Nouvelles zapatistes : un voyage aux cinq continents (3)


Texte inédit pour le site de Ballast
À l’été 2019, le mou­ve­ment zapa­tiste annon­çait sa (ré)apparition : lutte contre les méga­pro­jets capi­ta­listes du nou­veau gou­ver­ne­ment mexi­cain ; exten­sion des ter­ri­toires rebelles ; mise en place, l’hi­ver venu, d’un « com­bo pour la vie » — forum sur la défense de la « Terre-Mère », ren­contre inter­na­tio­na­liste des femmes en lutte. Il y a main­te­nant deux mois, nou­velle annonce en pro­ve­nance du Chiapas : « Les zapa­tistes par­cour­ront les cinq conti­nents ». Déjà tra­duite en dix langues, fran­çaise incluse, elle se déploie à ce jour en quatre com­mu­ni­qués — ils sont dif­fu­sés en sens inverse (du sixième au pre­mier, encore atten­du). Le mou­ve­ment mexi­cain, vieux d’un quart de siècle, y expose les rai­sons de cette mobi­li­sa­tion à venir. ☰ Par Julia Arnaud et Espoir Chiapas

[lire le deuxième volet]


C’est sous la forme habi­tuelle des com­mu­ni­qués que les com­mu­nau­tés auto­nomes du Chiapas nous ont fait savoir que « dif­fé­rentes délé­ga­tions zapa­tistes, hommes, femmes et autres de la cou­leur de notre terre », tra­ver­se­ront bien­tôt les mers. Avec un départ pré­vu pour le mois d’a­vril 2021, ils par­ti­ront à la ren­contre de celles et ceux qui luttent en bas à gauche — et commen­ce­ront par les terres euro­péennes. Le Congrès natio­nal indi­gène (CNI)1 a fait savoir qu’il tien­drait sa cin­quième assem­blée natio­nale au mois de jan­vier 2021 afin de conve­nir de sa par­ti­ci­pa­tion au voyage. Pour le moment, la seule étape éta­blie dans leur calen­drier est celle de Madrid, en date du 13 août, autre­ment dit « 500 ans après la soi-disant conquête de ce qui est aujourd’hui le Mexique ». Signé par le sous-com­man­dant Moisés, porte-parole de l’EZLN, le pre­mier texte fait le bilan des obser­va­tions et des dis­cus­sions qui ont eu lieu ces der­niers mois dans les com­mu­nau­tés auto­nomes, les­quelles ont conduit à la prise de la pré­sente décision.

« Les zapa­tistes affirment que les notions de pro­grès et de moder­ni­té sont entiè­re­ment faussées. »

Le texte s’ouvre en fai­sant état d’« un monde malade dans sa vie sociale, frag­men­té en des mil­lions de per­sonnes étran­gères les unes aux autres, accro­chées à leur sur­vie indi­vi­duelle, mais unies sous l’oppression d’un sys­tème prêt à tout pour assou­vir sa soif de pro­fit, même lorsqu’il est clair que sa voie va à l’encontre de l’existence de la pla­nète Terre ». Et c’est en par­tant de la réa­li­té mon­diale des fémi­ni­cides, per­pé­tués « avec l’a­val de l’im­pu­ni­té struc­tu­relle », que les zapa­tistes affirment que les notions de « pro­grès » et de « moder­ni­té » sont entiè­re­ment faus­sées, qu’un mas­sacre à l’en­contre des femmes et de la Terre est en cours, et qu’il est orches­tré sous l’é­ten­dard du « déve­lop­pe­ment » et de la « civi­li­sa­tion ». Cette der­nière dirait, non sans iro­nie, aux peuples autoch­tones : « La preuve de votre sous-déve­lop­pe­ment réside dans votre faible taux de fémi­ni­cides. Ayez vos méga­pro­jets, vos trains, vos cen­trales ther­mo­élec­triques, vos mines, vos bar­rages, vos centres com­mer­ciaux, vos maga­sins d’électroménager — avec une chaîne de télé­vi­sion incluse — et appre­nez à consom­mer. Soyez comme nous. Pour payer la dette de cette aide pro­gres­siste, vos terres, vos eaux, vos cultures, vos digni­tés ne suf­fisent pas. Il faut y ajou­ter la vie des femmes. » Et les zapa­tistes de pour­suivre sur le dan­ger que repré­sentent les natio­na­lismes et les fas­cismes renais­sants, ceux-là mêmes qui, en construi­sant des murs et en ravi­vant la haine, font craindre de nou­velles guerres.

