Je vous arrête. En réalité, il y a peu d’images « volées » dans mes films ; par contre, ce que j’ai pointé du doigt, dans mes premiers reportages ou enquêtes, c’est l’hypocrisie d’une télévision soi-disant transparente et indépendante du politique. À l’origine de Pas vu pas pris, il y a une discussion off entre Étienne Mougeotte et François Léotard — censurée, et c’est un comble, par la chaîne dite « insolente » du paysage audiovisuel français Canal+ — qui donne à voir une proximité de fait entre un magnat des médias et un homme politique influent. En revanche, aucun problème pour filmer en caméra cachée les trafics des petits dealers, les paumés des sectes, aucun problème pour étaler l’intimité des faibles, des pauvres et des dominés dans certains reportages. Faut-il tout montrer à l’écran ? Je n’en suis pas certain. Mais si l’on survalorise les coulisses ou si l’on affirme que rien ne doit rester hors-champ, il faut aller jusqu’au bout de cette logique — au nom de la cohérence. Pour autant, dans mes films, il n’y a pas une philosophie du off qui ferait coïncider réalité et image car l’image est souvent pauvre et réductrice. Lorsque la caméra cesse de tourner, les gens restent en représentation : leurs masques ne tombent pas. Il n’y a donc pas de vérité nichée dans le hors-caméra qu’on réussirait à obtenir à l’aide de ruses ou de subterfuges.
Peut-on parler de votre travail de création comme d’un travail de contre-image ?
« Si la propagande revient à propager des idées minoritaires et des points de vue de dominés, il n’y a aucun scrupule à avoir à en faire. »
J’assume le terme « contre », qui peut à la fois signifier « en opposition » mais aussi « tout près de ». J’ai fait des films « contre » Pierre Bourdieu ou « contre » Georges Bernier [alias le professeur Choron, ndlr], c’est-à-dire au plus près d’eux. Mais j’ai aussi fait des films « contre » des représentations dominantes, pour combattre ce qui me semblait être des clichés dans tout un tas de domaines. Quand, avec Georges Minangoy, on a réalisé un film sur Action directe, Ni vieux, ni traîtres, on voulait sortir de la version installée et ressassée par la télévision. Que racontait cette version à travers une tripotée de reportages télés ? Des fous furieux décérébrés avaient commis d’ignobles assassinats dans les années 1980 en France. Pire, ils assumaient sans repentance ni demandes de pardon. Sans adhérer à leur position sur la lutte armée, on a pris le contre-pied du son de cloche officiel en pariant sur le fait qu’ils étaient des êtres doués de raison capables d’exposer des motivations inaudibles jusque-là. On a amené le spectateur à interroger, voire à remettre en cause ses représentations sur ce phénomène. Certains des « terroristes » d’AD y expliquent qu’ils n’ont pas commis d’attentats aveugles en ciblant le siège du FMI ou le CNPF (l’ancêtre du MEDEF) ou en revendiquant deux assassinats : celui d’un général responsable de ventes d’armes1 et celui d’un patron de l’automobile2 qui avait lancé un plan de réduction des effectifs. Faire entendre leur point de vue est indispensable si on veut comprendre un tant soit peu cette histoire. Autre exemple : le documentaire que je tente de réaliser depuis plusieurs années sur l’histoire du conflit armé en Colombie. Il s’agit de raconter le combat des FARC, le plus vieux maquis communiste de la planète, sans pour autant condamner d’emblée, là aussi, le recours aux armes, ni verser dans le cliché du guérillero assimilé au narco-terroriste. Dans les années 2000, en France, les FARC étaient irrémédiablement réduits à des monstres et des criminels ayant enlevé la « sainte » Ingrid Betancourt. Limiter cette guérilla à cela, c’est méconnaître qu’au départ les FARC forment un maquis d’autodéfense paysan, une organisation politico-militaire qui se bat depuis les années 1960 pour une meilleure répartition des terres dans ce pays très inégalitaire qu’est la Colombie. Ce petit rappel historique permet de mieux comprendre pourquoi, depuis plus d’un demi-siècle, des hommes et ces femmes ont rejoint le maquis, souvent au prix de leur vie ou de lourds sacrifices. Il faudrait aussi parler d’eux comme des résistants, des maquisards, des insurgés, des rebelles…
Nous sommes confrontés, d’un côté, à des images de masse destinées à convaincre le plus de personnes et, de l’autre, à vos images. Vos films ont eu un impact : est-ce qu’on ne peut pas dire que vous faites également de la propagande ?
