Entretien inédit pour le site de Ballast
« Chacun est une foule », écrivait Mona Chollet à propos du travail d’écrivain, ce « beau cas d’appartenance multiple » (Lahire). Quelle meilleure manière de présenter l’auteure de La tyrannie de la réalité ou de Beauté fatale, également rédactrice au Monde diplomatique et « enquêtrice dans les livres », comme elle nous le confie, dont la plume explore les tiraillements de nos sociétés ? Une œuvre qui appelle à ne surtout pas se réduire à une seule fonction (celle qui nous rémunère), comme à une seule identité, même contrariée, et à lutter contre « la fascination du désastre ». Dans un café bruyant, nous avons discuté, entre autres choses, de son dernier ouvrage, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique. D’une réflexion sur le rapport au foyer et à l’habitat — qui devrait être le droit minimum pour tous —, elle dresse un état des lieux sur le rapport — inégal — au temps pour soi, à la famille, au travail, aux tâches domestiques, à l’urbanisme, au voyage comme fuite et aux dégâts du modèle de la « consommation heureuse ». Mais alors, on pourrait écrire sur la société sans se frotter au terrain ? Choisissant comme compagnon de livre le grand voyageur Nicolas Bouvier, elle rappelle chez lui l’importance du retour au refuge et au repli, afin de mieux aller au monde.
Commençons par reprendre ce texte de John Berger, paru en 1985, que vous aviez publié sur votre site Périphéries : « Jamais au cours de l’Histoire autant de gens n’ont été déracinés qu’à notre époque. L’émigration, imposée ou choisie, au-delà des frontières nationales ou du village à la métropole, est l’expérience essentielle de notre temps. » Quel regard portez-vous sur ce qu’il est commun d’appeler la « crise des migrants » actuelle ?
Je lisais il y a quelques semaines cette citation d’un migrant, à Calais, qui disait que quand il passait devant les maisons illuminées, le soir, il avait envie d’être à l’intérieur et enviait les gens qui étaient dedans. Une autre image, vue hier : la photo d’un migrant afghan assis sur le rivage à Lesbos, à la tombée de la nuit — sa première nuit en Grèce. La recherche d’un nouveau foyer touche à énormément de choses. Il faudrait peut-être faire une distinction, car c’est évidemment différent d’être chassé de son pays quand il est détruit par une guerre ou de partir en quête d’une vie meilleure. Il n’y a pas une situation qui me paraît plus légitime qu’une autre, mais ce sont des vécus et des quêtes différentes. On occulte le fait que ça a toujours existé et que c’est une expérience humaine universelle. En étant suisse, j’ai un regard particulier là-dessus. En Suisse comme partout, en ce moment, il y a un rejet extrêmement fort de l’étranger et de ce qui est perçu comme une menace, et c’est une amnésie terrible ! La Suisse est un pays d’émigration. Nicolas Bouvier soulignait que les Suisses émigrent plus que les Irlandais ! C’est quelque chose qu’on ignore souvent. On perçoit souvent la Suisse comme un pays pantouflard et replié sur lui-même, alors que ce n’est pas le cas. On trouve des Suisses dans tous les coins du monde ! Même le mot « nostalgie » a été forgé pour les mercenaires suisses, qui se mettaient à pleurer quand ils entendaient des chants de leur vallée, à la veille d’une bataille : les chefs des armées faisaient interdire certains chants car cela suscitait des désertions massives. Évidemment, les mauvaises langues disent que quand la paye baissait, la nostalgie devenait encore plus forte… Je pense que c’est un refoulement épouvantable. Mais finalement, c’est assez banal. On oublie que la vraie menace vient d’en haut. C’est vraiment se tromper d’ennemi. Même à gauche, on entend des discours nouveaux. Il faudrait oser poser les questions que soulève l’immigration, entend-on. La légitimité de cette solidarité est très attaquée. En 1996, au moment de l’évacuation des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, la gauche faisait bloc. Il n’y avait pas ces arrière-pensées et ce nouveau discours disant qu’on se soucie des gens qui viennent d’ailleurs sans être capable de voir la misère que nous avons chez nous. Une mise en concurrence. Je crois qu’il y a eu un glissement politique vraiment tragique.
Écrire sur la maison et la sphère domestique, est-ce une manière de s’inscrire dans le débat public en y important des thèmes neufs, traditionnellement attribués aux femmes ?
J’avais l’impression que ce sujet était considéré comme peu digne d’intérêt, comme un truc bourgeois. En tout cas, pas un sujet noble. (rires) S’agiter beaucoup, être constamment au contact d’autres gens, ne suffit pas à faire une participation pleine à la société. On a besoin d’allers-retours entre intimité et extériorité. Entre une forme de repli et une forme de participation. On n’a rien d’intéressant à donner si on n’est pas capable d’avoir aussi des moments de solitude et de maturation. Aussi je crois qu’il est important de défendre d’un côté le droit des femmes à sortir des sujets qu’on leur assigne, d’aller sur des terrains tenus majoritairement par des hommes (l’économie, au hasard) où, de fait, elles auront du mal à se faire une place. Ça me paraît nécessaire, car ce sont des mécanismes pernicieux : en principe, une femme a le droit de s’intéresser à tout, d’aller partout, de choisir n’importe quel métier ou voie professionnelle. Or, être une femme en informatique, ou en médecine… il y aurait largement de quoi se décourager. Et ce sont des batailles qu’il ne faut pas cesser de mener, clairement. D’un autre côté, le « chez soi » est un très bon exemple des préoccupations qui ont toujours été assignées aux femmes, avec un certain mépris. Spontanément, en m’intéressant au féminisme, j’ai d’abord lu beaucoup de féministes essentialistes. J’y ai trouvé des choses très intéressantes, de Nancy Huston à Annie Leclerc.