Ils dénoncent éga­le­ment l’at­ti­tude des dif­fé­rents gou­ver­ne­ments quant à la ges­tion de la crise du COVID-19 : ils ont pré­fé­ré ren­trer dans une com­pé­ti­tion mor­bide « entre natio­na­lismes ridi­cules », pariant sur le fait que « la pan­dé­mie serait de courte durée », plu­tôt que d’ap­pli­quer des mesures élé­men­taires rele­vant du bon sens. Au prin­temps der­nier, bien avant que le reste du Mexique ne prenne au sérieux la pan­dé­mie, l’EZLN avait décla­ré l’alerte rouge dans ses ter­ri­toires, annon­cé la fer­me­ture des cara­coles2 jusqu’à nou­vel ordre et deman­dé aux com­mu­nau­tés de suivre les mesures qui allaient leur être trans­mises : sus­pen­sion des réunions, mise en qua­ran­taine des per­sonnes reve­nant d’autres régions, hygiène ren­for­cée. Une réac­tion rapide, orga­ni­sée et auto­nome, qui s’était accom­pa­gnée d’un appel à pour­suivre les luttes en chan­geant tem­po­rai­re­ment les modes d’ac­tion. Le com­mu­ni­qué du mois de mars 2020 dénon­çait déjà « la fri­vole irres­pon­sa­bi­li­té » des pou­voirs face à « la menace réelle, prou­vée scien­ti­fi­que­ment », encou­ra­geant l’ensemble des popu­la­tions, « face à l’absence des gou­ver­ne­ments », à adop­ter les mesures sani­taires nécessaires.

[26 ans de l’EZLN, caracol de Morelia, 31 décembre 2019 | Apolline Anor]

Enfin, en cet automne 2020, les zapa­tistes saluent et remer­cient les luttes de résis­tances et les rébel­lions natio­nales et inter­na­tio­nales, qui, « bien qu’elles soient tues et oubliées, n’en demeurent pas moins essen­tielles, tra­çant des pistes pour une huma­ni­té qui se refuse à suivre le sys­tème dans sa marche for­cée vers l’effondrement ». Autant de mobi­li­sa­tions qui rap­pellent que la seule issue pos­sible est pla­né­taire, et qu’elle a le visage, mul­tiple, du monde du « tra­vail qui vit et qui meurt » face à ceux d’en haut. Le décor est cam­pé. Et ils indiquent la voie qu’ils conti­nuent de faire leur : la lutte pour la vie, la résis­tance et l’au­to­no­mie, et ce mal­gré les menaces inces­santes, les para­mi­li­taires et les ten­ta­tives de pri­va­ti­sa­tion.

Le droit de vivre leur vie

« Depuis l’ar­ri­vée au pou­voir de López Obrador (dit AMLO) en décembre 2018, la guerre de contre-insur­rec­tion s’est ravi­vée et intensifiée. »

C’est que, depuis l’ar­ri­vée au pou­voir de López Obrador (dit AMLO) en décembre 2018, la guerre de contre-insur­rec­tion s’est ravi­vée et inten­si­fiée. Lors de l’an­ni­ver­saire des 25 ans de leur sou­lè­ve­ment, les zapa­tistes avaient aver­ti qui­conque vou­lait bien les entendre ; la suite leur donne rai­son : on compte, depuis, plu­sieurs agres­sions du groupe para­mi­li­taire ORCAO3 contre des bases d’ap­pui zapa­tistes (incen­die d’une réserve de café, séques­tra­tion d’un com­pañe­ro zapa­tiste, achat d’ar­me­ment lourd avec fonds publics) ; des tirs d’armes lourdes de la part d’un groupe para­mi­li­taire issu de la com­mu­nau­té de Santa Martha à l’en­contre des popu­la­tions du vil­lage d’Aldama (déjà plus de 30 morts, plu­sieurs dizaines de bles­sés et des mil­liers de dépla­cés). Le 18 novembre der­nier, un pas de plus était fran­chi : une bri­gade huma­ni­taire était atta­quée. Une reli­gieuse, membre de l’as­so­cia­tion cari­ta­tive Caritas, a été bles­sée — sous les yeux de la Garde natio­nale, le nou­vel organe de « sécu­ri­té » créé par le nou­veau pré­sident AMLO. En fai­sant pas­ser ces conflits pour des désac­cords entre com­mu­nau­tés voi­sines et en per­met­tant l’ar­me­ment de ces groupes cri­mi­nels, le gou­ver­ne­ment, dit « de la 4T« 4, ne montre aucune volon­té de faire ces­ser la vio­lence. Bien au contraire. Une désta­bi­li­sa­tion de la zone est tout à son avan­tage ; elle per­met­tra d’entériner ses méga­pro­jets5 d’au­tant plus faci­le­ment. Autant de rai­sons qui poussent les zapa­tistes à sor­tir pro­chai­ne­ment du Chiapas.

