Médine : « Faire cause commune »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Un démi­neur qu’on a pris pour un poseur de bombes », c’est ain­si que se pré­sente l’homme que nous retrou­vons dans un bar PMU d’Évreux. Le rap­peur, que nous écou­tons depuis son pre­mier album — paru en 2004 —, est actuel­le­ment en tour­née à bord d’un semi-remorque de 38 tonnes qui sillonne la France popu­laire : les concerts ont lieu à l’in­té­rieur du véhi­cule. Une manière, pour Médine, de « rame­ner le rap à ses ori­gines : la rue ». L’artiste, c’est bien peu de le dire, char­rie les contro­verses et les polé­miques à chaque che­min qu’il foule : Alain Finkielkraut l’ac­cuse de faire l’a­po­lo­gie d’Oussama Ben Laden, Marianne assure qu’il s’a­donne au « mar­ke­ting du dji­ha­disme », Caroline Fourest le tient pour « ultra-réac et inté­griste » et Causeur cer­ti­fie qu’il veut ins­tau­rer la cha­ria… Le Havrais « mi-beur mi-blanc » jure quant à lui œuvrer au bien com­mun ; entre­tien fleuve, cartes sur table.


Vous dites sou­vent que vous êtes dans une démarche « d’é­tu­diant ». Qu’entendez-vous par là ?

J’ai la chance d’a­voir un métier qui me per­met de voya­ger, de sor­tir de mon cocon tra­di­tion­nel et de voir beau­coup de gens dif­fé­rents. Je me force à être une éponge. J’essaie d’ab­sor­ber tout ce qui pour­rait me nour­rir intel­lec­tuel­le­ment, spi­ri­tuel­le­ment et socia­le­ment. Des ren­contres m’ont ren­du avide de connais­sances et, sur­tout, de par­tage. Être étu­diant, c’est s’im­pré­gner puis par­ta­ger. C’est comme ça que je l’entends.

« L’éducation popu­laire », que vous met­tez en avant, implique la trans­mis­sion, mais aus­si une forme de va-et-vient entre celui qui sait et celui qui apprend, non ?

Des gens ont par­ta­gé avec moi leurs idées, leurs réfé­rences et leurs expé­riences. Certains avec un bagage sco­laire et d’autres avec celui de la vie. Le par­tage, c’est une valeur très impor­tante à mes yeux : une fois qu’on a reçu ce savoir  qui peut d’ailleurs être pom­peux, dan­ge­reux, radi­cal , il faut le trans­mettre avec un regard qui per­mette de sai­sir le contexte dans lequel on vit. C’est ce que j’ap­pelle l’edu­tain­ment [contrac­tion d’é­du­ca­tion et d’en­ter­tain­ment, ndlr] : deve­nir un filtre, c’est-à-dire se sai­sir de tous ces mou­ve­ments, ces idéo­lo­gies et ces cou­rants qui tra­versent l’é­poque, puis les trans­for­mer de façon ludique, voire diver­tis­sante. Utiliser le rap comme appa­reil pour véhi­cu­ler des mes­sages qui me semblent per­ti­nents. Prenez la tor­ré­fac­tion du café. On conserve l’a­rôme, on garde le meilleur, on ne garde que ce qui peut être utile aux autres et on se débar­rasse de tout ce qui pol­lue, c’est-à-dire pol­lue le débat.

Les paroles de votre mor­ceau « 17 octobre », sor­ti en 2006 et qui abor­dait la guerre d’Algérie, avaient été publiées dans un manuel sco­laire. Vous vous en étiez féli­ci­té. Pourtant, dans votre der­nier album, vous lan­cez : « Heureusement que j’ai connu l’Histoire avant de connaître Fernand Nathan. » Quel est votre rap­port à l’é­cri­ture de l’Histoire ?

« Je voyais la vio­lence urbaine autour de moi ; je voyais l’in­di­vi­dua­lisme et le capi­ta­lisme s’en­fon­cer dans les têtes ; je voyais la réus­site exclu­si­ve­ment maté­rielle éri­gée en modèle. »