« Il n’y avait pas ce nouveau discours disant qu’on se soucie des gens qui viennent d’ailleurs sans voir la misère que nous avons chez nous. Il y a eu un glissement politique vraiment tragique. »
Mais je ne suis pas dans ce mouvement-là : je ne pense pas qu’on soit biologiquement conditionnée à s’intéresser à la beauté ou à l’univers domestique ! En revanche, je pense qu’il y a eu une transmission, dans l’histoire des femmes, du fait d’avoir été assignées à ces places-là dans la société, qui rend sensible à d’autres choses, des choses que la plupart des hommes ne voient pas et méprisent, mais qui sont intéressantes. Certaines féministes les méprisent aussi, d’ailleurs. J’avais disserté là-dessus dans Beauté fatale, car j’y tenais vraiment. Par exemple, le souci du corps, de la beauté… Je n’avais pas forcément envie de le disqualifier en tant que tels. Une lectrice m’avait dit à ce propos : « Je me suis rendu compte en lisant votre livre qu’avant j’étais une féministe misogyne. » C’est facile de s’identifier au point de vue masculin et de mépriser ces sujets-là, de vouloir s’en écarter pour avoir une chance d’être prise au sérieux. Mais je suis assez têtue là-dessus, et je pense qu’il faut s’y intéresser. Et il faut avoir des lecteurs là-dessus, pas seulement des lectrices. En refaire des sujets universels, pas seulement des préoccupations qui concerneraient les femmes. Je pense que c’est intéressant pour tout le monde.
Vous parlez d’ailleurs de « contre-culture » à perpétuer, allant dans le sens contraire de la société qui tend à se construire du côté masculin. Vous évoquez aussi le fait de ramener ces thèmes dans le pot commun de la culture…
… Dans l’idéal, c’est ce que je voudrais réussir à faire, oui. Concernant Beauté fatale, pour lequel j’ai eu essentiellement des lectrices, j’étais contente d’apprendre que le livre avait aussi pu parler à des lecteurs masculins. Je me disais que ça pourrait peut-être les aider à réfléchir aux normes de beauté et aux attentes qu’ils sont conditionnés à avoir. C’était aussi un de mes grands espoirs – y compris toute la réflexion sur la manière dont on traite l’intellect des femmes. La condescendance que cela implique de mettre l’accent sur leur physique… J’avais envie que des hommes lisent ça.
Votre réflexion féministe vous amène à rejeter, dans la création littéraire et artistique, la distinction entre « l’homme créateur » et « la femme créature ». Lorsqu’elles s’autorisent à créer par elles-mêmes, les femmes deviennent-elles pour autant des « créateurs » comme les autres ?
Cette répartition des rôles est tellement ancrée ! J’ai l’impression que l’érotisme est foncièrement fondé sur cette distinction que le fait de troubler cet ordre-là, pour les femmes hétérosexuelles, peut réellement créer des perturbations dans leur vie intime et amoureuse. Elles ont tellement l’habitude que ce qui est érotique soit d’être regardée et d’être un objet de désir ! Avancer un point de vue, être active ou affirmer un désir — tout cela est assez lié — est perçu de manière agressive. La réalisatrice Claire Denis m’impressionne en cela dans sa manière de filmer les hommes. Je trouve sa démarche très audacieuse et belle, mais c’est assez rare, finalement. Cela reste ingrat pour une femme de s’affirmer comme créatrice. Ça revient à menacer un ordre, et renvoie une image souvent négative et déplaisante. Il faut un certain courage. C’est un sujet sur lequel j’aimerais bien travailler : les rapports entre féminisme et érotisme. Énormément de femmes la jouent profil bas, et surtout ne voudront jamais se revendiquer comme féministes, ayant trop peur de bouleverser leur imaginaire érotique et leur rapport aux hommes. C’est perturbant de réaliser que nos fantasmes et nos désirs sont modelés par l’imaginaire dominant, y compris dans ce qu’on croit avoir de plus intime et de plus personnel.
Certaines féministes parlent, pour englober tout ça, de société faisant le lit de la « culture du viol ».
On est dans un imaginaire encore très archaïque. Les moments les plus révélateurs sur ce sujet ces dernières années restent les affaires Polanski et Strauss-Kahn. Les réactions suscitées et les arguments avancés pour les défendre tous les deux ont permis de voir combien le point de vue féminin n’existe pas, pour les hommes mais aussi pour certaines femmes. On imagine la sexualité comme un domaine où les femmes sont censées être disponibles. On parle de consentement : au mieux, on pourrait consentir ! Mais affirmer un désir à soi, dire non, ce sont des choses parfaitement inacceptables pour la société. Pour défendre Polanski, certains ont souligné que la jeune fille avait déjà eu un petit ami ; comme si elle n’avait pas son mot à dire dans la sexualité. Les femmes n’ont pas leur mot à dire là-dessus. Y compris dans le féminisme actuel, je trouve qu’il n’y a pas tellement de pensée à ce propos. Sur la prostitution, il y a un déficit de pensée sur le fait que cette activité est l’expression d’une culture où les femmes sont censées être disponibles, point.
