Suprématie mâle : histoire d’un concept


Texte paru dans le n° 9 de la revue papier Ballast (juin 2020)

« Face à une mon­tée d’un nou­veau conser­va­tisme […] le Président de la République conti­nue de por­ter un agen­da pro­gres­siste et fémi­niste ». C’est du moins ce qu’on pou­vait lire, le 8 mars 2022, sur le site offi­ciel de l’Élysée. Ses outrances pro­fé­rées en défense d’un fameux comé­dien accu­sé de viols nous reviennent en mémoire — on s’é­touffe. Outre les mots, qu’on retourne comme un gant, il y a les chiffres. En février 2024, le col­lec­tif Nous Toutes rap­pe­lait que 900 fémi­ni­cides avaient eu lieu sous la pré­si­dence Macron. « Chaque année, le comp­teur est remis à zéro, mais les fémi­ni­cides ne s’arrêtent jamais » rap­pelle la juriste et membre du col­lec­tif Maëlle Noir. Derrière la len­teur à agir se trouve, on le sait, un système patriar­cal à la peau dur. Pour par­ti­ci­per à sa méti­cu­leuse des­truc­tion, a‑t-on seule­ment fini de le décrire et d’en faire la cri­tique ? Selon le pro­fes­seur de sciences poli­tiques et essayiste anar­chiste Francis Dupuis-Déri, un concept manque encore dans le lexique fran­co­phone : celui de « supré­ma­tie mâle ». Dans ce texte, il revient sur son émer­gence et pro­pose de « l’intégrer dans la boîte à outils fémi­niste », ce qui, espère-t-il, « pour­rait contri­buer à la lutte de démo­li­tion du patriar­cat ».


On compte plu­sieurs termes pour évo­quer la domi­na­tion mas­cu­line : patriar­cat, phal­lo­cra­tie, machisme, sexisme ou encore miso­gy­nie. Chacun a son his­toire. Ils peuvent être plus ou moins appro­priés selon ce que l’on cherche à appré­hen­der, illus­trer, dénon­cer et com­battre. Mais la « supré­ma­tie mâle » est un concept presque incon­nu en langue fran­çaise : l’intégrer dans la boîte à outils fémi­niste pour­rait sans doute contri­buer à la lutte de démo­li­tion du patriar­cat — tout en gar­dant à l’esprit « les limites d’un voca­bu­laire anglo-saxon [et] d’une foca­li­sa­tion sur les pro­duc­tions amé­ri­caines », comme l’a rap­pe­lé Sharone Omankoy, cofon­da­trice du col­lec­tif afro­fé­mi­niste fran­çais MWASI1. C’est que ce concept per­met de poin­ter tout par­ti­cu­liè­re­ment la vision aris­to­cra­tique du monde fon­dée sur une idéo­lo­gie éli­tiste (le supré­ma­cisme) qui défend un sys­tème hié­rar­chique où tout le monde doit res­ter à sa place et s’en tenir à son rôle — sauf à vou­loir, selon ses par­ti­sans, engen­drer par­tout le chaos. Une vision du monde où les sei­gneurs — nobles, blancs, hommes, etc. — croient légi­time de domi­ner, oppri­mer, s’approprier et exclure les subal­ternes, dont les femmes.

Au début des années 1980, la phi­lo­sophe fémi­niste éta­su­nienne Marilyn Frye2 a iden­ti­fié six prin­cipes struc­tu­rants de la supré­ma­tie mâle. Soit : 1) la pré­ten­tion que cer­tains droits sont asso­ciés natu­rel­le­ment aux hommes du simple fait d’être homme (la liber­té de mou­ve­ment, l’intégrité phy­sique, un emploi, une pro­prié­té, une épouse et des enfants, etc.) ; 2) l’homosocialisation des boys clubs3 et l’homoérotisme, qui consiste à réser­ver aux autres hommes le res­pect, l’admiration et l’idolâtrie ; 3) le mépris et la haine à l’égard des femmes (la miso­gy­nie) et des hommes dits « effé­mi­nés » ; 4) la sacra­li­sa­tion du pénis comme sym­bole de supé­rio­ri­té (phal­lo­cra­tie) ; 5) don­née à la sexua­li­té mas­cu­line ; 6) la pré­somp­tion que le pénis peut — et doit — tout péné­trer, y com­pris avec vio­lence, et que cette péné­tra­tion est syno­nyme de puis­sance, de conquête et de vic­toire. On asso­cie alors à un crime de lèse-majes­té la pri­va­tion de cer­tains pri­vi­lèges aux­quels un homme croit avoir droit en tant qu’homme : un emploi, une conjointe, la sexua­li­té à volon­té, des espaces de non-mixi­té mas­cu­line, la pos­si­bi­li­té de péné­trer tous les espaces, etc.

