Marc Nammour : « S’ériger contre la division »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Il écrit le ras-le-bol quo­ti­dien, raconte le tra­vail à l’u­sine, cause miel ou cru et lance du Césaire muni d’un méga­phone. Il : Marc Nammour. Plume et voix de La Canaille — groupe de rap (trois albums au comp­teur) dont le nom n’est rien d’autre qu’un hom­mage à la Commune de Paris. « Et nous ! Nous les bâtards, les rebuts et les déchets / Nous dan­se­rons autour du grand bûcher de vos rêves déchus ». Nammour, rap­peur et poète, brouille les lignes — des gui­tares satu­rées aux samples, du oud syrien aux beats de hip hop — pour mieux tra­cer la sienne, celle d’un hori­zon révo­lu­tion­naire qui tarde à venir. Nous le retrou­vons dans un café de Montreuil, en Seine-Saint-Denis.


nammour

Vous êtes par­ti du Liban à l’âge de huit ans et c’est la pre­mière fois, avec le pro­jet « Interzone exten­ded », que vous l’é­vo­quez. De quelle manière vos sou­ve­nirs ont-ils nour­ri votre écriture ?

Je ne les avais jamais mis en avant. J’avais jus­qu’i­ci plu­tôt eu envie de ras­sem­bler que d’é­vo­quer des choses trop per­son­nelles. Mais ce pro­jet tenait musi­ca­le­ment à se situer entre l’Orient et l’Occident ; c’é­tait l’oc­ca­sion, avec ce pont musi­cal, de par­ler de mes ori­gines. Vous faites réfé­rence à un long texte en prose qui s’ap­pelle « La nuit est sombre », où je mélange l’a­rabe et le fran­çais et évoque des textes cen­traux de la poé­sie enga­gée du Moyen-Orient — comme Mahmoud Darwich. La langue poé­tique y est celle de l’é­man­ci­pa­tion pure. De huit à dix-huit ans, je suis retour­né au Liban au moins une fois par an. Par la suite, quand il m’a fal­lu payer les billets, beau­coup moins ! J’ai le sou­ve­nir d’un pays qui a connu la guerre, qui n’a même connu que ça, et d’un pays de para­doxes. Le Liban, c’est une extrême richesse jux­ta­po­sée à une extrême pau­vre­té ; on voit des murs s’é­ri­ger de plus en plus entre les com­mu­nau­tés. Dans le sud, le Liban reste encore ce qu’il a tou­jours été, en terme d’i­den­ti­té, contrai­re­ment au nord, très amé­ri­ca­ni­sé, où les femmes ont toutes la même bouche, les mêmes seins et le même nez refaits — ce Liban-là ne m’intéresse pas. Et je l’ai vu évo­luer au fil des ans. Des sou­ve­nirs, j’en ai plein, mais c’est bien sûr la guerre qui m’a le plus mar­qué. De vivre à cou­vert et de voir la vie reprendre son cours pen­dant les accal­mies… J’ai en tête des images per­fo­rées de par­tout, avec les habi­tants qui conti­nuent d’y vivre. Il n’y a plus d’eau cou­rante ni d’élec­tri­ci­té. Tu vois des gens qui font la manche, cul-de-jatte, à cause des obus, et d’autres qui roulent avec la der­nière Lexus car la guerre enri­chit aus­si cer­tains. En fait, ce pays me rend triste. Chaque fois que j’y retourne, je suis… (il marque une pause) J’ai un pin­ce­ment au cœur, je me dis qu’il n’y a pas d’es­poir. Je trouve la situa­tion actuelle pire encore qu’en 1975, du temps du déclen­che­ment de la guerre. Mais la jeu­nesse a tel­le­ment de choses à dire que la pro­duc­tion artis­tique liba­naise est pas­sion­nante : en théâtre, en pho­to­gra­phie, en poé­sie, en séri­gra­phie. Là, il y a de l’es­poir. Mais au quo­ti­dien, c’est dur.

Le pre­mier album de La Canaille, paru en 2009, était très mar­qué par l’Orient, musi­ca­le­ment — contrai­re­ment aux deux suivants.