Oui, j’ai mis du temps à comprendre, mais il ne faut pas le nier ! Le cinéaste Bruno Muel, auteur de grands films engagés, que ce soit pour donner la parole aux ouvriers exploités de Peugeot (Avec le Sang des autres), aux victimes du coup d’État militaire du général Pinochet (Septembre chilien) ou aux résistants colombiens (Rio Chiquito, Longues marches), a toujours revendiqué le terme de « propagande » pour qualifier son travail. Si la propagande revient à propager des idées minoritaires et des points de vue de dominés, il n’y a aucun scrupule à avoir à en faire. Toutefois, j’espère que nos films laissent une liberté au spectateur en étant quand même moins contraignants que des films militants, des œuvres propagandistes traditionnelles ou tout simplement des programmes de télévision. Ce serait terrible qu’après avoir vu mon dernier film, On revient de loin, on remise son esprit critique en se disant « Il faut penser comme ceci et pas comme cela ». Dans Attention danger travail, les discours de « déserteurs du marché du travail », comme on les qualifiait, divulguaient eux aussi une forme de propagande : ils « propageaient » un discours sans qu’il ne puisse être contesté. Ces contestataires de la guerre économique devaient pouvoir exprimer leur point de vue sans qu’on la redonne derrière — sérieusement, du moins — à ceux qui l’ont toujours comme les représentants du patronat, le Medef, les chroniqueurs économiques de la radio ou du petit écran… Propager la parole des dominés n’est pas infamant, c’est même un travail de salubrité publique ! En réalisant un portrait plutôt admiratif du sociologue Pierre Bourdieu ou du Professeur Choron (avec Éric Martin), on ne se préoccupe pas de donner la parole à leurs détracteurs. Il faut déjà que la voix de ces deux-là porte. Rien ne s’oppose à ce que, dans un deuxième temps, d’autres se livrent à un travail critique, voire contestent notre boulot. D’autant plus que nos films n’ont pas du tout la même exposition que les JT ou les émissions de Pujadas, Hanouna et compagnie ; ils ne passent pas à la télévision et n’ont donc pas la même influence. Dans ces conditions, notre point de vue ne risque pas d’être hégémonique. En fait, le fond du problème, c’est l’hégémonie d’un point de vue : celui du pouvoir politique, la plupart du temps sous influence du pouvoir économique, et dont les médias se font les porte-paroles. Si les points de vue de AD avaient été hégémoniques, si leurs discours revendiquant la lutte armée — pas djihadiste, mais de transformation du monde selon des idéaux communistes ou libertaires — étaient les seuls discours audibles dans le champ médiatique, ça aurait été problématique. De fait, nous n’aurions pas fait ce film. On aurait plutôt donné la parole aux gens opposés à l’idée de lutte armée.
(Par Cyrille Choupas, pour Ballast)
Mais vous considérez-vous comme un cinéaste « militant » ?
L’étiquette « militant » permet de nous dénigrer et de relativiser notre travail pour, au final, justifier sa non-diffusion à la télévision (puisque donné comme partisan). Mais qui n’est pas militant ou partisan ? Ceux qui présentent le journal télévisé ne militent-ils pas pour imposer une vision du monde, la leur ? Ils matraquent une doxa néolibérale ou néosécuritaire — quand ce n’est pas les deux à la fois. Ils imposent leurs idées sur la mondialisation, le libre-échange économique, l’extension du domaine de la prison et de la police pour régler des problèmes qui sont avant tout sociaux. C’est un comportement de militant. David Pujadas est un partisan ! C’est un militant de l’ordre établi ; un ordre injuste, il n’est pas inutile de le préciser. Que demande-t’il à des ouvriers en colère, victimes de délocalisation, prêts même à saboter leur outil de travail ou qui finissent par séquestrer leur patron ? Il les somme d’abandonner la bataille ! Son combat ? Qu’on ne se révolte pas dans les usines ! C’est regrettable que dans son journal télévisé ne figure pas un bandeau en surimpression sur l’écran indiquant : « David Pujadas émarge à X milliers d’euros par mois et défend ici le point de vue du pouvoir politique qui se confond avec le point du vue du pouvoir économique. » Au moins les choses seraient claires pour le téléspectateur. On pourrait aussi indiquer : « Tel journaliste vedette gagnant tant n’est pas forcément qualifié pour raconter le monde social au regard de ses origines sociales » — quasiment aucun des responsables de l’information n’est issu des classes populaires en France. On va me rétorquer que je verse moi aussi dans le militantisme, et qu’il faudrait également le marquer, le signaler : oui mais moi, ma démarche propagandiste, je l’assume. Pour finir sur le terme « militant », on peut dire que les films sont militants, mais il y a grosso modo deux types de films militants : les films « militants-militaires » faisant marcher les spectateur au pas en leur disant quoi penser et comment voir les choses. C’est le cas des films de Michael Moore. J’espère que les films que je réalise ou coréalise avec d’autres compagnons ne sont pas de ce type. On essaie de fabriquer des films « libertaires » plutôt qu’« autoritaires ».
Merci Patron, de Ruffin, c’est un film « militant-militaire » ?