Un monde de seigneurs

« La supré­ma­tie mâle sti­pule que les femmes doivent être au ser­vice des inté­rêts, des dési­rs et des besoins des hommes, les­quels se pré­tendent leurs pro­tec­teurs pour mieux les contrôler. »

L’idéologie supré­ma­ciste est ori­gi­nel­le­ment asso­ciée à la notion d’« entit­le­ment », qui fait réfé­rence à un titre (title) de noblesse et reste dif­fi­cile à tra­duire : « atti­tré », en fran­çais. Au Moyen-Âge, un tel titre accor­dait plu­sieurs droits et pri­vi­lèges : on se décou­vrait au pas­sage des nobles ; des bancs d’église leur étaient réser­vés ; eux seuls pou­vaient mon­ter à che­val ou chas­ser tel ou tel gibier ; on leur devait des cor­vées… Les gens de la plèbe (les « sans titre », pour reprendre l’expression du phi­lo­sophe Jacques Rancière) étaient assu­jet­tis — ce qui signi­fie ne plus être sujet de soi mais sujet d’autrui, comme on est « sujet du roi ». Il s’agissait d’un crime de lèse-majes­té d’empiéter sur les domaines des sei­gneurs et de s’arroger leurs pri­vi­lèges. Les rituels de mise à mort sou­li­gnaient la dis­tinc­tion du sei­gneur, déca­pi­té et enter­ré avec céré­mo­nie, alors que le gueux était pen­du et son cadavre aban­don­né aux corbeaux.

De nos jours, un titre de supré­ma­tie peut être fon­dé sur le sang, la cou­leur de peau, un diplôme, un droit de pro­prié­té ou même un simple pénis. Déjà, en 1902, l’Allemande Hedwig Dohm men­tion­nait, dans son ouvrage sur l’antiféminisme, les « par­ti­sans des droits sei­gneu­riaux » qui défendent la supé­rio­ri­té des hommes sur les femmes4. Ainsi, la supré­ma­tie mâle sti­pule que les femmes doivent être au ser­vice des inté­rêts, des dési­rs et des besoins des hommes, les­quels se pré­tendent leurs pro­tec­teurs — comme le sei­gneur avec ses serfs — pour mieux les contrô­ler. La supré­ma­tie mâle implique dès lors une ségré­ga­tion sexuelle du tra­vail avec des emplois qua­li­fiés de « mas­cu­lins », plus pres­ti­gieux et mieux payés, et d’autres qua­li­fiés de « fémi­nins », moins pres­ti­gieux et moins payés — voire pas payés du tout : les cor­vées. Les femmes doivent exé­cu­ter ces der­nières pour des hommes : cui­si­ner, net­toyer et laver, se livrer sexuel­le­ment, sou­te­nir affec­ti­ve­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment, soi­gner, etc. C’est d’ailleurs pour défendre cette ségré­ga­tion sexuelle du tra­vail que le mari a long­temps pu inter­dire à son épouse d’occuper un emploi, que des ordres pro­fes­sion­nels et des syn­di­cats se mobi­li­saient contre l’entrée de femmes dans cer­tains métiers ou qu’un homme est entré à l’École poly­tech­nique de Montréal, le 6 décembre 1989, pour abattre qua­torze femmes en décla­rant détes­ter les fémi­nistes et vou­loir leur faire la guerre. Le même homme avait consti­tué une liste de plu­sieurs « pre­mières » femmes dans leur domaine, qu’il iden­ti­fiait comme des cibles à abattre, dont la pre­mière poli­cière, la pre­mière pom­pière et la pre­mière com­men­ta­trice spor­tive à la radio. Comme ses futurs admi­ra­teurs, il repro­chait aux femmes d’empiéter sur des domaines réser­vés aux hommes, au point de jus­ti­fier leur liqui­da­tion5.