« Tu te pen­sais à l’a­bri des obus, tu son­geais seule­ment à éle­ver le mieux pos­sible ta famille, et tu te retrouves encore à te battre. »

C’est une affaire de ren­contres humaines. La pre­mière for­ma­tion de La Canaille comp­tait Marc Barnaud, un gui­ta­riste qui avait bai­gné dans cette culture et en maî­tri­sait une dizaine d’ins­tru­ments. Ce n’é­tait pas un choix ; je ne m’é­tais pas dit qu’on allait faire un album à la croi­sée du rock, du rap, de l’élec­tro et des sono­ri­tés orien­tales. Mais on ne vou­lait pas se répé­ter ; il faut évo­luer, prendre d’autres direc­tions, se sur­prendre, creu­ser. Je me sens tou­jours en recherche.

Un de vos textes fait état de « la détresse de l’exi­lé ». Quand le dra­ma­turge Wajdi Mouawad dit « Nous étions tota­le­ment défi­gu­rés par cette guerre, par cet exil. C’est peut-être la grande illu­sion des civils : croire que, parce que vous avez quit­té un lieu en guerre pour un lieu en paix, vous êtes sain et sauf », ça vous parle ?

Eh oui ! Eh oui… Tu quittes un pays en guerre pour arri­ver dans un autre dont tu ne connais rien : ni les codes, ni les modes d’or­ga­ni­sa­tion. Tu te retrouves face à une autre guerre, qui est celle de l’in­té­gra­tion. Ce qui se pro­duit sou­vent, dans ces cas-là, c’est qu’il y a dés­in­té­gra­tion de l’i­den­ti­té des immi­grés : on rase les murs ; c’est l’ins­tinct de sur­vie. C’est une guerre que tu n’an­ti­ci­pais pas ; tu te pen­sais à l’a­bri des obus, tu son­geais seule­ment à éle­ver le mieux pos­sible ta famille, et tu te retrouves encore à te battre. Ma famille était de Beyrouth, classe moyenne modeste et maro­nite — c’est-à-dire chré­tienne. On est arri­vés dans le Jura car l’a­mi d’un ami d’un ami était le maire de Saint-Claude, une petite bour­gade de la région. Et l’u­sine nous a direc­te­ment ouvert les bras. Mon grand-père était comé­dien, au Liban. C’est la seule per­sonne qui avait la fibre artis­tique : il m’a don­né le goût de la langue, du jeu. Il s’oc­cu­pait d’une revue sati­rique poli­tique connue. Mais en France, il lui a fal­lu repar­tir à zéro, évi­dem­ment, puis­qu’il n’a­vait aucun diplôme. J’ai donc gran­di dans un milieu ouvrier — même si ma famille ne venait pas de là. Tout le monde en loge­ments sociaux et à l’u­sine ! C’est une guerre intime, aus­si, qui touche à la quête d’i­den­ti­té des enfants d’im­mi­grés : je n’en veux abso­lu­ment pas à mes parents, mais pour que je puisse m’in­té­grer tota­le­ment, ils ne me par­laient plus qu’en fran­çais, à la mai­son, et m’ont même appe­lé Marc quand ils ont com­pris que la guerre allait durer et qu’ils devraient par­tir. Cette iden­ti­té est niée pen­dant des années mais, un jour, elle te revient dans la gueule : depuis cinq ans, elle me tra­vaille. Surtout qu’elle s’en­tre­choque avec le cli­mat poli­tique actuel : la mon­tée du Front natio­nal, les débats autour de l’i­den­ti­té natio­nale, etc. On te force à te situer. On te demande d’où tu es et qui tu es. L’identité n’é­tait pas un ques­tion­ne­ment cen­tral chez moi mais la socié­té pousse désor­mais à te positionner.

Concert de La Canaille (crédit : Julien Jaulin)

Sans même par­ler de votre titre « Ni Dieu ni maître », on devine, à vos textes, que la reli­gion occupe une place impor­tante de votre réflexion.

