Traduction d’un article de Harāss News
Deux semaines après le début des soulèvements en Iran, le 28 septembre 2022, la revue iranienne Harāss News publiait un article écrit par une manifestante : « Les femmes au miroir de leur propre histoire. Révolution figurative féminine : l’interaction des corps et de leurs images1 ». Il connaissait aussitôt un écho important, non seulement auprès des activistes en Iran et au sein de la diaspora mais aussi dans le monde. Après avoir été traduit en anglais, en arabe, en turc et en allemand, l’anthropologue Chowra Makaremi en propose une version française, que nous publions. Dans ce texte, L. se penche sur le désir révolutionnaire, qu’elle dit « semblable à l’expérience d’aimer », en partant de son expérience des manifestations et d’un vécu ancré dans son corps de femme. Elle revient sur la force mobilisatrice des images du soulèvement, qui fixent, dans l’instant où s’ouvrent les possibles, la lutte des femmes « dans le miroir de leur propre histoire ».
Un essai de L2. À Jina, à Niloufar, à Elaheh, à Mahsa, à Elmira, et à toutes celles dont je n’ai pas encore prononcé le nom.

Les femmes dans le miroir de leur propre histoire
Les manifestations sont arrivées dans ma ville quelques jours après le Kurdistan et deux jours après Téhéran. Pendant plusieurs jours, j’ai été exposée aux vidéos des rassemblements, aux chants enflammés, aux photos et aux figures des femmes combattantes, et le mercredi, je me suis retrouvée moi-même dans une manifestation. Les tout premiers instants, il était étrange d’« être là », dans la rue, entourée de manifestant·e·s que j’avais observé·e·s à travers l’écran de mon téléphone, que j’avais admiré·e·s, et dont j’avais pleuré la témérité. Je regardais autour de moi et j’essayais de synchroniser les images de la rue et sa réalité. Ce que je voyais dans la rue ressemblait beaucoup à ce que j’avais vu comme spectatrice, mais entre ces deux moi, il y avait un écart qui nécessitait un bref effort de reconnaissance. L’espace de la rue n’était plus effrayant, mais banal. Tout était ordinaire, même quand des hommes armés de matraques, de fusils et de taser attaquaient pour nous disperser. Je ne sais pas comment expliquer ce mot – « ordinaire » – ou quel autre conviendrait mieux. La distance entre moi et les images que j’avais désirées s’était beaucoup réduite. J’étais ces images, je reprenais mes esprits et je voyais que j’étais dans un cercle en train de brûler un foulard, comme si nous avions toujours fait cela. Je reprenais mes esprits et je constatais que, quelques instants auparavant, j’étais en train de me faire tabasser.
« Se faire frapper, en réalité, était bien plus ordinaire que ce que j’avais vu. »
Se faire frapper, en réalité, était bien plus ordinaire que ce que j’avais vu. La douleur que j’avais imaginée en regardant les vidéos n’était pas là. Quand on se fait tabasser, le corps est « chaud », et la douleur ne se ressent pas. Avant cela, j’avais vu des vidéos de corps touchés par des chevrotines, mais celles et ceux qui ont été criblé·e·s de plomb disaient que ce n’était pas si douloureux, ni si effrayant. Tu penses que tu devrais courir, et tu te rends compte que tu cours déjà. Tu te dis qu’il te faudrait une cigarette, et tu te vois déjà en train de fumer parmi les autres4. Le corps agit avant que tu ne le perçoives. Il n’y a plus de synchronisation. Même la mort n’est plus effrayante. L’expérience de la rue suspend jusqu’à la pensée de la mort — et c’est précisément cela qui est terrifiant. C’est ce que voient les spectateurs : des gens prêts à mourir. Nous sommes prêt·e·s à mourir. Non, nous ne sommes même pas prêt·e·s : nous en avons fini avec la pensée de la mort. Nous avons dépassé la mort. La proximité et la confrontation avec la peur, le dépassement de cette peur dans la chaleur du corps — voilà le champ du réel.
