Entretien inédit pour le site de Ballast
« J’écris des fresques, c’est du Van Gogh, négro, prête l’oreille ». Il est volontiers considéré comme l’une des plumes les plus singulières du rap français. Cofondateur du groupe Ärsenik en 1992, Lino (dit Monsieur Bors) a depuis signé deux albums solo — le dernier, Requiem, est sorti le 12 janvier 2015. « Du populo j’suis la voix », lançait-il dans l’un de ses anciens morceaux. « Pour toute la jonqaille du monde, j’lâcherai pas ma grammaire occulte » ; phrasé cru, provocateur. Nous le retrouvons dans ses studios d’enregistrement. Les lumières sont blanches et la musique file du sous-sol. « Je débite la rue, je rappe comme elle respire / Ce beat c’est des pulsations, j’expire fréquence du peuple ». Lino est en retard. Calme, presque nonchalant. Le ton est chaleureux : le tutoiement s’impose après quelques minutes.
Lino, à 10 ans, à quoi ressemblait-il ?
(Il rit) J’ai une très mauvaise mémoire. J’étais à Villiers-le-Bel et j’étais mi-figue mi-raisin à l’école. Je n’étais pas fait pour elle : elle m’a perdu — à moins que ce ne soit l’inverse ! Je me sentais plus artiste ; j’aimais le dessin, le cinéma…
Et le rap ?
Il arrive à l’adolescence. C’était l’époque du hip hop, de la break dance, du graffiti et des émissions de Sidney. Je touchais un peu à tout, je n’étais pas trop mauvais mais loin d’être très bon : je me sentais plus à l’aise avec le rap car j’aimais déjà les mots.
Tu as reproché à certains médias de toujours vouloir interviewer les rappeurs sur les questions sociales et politiques.
Oui. J’attends des artistes qu’ils portent une vision mais on ne peut pas demander à tous d’en avoir une qui soit politique. Il faut une certaine connaissance, il faut avoir travaillé à ça : être rappeur ne suffit pas à avancer un propos construit sur le sujet. À titre personnel, je dis qu’il faut « prendre position » mais je le dis sans donner de leçons. Au-delà de la banlieue, on appartient au peuple : c’est-à-dire à la majorité silencieuse. Tout est fait pour que le peuple n’ait jamais la parole — la parole, c’est les autres. La télévision et les pupitres, ce n’est pas notre place ordinaire. C’est donc important, quand on peut l’attraper, cette parole, de l’utiliser. Et puis il ne faut pas oublier que le rap est multiple, ce n’est pas une seule entité — comme tous les autres registres musicaux. Le rap va du festif au politique. Le mettre dans un même sac, c’est comme amalgamer Brel et Plastic Bertrand.
Par contre, le traitement médiatique qui en est fait néglige cette multiplicité : on le perçoit comme un même bloc, souvent décrié.
« Tout est fait pour que le peuple n’ait jamais la parole — la parole, c’est les autres. La télévision et les pupitres, ce n’est pas notre place ordinaire. »
Exactement. On nous donne pas le droit au second degré. On nous refuse la possibilité de faire autre chose que ce qu’on attend de la banlieue (d’autant que parler de « banlieusards » est stupide : la banlieue, c’est autant le boucher que la prof, autant les Noirs, les Arabes que les Blancs — même si, c’est vrai, de moins en moins pour ces derniers…). Voyez Renaud. J’ai fait un titre qui s’appelait « La Marseillaise » et Renaud, un jour, a chanté : « La Marseillaise, même en reggae / Ça m’a toujours fait dégueuler / Les marches militaires ça m’déglingue / Et votre République, moi j’la tringle / Mais bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue ? » Si un rappeur dit ça, il est mort ; si j’avais écrit comme Renaud, j’aurais fini au tribunal.
Quand tu écris, tu as conscience de ce positionnement, de ces rapports de force ?
Je n’ai pas le choix. Ça me précède. L’Afrique est sur ma gueule ; je traîne avec. Je fais ce que je suis : si j’étais né à Neuilly, j’aurais écrit tout autre chose. Historiquement, le rap vient des quartiers, même si, aujourd’hui, tous les rappeurs ne viennent pas forcément de ces endroits ou de ces milieux sociaux. Il est plus directement connecté au réel que les autres genres musicaux, du fait des thématiques — en variété, tu as des albums complets qui ne parlent que d’amour.
Le dernier album de Nekfeu a bénéficié d’une énorme couverture médiatique. Olivier Cachin s’est étonné de ce phénomène et y voyait là le racisme plus ou moins latent des médias : parce que Nekfeu est blanc, tout le monde se met à aimer le rap. Tu as ressenti ça ?
C’est une réalité, même si ça n’enlève rien au talent de Nekfeu. Et lui-même est le premier à le reconnaître. On a également vu ça avec Eminem (qui est un des plus grands rappeurs). Il a admis qu’être blanc l’avait aidé, favorisé, et que son succès commercial était en partie lié à sa couleur de peau – les médias mainstream appartiennent le plus souvent à la même couche ; ils partagent les mêmes origines. Le rap, aux États-Unis comme en France, est basané : lorsqu’un Blanc débarque, ça favorise ces phénomènes.