La phrase que vous citez est clai­re­ment en réac­tion. Cela per­met de mettre le doigt sur des situa­tions d’ur­gence qu’on ne voit pas for­cé­ment. C’est une réac­tion à un contexte et un cli­mat. Heureusement que mes parents m’ont appor­té cer­taines valeurs, heu­reu­se­ment que cer­tains de mes pro­fes­seurs ont eu à cœur, par voca­tion, de nous apprendre l’Histoire autre­ment que par les pages de nos manuels. Le fait que j’ai pu être plé­bis­ci­té par un manuel n’y change rien. Je me méfie des médailles car elles peuvent pendre le cou. L’Éducation natio­nale, je le vois d’au­tant plus avec le recul, était très plate. Mes parents, mes oncles et mes cou­sins m’ont tou­jours pous­sé à aller plus loin, à lire par moi-même. Je viens d’un milieu où lire n’est pas auto­ma­tique  mal­heu­reu­se­ment. Lire, c’est un effort. Enfant, je ne lisais que les his­toires du Petit Nicolas. (Un homme hurle sur l’é­cran de télé­vi­sion afin d’en­cou­ra­ger le che­val sur lequel il a sans doute parié. Médine rit.) C’est deve­nu une sorte de méthode, pour moi. Une apti­tude. C’est comme ça que j’ai pu réa­li­ser qu’il exis­tait un savoir pos­sible en dehors de l’é­cole  et, for­cé­ment, tu en viens à le com­pa­rer, à mettre en paral­lèle les dif­fé­rents cir­cuits de connais­sances. Mais je ne peux pas dire, non plus, que la struc­ture tra­di­tion­nelle ne m’a pas été utile ; pre­nez les dis­ser­ta­tions : elles m’ont aidé dans mes recherches alter­na­tives ! Il existe aus­si cette com­plé­men­ta­ri­té. Mais l’é­cole ne par­vient pas à inté­res­ser. Beaucoup d’entre nous auraient pu aller plus loin, et se qua­li­fier davan­tage, si l’en­sei­gne­ment avait été moins linéaire, plus inter­ac­tif. Avec le rap, c’est ce qu’on essaie de faire : ame­ner à l’é­du­ca­tion popu­laire par ce qui inté­resse les gens, les jeunes. Le rap ou le sport, qu’on déve­loppe aus­si au Havre. Je reçois régu­liè­re­ment des cour­riers et des témoi­gnages : des gens me disent qu’ils ont pour­sui­vi leurs études car ils ont trou­vé dans mes mor­ceaux des valeurs qui les condui­saient à aller plus loin. Ils m’ex­pliquent s’être ren­sei­gnés sur telle ou telle réfé­rence pré­sente dans mes textes et me remer­cient pour l’im­pact que ces mots ont pu avoir. C’est une vic­toire, pour moi. Mais ça ne suf­fit pas. Je veux struc­tu­rer ça. Créer une sorte d’a­ca­dé­mie des cultures urbaines, une aca­dé­mie de sport  ce que nous fai­sons déjà avec la Don’t Panik Team. Ma voie poli­tique est là.

Tariq Ramadan a joué un rôle posi­tif dans la pour­suite de vos études, n’est-ce pas ?

Oui. Et Hassan Iquioussen éga­le­ment. J’avais 15 ans, j’é­tais un ado­les­cent en rup­ture, comme des mil­liers d’autres. Rupture avec la famille, l’é­cole, la socié­té. J’étais dans une situa­tion pré­caire ; je voyais la vio­lence urbaine autour de moi ; je voyais l’in­di­vi­dua­lisme et le capi­ta­lisme s’en­fon­cer dans les têtes ; je voyais la réus­site exclu­si­ve­ment maté­rielle éri­gée en modèle ; je voyais les gars du quar­tier se livrer à des tra­fics paral­lèles juteux… Et là, tu peux bas­cu­ler. À n’im­porte quel moment. La spi­ri­tua­li­té a été une sou­pape. La mos­quée de mon quar­tier  et je pèse mes mots en vous disant ça  l’a été aus­si. Elle avait un dis­cours… éclai­ré. Certains diraient « modé­ré » ! Mais je me refuse d’employer le jar­gon qu’on sou­haite nous imposer.

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C’était un par­cours indi­vi­duel, à ce moment ?

J’étais avec des amis. Avec ceux, aujourd’hui, de Din Records [son label]. Ma famille n’est pas reli­gieuse mais je res­sen­tais un besoin, un manque. Je trouve un équi­libre avec la spi­ri­tua­li­té. Elle m’ouvre à l’in­tros­pec­tion : suis-je armé, mora­le­ment, pour affron­ter la vie ? Tout en fai­sant du peu­ra [rap, en ver­lan], tout en ayant cette pas­sion com­mune. Et je découvre à la mos­quée la grande diver­si­té des cou­rants ! (Un homme nous coupe et demande à Médine s’il est l’ar­tiste du camion.) Je découvre la plu­ra­li­té de l’islam.

Vous ne la soup­çon­niez pas avant ?

« Tariq Ramadan m’a per­mis de ne pas som­brer dans le radi­ca­lisme. On ne cesse de le dia­bo­li­ser, mais il faut bien entendre que sans lui, et d’autres, on serait sur une vraie pou­drière dans tous les quartiers. »

Non. L’islam n’é­tait pas poly­morphe à mes yeux, alors. Il n’y avait pas de place pour le doute ni pour l’in­ter­pré­ta­tion. À quinze ans, on idéa­lise. Je suis tom­bé de haut. Je doute, je me ques­tionne. Et Tariq Ramadan arrive à ce moment-là par ses cas­settes. Il parle de « richesse » pour dési­gner cette plu­ra­li­té. Il n’en parle pas comme d’une contra­dic­tion. Il exhorte à se for­mer, à se culti­ver, à s’a­mé­lio­rer. Et là ça me rac­corde, me rac­croche : à l’Éducation natio­nale, à la lec­ture… Ramadan m’a per­mis de ne pas som­brer dans le radi­ca­lisme. On ne cesse, en France, de le dia­bo­li­ser, mais il faut bien entendre que sans lui, et d’autres, on serait sur une vraie pou­drière dans tous les quar­tiers. Ils seraient à l’heure qu’il est en proie à l’is­lam le plus radi­cal et le plus rigo­riste. Ramadan a désa­mor­cé cer­taines ten­sions ; je le pense vraiment.

Vous lui avez d’ailleurs emprun­té le concept de « double audi­tion », pour l’un de vos morceaux.

Complètement ! C’est une réponse aux accu­sa­tions per­ma­nentes de « double dis­cours ». J’en ai fait un titre, mais je le juge trop faiblard.