« David Pujadas est un partisan ! C’est un militant de l’ordre établi ; un ordre injuste, il n’est pas inutile de le préciser. »
Oui : il laisse assez peu de place au spectateur. Il a d’autres qualités : c’est un film assez jubilatoire car on ne peut qu’être ravi de cette revanche sociale, de ce remake de David contre Goliath. Pas vu, pas pris, mon premier film, développait un scénario similaire. Film jubilatoire, donc ; mais on voit tout de suite qui sont les méchants et qui sont les gentils. Ce genre de film fabrique selon moi un spectateur plutôt passif. Il a fait beaucoup d’entrées mais on n’en ressort pas en se posant un certain nombre de questions, en cogitant. Merci patron !, Pas vu pas pris, Les Nouveaux Chiens de garde, ce sont plutôt des films où l’on vient communier — pourquoi pas ? J’en ai fait. Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire de films utilisant ces ressorts narratifs, susceptibles de rassembler beaucoup de monde. Mais il me semble que ce n’est pas le plus intéressant pour le spectateur, ça ne favorise pas forcément son esprit critique. Mais peut-être que pour attirer du public, il faut faire ce genre de films, des « films communions » : Demain, par exemple. C’est un film écolo qui nous raconte qu’il suffit d’étendre les expériences alternatives et écologiques pour sauver la planète, comme s’il n’y avait pas de rapports de force dans le monde et nos sociétés, comme s’il n’y avait pas de multinationales prêtes à tout pour faire du profit, comme si celles-ci n’allaient pas dire : « Mais vous rigolez ou quoi ? Nous, Exxon, Total, Microsoft, Amazon, Facebook… On n’en veut pas de votre monde, on a du business à faire, les gars ! C’est bien gentil votre truc… » Ça, c’est le hors-champ du film ! Cette croyance selon laquelle tout irait mieux dans le meilleur des mondes grâce à l’extension d’expériences sympathiques et alternatives à l’ensemble de l’humanité, sans qu’il y ait des résistances, est d’une naïveté consternante.
Votre cinéma est donc lui aussi un « sport de combat » ?
Oui, pour Annie Gonzalez — la productrice de la plupart de nos documentaires — la production s’apparente bien à cela car il faut à chaque fois batailler ferme pour dégoter les ressources nécessaires pour sortir nos films avec ce niveau de professionnalisme. Mais ce n’est pas un sport de combat : c’est un combat tout court. On se bat en ce moment pour financer notre prochain film, pour trouver le moyen de payer un minimum les cadreurs, les ingénieurs du son, les monteurs avec qui on travaille. C‑P Productions, la structure que nous avons créée avec des travailleurs de l’audiovisuel et du cinéma à l’époque de Pas vu pas pris a depuis produit et/ou distribué une dizaine de longs-métrages en une vingtaine d’années, les miens et ceux d’autres réalisateurs. Et on rame toujours pour garder la tête hors de l’eau. Mais ça n’a rien d’exceptionnel, nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Nous ne nous plaignons pas. Plein de gens se battent à leur échelle, dans tout un tas de domaines — et ce sont souvent des combats bien plus courageux que celui qui consiste à aller trouver de l’argent pour faire des films.
(Par Cyrille Choupas, pour Ballast)
Revenons sur Bourdieu. Il a forcément influencé votre pensée, mais a‑t-il influencé vos images ?
Une anecdote : j’ai réalisé un court-métrage documentaire, Pizza Americana, qui figure en partie dans Attention Danger Travail. Quand je l’ai tourné, en 1994 à Strasbourg dans un magasin Domino’s Pizza qui venait d’ouvrir, je travaillais avec un caméraman belge que je ne connaissais pas et que la production m’avait envoyé. On était en train de filmer la formation des livreurs, soumis à la culture d’entreprise nord-américaine, états-unienne, et le cameraman n’en voyait pas bien l’intérêt. Il trouvait cela somme toute « normal ». De mon côté, ce que je percevais, c’étaient des rapports de domination. Je disposais d’une grille de lecture bourdieusienne et voyais comment, de manière douce, plutôt subtile, les contremaîtres leur faisaient rentrer dans la tête l’idée selon laquelle « On doit bosser comme ça et pas autrement », avec l’obsession de l’hygiène comme vecteur de discipline et de normalisation. L’objectif était de fabriquer des salariés précaires interchangeables, sous couvert de conformité aux normes sanitaires. Les formateurs disaient : « Ce n’est pas nous qui vous imposons de vous couper les cheveux, il faut juste se conformer aux normes. » Je voyais bien ce qui était en train de se jouer sous nos yeux ; mais le cameraman, lui, ne percevait pas la même chose. Il voyait plutôt une entreprise qui créait des emplois — quelque chose de survalorisé par les grands médias à l’époque — et peu lui importait la nature des emplois en question. Conclusion : la réalité n’est pas préexistante à notre regard. Elle convoque tout un tas de connaissances, d’expériences, d’outils d’analyse. Ma manière de cadrer, de filmer ou de monter n’est pas directement inspirée par le travail de Bourdieu, mais sa fréquentation, ses analyses du moins, m’ont été très utiles pour comprendre le monde social et les rapports de force à l’œuvre dans notre société. Ça m’a beaucoup aidé, même si en 1994, au moment du tournage de Pizza Americana, je ne le connaissais pas encore. J’avais cependant eu l’occasion de découvrir son travail de sociologue critique en première année de fac de sociologie dans les années 1980, à Bordeaux.
Lors des derniers événements (le Brexit, Trump), les médias ont parié sur un résultat qui s’est par la suite révélé erroné. Sommes-nous aujourd’hui confrontés à une faillite des médias vis-à-vis de la population, à une méfiance généralisée à leur endroit ?