Elle a bou­sillé le Liban. Elle conti­nue de le faire. Quand la reli­gion et la poli­tique se mélangent, ça donne une bou­che­rie. Les com­mu­nau­tés se détestent et ne savent pas vivre entre elles : ça fait trois ans qu’il n’y a plus de pré­sident car per­sonne n’ar­rive à s’ac­cor­der sur sa confes­sion. Ça fait sept mois que les rues croulent sous les pou­belles ! Même les pou­belles sont confes­sion­nelles ! Les chré­tiens ne veulent pas de celles des musul­mans, les sun­nites celles des chiites… Tout le Liban est recou­vert d’or­dures et la jeu­nesse mani­feste. Quand il pleut, c’est une hor­reur. C’est du délire. Les jeunes doivent se cacher pour avoir des rela­tions sexuelles. La popu­la­tion étouffe sous le poids de la reli­gion. Tout ça n’a fait que ren­for­cer le dégoût que je res­sens à l’en­droit de la reli­gion. Ma famille est très reli­gieuse : au Liban, choi­sis ton camp, musul­man ou chré­tien, et tu y es jus­qu’au cou. Il n’y a pas d’a­thées. J’ai donc eu Dieu au bibe­ron. C’est plus tard, bien plus tard, en ren­con­trant des gens appar­te­nant à la gauche radi­cale que j’ai enfin pu prendre du recul et réflé­chir par moi-même. J’ai gran­di dans une cité ouvrière, j’é­tais pris d’une colère qu’il m’é­tait encore dif­fi­cile d’ex­pli­quer : tous les immi­grés étaient par­qués au même endroit et le seul rap­port exté­rieur à la cité, c’é­taient les bus qui emme­naient les tra­vailleurs pour le 3 x 8. C’est par là que je me suis inté­res­sé à la poli­tique. Et j’ai décou­vert des gens et des livres qui ont bous­cu­lé le seul modèle que j’a­vais connu — consti­tué du Paradis, de l’Enfer et du Purgatoire. La fable reli­gieuse ne pesait plus grand-chose à l’ar­ri­vée ! La reli­gion est un pro­ces­sus de réduc­tion. Toujours. Les pauvres en prennent plein la tronche et on tente de les cal­mer avec du pain béni. Dire que les der­niers seront les pre­miers est la plus grande carotte jamais inventée.

Mais que faites-vous des mou­ve­ments sociaux qui s’ap­puient sur la reli­gion — comme la théo­lo­gie de la Libération, Martin Luther King, etc. ? 

J’ai de la sym­pa­thie pour le per­son­nage de Martin Luther King, dans le sens où il a œuvré pour l’émancipation du peuple noir amé­ri­cain. Mais je n’oublie pas que c’est avant tout un pas­teur, et, idéo­lo­gi­que­ment, ça me pose quand même un pro­blème de fond. On ment aux pauvres, aux oppri­més. Quand je vois un prêtre, un imam ou un rab­bin, je vois un homme qui offi­cia­lise le men­songe et bara­tine à lon­gueur de prêches. On te fait miroi­ter un hypo­thé­tique Salut à condi­tion que tu te com­portes « bien », mais comme per­sonne ne le peut, pas même le plus saint des saints, tu vivras donc en pécheur : les pauvres souffrent déjà assez ; ce n’est pas la peine de rajou­ter l’au­to-fla­gel­la­tion. Il faut s’é­man­ci­per, s’au­to-déter­mi­ner ; ne rien attendre d’une quel­conque lumière divine qui serait là pour te sau­ver. Le Salut est ter­restre, point.

Vous sen­tez-vous mino­ri­taire, en tenant ce discours ?

« La reli­gion est un pro­ces­sus de réduc­tion. Les pauvres en prennent plein la tronche et on tente de les cal­mer avec du pain béni. »

Clairement. De manière plus géné­rale, on doit faire face à un retour de l’obs­cu­ran­tisme. Tu peux croire en une licorne ou en une poule dorée, grand bien te fasse en ton for inté­rieur, mais la reli­gion reste l’en­ne­mie de ce fameux « vivre ensemble ». La reli­gion va caté­go­ri­ser les gens en fonc­tion de leur appar­te­nance spi­ri­tuelle et non plus en fonc­tion de ce qu’ils sont vrai­ment : pro­los, bour­geois, etc. Je me suis fait trom­per, après y avoir cru mor­di­cus : je fai­sais ma prière tous les soirs, j’al­lais à la messe tous les week-end…

C’est une des rai­sons pour les­quelles vous vous étiez décrit dans un entre­tien comme un « fervent laïc » ?