Il y a bien­tôt deux décen­nies, la Marcha del Color de la Tierra (Marche de la cou­leur de la Terre) avait par­cou­ru le Mexique jus­qu’à la capi­tale, pour s’a­che­ver, en mars 2001, par l’in­ter­lo­cu­tion des délé­gués du Conseil natio­nal indi­gène et du com­man­de­ment géné­ral de l’EZLN, par la voix de la com­man­dante Esther, face à la Chambre des dépu­tés6. Le mois sui­vant, les par­tis tra­his­saient les accords de San Andrés en votant une loi allant à l’en­contre des droits des peuples indi­gènes7. Depuis, l’EZLN a refu­sé tout dia­logue avec les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs et s’est atta­chée à la construc­tion de l’au­to­no­mie de manière uni­la­té­rale. Aujourd’hui, ils décident donc de por­ter leur parole et leur lutte aux cinq continents.

[Deuxième festival de cinéma, « Puy ta cuxlejaltic » (Escargot de notre vie), caracol de Tulan Kaw, décembre 2019 | Julia A.]

En se ren­dant en Espagne, ils n’exi­ge­ront pas de quel­conques excuses de la part de l’État pour les crimes de la conquête com­mis contre les peuples ori­gi­naires, comme en réclame hypo­cri­te­ment l’ac­tuel pré­sident mexi­cain : non, leur obec­tif n’est pas de sol­der des comptes vieux de cinq siècles. Ce qu’ils reven­diquent, c’est leur droit, aujourd’­hui comme hier, à vivre sur les ter­ri­toires qui sont les leurs. À vivre sans que leur vie et leur auto­no­mie ne soient per­pé­tuel­le­ment atta­quées par la colo­ni­sa­tion désor­mais néo­li­bé­rale. Les zapa­tistes par­ti­ront dès lors « à la recherche de ce qui nous rend égaux, […] à la recherche de la liber­té, qui a ani­mé ce pre­mier pas… et qui conti­nue depuis à faire son che­min ».

Le système tout entier

« Cherchons ensuite les noms des entre­prises, leurs acti­vi­tés inter­na­tio­nales, les armes vendues. »

Deux autres textes de l’EZLN n’ont pas tar­dé à suivre, signés, cette fois, du sous-com­man­dant Galeano (Marcos). Il s’a­git d’a­bord d’une invi­ta­tion : chan­ger notre regard, faire un pas de côté. Vérifions, pour com­men­cer, que nous ne sommes pas l’une de ces machines infor­ma­tiques, auto­ma­tiques, puis regar­dons celles et ceux d’en bas. Par exemple, dit-il, les sans-papiers en France. Leurs pas, conver­geant vers Paris le same­di 17 octobre der­nier, se font l’é­cho de cette lutte pla­né­taire pour une vie digne. Interrogeons-nous sur leurs his­toires, sur ce qui les a pous­sés à tra­ver­ser terres et mers en bra­vant fron­tières et dan­gers. En chan­geant de point de vue, le sous-com­man­dant Galeano enjoint à remon­ter aux ori­gines : pour­quoi ont-ils enta­mé ce voyage, fatal pour beau­coup ? « [L]a guerre, où ça ? Ou encore mieux, pour­quoi cette guerre ? » Cherchons ensuite les noms des entre­prises, leurs acti­vi­tés inter­na­tio­nales, les armes ven­dues. Alors ne tar­de­rons-nous pas à décou­vrir que « c’est un sys­tème tout entier » qui est en jeu, lequel jette sur la route tant de gens. Ce sys­tème est mon­dial, ses admi­nis­tra­teurs tout autant, et il a pour cre­do : « argent ver­sus vie ».