Après avoir fui une charge, plusieurs personnes m’ont félicitée. En rentrant à pied, seule, dans les rues calmes en fin de soirée, des livreurs à mobylette me faisaient le signe de la victoire ou criaient : « bravo, respect ». Je ne comprenais pas trop pourquoi ; j’étais encore dans l’instant. Le lendemain matin, en regardant mes bleus dans le miroir, la scène de l’affrontement m’est revenue soudain, dans ses moindres détails. Comme si je me souvenais d’un rêve que, jusque-là, je ne savais plus avoir fait. Mon corps s’était refroidi, mon esprit s’était réveillé. Je n’avais pas seulement reçu des coups : j’avais aussi résisté pendant l’affrontement, et j’en avais donné. Mon corps avait mimé inconsciemment les autres manifestants. Je me suis souvenue des visages surpris des forces de l’ordre. Après coup seulement, ma mémoire a rejoint mon corps.
[DR]
Pour moi, la différence tangible entre ces manifestations et celles que j’avais vécues auparavant, c’est le passage du « mouvement de foule » à la « fabrication de situation ». Les manifestant·e·s se rassemblaient pour créer quelque chose autour d’une situation, juste avant l’arrivée des forces anti-émeutes, puis se dispersaient après une brève confrontation, en fonction de la configuration de la rue et du quartier, avant de se reformer ailleurs. On bloquait la rue, on brûlait une poubelle au milieu de la chaussée, on empêchait la circulation. Dans cette brèche, la foule, pas très nombreuse, cherchait activement à créer une situation : « Et si on brûlait les foulards ? » Une femme sautait sur une poubelle et levait le poing vers les voitures, tenant la pose quelques secondes. Une autre grimpait sur une voiture et agitait son foulard en l’air. Quelques femmes d’âge mûr restaient, du début à la fin, autour des noyaux d’affrontement, et allaient libérer les personnes arrêtées dès qu’elles le pouvaient. Chacun·e voulait devenir l’image vue la veille dans les vidéos des manifestations d’autres villes. Dans ces moments, on reprenait rarement des slogans, et ceux qui en lançaient étaient quelques un·e·s tout au plus. Le désir de devenir cette image — l’image de la résistance vue les jours précédents — m’est apparu avec force. C’est précisément ce désir qui en fait une révolution féministe.
Comme je l’ai écrit, ces manifestations ne sont pas, à mon sens, centrées sur la foule, mais sur la situation ; pas centrées sur les slogans, mais sur les figures. N’importe qui – vraiment n’importe qui – peut, seul·e, créer une situation de résistance radicale et incroyable, qui vous laisse pantois rien qu’à la voir. La croyance en cette capacité s’est largement répandue. Chacun·e sait que par une figure de résistance, il ou elle peut créer une situation inoubliable. Les gens – et en particulier les femmes, ces poursuivantes obstinées de leurs désirs – pourchassent avec ferveur ce nouveau désir, ce qui active chaque jour davantage la chaîne des désirs de création de situation et de figures de résistance : je veux être cette femme dans cette figure de résistance, celle dont j’ai vu la photo, et je crée une figure. Ces figures, sans avoir été répétées, étaient présentes dans l’inconscient des manifestant·e·s, comme si elles les avaient pratiquées depuis des années. Cette figure de la résistance, ce corps saisi par les photographies, éveille chez d’autres femmes le désir de faire surgir à leur tour une figure, dans le maillon suivant de la chaîne. Que de désirs ont été libérés de la prison de nos corps ces jours-là.
« Toute personne peut, seule, créer une situation de résistance radicale et incroyable. »
Je veux opposer le « vecteur de force » qui, par exemple, dans les manifestations de 20095, mobilisait la « foule », à ces « points de stimulation ». Ces points de stimulation, multiples et dispersés dans la rue. Des points de stimulation qui, à l’image de l’orgasme féminin, ne sont concentrés en aucun endroit spécifique du corps ou de la rue. Outre le point de départ des manifestations, le slogan « Femme, Vie, Liberté » et l’appel des militantes au premier rassemblement, ce qui prolonge le soulèvement de manière féminine et féministe, ce qui aujourd’hui encore suscite le désir des femmes à l’échelle mondiale, ce sont précisément ces points de stimulation figurative multiples des corps révoltés. Ces figures que les manifestant·e·s veulent incarner, et sans lesquelles il semble désormais impossible d’aller en manifestation, être dans la rue sans devenir l’une de ces figures de corps rebelles, insoumis et résistants – que ce soit debout sur une voiture, sur une poubelle, en train de brûler un foulard, de libérer une personne arrêtée, ou de se tenir tête haute face aux forces de répression.