Un monde de « pureté »

Tout comme le supré­ma­cisme blanc, le supré­ma­cisme mâle est obsé­dé par la « pure­té ». Il défend le mas­cu­lin contre le fémi­nin, sous pré­texte que toute hybri­da­tion n’est qu’une dégé­né­res­cence, une conta­mi­na­tion, une patho­lo­gie, une mort annon­cée. En fran­çais, le mot « fémi­nisme » dési­gnait au départ les hommes que la tuber­cu­lose ren­dait effé­mi­nés6. Il faut donc croire et faire croire qu’il y aurait des qua­li­tés natu­relles mas­cu­lines et fémi­nines, qui deviennent des défauts chez l’« autre ». Le mas­cu­lin est asso­cié à l’autonomie, à la rai­son, à l’autodiscipline, à l’action et à la com­pé­ti­ti­vi­té, à la force, voire à l’agression et la vio­lence, et même à l’efficacité ; le fémi­nin au rela­tion­nel, à la dépen­dance, aux émo­tions, à l’incontrôlable, à la pas­si­vi­té, à la sol­li­ci­tude (le care), à la dou­ceur, voire la fai­blesse et même à l’égalité (selon le psy­cho­logue mas­cu­li­niste Yvon Dallaire). Ces sté­réo­types font écho à ceux du supré­ma­cisme blanc colo­nia­liste : les peuples euro­péens incar­ne­raient les qua­li­tés mas­cu­lines et les peuples colo­ni­sés les défauts fémi­nins (comme l’ont sou­li­gné des fémi­nistes déco­lo­niales, dont Gayatri Chakravorty Spivak).

Or il s’agit de qua­li­tés humaines. La mère mono­pa­ren­tale est auto­nome, active et effi­cace, alors que le sol­dat obéit pas­si­ve­ment, ne fait plus appel à sa rai­son, cultive cer­taines émo­tions, dépend de la logis­tique, col­la­bore avec les membres de son uni­té et pra­tique le care lorsqu’un frère d’armes est bles­sé. Le supré­ma­cisme mâle est effrayé par cette réa­li­té humaine non gen­rée et refuse de voir les qua­li­tés dites « fémi­nines » chez les hommes ou « mas­cu­lines » chez les femmes, sauf pour crier au scan­dale, pré­tendre qu’il y a « crise de la mas­cu­li­ni­té » et stig­ma­ti­ser les uns (trop effé­mi­nés) et les autres (trop mas­cu­lines). L’égalité des sexes est ici syno­nyme d’indifférenciation des sexes, et vice ver­sa — ce qui repré­sente un dan­ger réel pour la supré­ma­tie mâle.

Sexisme et racisme : quel parallèle historique ?

« Le supré­ma­cisme mâle est effrayé par cette réa­li­té humaine non gen­rée et refuse de voir les qua­li­tés dites « fémi­nines » chez les hommes ou « mas­cu­lines » chez les femmes, sauf pour crier au scan­dale, pré­tendre qu’il y a « crise de la masculinité » »

Aux États-Unis, ce concept a récem­ment été mobi­li­sé pour par­ler des hommes machistes et miso­gynes qui par­ti­cipent aux évé­ne­ments néo­na­zis. En 2018, le Southern Poverty Law Center (SPLC), une asso­cia­tion de défense des droits civiques, a publié un rap­port inti­tu­lé Male Supremacy. En octobre 2019, l’Institute for Research on Male Supremacism (IRMS) a quant à lui été fon­dé pour com­prendre de quelle façon le supré­ma­cisme mâle « inter­agit avec le supré­ma­cisme blanc, l’antisémitisme et les idéo­lo­gies anti-homos et anti-trans ». Le croi­se­ment entre le racisme et le sexisme n’est pas nou­veau : au milieu du XIXe siècle déjà, la fémi­niste Rebecca R. Eyster évo­quait « le prin­cipe selon lequel l’homme blanc est le sei­gneur de toutes choses7 », si bien qu’il impose à son épouse le nom de sa lignée et attri­bue de nou­veaux noms à ses esclaves. Mais c’est dans les années 1960 que des fémi­nistes ont repris une expres­sion déjà en usage dans la « vieille gauche », « male supre­ma­cism », pour faire com­prendre que la domi­na­tion mas­cu­line s’avère plus ou moins com­pa­rable à l’oppression raciste.