Galeano pour­suit : « Et il se trouve que ceux8 qui deman­de­raient par­don pour la cen­trale ther­mo­élec­trique9, sont les mêmes qui sont impli­qués dans le mal nom­mé Train Maya10, les mêmes pour le cou­loir trans-isth­mique11, les mêmes pour les bar­rages, les mines à ciel ouvert et les cen­trales élec­triques, les mêmes qui ferment les fron­tières pour empê­cher la migra­tion pro­vo­quée par les guerres qu’eux-mêmes nour­rissent, les mêmes qui pour­chassent les Mapuches, les mêmes qui mas­sacrent les Kurdes, les mêmes qui détruisent la Palestine, les mêmes qui tirent sur les Afro-Américains, les mêmes qui exploitent (direc­te­ment ou indi­rec­te­ment) des tra­vailleurs un peu par­tout sur la pla­nète, les mêmes qui cultivent et vénèrent la vio­lence de genre, les mêmes qui vouent l’enfance à la pros­ti­tu­tion, les mêmes qui vous espionnent pour connaître vos goûts et vous vendre ceci ou cela — et si rien n’est à votre goût, et bien on fera en sorte que cela vous plaise quand même —, les mêmes qui détruisent la nature. »

[Deuxième rencontre de femmes qui luttent, caracol de Morelia, décembre 2019 | Apolline Anor]

Galeano convoque éga­le­ment ces hommes et ces femmes qui, depuis main­te­nant plu­sieurs décen­nies, ont cher­ché à allon­ger la dis­tance qui nous sépare tous de la porte qui mène à la mort. « [T]out notre effort a consis­té, et consiste, à éloi­gner la porte le plus pos­sible. » Une image, comme sou­vent sous sa plume. C’est-à-dire à aug­men­ter le temps de vie, d’une vie digne et libre où plus per­sonne ne dis­pa­raî­trait de mala­dies curables, de faim, de soif, de mal­trai­tance, d’ex­ploi­ta­tion… Et, de fait, dans les com­mu­nau­tés zapa­tistes du Chiapas, la situa­tion n’est plus la même qu’a­vant le sou­lè­ve­ment de 1994 et la récu­pé­ra­tion de leurs terres. Les com­mu­nau­tés auto­nomes ont mis en place leurs propres gou­ver­ne­ments, ont construit des écoles et des hôpi­taux, ont déve­lop­pé les tra­vaux com­mu­nau­taires (tra­vail col­lec­tif des terres, coopé­ra­tives agri­coles, d’artisanat ou encore de café…). Résultat : dans un pays capi­ta­liste où le racisme envers les popu­la­tions indi­gènes n’est pas un fait du pas­sé, la situa­tion de tous — et plus par­ti­cu­liè­re­ment des femmes et des enfants — est incom­pa­rable tant avec leur situa­tion anté­rieure qu’a­vec celle de la majo­ri­té des com­mu­nau­tés peu­plant le ter­ri­toire mexicain.

« Les popu­la­tions zapa­tistes déclarent qu’au cours de ces der­nières années, aucune femme n’a trou­vé la mort pour le fait d’être une femme. »

En ter­ri­toire zapa­tiste, tous les enfants ont en effet accès à l’éducation ; ils savent lire, écrire et par­ler leur langue mater­nelle, ain­si que la cas­tilla (l’espagnol) ; les soins médi­caux élé­men­taires sont assu­rés dans les com­mu­nau­tés les plus recu­lées et les savoirs tra­di­tion­nels — tels que l’utilisation des plantes médi­ci­nales, les soins du corps et des os, l’accompagnement des accou­che­ments — sont trans­mis12. Au reste, alors que les vio­lences contre les femmes et les fémi­ni­cides sont des fléaux qui sévissent par­tout dans le pays, les popu­la­tions zapa­tistes déclarent qu’au cours de ces der­nières années, aucune femme n’a trou­vé la mort pour le fait d’être une femme13. La jus­tice, ren­due de manière com­mu­nau­taire, se veut répa­ra­trice : au lieu de punir, ils et elles recherchent le dia­logue et la répa­ra­tion du tort cau­sé. Il n’est d’ailleurs pas rare que les habi­tants non-zapa­tistes s’en remettent aux auto­ri­tés auto­nomes pour régler un conflit, ou qu’ils se rendent dans une de leurs cli­niques afin de béné­fi­cier des soins que l’hôpital public leur refuse sou­vent — pour des rai­sons éco­no­miques ou par dis­cri­mi­na­tion pure et simple.

