Quand les élites mondiales récupèrent le féminisme


Traduction inédite pour le site de Ballast

La fémi­niste et socia­liste éta­su­nienne Hester Eisenstein, autrice du livre Feminism Seduced : How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, se penche ici sur l’u­sage éhon­té que les grandes entre­prises et autres indus­tries font des dis­cours et des prin­cipes fémi­nistes afin de ren­for­cer, un peu par­tout, les poli­tiques néo­li­bé­rales. Sous cou­vert d’é­man­ci­pa­tion et de libé­ra­tion per­dure l’ex­ploi­ta­tion, celle de mil­lions de tra­vailleuses. La lutte fémi­niste, insiste Eisenstein, ne se mène­ra jamais « à titre indi­vi­duel ».


PORTRAIT300Depuis la publi­ca­tion de mon livre, on me demande régu­liè­re­ment ce que signi­fie l’expression « la séduc­tion du fémi­nisme ». Qui a séduit le fémi­nisme, et pour­quoi ? Voilà une ques­tion com­plexe, qui requiert la prise en consi­dé­ra­tion de plu­sieurs choses. Aux fins de cet article, j’en sou­li­gne­rai deux. D’abord, « la séduc­tion du fémi­nisme » se réfère à la pro­li­fé­ra­tion d’un recours aux femmes comme main‑d’œuvre bon mar­ché dans les zones franches indus­trielles (dites ZFI). À cette idée s’ajoute le fait que ce sont les femmes, plu­tôt que les pro­grammes de déve­lop­pe­ment éta­tiques, que l’on cible pour éli­mi­ner la pau­vre­té dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment. Le patro­nat, les gou­ver­ne­ments et les grandes ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales, comme la Banque mon­diale et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, ont tous épou­sé l’un de ces pré­ceptes fon­da­men­taux du fémi­nisme contem­po­rain — le droit des femmes au tra­vail rému­né­ré —, afin de jus­ti­fier l’emploi majo­ri­taire de femmes dans les­dites zones. Et ce mal­gré les condi­tions de tra­vail déplo­rables et la nature extrê­me­ment dan­ge­reuse de ces emplois. La mon­dia­li­sa­tion de la pro­duc­tion manu­fac­tu­rière a faci­li­té la sous-trai­tance des emplois dans les usines de fabri­ca­tion de vête­ments, de sou­liers, de l’électronique et de plu­sieurs autres sec­teurs manu­fac­tu­riers dans les pays du Sud où les salaires sont extrê­me­ment bas. Beaucoup de ces emplois se situent dans les ZFI : des zones de libre-échange dont la carac­té­ris­tique prin­ci­pale est d’exempter les entre­prises de l’obligation d’a­voir à ins­tau­rer des mesures de sécu­ri­té et san­té au tra­vail, de taxa­tion, de condi­tions de tra­vail et de droits de douane. Ces zones encou­ragent le recours par les employeurs à des méca­nismes allant à l’encontre des droits des tra­vailleurs, tout en four­nis­sant aux inves­tis­seurs étran­gers une main‑d’œuvre docile… sur­tout féminine.

« Ce sont les femmes, plu­tôt que les pro­grammes de déve­lop­pe­ment éta­tiques, qu’on cible pour éli­mi­ner la pau­vre­té dans les pays en voie de développement. »