Oui ! Mais cer­tains, à gauche, nous expliquent que c’est deve­nu un com­bat « droi­tard », la laï­ci­té ! Je n’en ai stric­te­ment rien à foutre. C’est grave que l’on puisse faire pas­ser la laï­ci­té, qui est une avan­cée révo­lu­tion­naire, au sens strict du mot, pour quelque chose de droite. Mais ce que je dis, au fond, n’est pas très radi­cal : nous sommes les maîtres de nos destinées.

Vous aviez fait savoir que vous étiez venu au rap pour l’é­crit, les mots. À quel moment de votre vie ce besoin d’u­ti­li­ser cet outil, plus qu’un autre, s’est-il manifesté ?

Je ne l’ai pas choi­si. Comme tous les ado­les­cents, j’é­cri­vais ici et là lorsque j’en avais gros à por­ter. Puis, avec les pla­tines de la MJC, on a posé ces pre­miers mots sur des sons. Mais l’é­cri­ture est d’a­bord venue de façon auto­nome ; le rap en découle. C’est vider son sac avec pudeur : on sait qu’on est, d’a­bord, le seul à pou­voir le lire. Puis j’ai sen­ti qu’il m’é­tait pos­sible, pour cer­tains de ces textes, de les dire en public ; une fois, deux fois… J’y ai trou­vé du plai­sir mais jamais je ne pen­sais à vivre de ma plume. Jamais. D’autant que j’é­tais vrai­ment moyen à l’é­cole et que je n’a­vais aucune pré­dis­po­si­tion lit­té­raire. Et puis, en for­geant… Je me suis mis à lire — la culture et les livres n’oc­cu­paient pas une grande place, dans ma famille, et l’é­cole ne m’a pas don­né envie de lire. À lire pour apprendre ce qu’ont fait les autres, les anciens, les « grands maîtres ».

Marc Nammour, par Cyrille Choupas (pour Ballast)

Vous aviez men­tion­né Maïakovski, Hikmet, Artaud et Césaire, un jour, dans vos affi­ni­tés poé­tiques. Lequel de ces quatre-là compte-t-il le plus, dans votre rap­port à l’écriture ?

Césaire. C’est lui qui m’ha­bite beau­coup. Vraiment beau­coup. Il se place dans la direc­tion artis­tique qui m’est chère. C’est un cri d’é­man­ci­pa­tion. Debout ! Debout ! J’ai, jeune, tel­le­ment pen­sé à raser les murs qu’il me faut ce type de pen­sée. Césaire te dit : « Je suis quel­qu’un ! Je suis quel­qu’un ! » Il te dit que tu n’es pas qu’une merde, contrai­re­ment à ce que la socié­té te ren­voie comme image de toi. Mon entou­rage l’a cru et l’a inté­rio­ri­sé. C’est un com­bat de tous les jours. Quand tu viens d’un milieu pauvre, tu t’in­fé­rio­rises — c’est le pire enne­mi de la pen­sée. Césaire a un verbe ver­ti­cal. Je l’ai décou­vert par son Cahier d’un retour au pays natal — à l’é­poque, je n’a­vais pas tout com­pris tant sa langue est riche. Césaire, c’est le Graal. J’étais fas­ci­né par cette langue et plus j’ai creu­sé le per­son­nage, plus j’ai été séduit : le mec, ce petit « négrillon », se dévore dans les études en métro­pole, donne tout, puis rentre et retourne la culture bour­geoise, qu’il maî­trise à pré­sent, contre elle-même ! Chapeau, mec.

Et vous ne vous las­sez jamais du Cahier, à force de le jouer sur scène ?

Jamais. C’est tou­jours un plai­sir. Musicalement, c’est de l’im­pro­vi­sa­tion ; c’est un titre d’une heure trente en mon­tagnes russes. On se donne des défis, entre nous ; on change les angles d’at­taque, cinq minutes avant l’en­trée en scène. On redé­couvre cer­tains pas­sages en fonc­tion de la manière dont on le lance : les mots changent, si on les susurre ou les hurle. C’est une langue à strates.

Vous vous étiez pré­sen­té comme un artiste « poé­ti­co-poli­tique ». Le tiret est essen­tiel, n’est-ce pas, dans votre démarche ? Vous ne conce­vez pas l’un sans l’autre ?