« Comment les gens pourraient-ils voter pour un candidat prônant la décroissance économique s’ils ne savent pas que ce courant de pensée existe ? »
Ça, c’est ce qu’on entend : « Les médias n’auraient plus d’influence. » C’est aussi ce que veulent nous faire croire les patrons de presse. Ils nous disent : « Regardez, nous n’avons pas ce pouvoir puisque, lors du referendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005, les gens n’ont pas voté pour le oui — que la presse soutenait. Ils n’ont pas non plus voté pour Hillary Clinton, la candidate favorite des médias aux USA, etc. » Lors de la dernière élection présidentielle américaine, les médias n’ont pas forcément perdu la bataille. Ils ont tout de même réussi, en dénigrant Bernie Sanders, le candidat le plus à gauche, à écarter la seule candidature un peu progressiste. Et l’image de Trump présentée comme « candidat antisystème », c’est une image véhiculée… par ces mêmes grands médias. Donc attention à ne pas se laisser avoir lorsqu’on entend que le système médiatique n’aurait plus aucun pouvoir ! Certes, les grands médias n’ont pas la possibilité de faire élire untel ou untel, mais ils ont toujours la possibilité d’écarter celui ou celle qui ne leur convient pas. C’est même ce qui est arrivé à Martine Aubry lors de la primaire du PS en 2011. Les chaînes de télévision et les stations de radio la trouvaient trop à gauche, simplement parce qu’elle était à l’origine de la loi sur les 35 heures. Hollande, en revanche, ne leur posait pas de problèmes, il était suffisamment à droite pour eux, tout comme Strauss-Kahn, bien entendu. Autre exemple : Jean-Luc Mélenchon en 2012, dans les sondages effectués à quelques semaines du 1er tour de la présidentielle, était à 15 % des intentions de vote, devant Marine Le Pen et François Bayrou. Certains médias comme Libération et son directeur de l’époque, Nicolas Demorand, qui était pro-Hollande, se sont servis de l’épouvantail Le Pen pour favoriser leur poulain. Ils ont donc appelé les électeurs de Mélenchon à voter Hollande dès le 1er tour. Comment ? Ils n’ont pas hésité à manipuler un sondage pour arriver à leurs fins. Ils ont fait croire que Le Pen était à 30 % dans les intentions de vote pour faire peur aux électeurs de Mélenchon et ainsi les pousser à « voter utile », en l’occurrence Hollande. C’est ce qui s’est passé. Mélenchon est descendu à 11 %. Au final, Le Pen n’a fait « que » 18 %. Beaucoup de gens savent à peu près pour qui ils vont voter quelques semaines avant l’élection, alors que trois mois avant, leur choix n’est pas encore définitif. À qui se fient-ils pour se déterminer ? En grande partie aux sondages et à la prime de notoriété qu’ils confèrent.
En fait, il faudrait interdire les sondages, sauf le dernier jour de l’élection. C’est seulement ce jour-là qu’ils mesureraient quelque chose d’à peu près existant, et qu’ils n’influenceraient pas trop le vote. L’isoloir a été créé pour que les pauvres ne soient pas influencés par les riches, les salariés par les patrons, les paysans par les gros propriétaires terriens, lorsqu’ils allaient voter. Aujourd’hui, les sondages remettent en question cette indépendance en faisant pression sur nous. Comment les gens pourraient-ils voter pour un candidat prônant la décroissance économique s’ils ne savent pas que ce courant de pensée existe ? Comment peuvent-ils aller voter pour un candidat réclamant le droit de vote pour les étrangers et la possibilité pour eux de se présenter aux élections, quand on ne leur dit pas que cela existe dans certains pays, comme l’Équateur ? Comment peuvent-ils imaginer qu’un gouvernement puisse pratiquer des nationalisations, alors qu’on ne les informe pas que la Bolivie gouvernée par Evo Morales l’a fait ces dernières années ? Ou encore que l’Argentine de Cristina Kirchner a nationalisé Repsol, la compagnie pétrolière espagnole ? En ne mettant pas en lumière ces expériences, ces possibles, nos grands médias orientent de fait le choix des électeurs. Ils décident de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, réduisant ainsi l’espace des possibles.
Les médias indépendants, tel Médiapart, tentent précisément de donner une visibilité à ces possibles. Seriez-vous prêt à laisser une seconde chance à des journalistes des grands médias passés à des espaces plus critiques, des « repentis », à l’instar d’Edwy Plenel ?
Repenti ? À ma connaissance, Plenel ne s’est jamais repenti. Il se garde bien de rappeler qu’à l’époque où il exerçait de hautes responsabilités au Monde, il avait, si mes souvenirs sont bons, confié à un pseudo-philosophe comme BHL le soin de raconter dans ce qui se passait en Afghanistan. Il avait propulsé ce charlatan grand reporter au Monde alors qu’il existait dans le journal de vrais spécialistes de ces questions. Edwy Plenel ne s’est jamais expliqué là-dessus ! De même, je ne l’ai jamais entendu faire le moindre mea culpa sur le projet d’introduction du journal Le Monde en bourse, projet dont il était chaud partisan, avec Alain Minc et Jean-Marie Colombani. Si vous avez entendu parler d’un mea culpa de Plenel à ce sujet, dites-moi où ! Il a créé un média indépendant, de qualité : c’est indéniable. Le problème, c’est la fiabilité de son fondateur, qui n’a jamais fait la moindre autocritique sur ses égarements passés.
