Révolution figurative féminine : l’interaction des corps et de leurs images


Traduction d’un article de Harāss News

Deux semaines après le début des sou­lè­ve­ments en Iran, le 28 sep­tembre 2022, la revue ira­nienne Harāss News publiait un article écrit par une mani­fes­tante : « Les femmes au miroir de leur propre his­toire. Révolution figu­ra­tive fémi­nine : l’interaction des corps et de leurs images1 ». Il connais­sait aus­si­tôt un écho impor­tant, non seule­ment auprès des acti­vistes en Iran et au sein de la dia­spo­ra mais aus­si dans le monde. Après avoir été tra­duit en anglais, en arabe, en turc et en alle­mand, l’an­thro­po­logue Chowra Makaremi en pro­pose une ver­sion fran­çaise, que nous publions. Dans ce texte, L. se penche sur le désir révo­lu­tion­naire, qu’elle dit « sem­blable à l’ex­pé­rience d’ai­mer », en par­tant de son expé­rience des mani­fes­ta­tions et d’un vécu ancré dans son corps de femme. Elle revient sur la force mobi­li­sa­trice des images du sou­lè­ve­ment, qui fixent, dans l’instant où s’ouvrent les pos­sibles, la lutte des femmes « dans le miroir de leur propre histoire ».


Un essai de L2. À Jina, à Niloufar, à Elaheh, à Mahsa, à Elmira, et à toutes celles dont je n’ai pas encore pro­non­cé le nom.

Ce texte tente de com­prendre une intui­tion née de l’expérience d’un écart entre les images des mani­fes­ta­tions, et la pré­sence dans la rue. Une ten­ta­tive de décrire le court-cir­cuit3 qui, en ce moment his­to­rique, s’est pro­duit dans l’écart entre l’espace vir­tuel et la réa­li­té de la rue. Je veux, avant toute chose, insis­ter sur le fait que ce que j’ai vu, et qui m’ins­pire, n’est pas néces­sai­re­ment géné­ra­li­sable à d’autres villes. Je vis dans une petite ville dont la confi­gu­ra­tion spa­tiale des lieux habi­tuels de mani­fes­ta­tion dif­fère de celle d’autres petites villes ou des grandes villes, et cela peut avoir une forte influence sur la forme des ras­sem­ble­ments. Ce texte ne vise pas à tirer, à par­tir de cette situa­tion, une conclu­sion plus géné­rale, mais sim­ple­ment à décrire cette expé­rience locale et l’effet qu’elle a eu sur moi.

Les femmes dans le miroir de leur propre histoire

Les mani­fes­ta­tions sont arri­vées dans ma ville quelques jours après le Kurdistan et deux jours après Téhéran. Pendant plu­sieurs jours, j’ai été expo­sée aux vidéos des ras­sem­ble­ments, aux chants enflam­més, aux pho­tos et aux figures des femmes com­bat­tantes, et le mer­cre­di, je me suis retrou­vée moi-même dans une mani­fes­ta­tion. Les tout pre­miers ins­tants, il était étrange d’« être là », dans la rue, entou­rée de manifestant·e·s que j’avais observé·e·s à tra­vers l’écran de mon télé­phone, que j’avais admiré·e·s, et dont j’avais pleu­ré la témé­ri­té. Je regar­dais autour de moi et j’essayais de syn­chro­ni­ser les images de la rue et sa réa­li­té. Ce que je voyais dans la rue res­sem­blait beau­coup à ce que j’avais vu comme spec­ta­trice, mais entre ces deux moi, il y avait un écart qui néces­si­tait un bref effort de recon­nais­sance. L’espace de la rue n’était plus effrayant, mais banal. Tout était ordi­naire, même quand des hommes armés de matraques, de fusils et de taser atta­quaient pour nous dis­per­ser. Je ne sais pas com­ment expli­quer ce mot – « ordi­naire » – ou quel autre convien­drait mieux. La dis­tance entre moi et les images que j’avais dési­rées s’était beau­coup réduite. J’étais ces images, je repre­nais mes esprits et je voyais que j’étais dans un cercle en train de brû­ler un fou­lard, comme si nous avions tou­jours fait cela. Je repre­nais mes esprits et je consta­tais que, quelques ins­tants aupa­ra­vant, j’étais en train de me faire tabasser.