Les images de femmes résistantes que nous avons vues nous ont offert une nouvelle compréhension de notre corps. Je pense que la singularité de cette résistance féminine, et sa nature figurale, ont permis l’iconisation des captures d’écran et des photographies, par contraste avec les vidéos. Ces fières photos ont été massivement diffusées et rapidement gravées dans notre mémoire collective, au point qu’on pourrait écrire la chronologie de ce soulèvement à partir des dates de publication quotidiennes de ces images. Des images qui ont provoqué le soulèvement et l’ont poussé en avant : la photo de Jina sur son lit d’hôpital, la photo de ses proches dans les bras les uns des autres à l’hôpital, les femmes kurdes dans le cimetière d’Aïchi agitant leurs foulards. De tout cet événement, que voulons-nous voir ? Ce moment précis, celui où les foulards tournent dans l’air. La photo de la pierre tombale de Jina, la figure de la femme qui tient son foulard comme une torche sur le boulevard Keshavarz, la figure de la femme seule face au canon à eau sur la place Vali-Asr, la femme assise, la femme debout, la femme avec une pancarte à Tabriz regardant dans les yeux les forces de répression, la femme attachant ses cheveux, la photo du cercle de danse autour du feu à Bandar Abbas, et bien d’autres figures encore.
[DR]
Qu’est-ce qui donne à une photo un tel pouvoir d’excitation, supérieur à celui d’une vidéo ? Le temps emprisonné dans l’image. Le temps, captif dans la photo, la densifie : elle devient le réceptacle de toute l’histoire dans laquelle ce corps a été soumis. Le soulèvement des femmes en Iran est un soulèvement centré sur la photo. Qu’est-ce qui prolonge cette trace féministe, l’empêche de se dissoudre ? Après le nom de Jina, après le slogan « Femme, Vie, Liberté », alors que la répression est si forte que souvent, il n’y a même plus de rassemblement, plus de slogans collectifs, ce sont les figures de résistance des femmes qui continuent à faire de ce soulèvement un soulèvement féminin. Ce temps emprisonné, cette interruption de la continuité narrative historique, met en avant une « topologie de la situation » : les postures, les moments, ces luttes minuscules de chaque jour que nous avons traversées. « #Pour » ce moment6, et tous ces moments. Non pas pour une narration globale, mais pour chaque chose minuscule. Pour ces instants évanescents, pour les reprendre, pour cette boule dans la gorge, pour cette peur, pour cet élan, pour ce mot, pour cet instant qui s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, qui a glissé sous notre peau, sous nos ongles, et s’est dissimulé dans notre gorge. Le passé composé — c’est le temps de la photo. Il éveille les désirs, ravive le passé, l’étire jusqu’à l’instant présent et, dans l’instant présent, remet ce marathon de moments à la photo, à la figure suivante.
En réalité, ce qui fait de ce soulèvement un soulèvement féministe, ce qui le distingue des autres, c’est précisément qu’il est centré sur la figure. La possibilité de créer des images qui ne représentent pas forcément l’intensité de l’affrontement ou la brutalité de la répression, ni la progression d’un événement, mais qui portent l’histoire des corps : une pause, une syncope. Ce corps-là — regarde-le — il incarne toute cette histoire, ici et maintenant. La femme portant son foulard comme une torche — cette image qui, à elle seule, sans référence aux secondes d’avant ou d’après, est autosuffisante, et porteuse d’histoire. L’histoire de ce corps n’est pas inscrite dans la continuité temporelle d’une vidéo — pour exprimer ou représenter l’oppression ou l’action — mais elle se cristallise dans un instant, un moment révolutionnaire. Une pause sur le moment où la femme lève sa torche et fait le signe de la victoire. Le mouvement des yeux à travers l’image, les phares d’une voiture à l’arrière-plan, les mains levées, le visage de l’homme à côté, les arbres, la figure, la pause. Il n’est pas nécessaire de connaître ce qu’il y a avant ou après dans la vidéo, car la figure ne naît pas d’une progression temporelle, mais d’une syncope historique : d’une pause. Une césure là où le cœur de l’histoire s’arrête un instant.