Retour sur le « combo pour la vie »

Pour que ce voyage réus­sisse, le porte-parole sou­ligne enfin l’im­por­tance des liens : ceux de l’en­traide et de l’or­ga­ni­sa­tion. C’est qu’il s’a­gi­ra de construire un radeau et de lan­cer les cordes qui, mises bout à bout, per­met­tront de le faire avan­cer sur les eaux depuis chaque côté de la rive — le fai­sant ain­si arri­ver à bon port… Dans le troi­sième com­mu­ni­qué, Galeano convoque « la mémoire de ce qui advien­dra ». Il y rap­pelle les mots lais­sés par le vieil Antonio il y a 35 ans de cela : l’homme fut son guide et son ami ; il le mena à l’é­coute et à la com­pré­hen­sion de la cos­mo­vi­sión maya. Il lui par­la, alors, du sou­lè­ve­ment iné­luc­table de la Terre-Mère et de celui des êtres vivants qui l’ha­bitent pour, ensemble, faire face au pou­voir assas­sin et insa­tiable qui s’ef­fon­dre­ra en contem­plant sa vani­té. « Et, dit en ce temps le vieil homme à celui qui devien­drait Marcos puis Galeano, le jaguar mar­che­ra à nou­veau sur ses pistes ances­trales, régnant à nou­veau là où l’argent et ses laquais avaient vou­lu régner. » Une fois de plus, les com­mu­ni­qués s’imbriquent et nous donnent de nou­velles pièces du puzzle : ce que le sous-com­man­dant Galeano se plaît à nom­mer « le casse-tête zapa­tiste ». Nous en avions eu, déjà, un aper­çu il y a exac­te­ment un an.

[Lukas Avendaño, Premier pArtage de danse, « Bailate otro mundo » (Danse-toi un autre monde), caracol Jacinto Canek, décembre 2019 | Apolline Anor]

Décembre 2019. Un énig­ma­tique com­mu­ni­qué titré « Une baleine dans les mon­tagnes du sud-est mexi­cain (créa­teurs et créa­tures) » nous avait convié à venir décou­vrir quelques pièces de ce « casse-tête » au sein d’un des nouveaux cara­coles. Au mois d’août de la même année, leur nombre était pas­sé de cinq à douze, rom­pant ain­si l’encerclement mili­taire et éten­dant offi­ciel­le­ment les zones d’influence zapa­tiste du Chiapas. Le porte-parole aver­tis­sait : « Vous vous êtes arrê­tés parce que vous avez vu de loin une étoile rouge à cinq branches au som­met d’une col­line, puis une sorte de pan­carte monu­men­tale avec tant de lettres que vous n’êtes pas arri­vés à lire de quoi il s’agissait. » Alors, nous, membres et sympathisant·es de la Sexta14, avions répon­du à l’ap­pel. Pour s’y rendre, nul besoin d’adresse en effet : le nou­veau cara­col s’im­po­sait tel un immense res­tau­rant de bord de route. Une grande fête sem­blait y avoir lieu. Au loin, avait pré­ci­sé le sous-com­man­dant, « une sil­houette bleu­tée d’un che­val hen­nis­sant et quelques grosses lettres qui, dans la lumière, com­posent les mots : TULAN KAW ZAPATISTA [che­val fort zapa­tiste] ».