Comment répondre, philosophiquement, à l’idée de libre choix de disposer de son corps et de sa sexualité pour en faire un travail, qui est la position des féministes « pro-sexe » et non-abolitionnistes ?
La prostitution est pour moi une option tellement contrainte, économiquement et culturellement, que je ne crois pas qu’on puisse parler de choix. Je ne dis pas que je ne comprends pas que certaines le fassent, le monde étant ce qu’il est. Mais je reste intransigeante sur le fait que philosophiquement, il n’y a pas d’arrangement possible. L’appellation « pro-sexe » est révélatrice du fait qu’on n’interroge pas vraiment, on met tout sur l’étiquette de sexe en général sans distinguer les situations où les femmes sont relativement libres et désirantes, et celles où elles sont contraintes et subordonnées. Les femmes qui se prostituent et qui disent que ça les détruit sont peu écoutées. Je suis frappée par la misogynie avec laquelle on les traite. J’ai vraiment l’impression qu’on les considère comme des connes trop sentimentales. On se vante partout d’écouter les « principales concernées », mais ces principales concernées-là, on ne veut pas les entendre. On les dira manipulées, alors que je conçois très bien qu’on puisse tenir ce discours sans être manipulée par personne. Il y a là quelque chose d’un peu paresseux et malhonnête. Le privilège masculin résiste très fort à cet endroit. Ça et le refus de la subjectivité des femmes. Il y a quelque chose, culturellement, qui résiste extrêmement fort. Et c’est sans même parler de toute l’économie qu’il y a autour, une économie du corps des femmes qui fait vivre un bon nombre d’acteurs extérieurs – voire des régions ou des pays entiers, dans le cas du tourisme sexuel.
Sur cet épineux sujet de la prostitution, vous dénoncez l’injonction « de ne pas être une victime » et la volonté de se placer « parmi les forts ». Est-ce que ce schéma vous guide dans l’ensemble de vos prises de position ? Serait-il toujours plus difficile de prendre le parti de l’opprimé ?
« Il n y a jamais eu de situation idyllique. On est obligés de continuer à avancer, d’inventer d’autres manières d’être des hommes et des femmes. »
Dire aux gens d’arrêter de se « victimiser », c’est une manière de leur interdire de se libérer et de penser le tort qu’on leur fait. C’est un discours d’intimidation qui empêche de réfléchir aux rapports de force dans la société et aux rapports de domination. Il suffirait de ne pas s’affirmer comme victime pour ne plus l’être… Or, pour pouvoir se libérer et cesser d’être une victime, il faut d’abord pouvoir se reconnaître comme telle, au contraire. Du côté de ceux qu’on appelle « dominés » et qui reprennent ce discours à leur compte, il y aurait l’espoir d’échapper à la domination en la niant. Peut-être qu’il est difficile, à l’échelle individuelle, de penser autrement dans des situations de violence. Persister dans un déni du statut de victime est pourtant désastreux collectivement. L’ironie, c’est que l’interdit posé sur la soi-disant « victimisation » arrive à un moment où les rapports de force dans la société sont très crus, et où la domination redevient totalement décomplexée !
Vous avez cité Nancy Huston. Cette auteure féministe, à laquelle vous vous référez à plusieurs reprises dans Beauté fatale, dresse un autre constat dans son Reflet dans un œil d’homme — en rejetant l’idée constructiviste d’un sexe social et en percevant le genre comme une « idéologie ». Elle tient à replacer les deux sexes dans leur continuité biologique, condamnant par là même les femmes à être les éternelles « créatures ». Un malaise qui résonne aujourd’hui, au vu du rejet de la supposée « théorie du genre » à l’école. Comment expliquer la véhémence qui s’est emparée du débat public ?
C’est une auteure qui a été pour moi très importante. Mais j’ai été complètement atterrée par ce livre, que j’ai trouvé confus et réac. Sa capacité à penser hors des clous m’avait parlé jusqu’alors, elle faisait la richesse de son œuvre, mais cette fois elle semble s’être égarée. On vit dans un monde perdu et désorienté, cerné par les menaces de tous les côtés — économiquement, écologiquement ; on a l’impression de ne plus avoir de repères ; on perpétue des formes vides et dépassées, incapables de se renouveler. Tout est en train de se détricoter de tous les côtés. Alors, peut-être que la distinction hommes/femmes est un repère auquel on peut se raccrocher. On se dit qu’au moins celui-là ne bougera pas, qu’il restera une source de stabilité et de satisfaction. J’ai l’impression de retrouver là beaucoup d’angoisse sexuelle : on entend beaucoup dire qu’il n’y aura plus de désir si les hommes et les femmes se ressemblent trop. Ce que le féminisme a apporté dans les rapports entre les sexes n’a visiblement pas été intégré, digéré. Il reste perçu comme une remise en cause trop menaçante, y compris dans la vie intime et personnelle. On préfère se raccrocher – de manière complètement illusoire – à des modèles anciens. C’est frappant de voir l’idéalisation des rôles traditionnels, alors que, concrètement, ils sont invivables. J’avais écrit sur Mad Men à ce sujet dans Beauté fatale, car la réception de cette série m’avait beaucoup frappée : elle montre de manière très crue les rapports entre hommes et femmes dans l’Amérique des années 1950/1960, et on voit bien à quel point ce sont des rapports atroces. Les personnages sont insatisfaits, paumés, n’arrivent pas à communiquer. Ils ne se comprennent pas, sont tous malheureux. Et la critique ne tarissait pas d’éloges sur le fait qu’ils étaient bien habillés, que les hommes étaient virils, les femmes merveilleusement féminines ! C’est comme s’il y avait une telle capacité à s’illusionner qu’on ne pouvait pas entendre ce que disait la série. L’idée de revenir à une situation antérieure qui serait idyllique est pourtant complètement absurde : il n y a jamais eu de situation idyllique. On est obligés de continuer à avancer, et d’essayer d’inventer d’autres manières d’être des hommes et des femmes.
Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir a la réflexion suivante : « Le mot amour n’a pas du tout le même sens pour l’un et l’autre sexe. Des hommes ont pu être à certains moments de leur existence des amants passionnés, mais dans leurs emportements les plus violents, ils n’abdiquent jamais totalement. Ils demeurent au cœur de leur vie comme des sujets souverains. Pour la femme, au contraire, l’amour est une totale démission au profit d’un maître. Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfance, il n’y a pas pour elle d’autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu’on lui désigne comme l’absolu, comme l’essentiel. »
C’est vrai. Souvent, on a tendance à balayer un peu la question en se contentant de dire sur le sujet que « non, non, ça n’est pas vrai que le féminisme tue l’amour ». Les féministes ont sûrement beaucoup rejeté cette question parce qu’elle les ramenait à leur rôle d’amoureuses et à leur rapport aux hommes, alors qu’elles cherchaient justement à exister autrement socialement. C’est compréhensible. Mais la séduction et les rapports hétérosexuels sont intéressants à penser. Comment réussir à assumer son féminisme pleinement et entièrement et à être amoureuse (pour celles que ça intéresse d’être amoureuse d’un homme) ? Dans ce domaine, les féministes homosexuelles et hétérosexuelles ne sont pas du tout confrontées aux mêmes problèmes. Virginie Despentes disait récemment que cela l’avait beaucoup soulagée de vivre une histoire avec une femme parce que cela balayait beaucoup de préoccupations qui auparavant la limitaient. Je veux bien le croire. Cela doit beaucoup simplifier les choses, même si cela pose d’autres problèmes par rapport à la société, d’acceptation et de positionnement…
Dans Beauté fatale, vous formulez une critique du féminisme, qui ne serait plus un engagement militant et collectif, mais une démarche de réflexion individuelle, d’aide au développement personnel, dans l’air du temps et qui s’insère dans tout milieu ; vous citez Nina Power : « Le faîte de la prétendue émancipation des femmes coïncide parfaitement avec le consumérisme. » Quelle serait alors l’approche la plus juste ?
On a beaucoup entendu parler du « féminisme pop ». Ça, je n’y crois absolument pas. On ne peut pas être populaire dans le féminisme ! Forcément, la démarche prend la société à rebrousse-poil et implique quelque chose d’ingrat, de pénible. Quand elle paraît bien acceptée, et même célébrée, j’ai l’impression qu’il faut tout de suite se méfier énormément. C’est notamment pour cette raison que les Femen me posent problème. Je trouve extrêmement louche le fait que les médias s’intéressent autant à elles. L’islamophobie est complètement centrale dans cet intérêt, comme auparavant avec Ni putes ni soumises.
« On ne peut pas être populaire dans le féminisme ! Forcément, la démarche prend la société à rebrousse-poil et implique quelque chose d’ingrat, de pénible. »
Aujourd’hui, on est dans une société qui ne s’intéresse au féminisme que lorsqu’il permet de taper sur les musulmans. Sur tout le reste, le féminisme demeure perçu comme quelque chose d’extrêmement agressif, un truc de mal baisées. Il n’y a pas de miracles…En ayant travaillé sur le corps, j’ai l’impression que c’est la dernière frontière, ce qui refuse de céder. La chanteuse Beyoncé juxtapose le mot « féministe » avec ce corps incroyable et très conforme. Dans ce schéma, on peut se revendiquer féministe si on accepte de rester avant tout un corps bien foutu et d’exister avant tout toujours par le corps. C’est la limite des encouragements selon lesquels « il faut apprendre à s’aimer », qui prétendent prendre le contre-pied des normes de beauté mais qui, en fait, continuent à renvoyer le message selon lequel l’identité d’une femme repose essentiellement sur son physique. Dans le féminisme « pop », il y a l’idée de « tu peux être féministe, mais reste sexy ». Etre sexy n’est pas problématique en soi, mais c’est rester dans une position où on est un objet et pas un sujet, alors que l’idée, c’est de gagner un peu de subjectivité. Ensuite, je ne veux pas non plus cracher dans la soupe. C’est très bien que les actrices à Hollywood s’insurgent contre la manière dont elles sont traitées, et que cela ait de l’écho. Je trouve passionnant d’observer le traitement réservé aux actrices, parce qu’il est très révélateur de la place des femmes en général.
On peut noter qu’en France, c’est l’exact inverse. À croire que la com’ des personnalités publiques leur déconseille de prononcer le mot « féminisme ». Aux États-Unis, il y a des artistes comme Amanda Palmer, Ellen Page… Beyoncé, oui. Ou l’Anglaise Emma Watson… Le féminisme semble y être sérieusement en vogue.