En légi­ti­mant le tra­vail des femmes, les pays riches de l’Occident ont per­mis aux pro­prié­taires d’industries, dans des pays tels que la Chine, le Viêt Nam et la Malaisie, de qua­li­fier le recours à une main‑d’oeuvre majo­ri­tai­re­ment fémi­nine dans le sec­teur manu­fac­tu­rier comme un geste fémi­niste. En effet, n’entend-on pas conti­nuel­le­ment Nicholas Kristof du New York Times défendre ces usines, voci­fé­rant qu’elles sont des lieux d’opportunités pour les femmes ? N’est-ce pas mieux pour elles, demande-t-il à ses lec­teurs, d’avoir un emploi que de devoir fouiller les décombres des dépo­toirs afin de trou­ver de quoi se nour­rir ou des objets à vendre ? L’utilisation d’une main‑d’oeuvre fémi­nine bon mar­ché dans la pro­duc­tion de biens d’exportation n’a rien de nou­veau. C’est la Corée du Sud qui a créé ce « miracle éco­no­mique » : où l’on a sor­ti les femmes de la cam­pagne pour les confi­ner au tra­vail manu­fac­tu­rier. Comme l’a sug­gé­ré l’économiste poli­tique Alice Amsden en 1989, l’écart des salaires entre les hommes et les femmes est l’un des élé­ments clés du suc­cès de l’industrialisation en Corée du Sud. La struc­ture sala­riale dif­fé­ren­ciée selon les sexes est appa­rue grâce aux pro­fits excep­tion­nels qu’ont connus des com­pa­gnies états-uniennes comme Fairchild. Ces entre­prises ont ain­si pu se his­ser à la tête de l’industrie élec­tro­nique en Corée du Sud, et ce n’était plus qu’une ques­tion de temps avant que le même modèle ne soit adop­té ailleurs. Peu de temps après l’in­ven­tion de la puce de sili­cium, dans les années 1958–1959, dans le domaine de l’électronique, la com­pa­gnie Fairchild a ouvert la pre­mière usine côtière de semi-conduc­teurs à Hong Kong et s’est par la suite éta­blie en Corée du Sud, en 1966.

Peu de temps après, la com­pa­gnie General Instruments a elle aus­si trans­fé­ré l’ensemble de sa pro­duc­tion micro­élec­tro­nique à Taiwan, en 1964, et, un an plus tard, de nom­breuses socié­tés de haute tech­no­lo­gie ont démé­na­gé leurs effec­tifs de pro­duc­tion sur la fron­tière entre les États-Unis et le Mexique, ouvrant ain­si les pre­mières maqui­la­do­ras. Au cours de la décen­nie sui­vante, de nom­breux pays, comme Singapour, la Malaisie et les Philippines, ont épou­sé ce modèle. Puis, vers la fin des années 1970, ce fut au tour des pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’y adhé­rer. Les mul­ti­na­tio­nales, influen­cées par les publi­ci­tés finan­cées par les gou­ver­ne­ments locaux fai­sant l’éloge des « doigts effi­lés » de leur main‑d’œuvre fémi­nine, ont opté pour le dépla­ce­ment accru de leurs effec­tifs de pro­duc­tion outre-mer, de sorte que la quan­ti­té et la diver­si­té des biens fabri­qués par des tra­vailleuses sous-payées ne font que croître. Les béné­fices éle­vés que connaissent les entre­prises dans les nou­velles ZFI s’accompagnent de condi­tions de tra­vail déplo­rables. Toutefois, l’ac­cès aux don­nées sur le trai­te­ment inhu­main des tra­vailleuses dans ces usines a favo­ri­sé la sen­si­bi­li­sa­tion de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale au sort de ces femmes. Dans les années 1990, un peu par­tout dans le monde, nous avons vu croître, de façon impor­tante, la publi­ci­té et l’activisme déplo­rant le retour à des condi­tions de tra­vail désas­treuses dans les « sweat­shops ». L’auteure Naomi Klein a même lais­sé entendre que le mou­ve­ment pour la jus­tice mon­diale est né à la suite de l’indignation de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale devant les condi­tions de tra­vail impo­sées à la main‑d’oeuvre par les mul­ti­na­tio­nales — au nom de marques bien connues, comme Nike.

[Clean Clothes Campaign]