Vous avez décla­ré, à Montréal, que vous trai­tez de sujets que la plu­part de vos confrères n’a­bordent pas. Comment cela se fait-il ?

C’est une envie, pas un cré­neau. (Un homme entre, ils se saluent en arabe.) Mes confrères désertent les sujets de socié­té. On est dans une atti­tude de revi­ri­li­sa­tion. On est dans la cari­ca­ture. Très peu se demandent s’ils peuvent avoir un impact sur les men­ta­li­tés et sur les rap­ports de force entre la socié­té civile et le monde poli­tique. Très peu s’en sou­cient. Ça se compte à peine sur les doigts d’une main ! Le rap, aujourd’hui, c’est la com­pé­ti­tion, la com­pé­ti­tion et la com­pé­ti­tion. Commerciale (car il peut aus­si y avoir une véri­table ému­la­tion artis­tique). Le rap reste le meilleur moyen pour livrer un mes­sage à toute notre jeu­nesse. Il faut vrai­ment se rendre compte que c’est la musique numé­ro 1 chez les jeunes. Pourquoi gâcher cet impact ? Pourquoi ne pas vou­loir amé­lio­rer le quotidien ?

Lorsque vous tenez ce dis­cours en pri­vé avec d’autres rap­peurs, vous devez pas­ser pour un don­neur de leçons ou un mora­li­sa­teur, non ?

« Très peu de rap­peurs se demandent s’ils peuvent avoir un impact sur les men­ta­li­tés et sur les rap­ports de force entre la socié­té civile et le monde politique. »

J’évite jus­te­ment de leur en par­ler pour les rai­sons que vous venez de dire ! Je ne veux pas qu’on se divise entre nous. Pire encore que l’a­ban­don de ces sujets, il y aurait le théâtre de la divi­sion. J’évite… Chaque chose en son temps. Il fau­drait que nous fas­sions, ensemble, un audit sur la por­tée et le rôle de notre musique ! Je suis peut-être uto­piste mais je reste per­sua­dé qu’on peut chan­ger un phé­no­mène de socié­té avec dix per­sonnes. Avec la noto­rié­té que nous avons, en tant que rap­peurs, il suf­fi­rait de nous réunir à dix et de signer une charte qui fédère le public et les ins­ti­tu­tions (cultu­relles, asso­cia­tives, jour­na­lis­tiques, etc.) pour éta­blir un rap­port de force ! On pour­rait faire pres­sion. Sur une muni­ci­pa­li­té, voire même un gou­ver­ne­ment. Pour inflé­chir, pour faire chan­ger et amé­lio­rer nos condi­tions de vie. Je le crois pro­fon­dé­ment. J’essaie de voir qui serait capable de s’embarquer dans ce genre d’i­ni­tia­tive. Le 31 octobre, d’ailleurs, il y a la Marche de la digni­té et contre le racisme qui va être lan­cée : Disiz, Youssoupha et La Rumeur en sont. On est au début de quelque chose. Il faut se lier aux acteurs de ter­rain. Il faut se fédérer.

Le concert col­lec­tif lan­cé par Disiz autour de Malcolm X en mai 2015, ça doit aus­si vous réjouir ?

Oui. J’y ai par­ti­ci­pé, j’é­tais content… Mais le tra­vail n’est pas suf­fi­sant. Kery James, ce jour-là, nous a racon­té une anec­dote ter­rible à la fin du concert : il était dans son quar­tier et il racon­tait à un gars qu’il se ren­dait à un concert en mémoire de Malcolm ; le gars a répon­du : « Qui ça ? Le boxeur ? » Ça en dit long. Les gens viennent peut-être voir Kery rap­per mais repartent sans s’être sou­ciés du fond… Le tra­vail commence.

Vous met­tez volon­tiers en avant l’i­dée d’une « troi­sième voie » à défendre, à porter…

… J’ai ces­sé de croire à la struc­ture pyra­mi­dale de notre monde poli­tique actuel. Une struc­ture qui orga­nise nos vies, qui légi­fère, mais qui, en fin de compte, ne fait qu’as­su­rer le main­tien de ses propres man­dats et de son propre tri­ba­lisme. La troi­sième voie, c’est une com­mu­nau­té de bien­veillance. C’est une cause com­mune  comme Edwy Plenel en parle. Fédérer les cercles cultu­rels, poli­tiques et asso­cia­tifs avec la socié­té civile, les masses. Arrêter la poli­tique poli­ti­cienne des peaux de banane. Revenir au concret, à l’u­ti­li­té. Tendre vers quelque chose qui s’ap­pa­ren­te­rait au pro­gramme en dix points des Black Panthers. Il y a une urgence : il faut une feuille de route. Peu importe l’o­ri­gine eth­nique et sociale. La troi­sième voie, c’est avan­cer en marge des ins­ti­tu­tions poli­tiques que nous connais­sons. Il faut avoir conscience d’elles, savoir l’é­chi­quier, mais ne pas s’en­car­ter et se poli­ti­ser à tra­vers ce sys­tème-là. Il faut sor­tir des par­tis et des sub­ven­tions : visons un mou­ve­ment popu­laire en marge de la pyramide.