« Au loin, la fumée du café s’é­chap­pait par la fenêtre du grand res­tau­rant nou­vel­le­ment construit — les vitres n’é­taient pas encore posées. »

En arri­vant, ce dimanche 7 décembre 2019, pour l’ou­ver­ture de leur fes­ti­val de ciné­ma, la com­mis­sion d’ins­crip­tion nous avait deman­dé une pièce d’i­den­ti­té et nous avait remis un badge avec nos noms, pré­noms, lieu d’o­ri­gine et orga­ni­sa­tion. Nous avions alors péné­tré dans le cara­col ; l’es­pla­nade s’ou­vrait devant nous. Au loin, la fumée du café s’é­chap­pait par la fenêtre du grand res­tau­rant nou­vel­le­ment construit — les vitres n’é­taient pas encore posées. Unissant leurs efforts et se relayant, les zapa­tistes avaient réus­si le défi de bâtir ce nou­veau centre cultu­rel et poli­tique en deux mois et demi. Ils étaient fiers de pou­voir accueillir les fes­ti­vals de ciné­ma et de danse. Nous pour­sui­vîmes notre che­min : des petites scènes bri­co­lées, de drôles de créa­tures pre­nant vie au milieu de décors chao­tiques et sur­réa­listes. Plus loin, une maquette avec pour seule infor­ma­tion : « Projet de théâtre ». À côté, une tire­lire pour les dons ano­nymes. Puis, comme annon­cé dans le com­mu­ni­qué de Galeano, « un che­min pavé de lumière et la sil­houette d’une grande étoile rouge, et, au milieu de décombres appa­rem­ment pla­cés à cet effet, des images chan­geantes d’un décor dys­to­pique ».

La vaste salle de ciné­ma, fraî­che­ment construite de bois, s’accrochait à la mon­tagne, « défiant les lois de la phy­sique » — sem­blable, pour­sui­vait-il, à « une baleine errante qui, s’efforçant de nager à contre-cou­rant et en mon­tée, repose main­te­nant entre les arbres et les gens ». À l’entrée, on pou­vait lire ce mot peint en grosses lettres rouges : « Maricheweu ». Littéralement, « Nous vain­crons 100 fois », en mapun­dun­gun, la langue du peuple mapuche ori­gi­naire de l’ex­trême sud du conti­nent. « Ici, dans les mon­tagnes du Sud-Est mexi­cain, vous ren­con­trez ce cri de résis­tance et de rébel­lion mapuche. Pourquoi le zapa­tisme salue-t-il ain­si et ici les indi­gènes ? Pourquoi cette volon­té d’invoquer une his­toire ances­trale de résis­tance et de rébel­lion du sud le plus pro­fond du conti­nent et de venir la semer dans cette mon­tagne qu’on appelle aus­si Tulan Kaw et ain­si réunir, de manière irra­tion­nelle, ana­chro­nique, deux résis­tances et rébel­lions ayant le même objec­tif : défendre la Terre-Mère ? », ajou­tait le zapatiste.

[Deuxième rencontre de femmes qui luttent, caracol de Morelia, décembre 2019 | Apolline Anor]

Cet appel — le « com­bo pour la vie » — se pour­sui­vit tout au long du mois de décembre. Nous avions ain­si assis­té à la deuxième édi­tion du Festival de ciné­ma Puy Ta Cuxlejatltic (« Escargot de notre vie »), lors duquel plus de 50 longs et courts métrages d’horizons très divers ont été pré­sen­tés (la majo­ri­té en pré­sence de leur réa­li­sa­teur ou de cer­tains de leurs acteurs). Le cara­col s’était trans­for­mé en un immense espace de réunion et de dia­logue. « Ici le ciné­ma se vit comme une expé­rience de créer une com­mu­nau­té, de créer une col­lec­ti­vi­té », avait décla­ré l’acteur Daniel Jimenéz Cacho à Radio Pozol. Puis, dans le froid et le vent de l’hi­ver, le ciné­ma de céder place à la danse. « Est-il pos­sible d’imaginer la bande-son d’un nou­veau monde qui, insou­mis, naît des décombres d’un autre monde qui se cra­quelle déjà imper­cep­ti­ble­ment ? » Plus de 80 dan­seurs et dan­seuses avaient répon­du à l’appel zapa­tiste : danse arabe, afri­caine, contem­po­raine, clas­sique, hip-hop, butoh… Et, comme tou­jours, les jour­nées se ter­mi­naient par de grands bals où, au son des rythmes popu­laires, les visi­teurs, les membres des com­mu­nau­tés, les mili­ciens et les mili­ciennes de l’EZLN dan­saient jusque tard dans la nuit.