Les avan­tages et les désa­van­tages des ZFI font l’objet d’un débat consi­dé­rable. De nom­breuses cher­cheures fémi­nistes, telles que Patricia Fernandez-Kelly, ont condam­né les condi­tions d’exploitation extrême des tra­vailleuses dans les enclaves des ZFI. Mais d’autres, comme Linda Lim et Naila Kabeer, se portent à leur défense, arguant qu’elles pro­curent une voie de sor­tie du patriar­cat fami­lial, ou encore que les femmes peuvent y tou­cher un salaire supé­rieur à ce qu’elles rece­vraient si elles tra­vaillaient pour des indus­tries locales. Dans son étude sur les com­pa­gnies d’électroniques japo­naises, Aihwa Ong a rap­pe­lé que, si les filles de vil­lage étaient en proie à l’exploitation et se retrou­vaient sans emploi dès lors que leurs yeux de jeunes filles com­men­çaient à flé­trir, le tra­vail manu­fac­tu­rier encou­rage tou­te­fois la moder­ni­sa­tion des femmes, les­quelles aban­donnent alors leurs sarongs de pay­sannes pour des jeans bleus, acqué­rant ain­si la capa­ci­té de choi­sir elles-mêmes leur conjoint. Pour Diane Wolf, la réa­li­té des tra­vailleuses est para­doxale : « La mon­dia­li­sa­tion est un pro­ces­sus à double tran­chant pour les femmes. D’une part, les pers­pec­tives d’emploi aux­quelles ont don­né nais­sance les trans­for­ma­tions dans l’économie mon­diale ont créé de nou­velles formes capi­ta­listes et patriar­cales de contrôle des femmes. » D’un autre côté, les emplois à faible reve­nu, inca­pables de per­mettre aux femmes d’atteindre les condi­tions de sub­sis­tance de base, leur pro­curent néan­moins « les outils néces­saires pour lut­ter contre le patriar­cat […]. En fait, les femmes que j’ai inter­viewées [à Java, en Indonésie] pré­fèrent de loin le tra­vail dans les sweat­shops aux rizières de vil­lage. » C’est sans doute l’auteure Shelley Feldman, dont les recherches se penchent sur les ZFI au Bangladesh, qui illustre le mieux l’extrémisme que peut atteindre cette façon de pen­ser. Feldman cri­tique les pers­pec­tives sim­plistes, qui adhèrent selon elle à un modèle « éco­no­mique déter­mi­niste ». Elle reproche notam­ment aux cher­cheures fémi­nistes de ne pas prendre suf­fi­sam­ment en compte la capa­ci­té des femmes à s’autogouverner. Elle sou­tient que les Bangladaises qu’elle a ren­con­trées dans le cadre de ses recherches ont été influen­cées, non pas par des fac­teurs externes comme les pro­grammes d’ajustement struc­tu­rel, la pri­va­ti­sa­tion ou encore la libé­ra­li­sa­tion de l’économie, mais par leurs propres choix, les­quels sont « deve­nus pos­sibles grâce au par­cours de vie com­plexe et par­fois contra­dic­toire de ces femmes ».

« La mon­dia­li­sa­tion est un pro­ces­sus à double tran­chant pour les femmes. Les pers­pec­tives d’emploi aux­quelles ont don­né nais­sance les trans­for­ma­tions dans l’économie mon­diale ont créé de nou­velles formes capi­ta­listes et patriar­cales de contrôle des femmes. » Diane Wolf

Il semble tou­te­fois que l’ar­gu­ment de Feldman se fonde sur une dicho­to­mie sim­pliste : soit les choix que font les Bangladaises relèvent des aspects par­ti­cu­liers de leurs vies et leurs besoins, soit ce sont les poli­tiques de leurs gou­ver­ne­ments et des usines de tex­tile qui les ont pous­sées au tra­vail rému­né­ré. Bien sûr qu’il y a inter­ac­tion entre ces deux forces. Mais il est com­plè­te­ment absurde de conclure que les femmes dans les milieux ruraux sont res­pon­sables de l’émergence des ZFI, sans par­ler des poli­tiques d’ajustement struc­tu­rel qui y sévissent. Peut-être que ces cher­cheures fémi­nistes adoptent la pers­pec­tive fémi­niste domi­nante du vingt-et-unième siècle, qui conçoit le tra­vail comme la voie de l’émancipation, et que, par consé­quent, elles voient en ces tra­vailleuses nou­velles pro­lé­ta­ri­sées dans le Sud de l’économie mon­diale les nou­velles « Lowell girls » du Massachusetts, ces femmes qu’on sor­tait des fermes au dix-neu­vième siècle et les employait dans les pre­mières usines amé­ri­caines du tex­tile. Grâce aux condi­tions de tra­vail rela­ti­ve­ment douces de ces usines, com­pa­ra­ti­ve­ment à celles des usines de tex­tile à Manchester, en Angleterre, les femmes Lowell sont à la fois deve­nues des tra­vailleuses auto­nomes et elles ont déve­lop­pé une conscience féministe.