« Se faire frap­per, en réa­li­té, était bien plus ordi­naire que ce que j’avais vu. »

Se faire frap­per, en réa­li­té, était bien plus ordi­naire que ce que j’avais vu. La dou­leur que j’avais ima­gi­née en regar­dant les vidéos n’était pas là. Quand on se fait tabas­ser, le corps est « chaud », et la dou­leur ne se res­sent pas. Avant cela, j’avais vu des vidéos de corps tou­chés par des che­vro­tines, mais celles et ceux qui ont été criblé·e·s de plomb disaient que ce n’était pas si dou­lou­reux, ni si effrayant. Tu penses que tu devrais cou­rir, et tu te rends compte que tu cours déjà. Tu te dis qu’il te fau­drait une ciga­rette, et tu te vois déjà en train de fumer par­mi les autres4. Le corps agit avant que tu ne le per­çoives. Il n’y a plus de syn­chro­ni­sa­tion. Même la mort n’est plus effrayante. L’expérience de la rue sus­pend jusqu’à la pen­sée de la mort — et c’est pré­ci­sé­ment cela qui est ter­ri­fiant. C’est ce que voient les spec­ta­teurs : des gens prêts à mou­rir. Nous sommes prêt·e·s à mou­rir. Non, nous ne sommes même pas prêt·e·s : nous en avons fini avec la pen­sée de la mort. Nous avons dépas­sé la mort. La proxi­mi­té et la confron­ta­tion avec la peur, le dépas­se­ment de cette peur dans la cha­leur du corps — voi­là le champ du réel.

Après avoir fui une charge, plu­sieurs per­sonnes m’ont féli­ci­tée. En ren­trant à pied, seule, dans les rues calmes en fin de soi­rée, des livreurs à moby­lette me fai­saient le signe de la vic­toire ou criaient : « bra­vo, res­pect ». Je ne com­pre­nais pas trop pour­quoi ; j’étais encore dans l’instant. Le len­de­main matin, en regar­dant mes bleus dans le miroir, la scène de l’affrontement m’est reve­nue sou­dain, dans ses moindres détails. Comme si je me sou­ve­nais d’un rêve que, jusque-là, je ne savais plus avoir fait. Mon corps s’était refroi­di, mon esprit s’était réveillé. Je n’avais pas seule­ment reçu des coups : j’avais aus­si résis­té pen­dant l’affrontement, et j’en avais don­né. Mon corps avait mimé incons­ciem­ment les autres mani­fes­tants. Je me suis sou­ve­nue des visages sur­pris des forces de l’ordre. Après coup seule­ment, ma mémoire a rejoint mon corps.

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Pour moi, la dif­fé­rence tan­gible entre ces mani­fes­ta­tions et celles que j’avais vécues aupa­ra­vant, c’est le pas­sage du « mou­ve­ment de foule » à la « fabri­ca­tion de situa­tion ». Les manifestant·e·s se ras­sem­blaient pour créer quelque chose autour d’une situa­tion, juste avant l’arrivée des forces anti-émeutes, puis se dis­per­saient après une brève confron­ta­tion, en fonc­tion de la confi­gu­ra­tion de la rue et du quar­tier, avant de se refor­mer ailleurs. On blo­quait la rue, on brû­lait une pou­belle au milieu de la chaus­sée, on empê­chait la cir­cu­la­tion. Dans cette brèche, la foule, pas très nom­breuse, cher­chait acti­ve­ment à créer une situa­tion : « Et si on brû­lait les fou­lards ? » Une femme sau­tait sur une pou­belle et levait le poing vers les voi­tures, tenant la pose quelques secondes. Une autre grim­pait sur une voi­ture et agi­tait son fou­lard en l’air. Quelques femmes d’âge mûr res­taient, du début à la fin, autour des noyaux d’affrontement, et allaient libé­rer les per­sonnes arrê­tées dès qu’elles le pou­vaient. Chacun·e vou­lait deve­nir l’image vue la veille dans les vidéos des mani­fes­ta­tions d’autres villes. Dans ces moments, on repre­nait rare­ment des slo­gans, et ceux qui en lan­çaient étaient quelques un·e·s tout au plus. Le désir de deve­nir cette image — l’image de la résis­tance vue les jours pré­cé­dents — m’est appa­ru avec force. C’est pré­ci­sé­ment ce désir qui en fait une révo­lu­tion féministe.