Vous évo­quez la « bien­veillance » mais beau­coup vous rangent dans son envers…

C’est la mala­die fran­çaise. S’arrêter à une image, à un fan­tasme, une repré­sen­ta­tion. On regarde chez mes amis, on pré­lève une phrase pour dire ce qu’elle ne disait pas. Les jour­na­listes déve­loppent sou­vent cette maladie.

Si, depuis vos débuts, la poli­tique est omni­pré­sente dans vos albums, la forme a évo­lué. Vous êtes pas­sé de mor­ceaux nar­ra­tifs à une écri­ture plus scan­dée, hachée, syn­thé­tique, proche de l’a­pho­risme, usant de nom­breuses pun­chlines. Pourquoi ce tournant ?

« Il y a une urgence : il faut une feuille de route. La troi­sième voie, c’est avan­cer en marge des ins­ti­tu­tions poli­tiques que nous connaissons. »

Mon évo­lu­tion musi­cale explique l’é­vo­lu­tion des textes. Je m’o­riente vers la trap, la drill, et je n’ai pas encore trou­vé, sur la base de ces nou­velles sono­ri­tés, com­ment dérou­ler une nar­ra­tion. Je suis en recherche. L’idée est de pou­voir asso­cier un dis­cours trans­gres­sif et pro­vo­ca­teur à des rythmes contem­po­rains pour conti­nuer à tou­cher la nou­velle géné­ra­tion. Le rap tra­di­tion­nel, celui des années 1980, n’a plus leur oreille. La trap ne laisse plus vrai­ment la place aux méta­phores, aux références.

Ce n’est pas un compromis ?

Non. C’est une adap­ta­tion. Je vais même aller plus loin : la trap est un salut pour le rap, et même pour les paro­liers. J’hérisse des poils quand je dis ça. La trap force l’es­prit de syn­thèse. Elle ramasse des concepts lourds en quelques phrases laco­niques. C’est une forme d’in­tel­li­gence. C’est moins nar­ra­tif mais mieux orga­ni­sé. Et il ne faut pas perdre de vue que je ne m’ar­rête pas aux albums : cha­cun d’entre eux sus­cite un débat, des ren­contres, et c’est là que je peux prendre le temps de déve­lop­per et d’ex­pli­quer. Le rap doit être pro­vo­cant en lais­sant les fenêtres ouvertes. Avant, je bali­sais tout, rien ne dépas­sait. Il y avait la thèse, l’an­ti­thèse et la syn­thèse : aujourd’hui, je ne fais par­fois plus que la der­nière. Prends-toi la claque musi­cale et émo­tive puis on par­le­ra ensuite des argu­ments. Je n’ar­rive, d’ailleurs, plus à rap­per comme avant ! D’instinct, je créé désor­mais sur ce flow très sac­ca­dé, ce débit par­ti­cu­lier, ces temps qu’on laisse à l’ins­tru. Je ne peux pas rétro-pédaler.

Quitte à perdre en route tous les nos­tal­giques de « l’an­cien » Médine ?

Ils fini­ront par se ral­lier. (rires) Certains estiment que la musique enga­gée doit avoir un conte­nant pous­sié­reux. Il faut bous­cu­ler son audi­toire et ne pas être dans une zone de confort. J’aurais très bien pu conti­nuer mes mor­ceaux fleuves, façon Arabian Panther, et conten­ter ceux qui me sui­vaient ; ça aurait été me men­tir à moi-même. Et perdre cette ambi­tion d’é­du­ca­tion popu­laire qui est la mienne. Mon but n’est pas de res­ter à la mode, mais de me rendre utile. Plutôt que de pas­ser mon temps à cri­ti­quer mes confrères qui donnent dans le rap apo­lo­giste, le gang­sta rap, je pré­fère pro­po­ser. Je ne veux pas faire du rap par oppo­si­tion mais du rap d’action.

Votre album Protest Song, paru en 2013, est un peu à part : il était plus lis­sé, plus acces­sible. Vous en êtes rapi­de­ment reve­nu. C’était une autocritique ?

« Car la pro­vo­ca­tion (en nombre) amène à la réflexion (en nombre). Ça peut sem­bler incom­pa­tible, de l’ex­té­rieur, mais je crois que j’ai tou­jours avan­cé comme ça. »

Je vou­lais m’ou­vrir, je vou­lais plus de musi­ca­li­té. Le spectre du cercle de réflexion était plus large sur cet album. Je vou­lais être moins pous­sif, moins sco­laire (mais je pré­fère encore être sco­laire qu’une coquille vide). Je ne jette pas Protest Song, je ne le renie pas : j’ai été jus­qu’à mes ultimes fron­tières. Je me suis recen­tré ensuite sur ce que j’a­vais tou­jours été et fait, avec un dis­cours qui ne veut pas séduire mais déran­ger. Protest Song séduit ; Démineur dérange. La dif­fé­rence est là. Mais j’é­vo­lue moi-même dans ces deux espaces : je suis pour l’ou­ver­ture et la provocation…

Ce tiraille­ment que l’on sent, en effet, avait d’ailleurs été évo­qué dans votre ouvrage avec Pascal Boniface. On vous sen­tait pris entre le désir de satire et de rai­son, de ren­ver­ser la table et de construire. Comment gérez-vous vos antipodes ?