Il ne fait pas de doute que le tra­vail dans les usines des ZFI a un effet éman­ci­pa­teur, notam­ment parce qu’il per­met aux jeunes femmes d’ac­qué­rir une indé­pen­dance finan­cière. En fait, ces femmes suivent la tra­jec­toire pré­dite par des pen­seurs comme Karl Marx et Friedrich Engels. Plutôt que de s’éreinter en effec­tuant le tra­vail non rému­né­rant de la ferme, sou­mise au régime patriar­cal et féo­dal, les pers­pec­tives d’emploi en usine leur offrent une auto­no­mie finan­cière et leur per­mettent de prendre conscience de leurs com­pé­tences et capa­ci­tés. Cela dit, ce qui est vrai en théo­rie ne l’est que rare­ment dans la réa­li­té, tout par­ti­cu­liè­re­ment lorsque l’on y ajoute les condi­tions dif­fi­ciles que l’on impose aux tra­vailleuses dans les ZFI. Si les condi­tions de tra­vail dans les ZFI varient de pays en pays, la grande majo­ri­té se carac­té­rise par l’exemption aux lois natio­nales du tra­vail. De plus, selon un rap­port de 2004 de la Confédération inter­na­tio­nale des syn­di­cats libres, les employeurs recourent sou­vent à des mesures impi­toyables pour empê­cher les ten­ta­tives syn­di­ca­listes, et prennent des mesures extrêmes pour pour­suivre les orga­ni­sa­teurs syn­di­caux. Et même lorsqu’ils ne cherchent pas à se syn­di­quer, les tra­vailleuses dans les ZFI sont régu­liè­re­ment vic­times de har­cè­le­ment. À CODEVI, une com­pa­gnie située dans la zone de libre-échange Ouanaminth à Haïti, les tra­vailleuses qui fabriquent les jeans Levi’s pour le groupe habille­ment Grupo M ont rap­por­té des cas « d’enlèvements, de vio­lence phy­sique, de licen­cie­ments dis­cri­mi­na­toires, d’abus ver­bal, d’heures sup­plé­men­taires non rému­né­rées, d’intimidation armée et d’interrogatoires ». Au Mexique, on offre uni­que­ment des emplois aux femmes en octroyant des contrats à court terme, les­quels ne pro­curent aucune sécu­ri­té d’emploi. Et les femmes qui pos­tulent pour un emploi doivent régu­liè­re­ment se plier à des exa­mens médi­caux, incluant les tests de gros­sesse, ce qui signi­fie qu’elles doivent se dévê­tir et répondre à des « ques­tions per­son­nelles inap­pro­priées comme : “Avez-vous un conjoint ?”, “À quelle fré­quence avez-vous des rela­tions sexuelles ?” et “Avez-vous des enfants ?” ».

[Saybrook productions]

Jeremy Seabook, qui a étu­dié les usines au Bangladesh, fait écho à la pers­pec­tive défen­due par Kabeer. Les tra­vailleuses à Dhaka, au Bangladesh, font face à une lutte colos­sale afin d’ob­te­nir des emplois manu­fac­tu­riers. Elles doivent d’abord sur­mon­ter les nom­breux obs­tacles du patriar­cat qui entravent leur che­min, autant fami­liaux que com­mu­nau­taires. Les femmes n’ont aucune inci­dence sur les entre­prises qui décident de s’établir au Bangladesh… et de les y exploi­ter. Leurs jour­nées de tra­vail peuvent durer jusqu’à qua­torze heures et leurs salaires sont régu­liè­re­ment ver­sés tar­di­ve­ment. Elles doivent endu­rer des condi­tions de tra­vail par­fois extrê­me­ment dan­ge­reuses, sans par­ler de la bru­ta­li­té des super­vi­seurs. Seabook raconte avoir été témoin d’un incen­die à Dhaka, le 27 août 2000, qui a tué une dou­zaine de per­sonnes. Les incen­dies des der­nières années ont fait plus de deux cents morts chez les tra­vailleurs manu­fac­tu­riers. Plus récem­ment, en 2013, l’usine Rana Plaza, située aux marges de Dahak, s’est effon­drée, entraî­nant la mort de plus d’un mil­lier de tra­vailleurs. Comme le sou­ligne Seabrook : « Ceci n’a rien d’un modèle d’autodétermination sou­te­nable ». Selon Ellen Rosen, l’industrialisation amé­ri­caine du XIXe siècle, et le poten­tiel trans­for­ma­teur auquel il a don­né nais­sance, ne sert guère de modèle aux pays qui créent des ZFI : « L’économie des ZFI d’aujourd’hui ne […] cherche pas à repro­duire les anciens modèles de l’industrialisation dans les pays en déve­lop­pe­ment. Contrairement aux États occi­den­taux, les indus­tries dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment où les salaires demeurent bas jouent désor­mais un rôle cen­tral à la crois­sance et aux pré­dic­tions éco­no­miques. Et, contrai­re­ment à la tra­jec­toire de l’industrialisation en Occident où les emplois bien rému­né­rés dans le sec­teur indus­triel fai­saient en sorte que le salaire ver­sé aux hommes assure le bien-être éco­no­mique des ménages, dans les ZFI, les tra­vailleuses sous-payées repré­sentent près de 80 pour cent de la main-d’œuvre. » Les femmes reçoivent un « salaire fémi­nin », certes, mais les hommes ne touchent pas un « salaire mas­cu­lin » : les voies de sor­tie pour les tra­vailleuses en ZFI sont limi­tées et celles-ci ne peuvent comp­ter que sur elles-mêmes.