(Par Cyrille Choupas, pour Ballast)
Certaines figures médiatiques, comme Élise Lucet de France 2, tentent de dénoncer dans le cadre qui est le leur les pratiques des multinationales. Comment voyez-vous ça ?
Ce que fait Élise Lucet aujourd’hui est plutôt bien. Le souci, c’est qu’elle a longtemps été partisane de l’ordre établi en présentant les JT à France 3 et France 2, qui n’ont jamais été particulièrement révolutionnaires, c’est le moins que l’on puisse dire… Je ne me souviens pas d’avoir vu Lucet ouvrir un JT par un reportage sur un accident du travail mortel, par exemple dans le domaine du BTP, où pourtant ils sont fréquents. Depuis quelque temps, après avoir abandonné la présentation du JT, elle ne se comporte plus comme une militante de l’ordre établi mais comme une dénonciatrice de certains abus des pouvoir, en allant interpeller des dirigeants d’entreprise, etc. C’est en fait le minimum syndical pour quelqu’un qui se prétend journaliste. Il serait intéressant qu’elle ne s’arrête pas en si bon chemin et révèle dans son émission « Cash investigation » les manipulations commises par les grands médias — notamment France 2 — pour faire élire certains candidats et en discréditer d’autres. Souvenons-nous de la propagande qu’ils ont faite pour Sarkozy à l’époque où il était ministre de l’Intérieur. Ou plus tard pour Strauss-Kahn et Hollande. Aujourd’hui pour Macron. Ce serait bien qu’elle enquête sur son propre milieu. On attend un « Cash Investigation » où elle irait interpeller le directeur ou la directrice de l’information de France Télévision avec la même pugnacité qu’elle affiche face à certains dirigeants d’entreprise. Qu’elle leur demande, par exemple, pourquoi il n’y a pas un seul responsable de l’information dans le paysage audiovisuel français défendant une vision du monde communiste ou marxiste, alors que toutes les composantes de droite sont représentées. Dans les sphères dans lesquelles évolue Lucet, des termes comme « nationalisation » et « collectivisation » sont considérés comme des gros mots. Professer ce type d’idées, c’est passer pour un fou. Pourtant, on oublie de rappeler qu’en 1981, Mitterand l’avait fait pour les banques françaises. Ça ne se passait pas il y a un siècle. Or aujourd’hui personne n’ose lancer le débat sur une renationalisation du secteur bancaire français : pourquoi ? Pour en revenir à Élise Lucet, qu’elle aille enquêter sur l’absence de certains débats de société sur le petit écran et qu’elle fasse aussi une sincère autocritique du rôle néfaste qu’elle jouait à l’époque où elle présentait le JT. Là, elle commencerait à être intéressante…
Élise Lucet a de l’audience. Votre réaction n’est-elle pas aussi le résultat d’une forme de « jalousie » ? Vos films qui ont fait le plus d’entrées sont Pas vu, pas pris et La sociologie est un sport de combat : ne sont-ils pas des coups d’épée dans l’eau ? Vous considérez-vous, face à des personnalités plus « grand public », comme un chevalier blanc ?
Bien sûr, j’aimerais que plus de spectateurs viennent voir nos films parce que ça nous permettrait d’avoir plus de moyens pour faire d’autres films — notamment d’autres films que les miens. Vendre aussi nos films à la télévision afin d’avoir plus de ressources pour en financer d’autres, ce à quoi elle se refuse pour l’instant. Ce n’est pas faute de lui proposer : peut-être que nos films, selon ses standards, sont mal conçus ? En tout cas, elle n’en veut pas !
Elle ne veut pas de ces films ou elle ne veut pas de vous ?