D’autres expres­sions fémi­nistes avaient été for­gées en s’inspirant du registre anti­ra­ciste. C’est le cas de l’expression « male chau­vi­nism », géné­ra­le­ment tra­duite par « machisme », for­gée à par­tir de « white chau­vi­nism » (« chau­vi­nisme blanc ») et en réfé­rence au légen­daire sol­dat de Napoléon, Nicolas Chauvin, incar­na­tion du patrio­tisme le plus bête et le plus bru­tal. L’expression « white chau­vi­nism » était uti­li­sée au sein du Parti com­mu­niste dans les années 1930 et 1940 pour qua­li­fier les mili­tants qui fai­saient preuve de « racisme ». Ce der­nier mot était alors uti­li­sé avec par­ci­mo­nie car il évo­quait les théo­ries du nazisme. L’expression « male chau­vi­nism » se popu­la­rise, plus tard, à peu près au moment où appa­raît un nou­veau mot, « sexism », qu’aurait inven­té Pauline M. Leet en 1965 afin de dénon­cer l’habitude d’éliminer toute réfé­rence à des œuvres de femmes dans l’enseignement de la lit­té­ra­ture, ce qu’elle per­ce­vait comme une forme de ségré­ga­tion8.

À cette époque, des mili­tantes blanches s’engageaient dans ce qu’on appe­lait « le Mouvement », lequel regrou­pait diverses ten­dances : l’antimilitarisme (Vietnam) et l’anti-impérialisme (Algérie, Cuba, etc.), le Black Power, le Red Power (autoch­tone) ain­si que des groupes mar­xistes-léni­nistes et quelques col­lec­tifs anar­chistes. Ces mili­tantes sont deve­nues fémi­nistes en consta­tant que le Mouvement était contrô­lé par des hommes qui se dés­in­té­res­saient du patriar­cat et se com­por­taient en par­faits machistes. Elles ont alors cal­qué leur voca­bu­laire sur celui d’une force poli­tique deve­nue incon­tour­nable, le Black Power, pour sou­li­gner l’importance de la cause des femmes et la légi­ti­mi­té de leur mou­ve­ment — au Québec, au même moment, le mou­ve­ment qui prô­nait une révo­lu­tion indé­pen­dan­tiste et socia­liste, incar­né notam­ment par le Front de libé­ra­tion du Québec (FLQ), qua­li­fiait les Canadiens fran­çais de « nègres blancs d’Amérique » en s’inspirant des mou­ve­ments de déco­lo­ni­sa­tion et en main­te­nant des liens avec les Black Panthers aux États-Unis, alors que les com­mer­çants anglo­phones de Montréal exi­geaient qu’on leur « speak white » (« parle blanc »)9.

Plusieurs textes fémi­nistes vont reprendre la notion de « male supre­ma­cy ». Dans « Why Women’s Liberation », paru en 1969, Marlene Dixon consi­dé­rait que le supré­ma­cisme mâle « est une forme de racisme10 » qui rem­place la cou­leur de la peau par le sexe ana­to­mique comme stig­mate d’infériorité. Plus pré­ci­sé­ment, « l’idéologie de la supré­ma­tie mâle affirme l’infériorité bio­lo­gique et sociale des femmes pour jus­ti­fier l’oppression de masse ins­ti­tu­tion­na­li­sée11 ». Or les fémi­nistes savent que la supré­ma­tie mâle « est un men­songe » : « Elles savent qu’elles ne sont pas des ani­maux, des objets sexuels ou des biens12. » La même année, le Redstockings Manifesto de fémi­nistes radi­cales de New York décla­rait que « [l]a supré­ma­tie mâle est la plus ancienne et la plus simple expres­sion de domi­na­tion. Toutes les autres formes d’exploitation et d’oppression (racisme, capi­ta­lisme, impé­ria­lisme, etc.) sont des exten­sions de la supré­ma­tie mâle : les hommes dominent les femmes et quelques hommes dominent tout le reste. […] Tous les hommes retirent des béné­fices éco­no­miques, sexuels et psy­cho­lo­giques de la supré­ma­tie mâle13 ».