Je pro­voque mais je ne fuis jamais le débat. C’est, je crois, la force de mon tra­vail. Beaucoup se réfu­gient der­rière l’Art et la culture pour se « pro­té­ger » de tout « déra­page ». Je ne veux pas être un « artiste » qui ne répon­drait de rien. Ce n’est pas être aux anti­podes : c’est une cohé­rence. Car la pro­vo­ca­tion (en nombre) amène à la réflexion (en nombre). Ça peut sem­bler incom­pa­tible, de l’ex­té­rieur, mais je crois que j’ai tou­jours avan­cé comme ça. Et si cer­tains s’ar­rêtent aux pro­vo­ca­tions, tant pis pour eux !

Malgré toutes les incom­pré­hen­sions des gens, les qui­pro­quos et les accu­sa­tions graves dont vous êtes l’ob­jet, vous demeu­rez cer­tain que c’est la bonne stratégie ?

C’est la meilleure méthode ! Sans être pom­peux ni chiant. La pro­vo­ca­tion ne traîne pas en lon­gueur : elle te pro­pulse dans le pro­blème. Et on réflé­chit. On n’at­tend pas la fin du pro­blème pour le régler. C’est exac­te­ment ce qu’il s’est pas­sé avec tout le débat autour de la laïcité.

Soyons hon­nêtes : cer­tains, dans notre revue, avaient des réti­cences plus ou moins franches lors­qu’il a été ques­tion de vous inter­vie­wer. D’autres ne les par­ta­geaient en rien. Et il s’a­git de per­sonnes qui, a prio­ri, sont des alliées poli­tiques. Vous le savez, vous semez par­fois la dis­corde au sein des mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion (socia­listes, com­mu­nistes, liber­taires). Ça ne vous désta­bi­lise pas ?

« Les quar­tiers qui ne réflé­chissent plus qu’en kilos de shit et en ren­ta­bi­li­té capi­ta­liste, ils sont per­dus, ça y est ? On les aban­donne ? Car ils ne sont pas marxistes-léninistes ? »

La ques­tion qui m’in­té­resse est : pour­quoi je perds ces per­sonnes ? Pourquoi cette cas­sure ? Au fond, c’est tout le sens de mon com­bat, aujourd’hui. Sous pré­texte qu’un­tel a une for­ma­tion poli­tique, qu’il a des connais­sances, sous pré­texte que j’ai été « mal­adroit » et qu’il ne l’au­rait pas été, lui, mal­adroit, sous pré­texte qu’il est dans « la réflexion per­ma­nente », qu’il a une « idéo­lo­gie », qu’il se tient à une « ligne poli­tique », sous pré­texte de tout ceci, untel se croit meilleur que moi sur le ter­rain de l’en­ga­ge­ment. C’est du pater­na­lisme. Désolé de ma réac­tion épi­der­mique. Mais c’est une forme de colo­nia­lisme. Certains « anti­co­lo­nia­listes » de la gauche radi­cale ont des relents néo­co­lo­niaux ! Comme Quartiers libres, par exemple. On devrait être des alliés ! Mais on ne l’est pas. À cause du sym­bo­lisme. Il y a condes­cen­dance, il y a vio­lence sym­bo­lique, et ça nous empêche de nous par­ler. C’est le même débat que j’ai eu avec Pascal Boniface, mal­heu­reu­se­ment. J’ai des codes  des dogmes, sans doute, pour cer­tains  qui font ce que je suis. Qui font mon inté­gri­té et, sur­tout, ma cré­di­bi­li­té dans les quar­tiers : je ne me balade pas avec des gardes du corps. Je peux dire ce que j’ai à dire. Ce pater­na­lisme ferme toutes les portes. En se déso­li­da­ri­sant de moi publi­que­ment comme Pascal Boniface l’a fait, lorsque j’ai assis­té à une confé­rence de Kémi Séba, il insulte mes capa­ci­tés à pen­ser par moi-même. Je n’y allais pas pour adhé­rer à son discours.

Quand vous par­lez des « gau­chistes », quels mili­tants visez-vous ?

Ceux dont la ligne poli­tique ne concerne qu’eux. Ils ont oublié le ter­rain. Les quar­tiers n’en ont rien à foutre de leur « ligne ». Les quar­tiers qui ne réflé­chissent plus qu’en kilos de shit et en ren­ta­bi­li­té capi­ta­liste, ils sont per­dus, ça y est ? On les aban­donne ? Car ils ne com­prennent pas la « ligne » et qu’ils ne sont pas mar­xistes-léni­nistes ? On les lâche, tous ceux-là ? Non. Je vais les cher­cher et je leur parle à hau­teur d’homme. Avec les mots qu’ils com­prennent. Pas comme quel­qu’un qui a une meilleure for­ma­tion poli­tique. J’admets que je n’ai pas leurs connais­sances, j’ad­mets qu’ils en savent plus que moi en théo­rie de la lutte des classes, mais par­lez-moi à hau­teur d’homme. Si tu me parles du des­sus, on ne s’en­ten­dra jamais.

Diriez-vous, avec la jour­née que vous aviez orga­ni­sée en 2009 à l’Institut du monde arabe sur les femmes, et au regard de vos mor­ceaux sur le sujet, que l’é­ga­li­té entre les sexes est l’une de vos causes ?

