Bérengère Kolly : « La fraternité exclut les femmes »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Liberté, Égalité, Fraternité », écrit au fron­ton de nos mai­ries depuis la Révolution fran­çaise. Toutes nos luttes d’é­man­ci­pa­tion s’a­charnent à trou­ver le bon équi­libre, le juste dosage, entre les deux pre­miers termes. Mais qu’en est-il de l’i­dée fra­ter­nelle ? Éternelle ritour­nelle des grands nos­tal­giques, la fra­ter­ni­té des armes serait, pour l’é­cri­vain et ancien révo­lu­tion­naire Régis Debray, l’u­nique moyen de res­sou­der les citoyens, recréant des frères dans un monde qui s’est dévi­ri­li­sé. Dans son Plaidoyer pour la fra­ter­ni­té, signé du phi­lo­sophe Abdennour Bidar, le lien qui unit les frères per­met la pos­si­bi­li­té d’un nou­veau com­mun, d’un sacré uni­ver­sel. Des valeurs, qui se vou­draient refuges, ont la dent dure ; il serait temps d’en­tendre d’autres voix. La phi­lo­sophe de l’é­du­ca­tion, uni­ver­si­taire et fémi­niste Bérengère Kolly inter­roge la fra­ter­ni­té poli­tique et citoyenne à l’é­preuve de l’Histoire. Nous l’a­vons ren­con­trée, un lun­di plu­vieux, afin de l’in­ter­ro­ger sur son livre Et de nos sœurs sépa­rées…, paru en 2012. Elle y jetait les pistes d’une rela­tion nou­velle, dans l’in­time comme dans la sphère publique : la soro­ri­té. « La Révolution fran­çaise est tra­ver­sée de part en part par la ques­tion de la fra­ter­ni­té, com­prise comme un outil poli­tique, mas­cu­lin, et armé », rap­pe­lait-elle. « Mais qu’en est-il, à l’inverse, des sœurs poli­tiques ? »


bkvign Vous avez rédi­gé une thèse et des articles qui mêlaient phi­lo­so­phie poli­tique, édu­ca­tion et his­toire, sur la notion de « soro­ri­té ». Que signi­fie ce terme ? Comment avez-vous été ame­née à tra­vailler sur ce sujet ?

Pendant mes études, j’ai d’abord tra­vaillé sur la fra­ter­ni­té et les frères poli­tiques. J’étais très confiante, pen­sant que la fra­ter­ni­té était néces­sai­re­ment l’universel, l’inclusion, et le lien poli­tique à défendre. Ma pre­mière prise de conscience a été la lec­ture de Politiques de l’amitié de Jacques Derrida, paru en 1994. Derrida montre d’abord que la fra­ter­ni­té ne par­vient pas à se déta­cher de la pro­blé­ma­tique de la race et du sang, et qu’elle est un para­digme de l’amitié poli­tique. Il montre ensuite (les deux sont liés) que la fra­ter­ni­té, dans les textes, n’existe que sans les sœurs, et sans les femmes. Puis j’ai ren­con­tré le tra­vail des his­to­riennes et des phi­lo­sophes qui avaient mon­tré, avant Derrida, et à l’épreuve de l’histoire des femmes, donc du réel, que la fra­ter­ni­té était une notion mas­cu­line (je songe à Joan B. Landes, Geneviève Fraisse, Lynn Hunt, Françoise Gaspard, Carole Pateman). J’ai donc déci­dé d’aller voir du côté de cette his­toire que l’on ne disait jamais : les sœurs exis­taient-elles, avaient-elles quelque chose à dire, à reven­di­quer ? Pouvait-on, du côté des sœurs, trou­ver le modèle d’un autre lien poli­tique ? Lorsque j’ai com­men­cé ma thèse, je me suis ren­du compte de deux phé­no­mènes : soit les sœurs étaient absentes (la soro­ri­té ne sem­blait pas exis­ter, sinon comme notion miroir, pas très inté­res­sante, de la fra­ter­ni­té — une sorte de « fra­ter­ni­té au fémi­nin », comme disent par­fois les dic­tion­naires) ; soit la soro­ri­té était inves­tie par avance d’un conte­nu (la soli­da­ri­té entre toutes les femmes), et il sem­blait qu’il n’y avait pas grand-chose de plus à dire. J’ai donc choi­si de faire une recherche ascen­dante, en allant cher­cher les textes où le mot de « sœur » était pré­sent, et avait une signi­fi­ca­tion poli­tique. À par­tir de ces textes, j’ai essayé de faire émer­ger une défi­ni­tion. Je me suis alors ren­du compte qu’il n’y avait pas de symé­trie entre fra­ter­ni­té et soro­ri­té, pour deux rai­sons au moins. La pre­mière, c’est que les femmes ont long­temps été exclues du lien poli­tique, puis dis­cri­mi­nées : lorsque les sœurs se pensent, c’est dans une situa­tion d’exclusion, donc aus­si de résis­tance aux frères.