« Les femmes n’ont aucune inci­dence sur les entre­prises qui décident de s’établir au Bangladesh, et de les exploi­ter. […] Elles doivent endu­rer des condi­tions de tra­vail par­fois extrê­me­ment dan­ge­reuses, en plus de la bru­ta­li­té des superviseurs. »

La coop­ta­tion des idéaux fémi­nistes sur la scène glo­bale va bien au-delà de l’u­ti­li­sa­tion du droit des femmes au tra­vail rému­né­ré dans le but de légi­ti­mer des condi­tions de tra­vail abu­sives et exploi­tantes. Cette même ten­dance s’ob­serve aus­si concer­nant la soi-disant « éman­ci­pa­tion » des femmes au nom des modèles de déve­lop­pe­ment néo­li­bé­ral et des poli­tiques d’a­jus­te­ment struc­tu­rel impo­sées aux pays sous-déve­lop­pés depuis les années 1980 et de celles adop­tées plus récem­ment dans les pays occi­den­taux comme l’Irlande et la Grèce. Les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales, comme la Banque mon­diale, le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, les Nations Unies, et de nom­breuses ONG comme CARE, et des socié­tés cor­po­ra­tistes telles que Nike, sou­tiennent que la solu­tion aux pro­blèmes mon­diaux, comme la pau­vre­té et l’accessibilité aux soins de san­té, est dans l’é­du­ca­tion et la for­ma­tion des femmes et des filles. Grâce à des méthodes d’intervention comme le micro­cré­dit et autres, on laisse entendre que l’émancipation et l’autonomisation des femmes per­met­tra non seule­ment aux femmes de se sor­tir de la pau­vre­té et de rejoindre la classe moyenne, mais aus­si à leurs enfants et leurs familles de faire de même.

