam ou un rabbin, je vois un homme qui officialise le mensonge et baratine à longueur de prêches. On te fait miroiter un hypothétique Salut à condition que tu te comportes « bien », mais comme personne ne le peut, pas même le plus saint des saints, tu vivras donc en pécheur : les pauvres souffrent déjà assez ; ce n’est pas la peine de rajouter l’auto-flagellation. Il faut s’émanciper, s’auto-déterminer ; ne rien attendre d’une quelconque lumière divine qui serait là pour te sauver. Le Salut est terrestre, point.
Vous sentez-vous minoritaire, en tenant ce discours ?
« La religion est un processus de réduction. Les pauvres en prennent plein la tronche et on tente de les calmer avec du pain béni. »
Clairement. De manière plus générale, on doit faire face à un retour de l’obscurantisme. Tu peux croire en une licorne ou en une poule dorée, grand bien te fasse en ton for intérieur, mais la religion reste l’ennemie de ce fameux « vivre ensemble ». La religion va catégoriser les gens en fonction de leur appartenance spirituelle et non plus en fonction de ce qu’ils sont vraiment : prolos, bourgeois, etc. Je me suis fait tromper, après y avoir cru mordicus : je faisais ma prière tous les soirs, j’allais à la messe tous les week-end…
C’est une des raisons pour lesquelles vous vous étiez décrit dans un entretien comme un « fervent laïc » ?
Oui ! Mais certains, à gauche, nous expliquent que c’est devenu un combat « droitard », la laïcité ! Je n’en ai strictement rien à foutre. C’est grave que l’on puisse faire passer la laïcité, qui est une avancée révolutionnaire, au sens strict du mot, pour quelque chose de droite. Mais ce que je dis, au fond, n’est pas très radical : nous sommes les maîtres de nos destinées.
Vous aviez fait savoir que vous étiez venu au rap pour l’écrit, les mots. À quel moment de votre vie ce besoin d’utiliser cet outil, plus qu’un autre, s’est-il manifesté ?
Je ne l’ai pas choisi. Comme tous les adolescents, j’écrivais ici et là lorsque j’en avais gros à porter. Puis, avec les platines de la MJC, on a posé ces premiers mots sur des sons. Mais l’écriture est d’abord venue de façon autonome ; le rap en découle. C’est vider son sac avec pudeur : on sait qu’on est, d’abord, le seul à pouvoir le lire. Puis j’ai senti qu’il m’était possible, pour certains de ces textes, de les dire en public ; une fois, deux fois… J’y ai trouvé du plaisir mais jamais je ne pensais à vivre de ma plume. Jamais. D’autant que j’étais vraiment moyen à l’école et que je n’avais aucune prédisposition littéraire. Et puis, en forgeant… Je me suis mis à lire — la culture et les livres n’occupaient pas une grande place, dans ma famille, et l’école ne m’a pas donné envie de lire. À lire pour apprendre ce qu’ont fait les autres, les anciens, les « grands maîtres ».
Vous aviez mentionné Maïakovski, Hikmet, Artaud et Césaire, un jour, dans vos affinités poétiques. Lequel de ces quatre-là compte-t-il le plus, dans votre rapport à l’écriture ?
Césaire. C’est lui qui m’habite beaucoup. Vraiment beaucoup. Il se place dans la direction artistique qui m’est chère. C’est un cri d’émancipation. Debout ! Debout ! J’ai, jeune, tellement pensé à raser les murs qu’il me faut ce type de pensée. Césaire te dit : « Je suis quelqu’un ! Je suis quelqu’un ! » Il te dit que tu n’es pas qu’une merde, contrairement à ce que la société te renvoie comme image de toi. Mon entourage l’a cru et l’a intériorisé. C’est un combat de tous les jours. Quand tu viens d’un milieu pauvre, tu t’infériorises — c’est le pire ennemi de la pensée. Césaire a un verbe vertical. Je l’ai découvert par son Cahier d’un retour au pays natal — à l’époque, je n’avais pas tout compris tant sa langue est riche. Césaire, c’est le Graal. J’étais fasciné par cette langue et plus j’ai creusé le personnage, plus j’ai été séduit : le mec, ce petit « négrillon », se dévore dans les études en métropole, donne tout, puis rentre et retourne la culture bourgeoise, qu’il maîtrise à présent, contre elle-même ! Chapeau, mec.
Et vous ne vous lassez jamais du Cahier, à force de le jouer sur scène ?
Jamais. C’est toujours un plaisir. Musicalement, c’est de l’improvisation ; c’est un titre d’une heure trente en montagnes russes. On se donne des défis, entre nous ; on change les angles d’attaque, cinq minutes avant l’entrée en scène. On redécouvre certains passages en fonction de la manière dont on le lance : les mots changent, si on les susurre ou les hurle. C’est une langue à strates.
Vous vous étiez présenté comme un artiste « poético-politique ». Le tiret est essentiel, n’est-ce pas, dans votre démarche ? Vous ne concevez pas l’un sans l’autre ?