Comme je l’ai écrit, ces mani­fes­ta­tions ne sont pas, à mon sens, cen­trées sur la foule, mais sur la situa­tion ; pas cen­trées sur les slo­gans, mais sur les figures. N’importe qui – vrai­ment n’importe qui – peut, seul·e, créer une situa­tion de résis­tance radi­cale et incroyable, qui vous laisse pan­tois rien qu’à la voir. La croyance en cette capa­ci­té s’est lar­ge­ment répan­due. Chacun·e sait que par une figure de résis­tance, il ou elle peut créer une situa­tion inou­bliable. Les gens – et en par­ti­cu­lier les femmes, ces pour­sui­vantes obs­ti­nées de leurs dési­rs – pour­chassent avec fer­veur ce nou­veau désir, ce qui active chaque jour davan­tage la chaîne des dési­rs de créa­tion de situa­tion et de figures de résis­tance : je veux être cette femme dans cette figure de résis­tance, celle dont j’ai vu la pho­to, et je crée une figure. Ces figures, sans avoir été répé­tées, étaient pré­sentes dans l’inconscient des manifestant·e·s, comme si elles les avaient pra­ti­quées depuis des années. Cette figure de la résis­tance, ce corps sai­si par les pho­to­gra­phies, éveille chez d’autres femmes le désir de faire sur­gir à leur tour une figure, dans le maillon sui­vant de la chaîne. Que de dési­rs ont été libé­rés de la pri­son de nos corps ces jours-là.

« Toute per­sonne peut, seule, créer une situa­tion de résis­tance radi­cale et incroyable. »

Je veux oppo­ser le « vec­teur de force » qui, par exemple, dans les mani­fes­ta­tions de 20095, mobi­li­sait la « foule », à ces « points de sti­mu­la­tion ». Ces points de sti­mu­la­tion, mul­tiples et dis­per­sés dans la rue. Des points de sti­mu­la­tion qui, à l’image de l’orgasme fémi­nin, ne sont concen­trés en aucun endroit spé­ci­fique du corps ou de la rue. Outre le point de départ des mani­fes­ta­tions, le slo­gan « Femme, Vie, Liberté » et l’appel des mili­tantes au pre­mier ras­sem­ble­ment, ce qui pro­longe le sou­lè­ve­ment de manière fémi­nine et fémi­niste, ce qui aujourd’hui encore sus­cite le désir des femmes à l’échelle mon­diale, ce sont pré­ci­sé­ment ces points de sti­mu­la­tion figu­ra­tive mul­tiples des corps révol­tés. Ces figures que les manifestant·e·s veulent incar­ner, et sans les­quelles il semble désor­mais impos­sible d’aller en mani­fes­ta­tion, être dans la rue sans deve­nir l’une de ces figures de corps rebelles, insou­mis et résis­tants – que ce soit debout sur une voi­ture, sur une pou­belle, en train de brû­ler un fou­lard, de libé­rer une per­sonne arrê­tée, ou de se tenir tête haute face aux forces de répression.