Oui, c’est vrai. Marion Cotillard s’est distinguée encore il y a peu en disant qu’elle était contre le fait de « séparer les hommes et les femmes ». En France, le niveau du débat est complètement indigent. Je regarde souvent les États-Unis avec pas mal d’envie parce que j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de beaucoup plus dynamique et de plus drôle. Certaines humoristes comme Tina Fey, Amy Poehler ou Amy Schumer sont très talentueuses. Christine Delphy s’insurge souvent contre l’image des féministes pas drôles qui est véhiculée : toutes celles qui ont vécu le MLF racontent qu’il y avait au contraire un côté hyper joyeux, plein d’humour.
Nous avons récemment interrogé l’universitaire Bérengère Kolly sur la notion de « sororité » : « Pas de symétrie possible entre fraternité et sororité en France, à cause de la construction particulière de la République et de la démocratie. » Quelle résonance ce terme a-t-il pour vous ?
C’est un beau terme. C’est vrai qu’il y a une difficulté particulière en France, une impossibilité à imposer cette notion, à la vivre, car oui, on reste dans un universel très masculin. En écrivant des livres avec un propos féministe, je crois que j’avais besoin de briser une forme de solitude. Beauté fatale, notamment, visait à rompre cet isolement devant ces images dont on est bombardées. C’est très inhibant d’être sans arrêt mise en présence de modèles féminins, que ce soit simplement en images — des images de corps complètement artificiels — ou en terme de réussite — les images de mères parfaites, de fées du logis, d’amantes extraordinaires. Il y a une pression phénoménale, présentée comme un idéal à atteindre, comme quelque chose de positif, censé faire rêver. Des images supposées être stimulantes, belles. Cela crée une solitude et une angoisse énorme, je crois. Une sociologue ayant travaillé sur l’image du corps chez les adolescentes disait qu’on pouvait rencontrer des gamines de 15 ans persuadées qu’elles devaient faire de la chirurgie esthétique parce que leur corps n’était pas normal. Elle faisait remarquer que les femmes ont peu l’occasion de voir d’autres corps de femmes réelles ; il faut aller au hammam pour ça ! J’ai voulu atteindre d’autres femmes par le biais de mes livres, en espérant que certaines réalisent qu’elles ne sont pas seules à ressentir un certain malaise concernant ces questions-là ; si c’est le cas, c’est déjà gagné. Ça me suffit.
Vous employez de nombreuses références dans vos ouvrages. Est-ce une façon de remettre en cause la figure illusoire de l’écrivain créant ex nihilo [à partir de rien], indépendamment des influences multiples dont il se nourrit ?
On revient à cette idée de sororité : je suis heureuse de citer d’autres femmes. Et, d’une manière générale, la reconnaissance de dette est pour moi très agréable. Pour Chez soi, je me suis plongée dans les écrits de nombreux architectes. Certains ont des approches quasi philosophiques de leur métier. Il y a un plaisir à se sentir insérée dans un réseau, dans une toile. J’assume aussi les choses trouvées sur Twitter ou Facebook. J’aime cette idée de pensée collective. Ça m’avait fascinée dans les premiers textes sur Internet, il y a une quinzaine d’années, au moment où le réseau devenait grand public. Des textes théoriques ont commencé à émerger, sur le droit d’auteur, sur le fait de mettre à disposition les œuvres, d’avoir une politique très ouverte (que mon éditeur, Zones, a reprise en mettant les livres en accès libre en ligne). Internet rend concret le fait que l’on pense forcément tous ensemble. Il matérialise une vérité très ancienne, alors que le fait d’avoir des livres distincts et séparés les uns des autres nous donne l’illusion que chacun pense seul. Quelqu’un comme Alain Finkielkraut, qui avait écrit en 2001 un livre très virulent contre Internet, était furieux de ce constat. Il avait cité avec indignation une phrase d’un de mes livres dans laquelle j’observais qu’avec Internet, l’auteur « descendait de son piédestal ». Pour lui, c’était un scandale absolu ! L’auteur devait rester sur son piédestal. Cette position de l’autorité et du splendide isolement de l’auteur, du côté intimidant et solitaire, je pense que c’est une illusion. Internet a permis une familiarité nouvelle avec le monde intellectuel et avec les auteurs. Au risque d’agacer encore Alain Finkielkraut, je tiens à enfoncer le clou, quinze ans après. Je trouve génial d’avoir autant de pensées mises en réseau, rassemblées au même endroit, sans hiérarchie. Chez moi, quand je range mes livres, j’ai un côté superstitieux. Je les range par affinités, je fais se côtoyer ceux qui me semblent avoir des choses à se dire, comme si les auteurs allaient dialoguer ensemble, comme si les couvertures étaient perméables… Peut-être que je tente de reproduire Internet dans ma bibliothèque !
Vous êtes journaliste, et vous décrivez comme une « chercheuse dans les livres ». Est-ce une manière de comprendre le réel, par rapport à la rationalité scientifique, au culte de l’image et à l’immédiateté qui caractérisent notre époque ?