(Cyrille Choupas | Ballast)
Tu as eu quelques ennuis avec le Festival Hip Hop de Orléans, cette année. Un mot ?
C’était marrant. (rires) Je peux considérer que, oui, ce qu’on produit peut parfois être dur, voire violent, mais de « l’incitation à la violence », ça n’a aucun sens. Je ne vois pas où ils ont vu ça chez moi. C’est la première fois que ça m’arrive. Je ne connais pas ces gens ; il faudrait peut-être leur envoyer le disque !
10 ans séparent Paradis assassiné et Requiem. Et une différence frappe, en tout cas à nos yeux : il y a beaucoup plus de mélancolie et de nostalgie dans le second.
Excusez l’expression, mais plus on avance, plus on part en couilles. C’est un constat — qui relève pour moi du réalisme et non du pessimisme. Vous trouvez que ça va bien ? J’ai le sentiment que la société va de plus en plus mal. Même dans les banlieues. Ça se referme. J’ai grandi entouré de toutes les ethnies possibles : je connais mon prochain. Je sais ce qu’est un Pakistanais, un Juif ou un Arabe. La banlieue des années 1980 et celle d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes.
Tu dis aussi qu’il y avait plus de « qualité rapologique » dans les années 1990.
« La musique ne fait pas les révoltes, elle les accompagne. Même le pire des rappeurs ne fera jamais autant de mal que Cahuzac ! »
Bien sûr. Vous le contestez ? Je n’idéalise pas le passé mais il faut bien reconnaître, si on s’en tient à la forme musicale, que le rap s’est américanisé et qu’il a perdu en contenu. Les disques sont de plus en plus légers, si on compare à ce qui se faisait à nos débuts. La performance a pris le dessus.
L’École normale supérieure t’a invité cette année. C’était assez inattendu. Quelle impression en gardes-tu ?
Il y a eu des bons retours, une belle réceptivité ; tout s’est bien passé. C’était la première fois que je parlais comme ça, sans exercer mon métier, c’est-à-dire sans rapper. J’avais préparé des choses mais ça n’a servi à rien. Tout ce qui avait été prémédité a été remplacé par l’improvisation. C’est un monde qui m’est étranger, que je n’ai pas l’habitude de fréquenter, mais ça signifie aussi une sorte de reconnaissance pour le travail de l’écrit, dans le rap. C’est bien que ça soit enfin perçu. Et puis ma mère était dingue, elle a cru que j’étais intelligent ! (rires) Quand tu fais du rap, les préjugés restent : tu es la dernière roue du carrosse. Tu es l’idiot du village. On continue de nier le travail d’écriture.
Et ça a fait du mal au milieu ?
Sur le plan commercial, c’est-à-dire en matière de visibilité, de ventes de disques, le rap n’a pas souffert de ça. On peut même dire qu’il s’en sort mieux que bien d’autres musiques — c’est sans doute celle que les jeunes écoutent le plus, d’ailleurs. C’est médiatiquement que ça pose problème. Le rap subit tout simplement les mêmes préjugés que la banlieue. C’est le jeune à casquette, avec tous les attributs qu’on nous colle avec : on serait incapables de développer une idée, etc.
Akhenaton pense que le rap n’est pas anticapitaliste par nature ; il explique qu’il a, contrairement au rock, toujours développé une certaine culture de la gagne. Tu en penses quoi ?
Le rap est un art de pauvres : il ne veut donc pas « faire le pauvre ». Sans généraliser, c’est sans doute assez différent avec les milieux rock, souvent issus d’autres couches sociales. Les rappeurs parlent d’ascension sociale depuis le début. Quand tu viens du bas, tu veux briller, tu ne veux pas faire le crasseux.
Quand un Finkielkraut explique que, le plus souvent, le rap est un « dégueuli verbal », ça te fait réagir ?
Je l’emmerde. (rires)
(Cyrille Choupas | Ballast)
Tu refuses souvent l’idée qu’un rappeur puisse influencer son public. C’est étrange.
Mais non ! Aucun artiste ne m’influence dans ma vie de tous les jours.
Toi, peut-être, mais tu sais bien que quantité de personnes, surtout parmi les plus jeunes, se construisent avec des artistes, des écrivains…
Je ne crois pas une seconde au fait qu’un mec puisse braquer une banque après avoir écouté un morceau de rap : si tu braques, c’est parce que t’as faim ou que t’as envie d’avoir de l’argent. Un artiste peut conforter, mais pas influencer réellement une vie. Et encore, cinq minutes. Mais ça ne construit personne. Je le dis dans un morceau : la musique ne fait pas les révoltes, elle les accompagne. Même le pire des rappeurs ne fera jamais autant de mal que Cahuzac !
Dans un ancien morceau, « Délinquante musique », tu écrivais qu’il n’y aurait pas d’unité tant qu’il n’y aurait pas de justice. Mais, récemment, tu expliquais que tu te tournais de plus en plus vers l’unité…
… On ne fait rien tout seul. On doit se fédérer. Et sans plus jamais rien attendre des hommes politiques. Il ne faut plus aller voter.