Les images de femmes résis­tantes que nous avons vues nous ont offert une nou­velle com­pré­hen­sion de notre corps. Je pense que la sin­gu­la­ri­té de cette résis­tance fémi­nine, et sa nature figu­rale, ont per­mis l’iconisation des cap­tures d’écran et des pho­to­gra­phies, par contraste avec les vidéos. Ces fières pho­tos ont été mas­si­ve­ment dif­fu­sées et rapi­de­ment gra­vées dans notre mémoire col­lec­tive, au point qu’on pour­rait écrire la chro­no­lo­gie de ce sou­lè­ve­ment à par­tir des dates de publi­ca­tion quo­ti­diennes de ces images. Des images qui ont pro­vo­qué le sou­lè­ve­ment et l’ont pous­sé en avant : la pho­to de Jina sur son lit d’hôpital, la pho­to de ses proches dans les bras les uns des autres à l’hôpital, les femmes kurdes dans le cime­tière d’Aïchi agi­tant leurs fou­lards. De tout cet évé­ne­ment, que vou­lons-nous voir ? Ce moment pré­cis, celui où les fou­lards tournent dans l’air. La pho­to de la pierre tom­bale de Jina, la figure de la femme qui tient son fou­lard comme une torche sur le bou­le­vard Keshavarz, la figure de la femme seule face au canon à eau sur la place Vali-Asr, la femme assise, la femme debout, la femme avec une pan­carte à Tabriz regar­dant dans les yeux les forces de répres­sion, la femme atta­chant ses che­veux, la pho­to du cercle de danse autour du feu à Bandar Abbas, et bien d’autres figures encore.

[DR]

Qu’est-ce qui donne à une pho­to un tel pou­voir d’excitation, supé­rieur à celui d’une vidéo ? Le temps empri­son­né dans l’image. Le temps, cap­tif dans la pho­to, la den­si­fie : elle devient le récep­tacle de toute l’histoire dans laquelle ce corps a été sou­mis. Le sou­lè­ve­ment des femmes en Iran est un sou­lè­ve­ment cen­tré sur la pho­to. Qu’est-ce qui pro­longe cette trace fémi­niste, l’empêche de se dis­soudre ? Après le nom de Jina, après le slo­gan « Femme, Vie, Liberté », alors que la répres­sion est si forte que sou­vent, il n’y a même plus de ras­sem­ble­ment, plus de slo­gans col­lec­tifs, ce sont les figures de résis­tance des femmes qui conti­nuent à faire de ce sou­lè­ve­ment un sou­lè­ve­ment fémi­nin. Ce temps empri­son­né, cette inter­rup­tion de la conti­nui­té nar­ra­tive his­to­rique, met en avant une « topo­lo­gie de la situa­tion » : les pos­tures, les moments, ces luttes minus­cules de chaque jour que nous avons tra­ver­sées. « #Pour » ce moment6, et tous ces moments. Non pas pour une nar­ra­tion glo­bale, mais pour chaque chose minus­cule. Pour ces ins­tants éva­nes­cents, pour les reprendre, pour cette boule dans la gorge, pour cette peur, pour cet élan, pour ce mot, pour cet ins­tant qui s’est pro­lon­gé jusqu’à aujourd’hui, qui a glis­sé sous notre peau, sous nos ongles, et s’est dis­si­mu­lé dans notre gorge. Le pas­sé com­po­sé — c’est le temps de la pho­to. Il éveille les dési­rs, ravive le pas­sé, l’étire jusqu’à l’instant pré­sent et, dans l’instant pré­sent, remet ce mara­thon de moments à la pho­to, à la figure suivante.

En réa­li­té, ce qui fait de ce sou­lè­ve­ment un sou­lè­ve­ment fémi­niste, ce qui le dis­tingue des autres, c’est pré­ci­sé­ment qu’il est cen­tré sur la figure. La pos­si­bi­li­té de créer des images qui ne repré­sentent pas for­cé­ment l’intensité de l’affrontement ou la bru­ta­li­té de la répres­sion, ni la pro­gres­sion d’un évé­ne­ment, mais qui portent l’histoire des corps : une pause, une syn­cope. Ce corps-là — regarde-le — il incarne toute cette his­toire, ici et main­te­nant. La femme por­tant son fou­lard comme une torche — cette image qui, à elle seule, sans réfé­rence aux secondes d’avant ou d’après, est auto­suf­fi­sante, et por­teuse d’histoire. L’histoire de ce corps n’est pas ins­crite dans la conti­nui­té tem­po­relle d’une vidéo — pour expri­mer ou repré­sen­ter l’oppression ou l’action — mais elle se cris­tal­lise dans un ins­tant, un moment révo­lu­tion­naire. Une pause sur le moment où la femme lève sa torche et fait le signe de la vic­toire. Le mou­ve­ment des yeux à tra­vers l’image, les phares d’une voi­ture à l’arrière-plan, les mains levées, le visage de l’homme à côté, les arbres, la figure, la pause. Il n’est pas néces­saire de connaître ce qu’il y a avant ou après dans la vidéo, car la figure ne naît pas d’une pro­gres­sion tem­po­relle, mais d’une syn­cope his­to­rique : d’une pause. Une césure là où le cœur de l’histoire s’arrête un instant.