(Il réflé­chit lon­gue­ment.) Je cher­chais le mot juste. Une « cause », oui. Une vraie cause. Au sein de la Don’t Panik Team, dont je suis le pré­sident, la sec­tion fémi­nine de notre club de boxe est celle qui le porte le mieux. Je dis : « On ne doit pas attendre le 8 mars pour que les femmes reven­diquent leurs droits. » C’est fini, le temps où les femmes avaient à qué­man­der. La femme  et la musul­mane est par­ti­cu­liè­re­ment visée  doit prendre ce qui lui revient de droit. Son inté­gri­té, sa place, son emploi. Je n’u­ti­lise pas le mot « fémi­niste » car, clas­si­fi­ca­tion oblige, c’est un repous­soir : on ne peut plus dis­cu­ter serei­ne­ment, sans a prio­ri, dès qu’il est pro­non­cé. Mais j’es­père, même si je n’emploie pas le mot, contri­buer à ce com­bat fémi­niste. Quand une femme rem­porte un tour­noi de boxe, croyez-moi, elle incarne quelque chose. La femme qui s’au­to-déter­mine, elle-même, au centre. D’autant que la ques­tion hommes/femmes, c’est un des prin­ci­paux angles d’at­taque contre les quar­tiers popu­laires et les musul­mans. Et je tiens, encore une fois, à bri­ser ce qu’on attend de nous.

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Pourquoi avoir rajou­té un « post-scrip­tum », écrit, à votre mor­ceau « Don’t Laïk ? » (« Il est impor­tant de dis­tin­guer laï­cisme de laï­ci­té. Le laï­cisme est une ver­sion dévoyée de la laï­ci­té. Ma cri­tique s’adresse à cette dérive exclu­sive, qui se drape dans la notion d’égalité en stig­ma­ti­sant le reli­gieux. ») Pour cal­mer la polé­mique qui éclatait ?

À cause des atten­tats contre Charlie Hebdo. On allait prendre des ves­sies pour des lan­ternes, on allait tout amal­ga­mer. J’allais être l’in­car­na­tion, le défou­loir idéal. J’ai vou­lu prendre quelques pré­cau­tions et réex­pli­quer ce mor­ceau ; je n’ai pas vou­lu me cacher der­rière « l’es­prit Charlie », c’est-à-dire pro­vo­quer puis ne rien ajou­ter ensuite (comme des­si­ner le pro­phète de l’is­lam en levrette). J’ai le droit de par­ler de « laï­ci­té dévoyée ». J’ai bien dit « dévoyée »  j’au­rais très bien pu enle­ver cet adjec­tif pour être dans quelque chose de très cari­ca­tu­ral, très fron­tal (très « Charlie », au fond). Le sous-titre de Charlie Hebdo, c’est Journal irres­pon­sable : pour ma part, j’ai pré­fé­ré être res­pon­sable et m’ex­pli­quer de mon mor­ceau dans le contexte de ces atten­tats. Je ne me planque pas der­rière « la liber­té d’ex­pres­sion ». Je ne vou­lais pas faire de dom­mages col­la­té­raux, je ne vou­lais pas en rajou­ter une couche.

Vous êtes pas­sé pour un enne­mi de la République et de la laï­ci­té alors que vous aviez fait savoir, dans votre livre Don’t Panik, que vous tenez à la laï­ci­té et sou­hai­tez même lui res­ti­tuer « ses lettres de noblesse ».

Exactement.

Si on veut avoir le fond et les nuances de votre dis­cours, on peut. Les choses sont dites et écrites. Où cela coince-t-il, alors ? Fainéantise, racisme ou mau­vaise foi des uns ; faux pas ou mal­adresses de votre part ?

« Je crois que ça arrange cer­tains de faire de moi un repré­sen­tant, une figure. Ça conforte les idées qu’ils véhi­culent au sein de la popu­la­tion française. »

Je crois que ça arrange cer­tains de faire de moi un repré­sen­tant, une figure. Ça conforte les idées qu’ils véhi­culent au sein de la popu­la­tion fran­çaise. Je suis un épou­van­tail com­mode. Heureusement qu’il y a des gens, comme vous, comme d’autres, qui font la démarche de creu­ser. Ceux qui me détestent vont conti­nuer à le faire mais je vais pour­suivre dans mon dis­cours et prou­ver qu’il ser­vi­ra aux enfants de ceux qui me détestent !

Quand vous décla­rez que le rap peut faire évo­luer les men­ta­li­tés dans les quar­tiers et que vous avez peut-être « empê­ché d’autres Kouachi », c’est pla­cer, tout de même, un poids énorme sur les épaules de l’art !

Le rap a eu un impact immense sur moi. Imaginez l’im­pact sur les nou­velles géné­ra­tions qui ont gran­di, depuis tou­jours, avec cette musique. Ils com­prennent mieux cette culture que moi, à leur âge : ils ont bai­gné dans un liquide amnio­tique de culture urbaine ! C’est du direct au direct. Avant, les mor­ceaux met­taient du temps à venir à nous : il n’y avait pas Internet. Encore une fois, je ne me planque pas en disant : « Ce n’est que du rap, du diver­tis­se­ment ; ça n’in­fluence pas les mentalités. »

Lino nous a pour­tant dit : « Un artiste peut confor­ter, mais pas influen­cer réel­le­ment une vie. Et encore, cinq minutes. Mais ça ne construit per­sonne. »

S’il savait l’in­fluence qu’il a eue sur moi, il réflé­chi­rait sans doute autre­ment. Il a été l’un de mes pro­fes­seurs. On aime­rait que ça soit comme ça, que ce soit de « l’am­bian­çage » géné­ral. C’est trop facile. Comment on peut nier cet impact ? C’est un vrai manque de cou­rage de le refu­ser, de crainte qu’il soit trop lourd à por­ter. Le cou­rage du rap, ce n’est pas la per­for­mance, le clash, mais la res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis du public.