« C’est trans­for­mées, per­tur­bées, mais plus fortes, que nous sommes reve­nues de cette rencontre. »

Sous la forme d’un forum en défense de la Terre et du ter­ri­toire, ras­sem­blant près d’un mil­lier de per­sonnes, les dif­fé­rents peuples qui forment le CNI s’é­taient ensuite ren­con­trés. Des repré­sen­tants des peuples kurde et mapuche en étaient éga­le­ment. Conclusion des échanges : par-delà les dis­pa­ri­tés géo­gra­phiques, par­tout le même res­pon­sable : le sys­tème capi­ta­liste. Puis vint le moment pour les femmes de se ren­con­trer. Originaires du monde entier (49 pays des cinq conti­nents), elles étaient près de 4 000 à être venues par­ta­ger leurs dou­leurs et leurs luttes, dans un pro­gramme en trois par­ties : un jour pour dénon­cer, un autre pour trou­ver des solu­tions, un troi­sième pour célé­brer. C’est trans­for­mées, per­tur­bées, mais plus fortes, que nous sommes reve­nues de cette rencontre.

Le « com­bo pour la vie » s’é­tait ache­vé par la célé­bra­tion des 26 ans du sou­lè­ve­ment de l’EZLN. Les 26 ans « du début de la guerre contre l’ou­bli ». Sur le site qui accueillait quelques jours plus tôt ces mil­liers de femmes, ce furent essen­tiel­le­ment des membres des com­mu­nau­tés et de l’armée zapa­tiste qui se réunirent. L’EZLN, plus orga­ni­sée que jamais, a réité­ré son enga­ge­ment à défendre la Terre — « jusqu’à mou­rir s’il le faut ». Le sous-com­man­dant insur­gé Moisés avait alors deman­dé : « Les mau­vais gou­ver­ne­ments sont-ils prêts à essayer de nous détruire À TOUT PRIX, à nous battre, à nous empri­son­ner, à nous faire dis­pa­raître et à nous assas­si­ner ? » Puis, s’a­dres­sant aux peuples : « À quoi êtes-vous prêts, prêtes et prêt·es pour arrê­ter la guerre menée contre l’humanité ? » Un an plus tard, la baleine s’ap­prête à mettre le cap vers l’Ouest — sou­cieuse de conti­nuer de réunir celles et ceux qui luttent « sans se rendre, sans se vendre, ni aban­don­ner ».