« La poésie donne au politique plus de résonance ; elle touche davantage les gens que le concept seul ; elle a, par son intimité, plus d’impact. »
Je ne les dissocie jamais. Je ne suis pas un poète qui écrit sur les pâquerettes. J’ai besoin que la pensée prenne corps et cela passe, chez moi, par l’alliance entre l’art poétique et la politique.
Mais à quel moment le texte politique devient-il texte de propagande, tract ?
La frontière est parfois infime… J’aime tellement les mots que les slogans restent plats. La portée poétique d’un mot d’ordre de manifestation est nulle. La poésie donne au politique plus de résonance ; elle touche davantage les gens que le concept seul ; elle a, par son intimité, plus d’impact. Je décroche très vite de la « pure » parole politique, celle des officiels, celle que l’on entend médiatiquement. La parole poétique doit accrocher la tête de celui qui reçoit ses mots. Sur scène, je sens quand le mot percute le spectateur ou non, je vois s’il frappe et rentre dans sa tête pour se faire un chemin. Là, qu’ils soient dix ou cinq mille, je m’en fiche : c’est gagné. Enfin, on ne fait pas vraiment de concerts à cinq mille personnes ! (rires)
Dans votre morceau « Trois lettres », vous vous opposez au mépris avec lequel on considère généralement le rap dans le champ culturel. Mais que pensez-vous du fait qu’il reçoive aussi les honneurs d’une certaine presse culturelle branchée, où il semble de bon ton de s’afficher avec des rappeurs ?
Je serais plus clair encore aujourd’hui : ce que l’on voit du rap est de la variété. Comme n’importe quel autre style musical. Pour trouver de la qualité, en rap comme ailleurs, il faut chiner, creuser, car on vit sous la dictature du divertissement. Ce qui est mis en avant est creux et ce qui joue la carte de la rébellion ne sert que le libéralisme et l’individualisme exacerbé — c’est exactement la posture de Booba et de Kaaris. Ils ne font de mal à personne, tout « mauvais garçons » qu’ils soient. Tous les grands médias les promeuvent : tout est dit. Alors que le rap héberge ce qu’il y a, aujourd’hui, de plus beau en matière de textes (dans le domaine de la musique, j’entends). Le rap, ce n’est pas trois lignes de couplets et trois autres de refrains ; c’est une poésie du quotidien qui donne à entendre une vision du monde. Le rap est le dernier rempart de l’expression française. Regardez la chanson française ou le rock : les trois quarts chantent en anglais. On nous bassine avec « l’école des Brel, des Brassens et des Ferré », mais où se trouvent ses descendants ? Dans le rap !
C’est ce que dit aussi Saez : on dénonce les rappeurs comme étant souvent de mauvais Français alors qu’ils écrivent tous dans la langue nationale, contrairement à la jeunesse musicale des beaux quartiers qui s’éclate en anglais.
« Ce qui est mis en avant est creux et ce qui joue la carte de la rébellion ne sert que le libéralisme et l’individualisme exacerbé. »
Exactement ! Et on leur tire dessus à bâton rompu ! La différence est là : le rap est la seule musique qui soit attaquée et méprisée de toutes parts sous prétexte que le haut de l’iceberg est de la variété. Pourquoi ? Car c’est la musique du pauvre. Et le mode de vie et l’identité du pauvre sont attaqués, rognés, réduits. Comme les pauvres et les classes populaires écoutent beaucoup de rap, on fait un package et on tire la chasse. C’est un mépris de classe culturel qui se lie au mépris social. Je n’ai jamais été aussi fier de faire du rap qu’en ce moment ! C’est là où ça se joue.
Quand vous dites, dans l’un de vos albums, que votre poésie « ne se lave pas », c’est un hommage à Ferré, non ?
Oui ! « Un poète, ça sent des pieds ! » J’adore Ferré. Ce matin, au réveil, j’ai écouté « Ils ont voté »… « et puis après ? » Dans mon fantasme le plus fou, si je me projette sur le long terme, j’aimerais avoir la verve stylistique de Ferré doublée de la générosité de Brel. J’aimerais bien être un mélange des deux ! (rires) Ferré est extrêmement austère, je ne m’y retrouve pas ; Brel est une boule d’énergie. Et, politiquement, il y a plein de points où je suis en désaccord avec Ferré — il était très misogyne. Lorsqu’il se met à parler des femmes, ça casse le personnage ! Le Ferré que j’aime le plus, c’est celui du « Chien », de « Il n’y a plus rien », celui des dernières décennies de sa vie. Littérairement, c’est hallucinant ; c’est de la poésie scandée : Ferré, c’est du peura [rap, en verlan]. Ferré ne chantait plus, il débitait les mots.
Il avait écrit un roman, Benoît Misère, et des textes qui n’étaient pas destinés à la musique : est-ce une direction qui vous parle aussi ?
J’aimerais bien… Mais je ne me sens pas encore prêt. J’ai plein de poèmes que j’aimerais éditer, sur papier, et qui n’existent que pour être lus. Le roman, c’est un sacré défi. Lâcher la musique peut être effrayant. Tu n’as plus rien pour te rattraper : une mauvaise phrase sans musique, rien ne la sauve ! Mais si on ne pense plus qu’à ça, ça devient vite très castrateur.