Une comparaison questionnée

« Il peut être pro­blé­ma­tique que des fémi­nistes blanches com­parent le racisme et le sexisme, sur­tout si elles pré­tendent que le sexisme est la cause pre­mière de tous les maux — donc un enjeu plus impor­tant que le racisme. »

L’afroféministe com­mu­niste bell hooks a pour­tant indi­qué qu’il peut être pro­blé­ma­tique que des fémi­nistes blanches com­parent le racisme et le sexisme, sur­tout si elles pré­tendent que le sexisme est la cause pre­mière de tous les maux — donc un enjeu plus impor­tant que le racisme14. On risque alors d’oublier la réa­li­té spé­ci­fique des hommes noirs, mais sur­tout celle des femmes noires, tou­chées à la fois par le racisme et par le sexisme. L’avocate afri­caine-amé­ri­caine Kimberlé Williams Crenshaw a elle aus­si trai­té de ce pro­blème chez les fémi­nistes blanches, tout en enjoi­gnant du même souffle les mili­tantes anti­ra­cistes à ne pas oublier le patriar­cat et le sexisme15.

Pour sa part, la socio­logue fémi­niste Sirma Bilge a dis­tin­gué l’« ana­lo­gie par assi­mi­la­tion ou annexion », qui efface un des deux termes de l’équation, de l’« ana­lo­gie par recom­po­si­tion », qui per­met d’éclairer une réa­li­té spé­ci­fique en la com­pa­rant à une autre, mieux connue et mieux com­prise. C’est ain­si par un jeu d’analogie par recom­po­si­tion que « l’analogie sexe-classe a per­mis la théo­ri­sa­tion de la caté­go­rie femme comme une caste, une classe16 ». Comparer le racisme et le sexisme peut donc aider à tra­duire et à sai­sir la réa­li­té spé­ci­fique des femmes, trop sou­vent igno­rée dans les mou­ve­ments pro­gres­sistes, majo­ri­tai­re­ment com­po­sés de Blancs et de Blanches expri­mant leur appui à des luttes anti­ra­cistes et les jugeant plus impor­tantes que la lutte contre la supré­ma­tie mâle — laquelle les concerne pour­tant bien sou­vent plus direc­te­ment, à tout le moins dans leur orga­ni­sa­tion mili­tante et leurs rela­tions « pri­vées » amou­reuses et sexuelles.

Des afro­fé­mi­nistes ont éga­le­ment fait usage de la notion de « male supre­ma­cism », dont la com­mu­niste Angela Davis, évo­quant « les attaques supré­ma­cistes mâles » lan­cées contre des femmes blanches lut­tant pour l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle17. Elle dis­cute des avan­tages et des risques, pour les fémi­nistes d’alors, de com­pa­rer le mariage et l’esclavage, tout en sou­li­gnant que l’analogie par recom­po­si­tion peut faci­li­ter des alliances entre caté­go­ries ou classes subal­ternes et contes­ta­trices, par exemple pour lut­ter en même temps contre le sexisme et le racisme18. D’autres afro­fé­mi­nistes ont mobi­li­sé la notion de « supré­ma­tie mâle » pour cri­ti­quer le machisme des hommes du Black Power. Dans « Double Jeopardy : To Be Black and Female » (« Un double han­di­cap : être noire et femme »), Frances M. Beal écri­vait ain­si en 1969 : « Certains hommes noirs pré­tendent qu’ils ont été cas­trés par la socié­té, mais que les femmes noires ont pu d’une cer­taine manière échap­per à cette per­sé­cu­tion et qu’elles ont même contri­bué à cette émas­cu­la­tion. […] Il est vrai que nos maris, nos pères, nos frères et nos fils ont été émas­cu­lés, lyn­chés et bru­ta­li­sés. […] Mais il s’agit d’une grave défor­ma­tion que de pré­tendre que les femmes noires ont oppri­mé les hommes noirs19. »