« Le sou­lè­ve­ment des femmes en Iran est un sou­lè­ve­ment cen­tré sur la pho­to. Qu’est-ce qui pro­longe cette trace fémi­niste, l’empêche de se dissoudre ? »

Ces ins­tants et ces figures suf­fisent à elles seules pour repré­sen­ter l’histoire de la répres­sion des corps des femmes. Et c’est cette qua­li­té qui dis­tingue ce sou­lè­ve­ment. Le sou­lè­ve­ment fémi­niste des corps et des figures. Ce qui rend ces mani­fes­ta­tions fémi­nistes, c’est l’ouverture qu’elles créent à la pos­si­bi­li­té de pro­duire de telles images figu­ra­tives. Ces images deve­nues icônes influencent à leur tour le désir de rem­plir l’espace de figures sem­blables. J’ai vu ce désir d’exhibition. Des corps qui vou­laient deve­nir cette figure, qui avaient vu que leur corps pou­vait deve­nir cette figure, et qui avaient pris des risques pour l’incarner et être pré­sents sur le ter­rain. Des corps qui, dans un espace où le temps de pré­sence est comp­té, cher­chaient à créer des ins­tants de résistance.

Nous avions déjà vu des images de femmes com­bat­tantes : les pho­tos des com­bat­tantes des uni­tés de pro­tec­tion du peuple [au Rojava], par exemple. Ce qui dis­tingue ces images de celles des femmes dans les mani­fes­ta­tions récentes, c’est que les pre­mières étaient cen­trées sur les visages, tan­dis que les secondes sont sans visages. Les pre­mières, spé­ciales, en tenue de com­bat, avec des armes ; les secondes, ordi­naires, en vête­ments de tous les jours. Les gros plans de beaux visages en pos­ture de résis­tance (désir du pho­to­graphe) sont deve­nus des images de figures de résis­tance (désir du sujet). Je veux que vous me voyiez ain­si : des images de che­veux au vent et de poings levés. Des figures de corps sur des pou­belles, sur des voitures.

Ces figures rap­pellent celle de Vida Movahed, et celles des autres filles de la rue de la Révolution7. On dirait que Vida est le point tour­nant de l’évolution de la repré­sen­ta­tion des luttes des femmes en Iran. Le pas­sage des vidéos cen­trées sur le mes­sage et sur le visage — comme celles des « Mercredis blancs8 », sou­vent fil­mées en sel­fie par des femmes mar­chant dans la rue et par­lant de leur situa­tion et de leurs reven­di­ca­tions — à une pho­to dense. Vida Movahed, silen­cieuse et immo­bile, est deve­nue la figure conden­sée de toutes ces vidéos pré­cé­dentes. Le pas­sage de la vidéo à la pho­to. De la des­crip­tion du quo­ti­dien à la créa­tion d’une situa­tion his­to­rique. Du témoi­gnage indi­vi­duel à une figure muette et stable. Une figure de résis­tance. C’est là que l’image de la femme résis­tante sort du flux tem­po­rel de la vidéo, quitte la repré­sen­ta­tion du quo­ti­dien, et monte sur la scène conden­sée de l’acte his­to­rique. Vida Movahed, cette femme incon­nue, n’est plus Vida Movahed, mais la pho­to d’une figure révo­lu­tion­naire. La figure de toutes les femmes qui l’ont pré­cé­dée, et le déclen­cheur des figures de celles qui suivront.