Je le dis dans Chez soi : je ne suis pas une bonne enquêtrice de terrain, mais oui, j’enquête dans les livres. C’est pour moi très stimulant de tomber sur un propos dans un livre qui éclaire ce que dit un autre. Et d’essayer d’entremêler les sources, de les confronter, de dégager un sens caché. J’aime identifier des résonances, mettre en rapport des auteurs en apparence très différents. C’est un travail de découvreuse. Pour La Tyrannie de la réalité, mon éditrice de l’époque, Sylvie Gillet, m’avait dit après avoir lu la première version du manuscrit qu’il y avait trop de citations, que c’était un patchwork, qu’il fallait que j’ose davantage m’exposer. Quand je lui avais objecté que les auteurs cités disaient les choses mieux que je ne saurais le faire moi-même, elle m’avait répliqué : « Dans ce cas, il ne faut pas écrire de livre. » Et elle avait raison, évidemment ! Au départ, je me cachais derrière les autres, par manque de confiance en moi. Dans la seconde version du manuscrit, j’ai osé bien plus. C’est une bataille que je mène de livre en livre. Mais je crois que je n’arriverai jamais à me passer complètement de références. Il faut dire aussi que je n’ai pas du tout de formation académique.
« Internet rend concret le fait que l’on pense forcément tous ensemble. Il matérialise une vérité très ancienne, alors que le fait d’avoir des livres distincts nous donne l’illusion que chacun pense seul. »
Je n’ai pas été formée à penser de façon académique, ce qui a ses bons et ses mauvais côtés. Parfois, je peux avoir des connaissances un peu lacunaires sur un sujet dont je traite, alors qu’un universitaire aura tout lu. Mais peut-être que cette non-spécialisation me donne aussi un point de vue plus large, plus neuf, et me permet plus de liberté dans ma manière d’écrire. Dans La Mystique sauvage, Michel Hulin démontre très bien qu’au départ de toute démarche de connaissance, il y a toujours une pulsion affective. Même avec une démarche très méthodique, rigoureuse et honnête, le désir de connaître est toujours, avant tout, affectif. Autant l’assumer, et ne pas se cacher derrière une prétendue objectivité. Il y a quelques années, j’avais tenu une chronique sur Arte radio dont le titre était « L’esprit d’escalier ». J’aime bien cette logique où une idée en appelle une autre. Cela contribue aussi beaucoup au plaisir de l’écriture, le fait que ce soit imprévisible. Les associations d’idées sont peut-être parfois déconcertantes, mais finalement c’est assez proche de la manière dont on pense spontanément. Sur Internet, j’ai l’impression qu’on retrouve aussi beaucoup ce genre de fonctionnement ; de manière peut-être un peu excessive parfois. Les gens tweetent au fil de leur pensée, et cela amène des choses tout à fait inattendues.
Vous rejetez par ailleurs l’idée dominante selon laquelle les idées et les livres n’influenceraient pas le réel. Écrire, est-ce une forme satisfaisante d’engagement ? Est-ce que cela suffit ou est-ce qu’il faut également une praxis [« action », en grec] ?
Oui, pour moi cela suffit largement. Mais c’est aussi une question de goût et de dispositions personnelles. J’ai l’impression que c’est dans le travail intellectuel que je peux me rendre le plus utile. C’est aussi à cela que je prends le plus de plaisir et je pense que ça va ensemble. Il y a des gens qui trouvent plus de satisfaction à être dans une interaction concrète avec d’autres. Mais dans mon expérience du militantisme, j’ai souvent eu l’impression qu’il y avait beaucoup de culpabilité dans les motivations, de fuite de soi-même. Je me méfie beaucoup du risque de perdre sa capacité à penser par soi-même et de se mettre à penser comme le groupe. Avec le recul, j’ai l’impression que mon expérience militante était un peu inutile, une perte de temps. Il y a quelque chose dans les formes de militantisme qu’il faudrait réinventer. Je m’intéresse beaucoup aux penseurs qui essaient de réfléchir aux modes d’organisation, à la distribution de la parole dans les réunions, par exemple. Les dynamiques de groupe sont quelque chose qu’il faut penser, qu’il ne faut surtout pas laisser faire spontanément ; sinon, on reproduit des logiques de confiscation de la parole et des décisions, des dynamiques de conflit. La politique est autant dans la manière dont on s’organise que dans ce que l’on fait et ce au service de quoi on se met. De lire des textes comme d’entendre certaines paroles, tous les jours, cela nous fait agir de manière différente. On ne peut pas distinguer les paroles des actes. Dans Chez soi, j’ai cité l’exemple d’un auteur américain, Michael Pollan, qui raconte comment il a construit sa cabane d’écrivain au fond de son jardin. Au départ, il y avait le côté « Je suis un intello, il faut que j’apprenne à faire quelque chose de mes mains », qui est un défi assez chouette, mais le déclencheur a été sa lecture de La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard. Je trouve assez frappant de voir comment c’est un livre qui donne naissance à une structure concrète. Ensuite, après avoir fini de bâtir de ses mains cette structure concrète, il écrit sur cette expérience. Il a peut-être ainsi inspiré d’autres gens qui vont à leur tour bâtir des choses de leurs mains. Finalement, il y a une sorte de chaîne d’actes, de paroles et d’écriture qui sont tellement entremêlés qu’on n’arrive presque plus à les distinguer. Je pense que cela se passe toujours de cette façon dans la vie. Écrire et parler, pour moi, ce sont des actes à part entière. On réagit différemment dans certaines situations après avoir lu et avoir été sensibilisé à certaines analyses. Il y a ce slogan de mai 68 : « Assez d’actes, des paroles ». Je n’aime pas la distinction entre la parole qui serait de la « branlette intellectuelle » et les actes qui seraient virils et efficaces. À propos des Femen, c’est quelque chose qui m’agace également. Beaucoup de gens me disent qu’« au moins elles sont courageuses, elles agissent » ; mais s’il n’y a pas de pensée construite et solide derrière, les actes me laissent complètement froide. Ils ne m’impressionnent pas du tout.