« Pouvait-on, du côté des sœurs, trou­ver le modèle d’un autre lien politique ? »

La seconde, c’est que la fra­ter­ni­té orga­nise une par­ti­tion entre sphère poli­tique et sphère fami­liale : les sœurs ne peuvent exis­ter, ini­tia­le­ment, que dans la famille. Par consé­quent, lorsque les sœurs vont se pen­ser « poli­tiques », elles vont pou­voir ame­ner avec elles des pro­blé­ma­tiques qui étaient jusqu’ici exclues de la poli­tique : l’égalité des sexes, la mixi­té, la sexua­li­té, l’éducation des enfants, la ques­tion de l’institution familiale.

« Sororité » est un terme igno­ré du lan­gage cou­rant. Pourquoi ?

Historiquement, le terme de soro­ri­té émerge en France dans les années 1970 : c’est alors un néo­lo­gisme, qui entre dans le dic­tion­naire dans les années 1980. Il est repris des fémi­nistes amé­ri­caines (« sis­te­rhood »), qui font elles-mêmes un lien avec la lutte des Noirs (je pense ain­si aux tra­vaux de bell hooks). Mais le mot de « sœurs », dans le sens d’un lien poli­tique entre femmes, existe bien avant. On le trouve notam­ment dans les pre­miers mou­ve­ments fémi­nistes col­lec­tifs, en France, au XIXe (qui est un siècle de l’émancipation) : les saint-simo­niennes, les femmes de 1848. A chaque fois, ce terme croise les appar­te­nances, de « race » (au sens de la caté­go­rie anthro­po­lo­gique, chez Kant), de « classe », de sexe ou de genre, ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui l’intersectionnalité. En dépit de cette his­toire, ce terme est encore peu employé aujourd’hui, y com­pris par les fémi­nistes. Lorsque Ségolène Royal parle de soro­ri­té en 2007, les jour­na­listes ont pen­sé qu’elle inven­tait un nou­veau mot, comme avec la « bra­vi­tude » ! Dans son Vocabulaire des ins­ti­tu­tions indo-euro­péennes, Émile Benvéniste relie « sœur » à la racine swe. Il explique que ce terme désigne le lien très par­ti­cu­lier que construisent les femmes, d’un clan à l’autre (puisque les femmes sor­taient du clan, à l’inverse des frères). Il dit aus­si que ce terme aurait pu dési­gner un lien sym­bo­lique entre femmes, une paren­té ima­gi­naire, méta­pho­rique — donc aus­si, pos­si­ble­ment, poli­tique. En l’universalisant, on pour­rait ima­gi­ner que ce lien méta­pho­rique aurait pu dési­gner un lien à l’autre, au tout autre, et non pas seule­ment au même, celui du clan — comme le dit la fra­ter­ni­té. Or, selon Benvéniste, ce terme a été sup­plan­té par d’autres (phra­ter, adel­phos). Cette dis­pa­ri­tion de swe dit deux choses : la pré­émi­nence d’un lien mas­cu­lin et la dis­pa­ri­tion d’un lien méta­pho­rique fémi­nin (une sorte de fémi­nin uni­ver­sel). En affir­mant que la fra­ter­ni­té, ce sont les frères et les sœurs (ce qui n’est pas exact his­to­ri­que­ment et phi­lo­so­phi­que­ment), on réitère cette dis­pa­ri­tion de swe, de ce lien à l’autre, qui a dis­pa­ru du langage. 

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La fra­ter­ni­té pla­cée au som­met de nos valeurs et sur la devise répu­bli­caine, comme lien d’a­mi­tié uni­ver­sel entre les citoyens, serait donc excluante — car réser­vée aux hommes ?