Ce mythe d’un matriar­cat impo­sé aux Africains-Américains par « leurs » femmes a éga­le­ment été dénon­cé par Mary Ann Weathers, dans son mani­feste An Argument for Black Women’s Liberation as a Revolutionary Force (1969), par Michelle Wallace, dans son essai Black Macho and the Myth of the Superwoman (1979), ain­si que par bell hooks dans Ne suis-je pas une femme ? (1981). Pour sa part, Frances M. Beal déplo­rait que les Africaines-Américaines aient été relé­guées à des tâches subal­ternes dans le mou­ve­ment du Black Power, y com­pris dans la lutte armée, et les appe­lait à com­battre tout à la fois le racisme et le sexisme (et le capi­ta­lisme)20.

Actualité du concept

« Les hommes attaquent sou­vent quand ils n’ont pas ce qu’ils croient leur être dû ou parce que leur conjointe a fait preuve d’insoumission. »

De nos jours, la notion de « supré­ma­tie mâle » est mobi­li­sée pour sai­sir le sens poli­tique du dis­cours de la « crise de la mas­cu­li­ni­té » et les échos qu’il reçoit dans les réseaux d’extrême droite. Aux États-Unis, le jour­na­liste David Futrelle a ain­si consta­té que « si vous pou­vez vous convaincre que les hommes sont les pre­mières vic­times du sexisme, il n’est pas dif­fi­cile de vous convaincre que les Blancs sont les pre­mières vic­times du racisme. Et il est tout aus­si facile pour les membres de ces deux mou­ve­ments de voir l’homme blanc comme le pauvre type le plus oppri­mé de tous21 ».

La notion de « supré­ma­tie mâle » aide à pré­ci­ser ce qui est en jeu lorsque des hommes pré­tendent qu’« on ne peut plus dra­guer » ou même qu’« on ne peut plus rien dire », en tant qu’homme blanc hété­ro­sexuel22. Le supré­ma­cisme mâle s’exprime aus­si avec vio­lence quand les subal­ternes — les femmes — ne font pas preuve de défé­rence face aux hommes et ne se contentent pas de la place et du rôle qui leur sont assi­gnés. Des études sur les vio­lences mas­cu­lines et les fémi­ni­cides ont démon­tré que les hommes attaquent sou­vent quand ils n’ont pas ce qu’ils croient leur être dû (leur plat pré­fé­ré, des rela­tions sexuelles, etc.) ou parce que leur conjointe a fait preuve d’insoumission (elle est ren­trée tard, elle veut rompre, etc.). En Amérique du Nord, la mou­vance des invo­lun­ta­ry celi­bates (céli­ba­taires invo­lon­taires) dits « incels », a déve­lop­pé la thèse que trop de femmes refusent aux jeunes hommes la sexua­li­té à laquelle ils devraient avoir droit. Voici la ver­sion contem­po­raine du droit de cuis­sage, asso­cié dans l’imaginaire col­lec­tif à la noblesse féodale.

Pire, des hommes ont per­pé­tré des atten­tats au nom de la cause incel. Des com­men­taires sur le Web affir­maient qu’il s’agissait de gestes héroïques contre les femmes qui n’avaient que ce qu’elles méri­taient. L’auteur d’un tel atten­tat expli­quait dans son mani­feste que « les femmes ne devraient pas avoir le droit de choi­sir avec qui elles se mettent en couple et se repro­duisent » et qu’elles ne devraient même pas avoir de droits du tout. Pour d’autres, de futurs « mas­sacres » ne seront évi­tés que si les hommes apprennent à dra­guer23, ou se mettent en couple avec des femmes thaï­lan­daises (pré­ten­du­ment dociles) et que l’État déve­loppe le mar­ché de la « pros­ti­tu­tion léga­li­sée24 ». Il n’est pas ano­din de consta­ter qu’un blo­gueur admi­ra­teur du tueur de l’École poly­tech­nique a nombre d’adeptes par­mi les incels25 : il y a des affi­ni­tés entre les dif­fé­rents réseaux mili­tants qui prônent la supré­ma­tie mâle.