Mais les Femen, à leurs débuts en France, n’étaient pas un groupe seulement composé de jeunes femmes venant de milieux militants ; c’est bien l’envie d’action concrète et de spontanéité qui les a fédérées. Elles sortent de la parole et des théories pour mettre le doigt là où cela fait mal : la question du corps. La violence qu’elles prennent en face, physiquement et par les mots, n’est-elle pas également révélatrice de la violence concrète subie par toutes les femmes ?
Évidemment, la violence qu’elles ont pu subir est complètement inacceptable. Mais, pour moi, cela ne veut pas dire qu’elles ont raison. Sur la question du corps, beaucoup de femmes se sont déshabillées pour mener des actions politiques. Dans le cas des Femen, ce sont des corps jeunes et quand même extrêmement présentables. Elles n’auraient jamais eu le même écho si ça n’avait pas été le cas. Elles disent que parmi elles, certaines n’ont pas des corps conformes… Mais même si c’était la presse qui choisissait de mettre en avant certains types de corps, elles ne dénoncent pas ce procédé, elles ne s’y opposent pas, et pour moi ce n’est pas un détail : c’est inexcusable quand on se prétend féministe. Elles ne remettent pas en cause le filtre journalistique, ce qui désamorce complètement leurs revendications. Il faut dire aussi qu’elles n’existent qu’à travers lui… On aboutit ainsi à une pure bulle médiatique. Cela dit, je ne veux surtout pas prétendre que l’action politique collective est inutile. Avec un mouvement comme La Barbe, par exemple, j’ai des désaccords sur certains points, mais il y a indiscutablement une structure théorique plus solide.
Vous dénoncez, dans La Tyrannie de la réalité, certains travers de la gauche : le culte du sacrifice et de la mortification. Percevez-vous toujours ces travers ? L’héritage de Mai 68 devrait-il à certains égards être ravivé ?
D’une certaine manière, il y a une pensée religieuse qui imprègne le militantisme, y compris chez des gens qui se revendiquent parfois athées militants. Il y a un côté très judéo-chrétien dans l’engagement politique. Ça me paraît complètement stérile, et il ne peut en sortir que des choses très malsaines. Je pense que le nombre d’engagements motivés par une forme de culpabilité ou d’intimidation est très important. Il y a l’idée qu’il ne faudrait pas s’écouter, qu’il faudrait sortir de soi, se faire un peu violence. La glorification du « terrain » dans le militantisme rejoint ce que j’ai écrit sur le journalisme. Il faudrait une théorisation de l’utilité sociale de cela. Dans La Tyrannie de la réalité, je raconte comment, en Mai 68, l’écrivain Jean Sur a eu une forme d’illumination qui a changé sa vie. Il était assez désorienté, et il a demandé conseil à son ami Jacques Berque — grand islamologue et professeur au collège de France —, qui lui a répondu : « Augmentez votre poids spécifique. » Je trouve que c’est un excellent conseil. Je me méfie de la délégation de pensée, de l’homologation qui opère dans les structures militantes.
Mais être sur le terrain signifie aussi se rapprocher des personnes qui ne lisent pas forcément, qui n’écrivent pas, qui sont dans une réalité concrète entièrement coupée du « petit monde des idées ». Aller sur le terrain, c’est peut-être aller parler à « tout le monde », non ?
« Il faut garder une force d’affirmation, ne pas être uniquement dans la réaction, mais aussi s’affirmer hors de toute détermination imposée de l’extérieur. »
C’est vrai. Mais la question se pose alors du mode de relation qu’on établit. Dans la notion de terrain, il y a quelque chose d’un peu militaire. Lorsqu’on va vers des gens qui ne lisent pas et que l’on ne peut pas toucher par l’écriture, on doit penser la manière, le rapport qui s’établit ou pas. L’approche militante est très compliquée. L’aura qui entoure l’action peut aussi servir à faire passer des attitudes qui sont problématiques, qui ne sont pas pensées et qu’il faudrait analyser.
Vous évoquiez le fait que l’accès à la connaissance a toujours un point de départ affectif. Quel est le vôtre par rapport à votre travail d’écriture et de journalisme ? Le féminisme en est-il un ?
Non, cela a toujours été une préoccupation parmi d’autres, mais pas la principale. Je crois qu’on est tous fait de dimensions diverses et à certains égards contradictoires. Il faut résister à la tentation de simplifier son identité, de se dire qu’on va limiter la façon dont on se présente au monde à tel aspect de nous-mêmes. Je ne voudrais pas que le féminisme soit ma seule préoccupation. Souvent, on peut avoir la tentation de se faire un profil plus présentable pour les autres, plus facile à cerner, ou, quand on se sent opprimé et dominé à un certain titre, d’en faire le centre de son identité. Je trouve cela très dommage. Il faut aussi garder une force d’affirmation, ne pas être uniquement dans la réaction, ne pas seulement se défendre contre des agressions, des insultes ou des visions réductrices, mais aussi s’affirmer hors de toute détermination imposée de l’extérieur. J’ai l’impression de jongler avec mes différents centres d’intérêt et d’en explorer plutôt un dans un livre et un autre ailleurs, de passer de l’un à l’autre dans mes articles. J’aime bien voir cela chez les autres — le côté terriblement hétéroclite de l’identité de chacun –, quand les gens ne s’amputent pas de dimensions d’eux-mêmes pour se rendre plus faciles à saisir.