« Le soulèvement des femmes en Iran est un soulèvement centré sur la photo. Qu’est-ce qui prolonge cette trace féministe, l’empêche de se dissoudre ? »
Ces instants et ces figures suffisent à elles seules pour représenter l’histoire de la répression des corps des femmes. Et c’est cette qualité qui distingue ce soulèvement. Le soulèvement féministe des corps et des figures. Ce qui rend ces manifestations féministes, c’est l’ouverture qu’elles créent à la possibilité de produire de telles images figuratives. Ces images devenues icônes influencent à leur tour le désir de remplir l’espace de figures semblables. J’ai vu ce désir d’exhibition. Des corps qui voulaient devenir cette figure, qui avaient vu que leur corps pouvait devenir cette figure, et qui avaient pris des risques pour l’incarner et être présents sur le terrain. Des corps qui, dans un espace où le temps de présence est compté, cherchaient à créer des instants de résistance.
Nous avions déjà vu des images de femmes combattantes : les photos des combattantes des unités de protection du peuple [au Rojava], par exemple. Ce qui distingue ces images de celles des femmes dans les manifestations récentes, c’est que les premières étaient centrées sur les visages, tandis que les secondes sont sans visages. Les premières, spéciales, en tenue de combat, avec des armes ; les secondes, ordinaires, en vêtements de tous les jours. Les gros plans de beaux visages en posture de résistance (désir du photographe) sont devenus des images de figures de résistance (désir du sujet). Je veux que vous me voyiez ainsi : des images de cheveux au vent et de poings levés. Des figures de corps sur des poubelles, sur des voitures.
Ces figures rappellent celle de Vida Movahed, et celles des autres filles de la rue de la Révolution7. On dirait que Vida est le point tournant de l’évolution de la représentation des luttes des femmes en Iran. Le passage des vidéos centrées sur le message et sur le visage — comme celles des « Mercredis blancs8 », souvent filmées en selfie par des femmes marchant dans la rue et parlant de leur situation et de leurs revendications — à une photo dense. Vida Movahed, silencieuse et immobile, est devenue la figure condensée de toutes ces vidéos précédentes. Le passage de la vidéo à la photo. De la description du quotidien à la création d’une situation historique. Du témoignage individuel à une figure muette et stable. Une figure de résistance. C’est là que l’image de la femme résistante sort du flux temporel de la vidéo, quitte la représentation du quotidien, et monte sur la scène condensée de l’acte historique. Vida Movahed, cette femme inconnue, n’est plus Vida Movahed, mais la photo d’une figure révolutionnaire. La figure de toutes les femmes qui l’ont précédée, et le déclencheur des figures de celles qui suivront.
[Vida Movahed | DR]
Dans une boucle infinie, image et figure se transforment l’une en l’autre. Les images diffusées et partagées stimulent l’imagination des corps. Les personnes ne se rendent plus dans la rue avec le corps qu’elles ont, mais avec celui qu’elles peuvent et veulent avoir. Avec leur imagination. Leur acte révolutionnaire est l’interprétation de ce rêve. Dans cet enchevêtrement entre image et rue, représentation et réalité s’orientent mutuellement. Rêve / image / interprétation du rêve peuvent tout à fait s’imposer à la réalité. Devenir cette image et, en même temps, éveiller le désir dans d’autres corps : une chaîne d’images. Court-circuit entre l’espace virtuel et la rue.
À côté de ces figures individuelles, nous avons aussi vu des figures collectives : le cercle des brûleuses de foulards. Le cercle de danse autour du feu, parti de Sari vers d’autres villes. Nous voyons ces figures collectives se répéter, sans qu’il soit possible d’identifier de quelle ville elles proviennent. Dans les premiers jours des manifestations, une courte vidéo a circulé : un petit groupe de femmes manifestantes à Paveh. Cette petite foule, avançant depuis le fond de la rue, si isolée, semblait presque aussi vulnérable que les rassemblements de femmes en Afghanistan. Cette situation historique faisait coïncider deux images, deux groupes. Il y a de nombreuses images qui ne naissent jamais (qui ne sont pas prises) et d’autres qui ne deviennent jamais opérantes (qui ne déclenchent aucune protestation). De nombreuses immolations, de nombreuses morts.