« La poé­sie donne au poli­tique plus de réso­nance ; elle touche davan­tage les gens que le concept seul ; elle a, par son inti­mi­té, plus d’impact. »

Je ne les dis­so­cie jamais. Je ne suis pas un poète qui écrit sur les pâque­rettes. J’ai besoin que la pen­sée prenne corps et cela passe, chez moi, par l’al­liance entre l’art poé­tique et la politique.

Mais à quel moment le texte poli­tique devient-il texte de pro­pa­gande, tract ? 

La fron­tière est par­fois infime… J’aime tel­le­ment les mots que les slo­gans res­tent plats. La por­tée poé­tique d’un mot d’ordre de mani­fes­ta­tion est nulle. La poé­sie donne au poli­tique plus de réso­nance ; elle touche davan­tage les gens que le concept seul ; elle a, par son inti­mi­té, plus d’im­pact. Je décroche très vite de la « pure » parole poli­tique, celle des offi­ciels, celle que l’on entend média­ti­que­ment. La parole poé­tique doit accro­cher la tête de celui qui reçoit ses mots. Sur scène, je sens quand le mot per­cute le spec­ta­teur ou non, je vois s’il frappe et rentre dans sa tête pour se faire un che­min. Là, qu’ils soient dix ou cinq mille, je m’en fiche : c’est gagné. Enfin, on ne fait pas vrai­ment de concerts à cinq mille per­sonnes ! (rires)

Dans votre mor­ceau « Trois lettres », vous vous oppo­sez au mépris avec lequel on consi­dère géné­ra­le­ment le rap dans le champ cultu­rel. Mais que pen­sez-vous du fait qu’il reçoive aus­si les hon­neurs d’une cer­taine presse cultu­relle bran­chée, où il semble de bon ton de s’af­fi­cher avec des rap­peurs ?

Je serais plus clair encore aujourd’­hui : ce que l’on voit du rap est de la varié­té. Comme n’im­porte quel autre style musi­cal. Pour trou­ver de la qua­li­té, en rap comme ailleurs, il faut chi­ner, creu­ser, car on vit sous la dic­ta­ture du diver­tis­se­ment. Ce qui est mis en avant est creux et ce qui joue la carte de la rébel­lion ne sert que le libé­ra­lisme et l’in­di­vi­dua­lisme exa­cer­bé — c’est exac­te­ment la pos­ture de Booba et de Kaaris. Ils ne font de mal à per­sonne, tout « mau­vais gar­çons » qu’ils soient. Tous les grands médias les pro­meuvent : tout est dit. Alors que le rap héberge ce qu’il y a, aujourd’­hui, de plus beau en matière de textes (dans le domaine de la musique, j’en­tends). Le rap, ce n’est pas trois lignes de cou­plets et trois autres de refrains ; c’est une poé­sie du quo­ti­dien qui donne à entendre une vision du monde. Le rap est le der­nier rem­part de l’ex­pres­sion fran­çaise. Regardez la chan­son fran­çaise ou le rock : les trois quarts chantent en anglais. On nous bas­sine avec « l’é­cole des Brel, des Brassens et des Ferré », mais où se trouvent ses des­cen­dants ? Dans le rap !

C’est ce que dit aus­si Saez : on dénonce les rap­peurs comme étant sou­vent de mau­vais Français alors qu’ils écrivent tous dans la langue natio­nale, contrai­re­ment à la jeu­nesse musi­cale des beaux quar­tiers qui s’é­clate en anglais.

« Ce qui est mis en avant est creux et ce qui joue la carte de la rébel­lion ne sert que le libé­ra­lisme et l’in­di­vi­dua­lisme exacerbé. »

Exactement ! Et on leur tire des­sus à bâton rom­pu ! La dif­fé­rence est là : le rap est la seule musique qui soit atta­quée et mépri­sée de toutes parts sous pré­texte que le haut de l’i­ce­berg est de la varié­té. Pourquoi ? Car c’est la musique du pauvre. Et le mode de vie et l’i­den­ti­té du pauvre sont atta­qués, rognés, réduits. Comme les pauvres et les classes popu­laires écoutent beau­coup de rap, on fait un package et on tire la chasse. C’est un mépris de classe cultu­rel qui se lie au mépris social. Je n’ai jamais été aus­si fier de faire du rap qu’en ce moment ! C’est là où ça se joue.