Prenez le « girl effect », un slo­gan de Nike : « Les filles sont les agentes du chan­ge­ment. Elles sont la clé pour résoudre les pro­blèmes actuels mon­diaux de crois­sance les plus dif­fi­ciles à enrayer. En inves­tis­sant dans leur poten­tiel éco­no­mique grâce à l’éducation et en repous­sant l’âge du mariage et des gros­sesses, des pro­blèmes de san­té comme le SIDA et le VIH peuvent être plus faci­le­ment contrô­lés, et le cycle de pau­vre­té, enrayé. En Inde, les gros­sesses ado­les­centes sont res­pon­sables de pertes en reve­nu poten­tiel de près de 10 mil­liards de dol­lars (en devises amé­ri­caines). En Ouganda, 85 % des filles quittent les bancs d’é­cole très tôt, entraî­nant des pertes en reve­nu poten­tiel de l’ordre de 10 mil­liards de dol­lars. En empê­chant le mariage et les gros­sesses pré­coces pour un mil­lion de filles, le Bangladesh pour­rait espé­rer tou­cher un sur­plus de près de 69 mil­lions de dol­lars (en devises amé­ri­caines) du reve­nu natio­nal, durant la vie de ces jeunes filles. » Cette croyance en l’ap­ti­tude de trans­for­ma­tion des femmes et des filles de manière indi­vi­duelle est mal­heu­reu­se­ment sus­ten­tée par l’u­sage cynique de l’i­déo­lo­gie fémi­niste, ou plu­tôt pseu­do­fé­mi­niste. La créa­tion de la richesse natio­nale et l’amélioration du niveau de vie sont, en règle géné­rale, le résul­tat de poli­tiques éta­tiques de déve­lop­pe­ment — et non pas dues à l’oc­troi de micro­cré­dits ou à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle des femmes. Le cas de la Corée du Sud est fort révé­la­teur à ce sujet. Le pro­ces­sus d’industrialisation remar­quable qu’elle a connu sous la dic­ta­ture miliaire, ayant débu­té dans les années 1960, est en grande par­tie lié à l’implantation de poli­tiques éta­tiques rigou­reuses visant à récom­pen­ser les socié­tés cor­po­ra­tistes (chae­bols) qui répon­daient aux objec­tifs gou­ver­ne­men­taux visés, et à punir celles qui échouaient. Le gou­ver­ne­ment a notam­ment eu recours aux banques d’État afin de finan­cer la moder­ni­sa­tion des infra­struc­tures, limi­ter les inves­tis­se­ments directs étran­gers et pro­té­ger les pro­duc­teurs natio­naux contre la concur­rence étran­gère en rédui­sant les impor­ta­tions. Autrement dit, le gou­ver­ne­ment a agi tant comme concep­teur, ins­ti­ga­teur, direc­teur et impre­sa­rio dans un éven­tail de sec­teurs, moder­ni­sant l’économique de sorte que, dès les années 1980, ce pays dès lors tech­no­lo­gi­que­ment avan­cé pou­vait prê­ter main-forte aux pays déjà indus­tria­li­sés. Bien que cer­tains com­men­ta­teurs contem­po­rains recon­nus consi­dèrent le concept du déve­lop­pe­ment éta­tique comme quelque peu héré­tique, il n’en reste pas moins que les grandes puis­santes éta­tiques indus­tria­li­sées au cours des XVIII et XIXe siècles, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis, doivent leur puis­sance indus­trielle aux poli­tiques de déve­lop­pe­ment éta­tiques. Comme l’a indi­qué Ha-Joon Chang, entre la Guerre civile et la Deuxième Guerre mon­diale, « les États-Unis s’étaient dotés des poli­tiques éco­no­miques les plus pro­tec­tion­nistes au monde ». Abraham Lincoln était un élève de Henry Clay, l’un des défen­seurs du American System, un modèle « fon­dé sur le pro­tec­tion­nisme et le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures ». Ulysses S. Grant, géné­ral lors de la Guerre civile et pré­sident des États-Unis de 1869 à 1877, cri­ti­quait notam­ment le dis­cours bri­tan­nique qui van­tait les mérites des poli­tiques de libre-échange du Royaume-Uni en rétor­quant « que dans deux cents ans, lorsque les États-Unis, eux aus­si, auront tiré tous les béné­fices à tirer des mesures pro­tec­tion­nistes, ils adop­te­ront alors les poli­tiques du libre-échange ».

[DR]