« Si on multiplie les coups d’épée et qu’ils se déroulent au même moment, cela peut engendrer un… raz-de-marée. »
Je pense que c’est de nos films que la télévision ne veut pas. Il ne faut pas être parano ni mégalo : tous les gens de la télévision ne me connaissent pas. Ça fait vingt ans que j’ai quitté la télévision : la plupart d’entre eux ne savent pas qui je suis. Ils ont peut-être vaguement entendu parler de mon travail de critique des médias, et encore… Une anecdote contredit peut-être ce que je viens de dire : Les Ânes ont soif, le premier volet de Opération Correa, a été vu par Hélène Risser, la responsable des documentaires de la chaîne Public Sénat. Pour justifier le non-achat du documentaire, elle nous a écrit : « Nous n’allons, finalement, pas prendre le film. En effet, même si la problématique nous semble intéressante, le documentaire traite deux angles à la fois, l’attitude des médias français et la réussite économique de l’Équateur, ce qui nous semble trop vaste pour un seul film. » Or si Public Sénat, qui passe des choses parfois intéressantes, n’est pas capable de passer ce 52 minutes, ne parlons même pas des autres chaînes. On aimerait avoir plus d’audience mais ça ne dépend pas que de nous, c’est lié en grande partie du système de distribution et de diffusion des documentaires à la télévision et au cinéma. Alors oui, on est toujours un peu jaloux quand certains ont plus de succès, font plus d’audience. Toutefois, je n’envie pas ceux qui travaillent pour la télévision car c’est souvent au prix d’importantes concessions : pour rien au monde je ne céderais ma place ici pour retourner travailler pour le petit écran. Fabriquer des films indépendants et singuliers, comme on arrive tant bien que mal à le faire avec Annie Gonzalez, Nina Faure et d’autres comparses, c’est une chance incroyable. On bénéficie de peu de moyens, certes, mais on se donne du temps pour réfléchir et être à même de revenir sur nos à prioris de départ. Notre mode de fabrication est très artisanal, au sens noble du terme. Mais il est vrai que l’audience de nos documentaires est relativement limitée, même si pas mal de jeunes gens découvrent notre travail sur Internet.
Transformer le pouvoir médiatique : cela doit-il selon vous se faire de l’intérieur ou plutôt de l’extérieur, quitte à se couper de toute une partie de la population ?
Vous parliez de coups d’épée dans l’eau. Si on multiplie les coups d’épée et qu’ils se déroulent au même moment, cela peut engendrer un… raz-de-marée. Il faut savoir synchroniser les coups en question. Ça, ce n’est pas facile.
Justement, il existe de plus en plus de médias alternatifs qui se créent…
Comme l’a expliqué François Ruffin, il n’existe pas de médias réellement alternatifs en France. On aura des médias alternatifs lorsqu’ils représenteront une véritable alternative aux médias dominants. Et, ce n’est pour l’instant pas le cas. Fakir, CQFD, Là-bas si j’y suis, Mediapart, Arrêt sur images, L’Humanité, La Croix, Le Monde diplomatique, Silence, La Décroissance ou Ballast ne constituent pas une alternative aux médias dominants. Ce sont des médias indépendants, ce qui n’est déjà pas mal, mais pas des médias alternatifs. Où voyez-vous des médias indépendants qui seraient les équivalents de TF1, France 2, RTL ou France Inter ?
Mais de plus en plus de personnes se dirigent vers l’information sur Internet…
Oui, mais que vont-elles voir sur Internet — les jeunes notamment ? Ils vont voir ce qu’on voit déjà sur à la télévision (des programmes de téléréalité), les vidéos de ceux qui aspirent à faire de la télé ou de la scène (les Youtubeurs) ou bien des artistes indépendants comme PNL. Mais est-ce que PNL représente une information alternative ? D’un point de vue musical, PNL n’est pas forcément quelque chose d’inintéressant, mais les représentations du monde relayées par les clips de PNL sont de sacrés clichés. On retrouve souvent les mêmes images caricaturales que celles véhiculées par les grands médias.
(Par Cyrille Choupas, pour Ballast)
Cette alternative est-elle possible ?
Sur le papier, oui. On peut concevoir des médias de masse qui raconteraient ce qui se passe réellement dans notre société : les rapports de force, la lutte de classes, les relations de domination à l’œuvre dans toute une série de domaines… Idéalement, des chaînes publiques, indépendantes du pouvoir politique et économiques, vues par des millions de personnes, feraient ce boulot dans des émissions d’information comme dans des émissions de variétés, dans les séries ou les téléfilms. On ne s’interdirait pas d’ouvrir un JT par un accident du travail : pourquoi cet ouvrier est-il tombé d’un échafaudage sur un chantier de BTP ? qui est responsable de sa mort ? que fait donc le gouvernement pour que ça ne se reproduise pas ? On pourrait ouvrir une rubrique « Délinquance financière » ou « Banditisme en col blanc » aussi régulière que celle des faits divers. Or, c’est le genre de choses qu’on n’est pas près de voir dans un média traditionnel.
Sans pouvoir et sans argent, on fait comment ?