Quand vous dites, dans l’un de vos albums, que votre poé­sie « ne se lave pas », c’est un hom­mage à Ferré, non ?

Oui ! « Un poète, ça sent des pieds ! » J’adore Ferré. Ce matin, au réveil, j’ai écou­té « Ils ont voté »… « et puis après ? » Dans mon fan­tasme le plus fou, si je me pro­jette sur le long terme, j’ai­me­rais avoir la verve sty­lis­tique de Ferré dou­blée de la géné­ro­si­té de Brel. J’aimerais bien être un mélange des deux ! (rires) Ferré est extrê­me­ment aus­tère, je ne m’y retrouve pas ; Brel est une boule d’éner­gie. Et, poli­ti­que­ment, il y a plein de points où je suis en désac­cord avec Ferré — il était très miso­gyne. Lorsqu’il se met à par­ler des femmes, ça casse le per­son­nage ! Le Ferré que j’aime le plus, c’est celui du « Chien », de « Il n’y a plus rien », celui des der­nières décen­nies de sa vie. Littérairement, c’est hal­lu­ci­nant ; c’est de la poé­sie scan­dée : Ferré, c’est du peu­ra [rap, en ver­lan]. Ferré ne chan­tait plus, il débi­tait les mots.

Concert de La Canaille (crédit : Julien Jaulin)

Il avait écrit un roman, Benoît Misère, et des textes qui n’é­taient pas des­ti­nés à la musique : est-ce une direc­tion qui vous parle aussi ? 

J’aimerais bien… Mais je ne me sens pas encore prêt. J’ai plein de poèmes que j’ai­me­rais édi­ter, sur papier, et qui n’existent que pour être lus. Le roman, c’est un sacré défi. Lâcher la musique peut être effrayant. Tu n’as plus rien pour te rat­tra­per : une mau­vaise phrase sans musique, rien ne la sauve ! Mais si on ne pense plus qu’à ça, ça devient vite très castrateur.

Il y a dans La Canaille une envie de rac­cor­der le pas­sé au pré­sent, de s’ins­crire dans une tra­di­tion : votre nom vient de la Commune, vous en appe­lez à la « conscience de classe ». Comment l’expliquez-vous ?

« En fai­sant le lien entre les com­bats anciens et les nôtres, on peut construire des pro­jec­tions. Les reven­di­ca­tions pre­mières de la lutte sont, gros­so modo, tou­jours les mêmes. »

Pour te situer dans le pré­sent et dans le futur, il faut savoir ce qui s’est pro­duit en amont : le pas­sé donne des leçons. Nous avons un héri­tage poli­tique de luttes. En fai­sant le lien entre les com­bats anciens et les nôtres, on peut construire des pro­jec­tions. Les reven­di­ca­tions pre­mières de la lutte sont, gros­so modo, tou­jours les mêmes. Les dix semaines de la Commune et les com­bats contem­po­rains n’ont pas chan­gé : avoir des condi­tions de bou­lot décentes, une rému­né­ra­tion décente, une édu­ca­tion pour nos enfants, pro­fi­ter d’un peu de loi­sirs. Nous reven­di­quons cette filiation.

Nous devions nous voir le 14 novembre au matin ; les atten­tats nous ont contraints à annu­ler. Nous nous voyons, là, au len­de­main des élec­tions régio­nales, qui ont mar­qué, s’il en était encore besoin, l’im­plan­ta­tion du FN dans le pays. Et tout au long de ce mois, vous étiez en tournée…

… Sacré contexte, hein ! Je ne pou­vais pas annu­ler mes concerts car il me faut croû­ter. Et ça n’a aucun sens : j’é­tais à ma place sur les planches ! C’est mon lieu de résis­tance par excel­lence. Je n’ai pas hési­té une seconde : il faut jouer deux fois plus avec ces atten­tats ! On ne délaisse pas les planches. L’heure est, encore plus, à l’é­change, la parole, la ren­contre. On va mar­te­ler encore plus. Il y a un autre lan­gage qui doit s’é­ri­ger contre la divi­sion, la peur, la sim­pli­fi­ca­tion et les cou­leuvres qu’ils veulent tous nous faire ava­ler. Je n’a­vais pas envie d’a­voir peur mais, oui, j’ai peur — ce n’est pas une rai­son pour ne pas la combattre.