« Le corps politique des femmes s’est répandu dans toutes les rues. »
Qu’est-ce qui a fait que ces figures ont pris ? (et non pas qu’elles ont simplement été prises ?) Ces figures ont pris, parce qu’elles étaient le miroir historique des femmes. Je pense que, contrairement à l’affirmation initiale « j’aurais pu être Jina [Mahsa Amini] », l’image de la femme portant la torche sur une voiture a puissamment éveillé le désir de dire : « je veux être cette figure ». Ce désir d’incarner et d’exprimer cette figure prometteuse. Et c’est cette figure qui, au-delà de déclencher ce désir, a poussé les corps des femmes à s’exprimer et à effacer la buée sur le miroir devant elles. Ce désir, bien que déclenché par une image, est un désir révolutionnaire, parce que le corps porte une histoire. Ce désir figuratif est le trait distinctif de ce soulèvement féministe : l’émergence d’une histoire refoulée. L’enfantement d’un corps que nous avons porté depuis des années.
Les figures que nous avions vues jusque-là appartenaient aux femmes militantes — et encore, pas à toutes. Celles qu’on accusait d’exhibitionnisme, celles dont le visage et le nom, centrés dans l’image, entravaient leur pouvoir de résonner et de se diffuser. Le visage et le nom stérilisaient la figure, empêchaient qu’elle suscite le désir chez d’autres femmes, parce qu’ils individualisaient trop, les rendaient autres que des femmes ordinaires. Aujourd’hui, cette figure s’est libérée du visage. C’est une figure publique, sans visage, masquée, floutée par précaution, vue de dos, sans nom, anonyme. Le corps politique des femmes s’est répandu dans toutes les rues.
[DR]
Du beau corps au corps inspirant. Du corps emprisonné dans la beauté au corps libéré dans la figure. Il ne s’agit pas de se transformer en un corps idéal, mais à chaque fois, dans chaque corps, de créer une nouvelle figure de résistance. Le corps, tout en étant inspiré par les figures précédentes vues dans l’espace virtuel, en crée une nouvelle, et inspire à son tour d’autres figures à venir. Une chaîne de stimulation et d’inspiration. Cette figure libère la femme de l’emprisonnement dans son corps et son histoire d’assujettissement, et elle épanouit ce corps dans ce mouvement. Un corps qui vient tout juste de découvrir en lui la possibilité et la beauté de résister : une seconde maturité.
Traduit du persan par Chowra Makaremi, qui remercie Amir Kianpour pour sa relecture | « Les femmes dans le miroir de leur propre histoire. Révolution figurative féminine : l’interaction des corps et de leurs images », écrit par L., est paru en 2022 dans la revue iranienne Harāss.
- L., « Les femmes dans le miroir de leur propre histoire. Révolution figurative féminine : l’interaction des corps et de leurs images », Harāss News, 28 septembre 2022. Ce texte a fait l’objet de plusieurs analyses parmi lesquelles : Roman Seidel, « Revolt as Space of Possibility. Reflections on the Freedom Fight of the Iranian People », Philosophie in der islamischen Welt der Moderne, 3 novembre 2022 ; Austin Gross, « Grammars of the figure in the Iranian Uprising », Radical Philosophy, n° 215, automne 2023 ; Rana Issa (dir.), « The Revolution in Iran and Our Imagination. Collective Thinking About the Image and Its Political Function », Al Jumhuriya, 27 Janvier 2023.[↩]
- [Sauf indication contraire, les notes sont de l’autrice, L.] Mon bien-aimé, que j’observe de loin, avait un jour fait référence à une lettre : L. Dans le tumulte de cette expérience révolutionnaire, qui pour moi est semblable à l’expérience d’aimer, j’ai décidé de mettre de côté mon doute habituel quant à l’attribution de cette lettre, et de la revendiquer comme mienne. Signer ce texte du nom de L, c’est une appropriation révolutionnaire de cette référence. Ce nom, tout en me protégeant de la répression du régime, me libère dans mon idée de l’amour — en un moment où les noms sont devenus des codes [de ralliement]. [Note de la traductrice : ce mot de « code » fait référence à la phrase inscrite à la peinture sur la tombe de Jina Mahsa Amini, tuée le 16 septembre 2022 par la police des mœurs : « Ton nom est notre code de ralliement ».] Pour écrire à l’autrice de ce texte : l.essay2022@gmail.com[↩]
- Dans un circuit électrique, un court-circuit est une connexion anormale entre deux nœuds de tension différente. Cela entraîne un passage de courant excessif. En analyse de circuit, un court-circuit force deux nœuds à devenir équipotentiels. Il crée un chemin entre deux parties du circuit, générant un courant des milliers de fois supérieur à celui attendu.[↩]
- Cette phrase est tirée d’une lettre écrite à mon bien-aimé après la viralisation d’une vidéo montrant l’ouverture des portes de prison et la libération des détenu·es en novembre 1978. Lettre datée du 2 août 2020 : « Ce soir, j’ai vu la vidéo de la libération des prisonniers. Encore et encore. Aurais-je pu être celle qui écarte les cheveux de cette femme de son front ? Comment ressent-on la joie ? Comme c’est glissant. Un instant, tu ressens quelque chose comme une illumination, tu penses que c’est de la joie, mais aussitôt, tu lèves la tête et tu réalises que tu es quelqu’un qui a été joyeux, et maintenant c’est l’impossibilité de saisir ce sentiment fugitif qui rend tout opaque. Il y avait tant de joie dans cette vidéo. Quelle atmosphère. Pas besoin de parler. Il suffit d’écarter les cheveux de l’autre pour la reconnaître, et savoir qu’elle est là — que c’est toi qui rends visible son visage.