Tu en parles à deux reprises, de l’abstention, dans Requiem.
« Les politiciens sont des VRP qui ne travaillent pas pour nous. La carte électorale, une arme ? Je n’y crois plus. On nous balade depuis des années avec l’idée d’alternance : on passe de gauche à droite, et après ? »
Oui, il faut arrêter. C’est une escroquerie. La politique n’est pas faite pour changer les choses mais pour conserver un système en l’état. Les politiciens sont des VRP qui ne travaillent pas pour nous. La carte électorale, une arme ? Je n’y crois plus. On nous balade depuis des années avec l’idée d’alternance : on passe de gauche à droite, et après ? Je préfère la solidarité du peuple. J’y crois davantage et j’ai pu constater la bonne volonté des gens de la base. Le peuple est capable de grandes choses à condition de le sortir de la tutelle politicienne. Mais on a le cerveau pollué. Tout est à reprendre. Qu’on laisse ces gens faire leurs salades ; ce ne sont pas les nôtres.
Tu as déclaré que tu n’écrirais plus ta chanson contre le FN, « Une saison blanche et sèche » (1998), de la même manière. Pourquoi ?
J’engloberais plus de monde. Le FN, ok, mais ils n’ont jamais eu le pouvoir, contrairement à tous les partis de l’alternance — donc le FN et tous les autres, je les mettrais ensemble.
Tu écris « Éteindre le feu avant qu’ça crame ». Tu le redoutes, à plus ou moins long terme, en France ?
Ça peut, oui, vu comme on nous pousse au conflit de civilisations. Mais c’est à nous d’en sortir, car si tu écoutes Manuel Valls, tout va brûler. La religion a toujours existé, ce n’est pas le problème. Moi je dis : « Aimez-vous les uns les autres », bordel ! (rires) Ça devrait être la base.
Si on est chrétien !
T’as besoin d’être chrétien pour aimer ton prochain, mon frère ? (rires) L’idéologie, c’est ce qui nous baise.
(Cyrille Choupas | Ballast)
Dans un album d’Ärsenik, tu te décris comme « un sombre poète » et tu te réfères à Rimbaud et à Césaire dans Requiem. Tu parles de « sale littérature », de « putain de poésie »…
… J’aime la poésie. Je m’exprime en vers donc je considère que le rap, en tout cas le mien, en relève. Après on peut creuser, contester, dire que la poésie doit obéir à tel ou tel critère ; on va invoquer des poètes illustres, morts il y a des siècles, pour nous expliquer qu’on ne peut pas les dépasser : respect pour les anciens, bien sûr, mais je revendique seulement le fait qu’on puisse considérer l’écriture contemporaine.
Techniquement, ça se passe comment : carnet ou informatique ?
J’écrivais sur des carnets, au départ, puis sur mon téléphone, mais je reviens au manuel : j’aime bien avoir mes petites reliques. Quand je commence un album, ça me plaît d’avoir tous mes cahiers, mes notes.
Tu jettes beaucoup de choses ?
« J’écris en autiste. Je fais un peu de fétichisme, je me mets en condition quand j’écris, je m’entoure d’objets, de livres, de films — comme le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. »
Je sens assez vite, après avoir écrit, si ce n’est pas bon : je jette aussitôt. J’ai ma douane personnelle. J’écris en autiste. Je fais un peu de fétichisme, je me mets en condition quand j’écris, je m’entoure d’objets, de livres, de films — comme le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Je m’enferme dans un cocon. J’avais entendu Jay‑Z, un jour, dire qu’un texte lui était venu pendant son sommeil ; je n’y croyais pas, jusqu’à ce que je rêve huit mesures de texte ! Et au réveil, j’ai retranscrit aussitôt. C’était « Paradis Airlines ».
Qui d’autre, autour de toi, en dehors de Césaire ?
Céline. Le mélange de littérature écrite, de style, et de langage parlé. Céline, c’est du rap. J’aime quand il dit qu’il faut mettre sa peau sur la table. Edgar Allan Poe, aussi. Ou Le Festin nu de William Burroughs. Mon père adorait lire ; il avait plein de bouquins, beaucoup de trucs politiques. Je me souviens que j’avais lu, gosse, Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop. Je les prenais dans sa bibliothèque. Lui, il faisait de la politique au bled. Mais j’aurais aimé lire plus ; je me rattrape quand j’ai le temps. En ce moment, je lis Le principe de Lucifer de Bloom : ça sert à manipuler le cerveau des gens. (rires)
Tu pourrais écrire sans cadre musical ?
En tant que rappeur, la musique peut aussi être un handicap : l’écriture doit s’inscrire dans un flow. Certains mots ne passent pas, en musique — alors qu’ils peuvent fonctionner a cappella. Écrire sans musique, j’y pense, j’ai des petites choses sur le feu…
Photographie de vignette : Cyrille Choupas, pour Ballast
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Almamy Kanouté, « Il faut fédérer tout le monde », juillet 2015
☰ Lire notre entretien avec Brav, « Je pourrai dire à mes enfants : on a essayé », janvier 2015