La fra­ter­ni­té se pense ini­tia­le­ment dans un contexte où les femmes sont exclues de la vie poli­tique. La fra­ter­ni­té dit donc ce qu’il se passe : un lien entre des citoyens mas­cu­lins. Cela énon­cé, on pour­rait en déduire qu’une fois les femmes incluses dans la vie poli­tique, il n’y aurait plus de pro­blème. Mais c’est un peu plus com­pli­qué que cela. La fra­ter­ni­té ne fait pas qu’énoncer un lien poli­tique mas­cu­lin, elle le construit : elle est donc un ins­tru­ment d’exclusion des femmes. Je me réfère par exemple aux tra­vaux de Nicole Loraux sur la démo­cra­tie grecque : elle montre que la fra­ter­ni­té consiste en la fabri­ca­tion d’une filia­tion poli­tique entre hommes. Autrement dit, une famille de conven­tion, mas­cu­line, qui se passe de la famille natu­relle, de la repro­duc­tion sexuée, donc aus­si des femmes. En d’autres termes encore, la fra­ter­ni­té est la fabri­ca­tion d’un monde fan­tas­mé qui se pas­se­rait des femmes. La fra­ter­ni­té est donc un lien mas­cu­lin. Mais c’est aus­si la construc­tion d’un rap­port bien pré­cis entre les sexes, un rap­port fami­lial et conju­gal, si l’on veut : la femme peut être une épouse, une mère, une fille, c’est-à-dire un être situé dans le milieu fami­lial, qui est relié au poli­tique par cette pos­ture fami­liale. Mais la femme ne peut pas être une sœur, une sœur poli­tique, une égale.

« La fra­ter­ni­té ne fait pas qu’énoncer un lien poli­tique mas­cu­lin, elle le construit : elle est donc un ins­tru­ment d’exclusion des femmes. »

Dire tout cela n’est pas tou­jours simple, ni tou­jours bien accueilli. Parce que la fra­ter­ni­té, le lien au frère, semble être le plus fort qui soit. Aussi parce que la fra­ter­ni­té fami­liale peut être une figure pos­sible de l’égalité. Enfin, parce qu’on voit dif­fi­ci­le­ment par quoi la rem­pla­cer : le sym­bo­lique, dont nous par­lions tout à l’heure, reste mas­cu­lin. Il faut donc bien voir de quoi on parle : Régis Debray dit de la soli­da­ri­té, par exemple, qu’elle est une fra­ter­ni­té émasculée…

La domi­na­tion mas­cu­line nous aurait « de nos sœurs sépa­rées », selon la for­mule de L’Hymne des femmes (1971). L’idée de soro­ri­té vise à recons­ti­tuer un lien poli­tique, ami­cal ou amou­reux entre femmes ; pour­quoi serait-ce subversif ?

Si on est d’accord sur la construc­tion de la fra­ter­ni­té dont je viens de par­ler — une fra­ter­ni­té sans sœurs — alors le fait même de pen­ser les sœurs devient sub­ver­sif. Cette sub­ver­sion est sur­tout due au fait que la soro­ri­té ouvre un type de lien enga­gé par les femmes. Les femmes sœurs engagent des liens ami­caux et poli­tiques (donc aus­si de résis­tance) avec d’autres femmes, mais aus­si avec les hommes. Elles ne sont donc plus les femmes seules du foyer. L’historien Jules Michelet, au XIXe, expli­quait par exemple que les femmes devaient res­ter seules : elles ne devaient pas avoir d’amies, de proches, y com­pris leurs sœurs ou leurs mères, parce que ces amies vien­draient trou­bler la « fra­ter­ni­té » du couple (ni d’autres hommes en dehors du prêtre, ou du frère de sang). La « fra­ter­ni­té », pour les femmes, selon Michelet, c’est donc être épouse et mère de l’homme, au sein de la famille. On peut y voir une véri­table construc­tion théo­rique de l’impossibilité de l’amitié entre femmes, autant que du fémi­nisme, d’une lutte col­lec­tive des femmes pour l’égalité. Les sœurs, et les expé­riences de soro­ri­tés ont ten­té, à l’inverse, de créer des espaces où il n’y avait pas de média­tion mas­cu­line. La non-mixi­té est encore uti­li­sée dans cer­tains mou­ve­ments, ou à cer­tains moments pré­cis d’une lutte, comme un moyen de libé­ra­tion (des habi­tudes, des domi­na­tions…). Être entre femmes, c’était, par exemple pour les sœurs du début des années 1970, à la fois un moyen de s’affranchir d’une tutelle, et de trou­ver (ou retrou­ver) une expé­rience jamais culti­vée, entra­vée. C’était aus­si se don­ner la pos­si­bi­li­té de se décou­vrir soi-même à tra­vers les autres. Mais les espoirs fon­dés sur cet idéal au début des années MLF ont rapi­de­ment été déçus… Très vite, les mili­tantes décèlent, sous cette volon­té de soro­ri­té, des luttes de pou­voir, des injonctions.