[Vida Movahed | DR]

Dans une boucle infi­nie, image et figure se trans­forment l’une en l’autre. Les images dif­fu­sées et par­ta­gées sti­mulent l’imagination des corps. Les per­sonnes ne se rendent plus dans la rue avec le corps qu’elles ont, mais avec celui qu’elles peuvent et veulent avoir. Avec leur ima­gi­na­tion. Leur acte révo­lu­tion­naire est l’interprétation de ce rêve. Dans cet enche­vê­tre­ment entre image et rue, repré­sen­ta­tion et réa­li­té s’o­rientent mutuel­le­ment. Rêve / image / inter­pré­ta­tion du rêve peuvent tout à fait s’imposer à la réa­li­té. Devenir cette image et, en même temps, éveiller le désir dans d’autres corps : une chaîne d’images. Court-cir­cuit entre l’espace vir­tuel et la rue.

À côté de ces figures indi­vi­duelles, nous avons aus­si vu des figures col­lec­tives : le cercle des brû­leuses de fou­lards. Le cercle de danse autour du feu, par­ti de Sari vers d’autres villes. Nous voyons ces figures col­lec­tives se répé­ter, sans qu’il soit pos­sible d’identifier de quelle ville elles pro­viennent. Dans les pre­miers jours des mani­fes­ta­tions, une courte vidéo a cir­cu­lé : un petit groupe de femmes mani­fes­tantes à Paveh. Cette petite foule, avan­çant depuis le fond de la rue, si iso­lée, sem­blait presque aus­si vul­né­rable que les ras­sem­ble­ments de femmes en Afghanistan. Cette situa­tion his­to­rique fai­sait coïn­ci­der deux images, deux groupes. Il y a de nom­breuses images qui ne naissent jamais (qui ne sont pas prises) et d’autres qui ne deviennent jamais opé­rantes (qui ne déclenchent aucune pro­tes­ta­tion). De nom­breuses immo­la­tions, de nom­breuses morts.

« Le corps poli­tique des femmes s’est répan­du dans toutes les rues. »

Qu’est-ce qui a fait que ces figures ont pris ? (et non pas qu’elles ont sim­ple­ment été prises ?) Ces figures ont pris, parce qu’elles étaient le miroir his­to­rique des femmes. Je pense que, contrai­re­ment à l’affirmation ini­tiale « j’aurais pu être Jina [Mahsa Amini] », l’image de la femme por­tant la torche sur une voi­ture a puis­sam­ment éveillé le désir de dire : « je veux être cette figure ». Ce désir d’incarner et d’exprimer cette figure pro­met­teuse. Et c’est cette figure qui, au-delà de déclen­cher ce désir, a pous­sé les corps des femmes à s’exprimer et à effa­cer la buée sur le miroir devant elles. Ce désir, bien que déclen­ché par une image, est un désir révo­lu­tion­naire, parce que le corps porte une his­toire. Ce désir figu­ra­tif est le trait dis­tinc­tif de ce sou­lè­ve­ment fémi­niste : l’émergence d’une his­toire refou­lée. L’enfantement d’un corps que nous avons por­té depuis des années.

Les figures que nous avions vues jusque-là appar­te­naient aux femmes mili­tantes — et encore, pas à toutes. Celles qu’on accu­sait d’exhibitionnisme, celles dont le visage et le nom, cen­trés dans l’image, entra­vaient leur pou­voir de réson­ner et de se dif­fu­ser. Le visage et le nom sté­ri­li­saient la figure, empê­chaient qu’elle sus­cite le désir chez d’autres femmes, parce qu’ils indi­vi­dua­li­saient trop, les ren­daient autres que des femmes ordi­naires. Aujourd’hui, cette figure s’est libé­rée du visage. C’est une figure publique, sans visage, mas­quée, flou­tée par pré­cau­tion, vue de dos, sans nom, ano­nyme. Le corps poli­tique des femmes s’est répan­du dans toutes les rues.

[DR]

Du beau corps au corps ins­pi­rant. Du corps empri­son­né dans la beau­té au corps libé­ré dans la figure. Il ne s’agit pas de se trans­for­mer en un corps idéal, mais à chaque fois, dans chaque corps, de créer une nou­velle figure de résis­tance. Le corps, tout en étant ins­pi­ré par les figures pré­cé­dentes vues dans l’espace vir­tuel, en crée une nou­velle, et ins­pire à son tour d’autres figures à venir. Une chaîne de sti­mu­la­tion et d’inspiration. Cette figure libère la femme de l’emprisonnement dans son corps et son his­toire d’as­su­jet­tis­se­ment, et elle épa­nouit ce corps dans ce mou­ve­ment. Un corps qui vient tout juste de décou­vrir en lui la pos­si­bi­li­té et la beau­té de résis­ter : une seconde maturité.