Le fait de suivre son propre chemin nous cogne inéluctablement à la « norme » ?
Quand on veut être fidèle à soi-même, à certains de ses désirs, en refusant de se censurer ou de s’amputer de certaines dimensions, on se heurte à la société, à un certain ordre social. C’est pour cette raison que je dis que je suis féministe presque à contrecœur, parfois. J’ai l’impression de voir plein de féministes très assumées, très flamboyantes et très courageuses, et je les admire. Moi, j’ai un côté mélancolique. Je me dis parfois que ce serait plus confortable d’être dans la norme, par exemple d’être mère de famille… Même si je sais que c’est totalement illusoire, parce que quand on joue le jeu, on rencontre d’autres problèmes, évidemment. C’est bien pour cela que le féminisme a été inventé, d’ailleurs : parce que c’était intenable de « jouer le jeu ». Je pense que dans tous les cas, quand on est une femme, qu’on choisisse de rester dans le rang et de se conformer aux injonctions sociales ou de ruer dans les brancards, il y a un prix à payer. Qu’on le fasse consciemment ou pas, c’est un choix auquel on n’échappe pas et dont on doit assumer les conséquences. Je n’avais pas conscience de cela en grandissant et je l’ai réalisé finalement assez tard.
Vous tentez, à la fin de votre ouvrage, de dresser ce que serait un foyer idéal. Par quelle mesure politique pourrait-on commencer pour construire une société plus agréable à vivre ? Le revenu de base en serait-elle une ?
Oui, très clairement. J’ai beaucoup écrit sur le revenu de base et je continue à tenir énormément à cette idée. D’abord, je trouve très intéressantes les questions que le simple fait de proposer cette mesure amène chez les gens. Cela révèle la philosophie sous-jacente qu’il y a dans la vie de beaucoup de personnes, avec le côté sacrificiel du travail et la non-remise en cause du fait de devoir « gagner sa vie ». Ensuite, j’ai vraiment envie d’affirmer que je ne défends pas le revenu de base en général, mais le revenu de base tel qu’on le pense à gauche, c’est-à-dire comme un complément de la protection sociale existante et pas comme quelque chose qui est censé la remplacer. Je me méfie également beaucoup des mises en œuvre bâclées : si on se retrouve avec un revenu de base qui remplace toute la protection sociale existante et qui, en plus, se révèle insuffisant pour vivre, on sera face à une catastrophe absolue. Or, évidemment, la définition de ce qui est « suffisant » pour se passer d’un travail salarié est un casse-tête politique et économique énorme. Cela dépend de beaucoup de paramètres différents, du niveau des services publics, de l’endroit où l’on vit sur le territoire (un revenu suffisant dans une petite ville ou à la campagne ne l’est pas à Paris…). Dans l’état actuel de la société et de la réflexion, je pense qu’on n’est pas du tout prêts à mettre en œuvre une telle mesure. J’ai l’impression qu’il faut encore un temps de maturation et de réflexion énorme. Ne serait-ce que pour arriver à se persuader de sa légitimité à vivre sans la condition salariale, sans une activité directement rémunérée. On est tellement conditionnés par un certain rapport au travail, encore renforcé ces dernières années par le matraquage sur l’« assistanat », etc. Avant tout, il y a un travail de déconstruction idéologique à mener. Mais si le revenu de base pouvait réellement permettre de se passer de travail rémunéré, il pourrait être un levier, libérant les gens de travaux qui les font souffrir et dans lesquels ils sont exploités.
« C’est justement ce qui me plaît dans le revenu garanti : le fait que ça ne résout pas entièrement le problème, que ça le laisse ouvert et ne fait qu’engager un processus. »
Je ne vois pas d’autre utopie dans l’immédiat. Cette idée d’une société qui assure le minimum vital à chacun de ses membres, cela me paraît couler de source. On en est restés à un stade extrêmement barbare de la civilisation, en fait… Des gens dorment dans la rue, souffrent dans leur travail. Cela me semble logique que la prochaine étape d’une utopie progressiste soit de penser le minimum vital pour tous et de laisser chacun se demander ce qu’il a envie de faire de sa vie – une question que finalement très peu de personnes ont la possibilité de se poser aujourd’hui.
Et quid du salaire garanti défendu par Bernard Friot ?
Les partisans du salaire garanti critiquent les tenants du revenu garanti en disant qu’ils ne s’attaquent pas au fondement du problème, c’est-à-dire le capitalisme. Mais moi, c’est justement ce qui me plaît dans le revenu garanti : le fait que ça ne résout pas entièrement le problème, que ça le laisse ouvert et ne fait qu’engager un processus. Ainsi, chacun est renvoyé à lui-même. Il doit se poser la question de savoir s’il aurait envie de continuer ou non à avoir un travail rémunéré, se demander ce qui est important pour lui : gagner plein d’argent (ou, en tout cas, gagner confortablement sa vie), pour peu qu’il en ait la possibilité ? Continuer dans un boulot où il ne se pose pas trop de questions ? Ou prendre du recul et s’interroger sur des buts plus personnels ? À l’inverse, dans le salaire garanti, il y a ce côté utopie prémâchée où on remplace un mauvais système par un bon et on règle ainsi le problème une fois pour toutes à la place des gens. Le processus enclenché par le revenu garanti me paraît bien plus riche.
Photographies de Maya Mihindou, pour Ballast
REBONDS
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