« L’égalité des sexes est une matrice de l’égalité tout court. Il n’est pas pos­sible de pen­ser l’égalité sans aus­si pen­ser l’égalité des sexes. »

L’histoire de la soro­ri­té, à par­tir des années 1980, est celle d’une remise en ques­tion : on réa­lise que cela masque d’autres formes de vio­lences et de domi­na­tions, que ce serait un concept bour­geois et blanc. (Marx disait quelque chose de simi­laire à pro­pos de la fra­ter­ni­té.) Il me semble néan­moins que cette idée de lutte soro­rale col­lec­tive reste inté­res­sante, aus­si parce qu’elle laisse entendre qu’il y aurait encore quelque chose d’autre à construire. Même si ce n’est pas parce qu’il y a un groupe de femmes qu’il y a sororité.

Malgré tout, on peut obser­ver aujourd’hui que dans les milieux mili­tants de sou­tien aux mino­ri­tés (des luttes LGBTQ à celles des sans-papiers, entre autres), des fémi­nistes — socia­listes, radi­cales — sont pré­sentes, cher­chant à faire cause com­mune, à pen­ser les injus­tices comme des méca­nismes com­muns. Il y a cette volon­té, par­fois com­pli­quée, de conver­gence des luttes…

… Bien sûr. En fait, l’égalité des sexes est une matrice de l’égalité tout court. Et il n’est pas pos­sible de pen­ser l’égalité sans aus­si pen­ser l’égalité des sexes. Cela sup­pose d’interroger l’égalité non pas seule­ment dans la socié­té poli­tique, dans le tra­vail (ce qui est déjà une ques­tion de taille). Cela sup­pose de ques­tion­ner la construc­tion de la socié­té poli­tique au regard de la famille, la ques­tion de la sexua­li­té, la ques­tion de l’enfance, aus­si. Donc, la ques­tion de l’école. Les débats autour du mariage homo­sexuel ont d’ailleurs aus­si tour­né autour de l’enfant, qui était un enjeu des débats. Les polé­miques autour des « ABCD de l’égalité », qui ont immé­dia­te­ment sui­vi, sou­le­vaient la ques­tion de l’égalité à l’école, et ont réac­ti­vé des inquié­tudes autour de l’éducation à la sexualité.

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À ce sujet, com­ment pour­rait-on envi­sa­ger une édu­ca­tion féministe ?

Il faut d’abord faire la dis­tinc­tion entre édu­ca­tion fémi­niste et édu­ca­tion au fémi­nisme. Si on parle d’éducation au fémi­nisme, on fait du dog­ma­tisme. On ne peut pas défi­nir par avance quels doivent être les conte­nus de l’émancipation ! D’autant que l’émancipation est tou­jours rela­tive à une situa­tion anté­rieure. Elle est tou­jours col­lec­tive et dépend de condi­tions concrètes. Ensuite, il me semble qu’une édu­ca­tion fémi­niste inter­ro­ge­rait le type de lien créé entre les élèves. Et qu’une édu­ca­tion à l’égalité devrait avant tout poser la ques­tion de l’organisation de l’école, comme lieu de vie. Plus que la pro­po­si­tion d’un conte­nu, il s’agit de pen­ser ce que des cher­cheurs nomment la « forme sco­laire » (Guy Vincent). Comment doit-on construire l’école ? On peut la pen­ser comme un lieu de vie, comme une « mai­son des enfants », comme le pro­po­sait Maria Montessori. C’est-à-dire un lieu où les enfants sont auto­nomes et par­tagent les tâches d’une vie en com­mun. Ce n’est pas un conte­nu mais une orga­ni­sa­tion concrète qui per­met­trait de créer les condi­tions pour ce qui res­sem­ble­rait à une édu­ca­tion fémi­niste, une édu­ca­tion à l’égalité, au vécu de l’égalité. C’est une pro­po­si­tion plus radi­cale, et aus­si plus dif­fi­cile à réaliser.

Entre la famille et l’éducation à l’école, où pla­cer les mères ? Comment pen­ser une mater­ni­té fémi­niste et la mater­ni­té dans le champ politique ?