Traduit du per­san par Chowra Makaremi, qui remer­cie Amir Kianpour pour sa relec­ture | « Les femmes dans le miroir de leur propre his­toire. Révolution figu­ra­tive fémi­nine : l’interaction des corps et de leurs images », écrit par L., est paru en 2022 dans la revue ira­nienne Harāss.


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  1. L., « Les femmes dans le miroir de leur propre his­toire. Révolution figu­ra­tive fémi­nine : l’interaction des corps et de leurs images », Harāss News, 28 sep­tembre 2022. Ce texte a fait l’objet de plu­sieurs ana­lyses par­mi les­quelles : Roman Seidel, « Revolt as Space of Possibility. Reflections on the Freedom Fight of the Iranian People », Philosophie in der isla­mi­schen Welt der Moderne, 3 novembre 2022 ; Austin Gross, « Grammars of the figure in the Iranian Uprising », Radical Philosophy, n° 215, automne 2023 ; Rana Issa (dir.), « The Revolution in Iran and Our Imagination. Collective Thinking About the Image and Its Political Function », Al Jumhuriya, 27 Janvier 2023.[]
  2. [Sauf indi­ca­tion contraire, les notes sont de l’autrice, L.] Mon bien-aimé, que j’observe de loin, avait un jour fait réfé­rence à une lettre : L. Dans le tumulte de cette expé­rience révo­lu­tion­naire, qui pour moi est sem­blable à l’expérience d’aimer, j’ai déci­dé de mettre de côté mon doute habi­tuel quant à l’attribution de cette lettre, et de la reven­di­quer comme mienne. Signer ce texte du nom de L, c’est une appro­pria­tion révo­lu­tion­naire de cette réfé­rence. Ce nom, tout en me pro­té­geant de la répres­sion du régime, me libère dans mon idée de l’amour — en un moment où les noms sont deve­nus des codes [de ral­lie­ment]. [Note de la tra­duc­trice : ce mot de « code » fait réfé­rence à la phrase ins­crite à la pein­ture sur la tombe de Jina Mahsa Amini, tuée le 16 sep­tembre 2022 par la police des mœurs : « Ton nom est notre code de ral­lie­ment ».] Pour écrire à l’autrice de ce texte : l.essay2022@gmail.com[]
  3. Dans un cir­cuit élec­trique, un court-cir­cuit est une connexion anor­male entre deux nœuds de ten­sion dif­fé­rente. Cela entraîne un pas­sage de cou­rant exces­sif. En ana­lyse de cir­cuit, un court-cir­cuit force deux nœuds à deve­nir équi­po­ten­tiels. Il crée un che­min entre deux par­ties du cir­cuit, géné­rant un cou­rant des mil­liers de fois supé­rieur à celui atten­du.[]
  4. Cette phrase est tirée d’une lettre écrite à mon bien-aimé après la vira­li­sa­tion d’une vidéo mon­trant l’ouverture des portes de pri­son et la libé­ra­tion des détenu·es en novembre 1978. Lettre datée du 2 août 2020 : « Ce soir, j’ai vu la vidéo de la libé­ra­tion des pri­son­niers. Encore et encore. Aurais-je pu être celle qui écarte les che­veux de cette femme de son front ? Comment res­sent-on la joie ? Comme c’est glis­sant. Un ins­tant, tu res­sens quelque chose comme une illu­mi­na­tion, tu penses que c’est de la joie, mais aus­si­tôt, tu lèves la tête et tu réa­lises que tu es quelqu’un qui a été joyeux, et main­te­nant c’est l’impossibilité de sai­sir ce sen­ti­ment fugi­tif qui rend tout opaque. Il y avait tant de joie dans cette vidéo. Quelle atmo­sphère. Pas besoin de par­ler. Il suf­fit d’écarter les che­veux de l’autre pour la recon­naître, et savoir qu’elle est là — que c’est toi qui rends visible son visage. Est-ce toi ? Oui, c’est moi. Un visage pour tous. Un visage libre, aux