Il est à déplo­rer que la supré­ma­tie mâle se retrouve éga­le­ment dans les réseaux mili­tants pro­gres­sistes contem­po­rains, et même pos­si­ble­ment dans les mou­ve­ments LGBTQIA+. Déjà, en 1981, Marilyn Frye consta­tait que la supré­ma­tie mâle pou­vait s’exprimer dans les bars et les groupes mili­tants gays, sou­vent aux dépens des les­biennes26. Des hommes qui se pré­tendent « révo­lu­tion­naires » veulent encore dic­ter aux femmes — et aux fémi­nistes — leurs objec­tifs, leurs prio­ri­tés, leurs stra­té­gies et leurs tac­tiques. On conti­nue de leur expli­quer qu’elles ne devraient sur­tout pas lut­ter contre le patriar­cat, ni contre les hommes, ni même contre leurs agres­seurs, sur­tout s’ils sont des cama­rades, car il ne faut pas « divi­ser » le mou­ve­ment et le « détour­ner » de ses prio­ri­tés — c’est-à-dire l’anticapitalisme (ou, par­fois, l’antiracisme). Bref, on leur demande encore et tou­jours d’écouter les hommes et de ser­vir leurs inté­rêts et leurs désirs.


L’auteur remer­cie Mélissa Blais et Geneviève Pagé, pour avoir lu et com­men­té une ver­sion pré­li­mi­naire de ce texte.
Illustrations de ban­nière et de vignette : DR