Est-ce toi ?
Oui, c’est moi.
Un visage pour tous. Un visage libre, aux émotions non réprimées, qui pleure en riant, et rit en pleurant. Une sorte d’assaut émotionnel. Un visage qui ne reconnaît pas encore la joie ni l’état de transformation. L’instant où tout est en cours. Le moment révolutionnaire. Ni avant, ni après. Cet état de devenir, plein d’angoisse. Comment reconnaître quelqu’un dans une foule, au cœur de la révolution ? Quand chaque membre du corps dépasse la conscience de soi et les habitudes acquises. En écartant des cheveux, en cherchant un souvenir lointain. Un grain de beauté près de l’oreille droite. Puis tu te dis que tu dois allumer une cigarette, et tu te vois en train de fumer là-bas, dans la foule. Tu dis que tu dois y aller, et tu te vois déjà dans la foule. Tu étais là. Depuis toujours. »[↩] - Note de la traductrice : en 2009, la victoire au premier tour du président sortant conservateur Mahmoud Ahmadinejad face au candidat réformiste Mir-Hosein Mousavi, dans ce qui a été dénoncé comme des élections truquées, a provoqué de grandes manifestations rassemblant plusieurs millions de contestataires à travers le pays, rapidement et massivement réprimées.[↩]
- Note de la traductrice : référence à la chanson qui est devenue l’hymne du soulèvement : « Barayé » (Pour) de Shervin Hajipour, dont les paroles sont composées à partir de tweets de soutien qui expliquent les raisons et les objectifs du soulèvement en reprenant le hashtag « #Pour » (#Barayé).[↩]
- Note de la traductrice : le 27 décembre 2017, la militante Vida Movahed s’est juchée sur un coffret électrique sur le trottoir d’une rue centrale de Téhéran, la rue de la Révolution, a ôté son voile blanc et l’a brandi au bout d’un bâton. Ces images sont rapidement devenues virales, et ce geste radical de révolte a été reproduit par d’autres jeunes Iraniennes, connues sous le nom des « filles de la rue de la Révolution ». Vida Movahed a été arrêtée peu après et détenue à Evin, avant d’être libérée sous caution.[↩]
- Note de la traductrice : lancé en 2014 par Masih Alinejad, journaliste irano-américaine et militante des droits des femmes, My Stealthy Freedom est devenu un mouvement en ligne d’ampleur, dans lequel des femmes se filmaient avec leurs téléphones portables pour protester contre les lois sur le voile obligatoire. Le mouvement a lancé l’initiative des Mercredis blancs, où les femmes portaient des voiles blancs les mercredis pour signifier silencieusement leur opposition dans l’espace public.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Mouvement Femme* Vie Liberté : performer la résistance féministe en Iran », Rezvan Zandieh, avril 2024
☰ Lire les bonnes feuilles « Iran : la question du voile n’est pas une fin en soi », Chowra Makaremi, septembre 2023
☰ Lire notre traduction « Iran : ce n’est pas un soulèvement que nous vivons mais une révolution », Sayeh Javadi, octobre 2022
☰ Lire notre traduction « Élan transformateur en Iran : le Kurdistan en première ligne », Allan Hassaniyan, octobre 2022
☰ Lire le récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, janvier 2022
☰ Lire notre article « Iran : un an après le soulèvement de novembre 2019 », Collectif 98, décembre 2020