Dans le cadre de votre tour­née en camion, vous avez mis en avant les ini­tia­tives locales et asso­cia­tives. Ça s’or­ga­nise comment ? 

Dans chaque ville où l’on se gare, une asso­cia­tion nous accueille. L’idée est de tis­ser un réseau, de mailler la France entière. Que la pas­sion de la musique déborde sur l’en­ga­ge­ment local. Que le camion passe du concert au concer­né. Tout ça avant 2017.

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Dans votre der­nier album, vous écri­vez « Heureusement qu’­j’ai connu la foi avant d’con­naître les pra­ti­quants / Heureusement qu’­j’ai connu l’is­lam avant d’con­naître les musul­mans / […] Ses frères, on les choi­sit pas, mais si j’pou­vais je choi­si­rais Edgar Morin ». Qu’est-ce qui vous touche tant chez lui ?

Son huma­nisme. Sa volon­té de faire cause com­mune. Il ne regarde pas le par­ti­cu­la­risme des uns et des autres ; il ne juge pas en fonc­tion de ce que tu es. Il envoie un mes­sage bien pré­cis à l’in­tel­li­gent­sia. J’ai envie d’ap­pro­fon­dir son œuvre. Et vous avez vu son compte Twitter ? Il tue ! (rires)

Puisqu’on en est aux phi­lo­sophes… Deux qui ne vous aiment fran­che­ment pas : Finkielkraut et Vincent Cespedes.

« De Soral à Fourest, la dis­tance est très courte. Il faut s’é­man­ci­per de leurs dis­cours. Soral s’est réveillé avant-hier sur la force élec­to­rale que repré­sentent les jeunes de ban­lieue et les musulmans. »

… C’est un phi­lo­sophe, Cespedes ? (rires) Il a vou­lu faire le jus­ti­cier mas­qué sur ma gueule. Il est cen­sé appar­te­nir au haut du panier et a été inca­pable de pres­sen­tir le second degré pré­sent dans « Don’t Laïk ». Quant à Finkielkraut, je ne sais pas ce qu’il lui prend… Il a par­lé de moi à trois ou quatre reprises dans les médias. J’ai dû le cho­quer. En même temps, je suis assez content : « Don’t Laïk » était un piège ten­du pour que les cons y tombent. Finkielkraut est une gar­gouille de la République. Il fait dire à la laï­ci­té ce qu’elle n’a jamais dit. Et je le répète dans cha­cun de mes concerts, depuis.

Vous pla­car­dez, aux murs du clip de « Reboot », les por­traits de Soral, Marine Le Pen, Fourest, Zemmour, etc. Ils sont dif­fé­rents, poli­ti­que­ment : quel est le point com­mun qui, pour vous, jus­ti­fie de les épin­gler ainsi ?

Ils surfent tous sur les frus­tra­tions des gens. De Soral à Fourest, la dis­tance est très courte. Il faut s’é­man­ci­per de leurs dis­cours. Soral s’est réveillé avant-hier sur la force élec­to­rale que repré­sentent les jeunes de ban­lieue et les musul­mans. Il veut séduire ce public tout en fai­sant des saillies colo­nia­listes que peu de gens  à ma grande sur­prise  relèvent par­mi ceux qui le suivent. On n’a rien à voir ensemble. Surtout si tu veux créer un enne­mi com­mun qui est le Juif. On n’a pas cet enne­mi, nous. Soral veut faire sous-trai­ter le vieil anti­sé­mi­tisme fran­çais par les quar­tiers popu­laires. J’ai été sin­cère ; on ver­ra si ça donne des fruits. Leur Dissidence, c’est de la tar­tuf­fe­rie. Ils n’ont fait qu’a­jou­ter du flou au manque d’en­ga­ge­ment des quar­tiers. Ils n’ont fait que de la récu­pé­ra­tion. Ils ont fait du com­merce. Qu’ils se vautrent ! Il faut des anti­dotes ; il faut pro­po­ser d’autres modèles. Aujourd’hui, je me sens proche de Brassens. De son bon sens. De sa façon de per­ce­voir la jus­tice fran­çaise. Je suis un reli­gieux et j’aime sa cri­tique de la spi­ri­tua­li­té ! Ou, on en par­lait : Edwy Plenel. En refer­mant son livre, Pour les musul­mans, je me suis dit : « Enfin quel­qu’un qui n’est pas condes­cen­dant dans sa démarche, qui n’est pas dans la vic­ti­mi­sa­tion mais dans l’ac­ti­visme. » Son livre m’a énor­mé­ment mar­qué. Mais on a trop ten­dance à cher­cher des modèles, des lea­ders, qui aient toutes les carac­té­ris­tiques adé­quates : telle cou­leur de peau, telle reli­gion, etc. On a trop ten­dance à être dans le fan­tasme de ce qu’a été par le pas­sé telle ou telle figure  à com­men­cer par Malcolm X. Il faut, tout en s’ins­pi­rant de ces figures pas­sées, tout refondre dans notre époque actuelle.