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  1. MWASI, Afrofem, Syllepse, 2018, p. 17.[]
  2. Voir son article « Lesbian Feminism and the Gay Rights Movement : ano­ther View of Male Supremacy, ano­ther Separatism », paru dans The Politics of Reality : Essays in Feminist Theory en 1983.[]
  3. On pour­ra lire Le Boys club de Martine Delvaux, publié aux Éditions du remue-ménage en 2019.[]
  4. Voir Diane J. Guido, The German League for the Prevention of Women’s Emancipation : Antifeminism in Germany (1912–1920), Peter Lang, 2010, p. 19.[]
  5. Voir l’ouvrage de Mélissa Blais, « J’haïs les fémi­nistes » : le 6 décembre 1989 et ses suites, paru en 2009 aux Éditions du remue-ménage.[]
  6. Voir la thèse de doc­to­rat en méde­cine de Ferdinand-Valère Faneau de la Cour, « Du fémi­nisme et de l’infantilisme chez les tuber­cu­leux », publiée en 1871.[]
  7. Alice S. Rossi, The Feminist Papers : From Adams to de Beauvoir, Columbia University Press, 1973, p. 245.[]
  8. Voir Fred R. Shapiro, « Historical Notes on the Vocabulary of the Women’s Movement », American Speech, vol. 60, n° 1, 1985, p. 3–16 et Lorraine Code, « Sexism », Encyclopedia of Feminist Theories, Routledge, 2003, p. 441 (mer­ci à Sophie-Anne Morency pour cette réfé­rence).[]
  9. Voir l’ouvrage Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, paru aux édi­tions Parti pris en 1968, et le poème « Speak White » de Michèle Lalonde. Voir aus­si l’analyse de la posi­tion de fémi­nistes qué­bé­coises blanches dans « « Est-ce qu’on peut être raci­sées, nous aus­si ? » Les fémi­nistes blanches et le désir de raci­sa­tion », dans Le Sujet du fémi­nisme est-il blanc ? Femmes raci­sées et recherche fémi­niste, paru en 2015.[]
  10. Voir Marlene Dixon, « Why Women’s Liberation », dans B. A. Crow (dir.), Radical Feminism : A Documentary Reader, New York University Press, 2000, p. 74.[]
  11. Ibid., p. 73.[]
  12. Ibid., p. 81.[]
  13. Dans B. A. Crow (dir.), op. cit., p. 223.[]
  14. Voir son ouvrage Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et fémi­nisme, tra­duit en 2015 par les édi­tions Cambourakis. Cela dit, bell hooks a for­gé dans les années 1990 l’expression « white supre­ma­cist capi­ta­list patriar­chy » (dans son article « Sexism and Misogyny : Who Takes the Rap ? — Misogyny, Gangsta Rap, and The Piano », Outlaw Culture : Resisting Representations, Routledge, 2015 [1994]).[]
  15. Voir son article « Cartographies des marges : inter­sec­tion­na­li­té, poli­tique de l’identité et vio­lences contre les femmes de cou­leur », Cahiers du genre, vol. 39, n° 2, 2005, p. 51–82.[]
  16. Voir son article « De l’analogie à l’articulation : théo­ri­ser la dif­fé­ren­cia­tion sociale et l’inégalité com­plexe », L’Homme & la Société, n° 176–177, 2020, pp. 43–64.[]
  17. Voir son livre Women, Race and Class, Random House, 1981, p. 41.[]
  18. Une fois mariée, la femme per­dait son nom et la liber­té de choi­sir le lieu de la rési­dence conju­gale, de gérer ses avoirs, d’occuper un emploi sans l’autorisation du mari qui jouis­sait d’une impu­ni­té en cas de vio­lence ou de viol conju­gal.[]
  19. Frances Beale, « Double Jeopardy : To Be Black and Female », dans The Black Woman : An Anthology, Washington Square Press, p. 112. Elle a aus­si expli­qué que les Africains-Américains ont adop­té et adap­té le « supré­ma­cisme mâle » de la culture domi­nante blanche (« Slave of a Slave No More : Black Women in Struggle », The Black Scholar, vol. 6, n° 6, 1975).[]
  20. En 1998, l’Africain-Américain Gary Lemons a com­pa­ré les supré­ma­cistes blancs et mâles en pré­sen­tant la tra­di­tion pro­fé­mi­niste afri­caine-amé­ri­caine incar­née par l’ex-esclave Frederick Douglass et le socio­logue W.E.B. DuBois (« A New Response to “Angry Black [Anti]Feminists” : Reclaiming Feminist Forefathers, Becoming Womanist Sons », Men Doing Feminism, Routledge, 1998, p. 288).[]
  21. Voir son article « Men’s‑Rights Activism Is the Gateway Drug for the Alt-Right », The Cut, 17 août 2017. Voir aus­si « Entre ter­reur et miso­gy­nie : en-tre­vue avec la cher­cheuse Léa Clermont-Dion », Le Devoir, 28 avril 2018.[]
  22. Richard Martineau, « L’Homme blanc n’a plus le droit de rien dire », TVA Nouvelles, 12 mars 2018. Pour une pers­pec­tive cri­tique, voir Éric Fassin et Mara Viveros Vigoya, « Intersectionnalité », Manuel indo­cile de sciences sociales, La Découverte, 2019, p. 515.[]
  23. Au sujet de la miso­gy­nie et de l’antiféminisme chez les « appren­tis séduc­teurs », voir le livre Alpha mâle de l’anthropologue Mélanie Gourarier, publié au Seuil en 2017.[]
  24. Voir l’ouvrage de Matthew N. Lyons, Insurgent Supremacists : The U.S. Far Right’s Challenge to State and Empire, Kersplebedeb-PM Press, 2018, p. 67–68 et p. 70.[]
  25. Voir l’article de Tristan Péloquin, « Haine envers les femmes : Jean-Claude Rochefort rejoi­gnait 60 000 lec­teurs », La Presse, 12 décembre 2019.[]
  26. Voir éga­le­ment l’article de Shannon Gilreath, « A Feminist Agenda for Gay Men (or : Catharine MacKinnon and the Invention of a Sex-Based Hope », Law & Inequality, vol. 35, n° 2, 2017.[]

REBONDS

☰ Lire notre abé­cé­daire de bell hooks, novembre 2021
☰ Lire notre article « 30 ans après, (re)lire Backlash de Susan Faludi »,R. R. Cèdre, juin 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Valérie Rey-Robert : « Le pro­blème, c’est la manière dont les hommes deviennent des hommes », avril 2020
☰ Lire les bonnes feuilles « Not All Men : vrai­ment ? », Valérie Rey-Robert, mars 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Mélissa Blais : « Le mas­cu­li­nisme est un contre mou­ve­ment social », décembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Christine Delphy : « La honte doit chan­ger de bord », décembre 2015

Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Ses essais politiques, trempés d’anarchisme, portent sur la démocratie, le peuple, la répression policière et les mouvements antiféministes.

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