« Il ne faut pas se leurrer : sur Internet, ceux qui ont le plus d’audience, ce ne sont pas les dissidents. On y retrouve les mêmes positions de domination que dans les médias traditionnels. »
La solution que je préconise va paraître coercitive : pour permettre à d’autres sons de cloche de s’exprimer, il faut limiter l’influence des médias qui véhiculent des idées reçues. On tiendra compte aussi de la propagande néolibérale et/ou néosécuritaire qui passe par les programmes de fiction ou par la télé-réalité : « Attention, cette fiction présente les phénomènes de criminalité comme indépendants des problèmes sociaux, c’est une contre-vérité. » Ou encore : « Attention, ce programme de télé-réalité promeut l’ultra-individualisme et la loi de la jungle : il est conforme au système de valeur du capitalisme sauvage. » Aussi, je serais d’avis qu’on dise à ceux qui matraquent les mêmes idées depuis dix, vingt ou trente ans : « Stop, taisez-vous ! TF1, c’est fini. M6, France 2, RTL, France Inter… Dorénavant, on va permettre à d’autres visions du monde, à des opinions dissidentes, à des points de vues non-orthodoxes de s’exprimer. » Les médias indépendants prendront la place des grands médias actuels pendant une dizaine ou une quinzaine d’années, le temps de rattraper leur retard. Nous laisserons alors la place à d’autres voix, celles qui sont inaudibles. C’est seulement une fois qu’elles auront été entendues que l’on autorisera le retour de ceux qui nous asphyxient depuis des années, nous « pompent l’air », que l’on autorisera à nouveau TF1, France 2, Canal+, France Inter à reprendre leurs émissions. Même les clips de PNL seront ré-autorisés ! (rires) Mais dans un premier temps : stop aux représentations dominantes. Voilà ma proposition. Cela peut paraître irréaliste, mais ce n’est pas grave. Peut-être que, dans un futur proche, des circonstances politiques et historiques permettront l’adoption d’une telle politique de régulation médiatique. Des personnes arriveront peut-être au pouvoir qui réguleront le spectre audiovisuel ainsi que le Web, afin d’éviter que les puissants n’imposent leurs points de vue. Parce ce qu’il ne faut pas se leurrer : sur Internet, ceux qui ont le plus d’audience, ce ne sont pas les dissidents. On y retrouve les mêmes positions de domination que dans les médias traditionnels.
Pensez-vous que la fiction peut avoir le même pouvoir de contre-image que le documentaire ? Comme ça pourrait être le cas de Moi, Daniel Blake de Ken Loach ?
Je suis plutôt pessimiste là-dessus. Il me semble que l’on cherche trop souvent à vivre par procuration, en tant que spectateurs — y compris dans mes films, d’ailleurs — des choses qu’on ne peut pas vivre dans la vraie vie. Après avoir vu un film irrigué d’un discours social, on se dira « Super, j’ai compati au sort de ces ouvriers anglais » ou bien « Je me suis vengé de ces salauds de capitalistes grâce à la famille Klur et à Ruffin dans Merci patron ! ». Mais est-ce qu’en sortant de la salle de cinéma, on va prendre des décisions radicales dans notre vie ? Dans quelle mesure n’a t‑on pas tendance, dans notre monde marchand, dans notre société de surconsommation, à être aussi des consommateurs de films « de gauche », de productions engagées ? Le spectateur-consommateur de nos films peut passer deux heures au cinéma puis emprunter dans la foulée un taxi low coast type Uber et rentrer chez lui sans problème — soit être en contradiction totale avec les valeurs qu’il est censé avoir partagées pendant deux heures devant un écran.
Si vous pensez de cette manière, à quoi peuvent servir vos films ?
J’espère qu’ils contribuent à fabriquer un spectateur pas trop passif, un spectateur qui est incité à exercer son esprit critique, y compris à l’égard de nos réalisations. Je n’en suis pas certain mais je l’espère. Ces films peuvent aussi permettre de se sentir moins seuls. Après avoir vu Attention danger travail et Volem rien foutre al Pais, certaines personnes se sont dit : « Je ne suis pas complètement fou d’imaginer les choses ainsi. » Ces films ont bouleversé la vie de certains spectateurs. Ça leur a donné des arguments pour rompre avec le salariat et la société de consommation, quelque chose de pas toujours facile à défendre devant leurs proches, leurs amis, leur famille… Dans une période de chômage élevé, clamer haut et fort « Je veux déserter le salariat » ou « Je ne veux plus travailler car je n’ai plus envie de perdre ma vie à la gagner », ça peut être compliqué. Ces deux films ont permis d’argumenter et généré ainsi un effet libérateur. Ils proposaient ce qui manquait à certaines personnes pour sauter le pas et refaire leur vie ! Est-ce que ce changement de vie s’est avéré subversif ou révolutionnaire ? Je n’en sais rien, mais les films peuvent parfois changer le monde.
(Par Cyrille Choupas, pour Ballast)
Peu à peu, dans votre filmographie, vous disparaissez de l’image : on a plusieurs points de vue qui ne sont plus binaires (les gentils d’un côté, les méchants de l’autre). Dans On revient de loin, on a l’impression que vous jouez un personnage… Est-ce parce que vous n’assumez pas votre position pro-Corréa ? Qu’en est-il, d’ailleurs, de votre pensée politique : Nina Faure serait libertaire et vous étatiste ?