Après les atten­tats contre Charlie Hebdo, vous aviez publié un texte, dans L’Humanité, qui com­pa­rait les mou­ve­ments isla­mistes ter­ro­ristes au fas­cisme — contre Daech et consorts, vous en appe­liez à res­sus­ci­ter le vieux cri anti­fran­quiste « ¡ No pasarán ! ». Ce lien vous a sem­blé évident ?

« Le Grand Soir tant atten­du, on ne le vivra sans doute pas, mais on va pou­voir gagner ou défendre cer­tains pans, encore. »

Oui. C’est une des formes du fas­cisme et du tota­li­ta­risme. Ils s’en prennent aux liber­tés indi­vi­duelles, aux contre-pou­voirs, à l’é­man­ci­pa­tion de tous. C’est un fas­cisme reli­gieux et je ne vois pas le pro­blème qu’il y aurait à le dire : un fon­da­men­ta­liste est un fon­da­men­ta­liste, quel que soit son sys­tème de réfé­rences. Le pro­jet de socié­té de Daech est totalitaire.

La notion d’« auto­no­mie » revient sou­vent dans votre dis­cours. Autonomie poli­tique, auto­no­mie des quar­tiers popu­laires, auto­no­mie musi­cale. Parlons un peu de cette der­nière. Vous êtes entiè­re­ment indé­pen­dants. Comment arri­vez-vous à gagner votre pain ?

C’est une bataille au quo­ti­dien. On est tous ani­més par le « Do It Yourself ». On mène notre propre label, on gère notre struc­ture de A à Z et on s’ac­com­pagne de par­te­naires qui prennent en charge la dif­fu­sion et les tour­nées. Il faut avoir des cas­quettes dif­fé­rentes ; il faut mettre les mains un peu par­tout. Sans sub­ven­tions, on ne peut pas tenir, en auto-pro­duc­tion totale : on ne vend pas assez de disques pour le rem­bour­ser et nous payer. Chaque disque nous coûte envi­ron 30 000 euros. Si, dans les cir­cuits d’au­to-pro­duc­tion, on arrive à vendre 5 000 disques, c’est déjà énorme. Le dis­tri­bu­teur prend 40 % : disons que le disque se vend 10 euros ; ils nous en reste 6. Paie les par­te­naires, divise entre les dif­fé­rents artistes du groupe : on est loin du compte, à l’ar­ri­vée… Sortir des disques sans une grosse struc­ture avec soi, aujourd’­hui, ça tient de la folie douce. Plus per­sonne n’en achète ! Tout le monde consi­dère que la musique est gra­tuite. On est dans une période de tran­si­tion : on per­siste dans des vieux for­mats de dif­fu­sion, sans doute condam­nés à dis­pa­raître, mais on ne sait pas vrai­ment com­ment rému­né­rer les créa­teurs si tout n’existe gra­tui­te­ment qu’en ligne. Sur mon site, on peut com­man­der les disques direc­te­ment : les gens savent qu’ils éli­minent ain­si les inter­mé­diaires. L’avenir de la musique est là ; l’ar­tiste doit être son propre réseau de dif­fu­sion et de com­mu­ni­ca­tion. Mais l’a­ve­nir est sombre et la culture reste le der­nier des wagons.

Dernière ques­tion : vous aviez décla­ré qu’un sou­lè­ve­ment fini­rait pas arri­ver. Toujours aus­si optimiste ?

Je n’ar­ri­ve­rai jamais à me dire que tout est fou­tu. Je déteste le cynisme ambiant. Si je me per­suade de ça, à quoi bon conti­nuer à vivre ? C’est un besoin vital, chez moi, d’être opti­miste — et ça passe par la lutte. Le Grand Soir tant atten­du, on ne le vivra sans doute pas, mais on va pou­voir gagner ou défendre cer­tains pans, encore. La poé­sie est un sport de com­bat. C’est le rem­part à la dérive.


Photographie de vignette : Cyrille Choupas, pour Ballast


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