Nonobstant cette réa­li­té his­to­rique, depuis les années 1980, les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales ont impo­sé un régime de libre mar­ché de type néo­li­bé­ral aux pays du Sud et oeu­vré acti­ve­ment contre toute ini­tia­tive éta­tique de déve­lop­pe­ment. Les pays ont recours à des poli­tiques d’ajustement struc­tu­rel, sous pré­texte qu’en­cou­ra­ger le déve­lop­pe­ment éco­no­mique n’est pas une mesure effi­cace pour reprendre les rênes de leur éco­no­mie. De telles poli­tiques déforment pour­tant le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment, lequel ne suit pas la tra­jec­toire pros­père qu’ont connue les grandes puis­sances indus­tria­li­sées de l’Europe et les pays indus­tria­li­sés après la Seconde Guerre mon­diale — comme le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour. En fait, étant don­né l’état de l’économie mon­diale à l’heure actuelle, il est illu­soire de pen­ser que les pays endet­tés pour­ront éli­mi­ner la pau­vre­té et les pro­blèmes de san­té endé­miques sans des méthodes de déve­lop­pe­ment indus­triel et d’agriculture effi­caces. Bien enten­du, loin de moi l’idée de négli­ger les coûts impor­tants asso­ciés à ce modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Rappelons-nous que la moder­ni­sa­tion de la Corée du Sud s’est faite sous le joug d’une dic­ta­ture mili­taire extrê­me­ment vio­lente, et qu’une faible par­tie de son suc­cès éco­no­mique est due aux efforts déployés par un mou­ve­ment syn­di­ca­liste puis­sant et cou­ra­geux, qui a émer­gé après un retour à un régime démo­cra­tique. De plus, je ne sou­tiens pas qu’un retour à un modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique de type éta­tique par­vien­dra à résoudre tous ces pro­blèmes, sur­tout sans l’entière par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique de la main‑d’œuvre. Il me fau­drait écrire un autre article pour pou­voir abor­der sérieu­se­ment les débats actuels sur les modes de déve­lop­pe­ment « extrac­tif », les chan­ge­ments cli­ma­tiques, les droits ter­ri­to­riaux des com­mu­nau­tés autoch­tones, et bien d’autres enjeux. Il n’en reste pas moins que les poli­tiques de déve­lop­pe­ment éta­tiques font état d’un taux de suc­cès plus éle­vé pour enrayer la pau­vre­té. Le soi-disant suc­cès des inter­ven­tions de type fémi­niste a en réa­li­té don­né l’occasion aux pays riches et aux agences inter­na­tio­nales, comme les Nations unies, d’obscurcir cette réa­li­té his­to­rique — en voci­fé­rant, notam­ment, sur le fait que les femmes sont la clé du déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Un exemple : lors du dis­cours mar­quant le 60e anni­ver­saire de la Commission de la condi­tion de la femme, le chef des Nations unies, Kofi Annan, a dit : « De plus en plus d’études démontrent qu’aucune autre poli­tique ne par­vient à sti­mu­ler aus­si acti­ve­ment la pro­duc­ti­vi­té éco­no­mique, ou à réduire le taux de nata­li­té et la mor­ta­li­té infan­tile. » Bien sûr qu’il est encou­ra­geant pour les acti­vistes fémi­nistes de voir l’ancien secré­taire géné­ral de l’ONU recon­naître l’importance de sou­te­nir les femmes et les filles par­tout dans le monde ! Malheureusement, ses pro­pos peuvent avoir des effets dan­ge­reu­se­ment trompeurs.

« Le soi-disant suc­cès des inter­ven­tions de type fémi­niste a en réa­li­té don­né l’occasion aux pays riches et aux agences inter­na­tio­nales, comme les Nations unies, d’obscurcir cette réa­li­té his­to­rique, notam­ment en voci­fé­rant que les femmes sont la clé du déve­lop­pe­ment économique. »

Les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales et les pays riches ont créé un mythe lais­sant entendre que l’on peut enrayer la pau­vre­té, les épi­dé­mies et la mal­nu­tri­tion en sou­te­nant les femmes à titre indi­vi­duel. C’est un leurre de pen­ser que les femmes et les filles sont la clé de la crois­sance. Une manière bien simple, à dire vrai, qui per­met de détour­ner l’attention des déci­deurs poli­tiques, des acti­vistes et de la main‑d’œuvre elle-même, à pro­pos des actions sour­noises que mènent des groupes comme le trium­vi­rat des « ins­ti­tu­tions » (l’Union euro­péenne, le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal et la Banque cen­trale euro­péenne) — ceux qui cherchent à cru­ci­fier la Grèce et le gou­ver­ne­ment de Syriza, notam­ment, au nom des inté­rêts finan­ciers des ins­ti­tu­tions finan­cières, des déten­teurs d’obligations et des pays riches débi­teurs. Il est bien sûr évident qu’il faut inves­tir dans l’éducation, la for­ma­tion, les droits repro­duc­tifs, l’accès à des soins de san­té et l’autonomisation des femmes et des filles, afin qu’elles soient aptes à faire leurs propres choix quant au tra­vail, au mariage et à leur sexua­li­té. Mais ces prin­cipes fon­da­men­taux du fémi­nisme ne peuvent pas être acquis en appuyant les femmes indi­vi­duel­le­ment. Encore moins dans un contexte où la socié­té tout entière s’a­vère aux prises avec les poli­tiques d’austérité impo­sées par le fon­da­men­ta­lisme néo­li­bé­ral du marché.


Texte publié en anglais dans la revue Jacobin en juin 2015 (sous le titre « The Sweatshop Feminists »), et tra­duit par Émilie Dionne, pour Ballast, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de Hester Eisenstein.

Photographie de ban­nière : Fahad_Faisal


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☰ Lire notre article « Pour un fémi­nisme socia­liste », J. Brenner (tra­duc­tion), août 2014

Hester Eisenstein

Féministe, essayiste et professeure de sociologie aux États-Unis.

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