En réalité, la version finale de On revient de loin caricature un peu nos positions et ce, pour les besoins scénaristiques du film (qui est aussi un spectacle). Elles ne sont pas toujours fidèles à ce que nous pensions réellement au moment du tournage ; nous sommes donc des personnages. Les documentaires s’écrivent en grande partie au montage. Le tournage n’est qu’une phase, et pas forcément la plus importante. Dans les rushs, on s’aperçoit que j’étais parfois plus critique que Nina Faure, notamment en ce qui concerne les relations de Correa avec le peuple : il a un rapport au peuple qui me semblait un peu problématique dans la mesure où il a estimé, une fois élu par 57 % des électeurs au premier tour en 2013, qu’il n’avait peut-être pas de compte à rendre, notamment à ceux qui, du côté des organisation sociales ou des syndicats, contestaient sa politique. Cette réflexion que j’ai eu sur place à l’époque du tournage, nous l’avons gommé au montage, avec les monteurs, on s’est dit qu’on allait tirer la position de Nina Faure vers une certaine défiance à l’égard de la politique de Correa et accentuer chez moi le discours pro-Correa, car ce n’était pas trop cohérent avec le personnage plutôt pro-Correa que j’incarne (tandis que Nina Faure apparaît comme plus sceptique, voire même carrément hostile à la figure d’homme providentiel). Ce que vous voyez, c’est un spectacle, pas un exposé didactique — mais il faut tout de même que les personnages aient des propriétés cohérentes du début à la fin. Notre point de vue personnel au final n’a pas grande importance ; ce qui importe, c’est la justesse de ce regard à deux, et non l’exactitude. Il nous semble que nous restituons la réalité de notre parcours par ce biais. Néanmoins, le point de vue des réalisateurs du film est perceptible : en convoquant untel ou untel protagoniste dans le film, en filmant et retenant telle ou telle séquence au montage (et pas telle autre), nous délimitons l’espace de la discussion.
« Est-ce rétrograde que de penser que les PME à taille humaine, ne pratiquant pas forcément les cadences infernales, pourraient être des exemples à suivre ? »
Nous disons implicitement « Voilà, d’après nous, ce sur quoi il peut y avoir débat, ce sur quoi la critique nous semble pertinente ». Mais ce qui nous semblait le plus important, c’est que le spectateur puisse naviguer entre différents points de vue, car il n’y a pas que ceux portés par nos deux personnages dans le film. À vous, spectateurs, de vous débrouiller avec tout cela. Nous avons commis une erreur toutefois : nous avons donné la parole, sans la déconstruire, à des représentants de communautés indigènes véhiculant quelques clichés sur le mode de vie amérindien, sur l’aspiration à la vie dans la nature, etc. Or ça ne devrait pas être notre boulot de les reproduire. Quand un spectateur va voir un film, les idées reçues sont déjà dans sa tête au moment où démarre la projection : on essaie de les déconstruire ; mais là, nous n’avons pas réussi… Sur cette question des indigènes et de l’extractivisme, on a reproduit le discours dominant de l’indigène proche de la Pachamama, chassant et pêchant pour se nourrir… Malheureusement, tout autre discours sur le monde indien est inaudible dans le film. L’indigène devient forcément le gentil, la victime, tandis que le gouvernement de Correa, qui accorde des concessions à des compagnies minières sur leurs territoires, représentent le méchant, le bourreau. Certes cette vision de l’« indigène-Pachamama » correspond à un mode de vie qui existe encore dans certains coins d’Amazonie, mais il est ultra-minoritaire. La plupart des indigènes équatoriens — là-bas, on dit « indigène » car « indien » est un terme péjoratif — utilisent des téléphone portables, aspirent à avoir de l’électricité 24 heures sur 24, etc. Il nous arrive de ne pas être bons dans la contre-propagande. (rires)
Il y a quelques semaines, des propos du réalisateur libertaire Yannis Youlountas ont fait polémique autour de votre nouveau film sur Jean Lassalle, Un berger à l’Élysée ? Vous semblez présenter le député comme porté par des idées révolutionnaires, de « gauche », comme le tenant d’une common decency populaire qui défie le système. Youlountas assure que Lassalle est « un réactionnaire », un imposteur…
Jean Lassalle n’est pas un réactionnaire au sens « retour à des valeurs rétrogrades », plutôt un conservateur. Conservateur dans la mesure où cet ancien berger, ce fils de petit paysan pyrénéen, veut conserver en l’état un certain modèle de production, celui, pour simplifier, de certains paysans de moyenne montagne, des petites ou moyennes exploitations agricoles comme celle que dirige son frère Julien, éleveur de brebis et producteur de fromages AOP Ossau-Iraty. Lassalle milite aussi pour que les services publics, notamment la maternité d’Oloron-Sainte-Marie, ne ferment pas. Même chose pour une gendarmerie de montagne. Enfin, il a effectué une grève de la faim de 39 jours pour éviter qu’une usine de la vallée d’Aspe ne soit délocalisée. Est-ce rétrograde que de se battre pour le maintien de l’activité au pays, sur des terres parfois dévastés par l’exode rural ? Est-ce rétrograde que de penser que les PME à taille humaine, ne pratiquant pas forcément les cadences infernales, pourraient être des exemples à suivre ? Il n’est pas inutile de se poser la question, me semble t‑il. Dans certaines circonstances historiques, on peut penser que ce conservatisme-là est moins nuisible voire plus révolutionnaire que la modernité vantée par Macron et Cie. Mais tout ce que je raconte là devrait figurer dans le film Un berger à l’Élysée ?, coréalisé par Philippe Lespinasse. Ou alors c’est que nous avons raté notre coup.
Toutes les photographies sont de Cyrille Choupas, pour Ballast.
REBONDS
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