Il y a dans La Canaille une envie de raccorder le passé au présent, de s’inscrire dans une tradition : votre nom vient de la Commune, vous en appelez à la « conscience de classe ». Comment l’expliquez-vous ?
« En faisant le lien entre les combats anciens et les nôtres, on peut construire des projections. Les revendications premières de la lutte sont, grosso modo, toujours les mêmes. »
Pour te situer dans le présent et dans le futur, il faut savoir ce qui s’est produit en amont : le passé donne des leçons. Nous avons un héritage politique de luttes. En faisant le lien entre les combats anciens et les nôtres, on peut construire des projections. Les revendications premières de la lutte sont, grosso modo, toujours les mêmes. Les dix semaines de la Commune et les combats contemporains n’ont pas changé : avoir des conditions de boulot décentes, une rémunération décente, une éducation pour nos enfants, profiter d’un peu de loisirs. Nous revendiquons cette filiation.
Nous devions nous voir le 14 novembre au matin ; les attentats nous ont contraints à annuler. Nous nous voyons, là, au lendemain des élections régionales, qui ont marqué, s’il en était encore besoin, l’implantation du FN dans le pays. Et tout au long de ce mois, vous étiez en tournée…
… Sacré contexte, hein ! Je ne pouvais pas annuler mes concerts car il me faut croûter. Et ça n’a aucun sens : j’étais à ma place sur les planches ! C’est mon lieu de résistance par excellence. Je n’ai pas hésité une seconde : il faut jouer deux fois plus avec ces attentats ! On ne délaisse pas les planches. L’heure est, encore plus, à l’échange, la parole, la rencontre. On va marteler encore plus. Il y a un autre langage qui doit s’ériger contre la division, la peur, la simplification et les couleuvres qu’ils veulent tous nous faire avaler. Je n’avais pas envie d’avoir peur mais, oui, j’ai peur — ce n’est pas une raison pour ne pas la combattre.
Après les attentats contre Charlie Hebdo, vous aviez publié un texte, dans L’Humanité, qui comparait les mouvements islamistes terroristes au fascisme — contre Daech et consorts, vous en appeliez à ressusciter le vieux cri antifranquiste « ¡ No pasarán ! ». Ce lien vous a semblé évident ?
« Le Grand Soir tant attendu, on ne le vivra sans doute pas, mais on va pouvoir gagner ou défendre certains pans, encore. »
Oui. C’est une des formes du fascisme et du totalitarisme. Ils s’en prennent aux libertés individuelles, aux contre-pouvoirs, à l’émancipation de tous. C’est un fascisme religieux et je ne vois pas le problème qu’il y aurait à le dire : un fondamentaliste est un fondamentaliste, quel que soit son système de références. Le projet de société de Daech est totalitaire.
La notion d’« autonomie » revient souvent dans votre discours. Autonomie politique, autonomie des quartiers populaires, autonomie musicale. Parlons un peu de cette dernière. Vous êtes entièrement indépendants. Comment arrivez-vous à gagner votre pain ?
C’est une bataille au quotidien. On est tous animés par le « Do It Yourself ». On mène notre propre label, on gère notre structure de A à Z et on s’accompagne de partenaires qui prennent en charge la diffusion et les tournées. Il faut avoir des casquettes différentes ; il faut mettre les mains un peu partout. Sans subventions, on ne peut pas tenir, en auto-production totale : on ne vend pas assez de disques pour le rembourser et nous payer. Chaque disque nous coûte environ 30 000 euros. Si, dans les circuits d’auto-production, on arrive à vendre 5 000 disques, c’est déjà énorme. Le distributeur prend 40 % : disons que le disque se vend 10 euros ; ils nous en reste 6. Paie les partenaires, divise entre les différents artistes du groupe : on est loin du compte, à l’arrivée… Sortir des disques sans une grosse structure avec soi, aujourd’hui, ça tient de la folie douce. Plus personne n’en achète ! Tout le monde considère que la musique est gratuite. On est dans une période de transition : on persiste dans des vieux formats de diffusion, sans doute condamnés à disparaître, mais on ne sait pas vraiment comment rémunérer les créateurs si tout n’existe gratuitement qu’en ligne. Sur mon site, on peut commander les disques directement : les gens savent qu’ils éliminent ainsi les intermédiaires. L’avenir de la musique est là ; l’artiste doit être son propre réseau de diffusion et de communication. Mais l’avenir est sombre et la culture reste le dernier des wagons.
Dernière question : vous aviez déclaré qu’un soulèvement finirait pas arriver. Toujours aussi optimiste ?
Je n’arriverai jamais à me dire que tout est foutu. Je déteste le cynisme ambiant. Si je me persuade de ça, à quoi bon continuer à vivre ? C’est un besoin vital, chez moi, d’être optimiste — et ça passe par la lutte. Le Grand Soir tant attendu, on ne le vivra sans doute pas, mais on va pouvoir gagner ou défendre certains pans, encore. La poésie est un sport de combat. C’est le rempart à la dérive.
Photographie de vignette : Cyrille Choupas, pour Ballast
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