Brassens, Plenel, Morin… Vous ne citez que des hommes très mar­qués, idéo­lo­gi­que­ment et poli­ti­que­ment : le pre­mier a été anar­chiste, le second trots­kyste et le troi­sième com­mu­niste. Il y a un lien avec ce que nous disions tout à l’heure sur l’é­ti­quette, la ligne. Dans « Alger pleure », vous ren­dez hom­mage aux com­mu­nistes. Quel est, au fond, votre rap­port intime à cette famille politique ?

« Le monde poli­tique est trop pré­ten­tieux ; il est cou­pé de la base. Il pré­fère les beaux concepts. Nous, on est la base, on trans­pire la base, on la connaît. »

Je suis de cette tra­di­tion. Ma famille est de gauche. Mes parents ne sont pas « enga­gés » mais c’est mon héri­tage ouvrier. Mais je n’emploie, en effet, pas ces termes-là. Je ne veux pas être cli­vant. Et je ne tiens pas à faire réfé­rence à des notions qui n’é­voquent plus rien pour les jeunes de quar­tier. Entrez dans les quar­tiers avec le mot « poli­tique » : vous êtes dis­qua­li­fié d’en­trée. Ajoutez « anar­chiste », « com­mu­niste » ou « gauche radi­cale », on vous dira aus­si­tôt : « Toi, t’es un mec bar­ré ! Vas‑y, t’es à l’ouest, on com­prend rien à c’que tu dis ! » Il faut décons­truire. Je ne les refuse pas, ces mots  comme disait l’autre, mal nom­mer les choses, c’est rajou­ter au mal­heur du monde… Mais il y a des codes nou­veaux et un lan­gage qui a évo­lué. Il fau­drait pro­po­ser des néo­lo­gismes pour pou­voir rendre l’en­ga­ge­ment atti­rant pour les milieux popu­laires. Et ce n’est pas avec « gauche radi­cale » que ça mar­che­ra ! Il faut un nou­veau voca­bu­laire. Déjà, par­lons de « mou­ve­ment » et plus de « par­ti ». Et on en revient au rap : le rap invente de nou­veaux termes. Le monde poli­tique est trop pré­ten­tieux ; il est cou­pé de la base. Il pré­fère les beaux concepts. Nous, on est la base, on trans­pire la base, on la connaît. On com­prend son lan­gage, on la regarde droit dans les yeux. Je veux ten­ter d’im­pré­gner le rap de valeurs issues de cette tra­di­tion politique.

L’année 2017, celle des pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles, est pré­sente dans votre titre « Grand Médine ». Et vous ne l’a­bor­dez pas avec légè­re­té, c’est le moins qu’on puisse dire…

Ça sera une année très impor­tante pour les quar­tiers popu­laires. Si elle ne se réveille pas, on aura un gou­ver­ne­ment encore plus négli­geant socia­le­ment. Si on ne se met pas en marche, on arri­ve­ra, à terme, à la guerre civile. Comme je peux, je tente de la frei­ner, de l’é­vi­ter. La masse peut faire bas­cu­ler des élec­tions, loca­le­ment et natio­na­le­ment ; si elle n’y par­vient pas, ça sera une révolte popu­laire. C’est-à-dire la vio­lence. Je ne suis pas le seul à redou­ter cette guerre civile : cer­tains la voient com­mu­nau­taire et iden­ti­taire (en gros : les musul­mans contre les chré­tiens) ; pour moi, elle est d’a­bord sociale et économique.

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Houellebecq et Sansal, avec leurs romans Soumission et 2084, pré­disent la conquête de la France ou de l’Europe par l’is­lam : ces dis­cours deviennent de moins en moins mar­gi­naux. Ils sont dans l’air du temps. Comment y réagissez-vous ? 

Je n’y crois pas une seconde. On leur donne trop d’im­por­tance. Ils se mas­turbent tous sur l’is­lam. On va finir par croire qu’on vou­drait que ça arrive pour don­ner rai­son à ces pro­phé­ties auto-réa­li­sa­trices. Leur but, c’est d’ef­frayer. C’est une tech­nique com­mer­ciale pour vendre. On les sur­pro­meut. C’est un busi­ness lucra­tif, la peur. L’un de mes com­bats, c’est jus­te­ment de la refuser.

Une der­nière ques­tion : vous aviez évo­qué, il y a deux ans, le « roman psy­cho­lo­gique » que vous pour­riez écrire en cas de second ouvrage. Alors, ce roman ?

J’ai dit ça, moi ? Je n’a­vais pas man­gé ce jour-là. (rires) J’avais publié un bou­quin avec Boniface alors je devais me prendre pour un écri­vain. (rires) J’ai par­fois eu l’en­vie d’é­crire, oui. Mais je m’ar­rête au bout de quelques pages… Mon domaine, c’est vrai­ment la musique, le rap. Et je n’ai pas déci­dé de m’ar­rê­ter. Je vais bour­lin­guer encore une dizaine d’an­nées. Mon roman, il sera dans mes futurs albums. Le pro­chain ? Il va piquer ! (rires) Allez, je vous le donne en exclu’, per­sonne ne le sait : il s’ap­pel­le­ra Prose Élite.


Toutes les pho­to­gra­phies (ban­nière excep­tée [DR]) sont de Ballast.


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