Photographie de ban­nière : Apolline Anor


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  1. Réseau regrou­pant les peuples indi­gènes en résis­tance.[]
  2. Centres poli­ti­co-cultu­rels des dif­fé­rentes zones zapa­tistes où siègent les Conseils de bon gou­ver­ne­ment.[]
  3. Organisation régio­nale des pro­duc­teurs de café d’Ocosingo.[]
  4. C’est ain­si que se fait appe­ler le gou­ver­ne­ment de López Obrador. Il pro­clame qu’il serait la « qua­trième trans­for­ma­tion », pre­nant la suite de trois moments his­to­riques du Mexique : l’Indépendance de 1810, la Réforme de la fin des années 1850 et la Révolution de 1910.[]
  5. Au nombre des­quels on compte le Train Maya, la raf­fi­ne­rie pétro­lière du port de Dos Bocas dans le Tabasco, le cou­loir trans-isthme ou encore le Plan inté­gral Morelos.[]
  6. Tous et toutes s’at­ten­daient alors à voir le sous-com­man­dant Marcos à la tri­bune.[]
  7. Le 25 avril 2001, l’en­semble des par­tis poli­tiques repré­sen­tés au Sénat ont ain­si approu­vé une réforme qui n’in­té­grait qu’une par­tie des­dits accords, lais­sant de côté plu­sieurs aspects fon­da­men­taux. Au lieu, par exemple, de recon­naître les com­mu­nau­tés comme des « enti­tés de droit public » (« enti­dades de dere­cho públi­co »), elles se voyaient dési­gnées comme « d’in­té­rêt public » (« inter­és públi­co »). L’expression « uti­li­sa­tion et jouis­sance des res­sources natu­relles » (« uso y dis­frute de los recur­sos natu­rales ») se voyait éga­le­ment modi­fiée en « uti­li­sa­tion pré­fé­ren­tielle » (« uso pre­fe­rente »). Les notions d’« auto­no­mie » et de « ter­ri­toire » étaient éga­le­ment désap­prou­vées par les séna­teurs. L’EZLN reje­ta ces réformes, arguant qu’« elles ne répondent pas du tout aux demandes des peuples indi­gènes du Mexique, du Congrès natio­nal indi­gène, de l’EZLN ou de la socié­té civile natio­nale et inter­na­tio­nale ».[]
  8. Entendre : les gou­ver­ne­ments à la solde des mul­ti­na­tio­nales telles que Elecnor, Enagasa, Bonatti, Abengoa, Saint-Gobain, Nissan, Burlington ou encore Continental.[]
  9. En février 2019, Samir Flores Soberanes, membre du CNI, était assas­si­né après avoir mani­fes­té son oppo­si­tion au Projet inté­gral Morelos, visant à ins­tal­ler deux cen­trales ther­mo­élec­triques, un gazo­duc et un aque­duc. Ceci mal­gré les recom­man­da­tions scien­ti­fiques, les­quelles pointent du doigt les dan­gers que repré­sente un tel pro­jet dans cette zone du centre du Mexique, où l’activité sis­mique est par­ti­cu­liè­re­ment intense.[]
  10. Boucle fer­ro­viaire pré­sen­tée comme un pro­jet de déve­lop­pe­ment tou­ris­tique. Le train relie­rait des sites archéo­lo­giques et des sta­tions bal­néaires dans le sud-est du pays, alors que la région souffre déjà des consé­quences du tou­risme de masse.[]
  11. Train de fret qui relie­ra la côte atlan­tique (où sont pré­vues deux raf­fi­ne­ries pétro­lières) et la côte paci­fique (où les peuples résistent depuis plu­sieurs années, notam­ment contre EDF). Autour de ce nou­veau canal com­mer­cial, qui entend riva­li­ser avec celui du Panama, seront décla­rées des « zones franches » pour l’ins­tal­la­tion d’u­sines mul­ti­na­tio­nales exo­né­rées d’im­pôts.[]
  12. Souvent par des femmes appe­lées res­pec­ti­ve­ment hier­be­ras, hue­se­ras et par­te­ras.[]
  13. « […] Florinda dit que dans les ter­ri­toires zapa­tistes, il n’y a pas de femmes assas­si­nées pour des rai­sons de genre, mais qu’il existe encore diverses formes de machisme qu’elles cherchent à éli­mi­ner. Dans les cara­coles, il n’y a pas de femmes mal­trai­tées par leur mari, ni assas­si­nées, car nous nous sou­te­nons toutes, dit la jeune fille en espa­gnol. Il est inter­dit de boire dans notre orga­ni­sa­tion. Et dans le cas où il y aurait des femmes zapa­tistes vio­lées, les com­pas sont punis car nous ne pou­vons pas être vio­lées, vio­len­tées, ou quoi que ce soit d’autre, confie-t-elle à la jour­na­liste. Florinda est issue d’une géné­ra­tion de zapa­tistes qui ont été édu­quées selon les prin­cipes d’ho­ri­zon­ta­li­té et d’é­ga­li­té entre les hommes et les femmes. » , « Mujeres zapa­tis­tas enseñan que otro mun­do sin femi­ni­ci­dios es posible », Proceso, 28 décembre 2019.[]
  14. La Sexta natio­nale et inter­na­tio­nale ras­semble les adhé­rents à la Sixième décla­ra­tion de la Selva Lacandona, pro­non­cée en 2005. Ce texte clé est une ana­lyse poli­tique de la situa­tion locale et glo­bale ; il pro­pose de mar­cher ensemble contre l’ennemi com­mun.[]

REBONDS

☰ Lire notre série « Nouvelles zapa­tistes », Julia Arnaud et Espoir Chiapas
☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire du sous-com­man­dant Marcos, mai 2017
☰ Lire « Ne vous sen­tez pas seuls et iso­lés — par le sous-com­man­dant Marcos », avril 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Guillaume Goutte : « Que deviennent les zapa­tistes, loin des grands médias ? », novembre 2014
☰ Lire notre dos­sier sur le Rojava


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