émo­tions non répri­mées, qui pleure en riant, et rit en pleu­rant. Une sorte d’assaut émo­tion­nel. Un visage qui ne recon­naît pas encore la joie ni l’état de trans­for­ma­tion. L’instant où tout est en cours. Le moment révo­lu­tion­naire. Ni avant, ni après. Cet état de deve­nir, plein d’angoisse. Comment recon­naître quelqu’un dans une foule, au cœur de la révo­lu­tion ? Quand chaque membre du corps dépasse la conscience de soi et les habi­tudes acquises. En écar­tant des che­veux, en cher­chant un sou­ve­nir loin­tain. Un grain de beau­té près de l’oreille droite. Puis tu te dis que tu dois allu­mer une ciga­rette, et tu te vois en train de fumer là-bas, dans la foule. Tu dis que tu dois y aller, et tu te vois déjà dans la foule. Tu étais là. Depuis tou­jours. »[]
  5. Note de la tra­duc­trice : en 2009, la vic­toire au pre­mier tour du pré­sident sor­tant conser­va­teur Mahmoud Ahmadinejad face au can­di­dat réfor­miste Mir-Hosein Mousavi, dans ce qui a été dénon­cé comme des élec­tions tru­quées, a pro­vo­qué de grandes mani­fes­ta­tions ras­sem­blant plu­sieurs mil­lions de contes­ta­taires à tra­vers le pays, rapi­de­ment et mas­si­ve­ment répri­mées.[]
  6. Note de la tra­duc­trice : réfé­rence à la chan­son qui est deve­nue l’hymne du sou­lè­ve­ment : « Barayé » (Pour) de Shervin Hajipour, dont les paroles sont com­po­sées à par­tir de tweets de sou­tien qui expliquent les rai­sons et les objec­tifs du sou­lè­ve­ment en repre­nant le hash­tag « #Pour » (#Barayé).[]
  7. Note de la tra­duc­trice : le 27 décembre 2017, la mili­tante Vida Movahed s’est juchée sur un cof­fret élec­trique sur le trot­toir d’une rue cen­trale de Téhéran, la rue de la Révolution, a ôté son voile blanc et l’a bran­di au bout d’un bâton. Ces images sont rapi­de­ment deve­nues virales, et ce geste radi­cal de révolte a été repro­duit par d’autres jeunes Iraniennes, connues sous le nom des « filles de la rue de la Révolution ». Vida Movahed a été arrê­tée peu après et déte­nue à Evin, avant d’être libé­rée sous cau­tion.[]
  8. Note de la tra­duc­trice : lan­cé en 2014 par Masih Alinejad, jour­na­liste ira­no-amé­ri­caine et mili­tante des droits des femmes, My Stealthy Freedom est deve­nu un mou­ve­ment en ligne d’ampleur, dans lequel des femmes se fil­maient avec leurs télé­phones por­tables pour pro­tes­ter contre les lois sur le voile obli­ga­toire. Le mou­ve­ment a lan­cé l’initiative des Mercredis blancs, où les femmes por­taient des voiles blancs les mer­cre­dis pour signi­fier silen­cieu­se­ment leur oppo­si­tion dans l’espace public.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Mouvement Femme* Vie Liberté : per­for­mer la résis­tance fémi­niste en Iran », Rezvan Zandieh, avril 2024
☰ Lire les bonnes feuilles « Iran : la ques­tion du voile n’est pas une fin en soi », Chowra Makaremi, sep­tembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Iran : ce n’est pas un sou­lè­ve­ment que nous vivons mais une révo­lu­tion », Sayeh Javadi, octobre 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Élan trans­for­ma­teur en Iran : le Kurdistan en pre­mière ligne », Allan Hassaniyan, octobre 2022
☰ Lire le récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, jan­vier 2022
☰ Lire notre article « Iran : un an après le sou­lè­ve­ment de novembre 2019 », Collectif 98, décembre 2020

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