Pour Madeleine Pelletier, une fémi­niste du début du XXe siècle, les mères sont essen­tielles dans la construc­tion de l’égalité, et dans une édu­ca­tion fémi­niste, jus­te­ment. Au moment de la Révolution, on laisse une place poli­tique nou­velle (quoiqu’extérieure au strict fonc­tion­ne­ment poli­tique) aux mères. Les mères édu­ca­trices, à par­tir du XVIIIe, puis sur tout le XIXe, sont une matrice pos­sible de l’égalité, puisqu’elles per­mettent aux femmes d’investir, notam­ment, le champ de l’éducation. La mater­ni­té n’est donc pas tou­jours syno­nyme d’assignation, même si c’est sou­vent de manière para­doxale, ou hié­rar­chi­sée. Car elle est une pos­ture puis­sante, qui peut aus­si être un pis-aller, ou une fuite. Investir la mater­ni­té de manière fémi­niste c’est for­cé­ment inter­ro­ger ce que l’on peut en faire poli­ti­que­ment et phi­lo­so­phi­que­ment (ce qu’ont amor­cé les saint-simo­niennes par exemple). Et ce sont des choses très concrètes : le par­tage des temps et des tâches, l’interchangeabilité des fonc­tions entre pères et mères. Ce peut être, enfin, inter­ro­ger le rap­port à la domes­ti­ca­tion des corps, en par­ti­cu­lier des corps des femmes. Et cela n’a pas seule­ment lieu dans la sexua­li­té, mais aus­si dans l’accouchement. Certaines femmes choi­sissent ain­si, mal­gré la péri­du­rale, qui était une avan­cée pour les femmes, d’accoucher de manière non médi­ca­li­sée. Conservatisme, ou éman­ci­pa­tion ? C’est en tout cas une inter­ro­ga­tion sur le sens que les femmes peuvent don­ner à cette expé­rience de la mater­ni­té. Et une inter­ro­ga­tion sur le sens col­lec­tif qu’on lui donne.

« Investir la mater­ni­té de manière fémi­niste c’est inter­ro­ger ce que l’on peut en faire poli­ti­que­ment et phi­lo­so­phi­que­ment. Et ce sont des choses très concrètes : le par­tage des temps et des tâches, l’interchangeabilité des fonc­tions entre pères et mères. »

Engager cette réflexion sur la soro­ri­té ne risque-t-il pas d’es­sen­tia­li­ser de nou­veau les femmes dans une iden­ti­té res­treinte, voire traditionnelle ? 

Le fémi­nisme est néces­sai­re­ment sur un fil. On peut choi­sir l’option du neutre, et l’effacement de tout ce qui relève des anciennes carac­té­ri­sa­tions de « la femme ». Le neutre peut ser­vir à effa­cer les dis­cri­mi­na­tions. Mais il risque d’effacer aus­si la pro­messe d’une révo­lu­tion, d’autre chose que le modèle tra­di­tion­nel mas­cu­lin (dans une forme de ren­ver­se­ment). Il pose éga­le­ment la redou­table ques­tion du sym­bo­lique. L’autre option, celle d’une par­ti­cu­la­ri­té des femmes qui amè­ne­rait à l’universel, est encore plus pro­blé­ma­tique. Là, on s’enferme de nou­veau dans une iden­ti­té pré­pro­gram­mée. Se pla­cer sur un fil, entre les deux, est une posi­tion dif­fi­cile à tenir — mais, je pense, féconde. Geneviève Fraisse parle du sexe comme une « caté­go­rie vide », c’est-à-dire comme un opé­ra­teur, théo­rique et pra­tique, mais vide de conte­nu, vide d’identité, si l’on veut. En s’ancrant dans le sexe fémi­nin — on pour­rait dire aus­si ici le genre — la soro­ri­té ren­verse la vapeur et entend faire de l’oppression une libé­ra­tion. Les « sœurs » vont ain­si, par exemple dans les pre­mières années du MLF, mettre volon­tai­re­ment en avant le domes­tique, la vie même ; elles pro­posent de faire du bruit, d’exagérer, de manier l’humour et la déri­sion — et d’en faire du poli­tique ! Et elles se retrouvent sur une lutte com­mune, ponc­tuelle, qui unit, pour un temps, des êtres d’horizons divers. La soro­ri­té ne dure pas dans le temps car les diver­gences de classes et d’intérêts entre femmes sont réelles. Voilà pour­quoi faire quelque chose de poli­tique des rela­tions entre femmes aujourd’hui est encore sub­ver­sif. C’est loin d’être une évi­dence. Dire « soro­ri­té », avec les pré­cau­tions que je viens d’énoncer, cela signi­fie aus­si contre­dire toute une orga­ni­sa­tion sociale et poli­tique fon­dée sur le couple (l’âme-sœur, dit Alexandra Kollontaï), couple cou­pé de la soli­da­ri­té col­lec­tive et politique.

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De quelle manière cela pour­rait-il ali­men­ter le com­bat d’é­man­ci­pa­tion et ses modes d’organisation ? Comment inté­grer le fait que les oppres­sions et les expé­riences des femmes sont toutes particulières ?

La fra­ter­ni­té recouvre des ques­tions de soli­da­ri­té concrète, d’entre-soi et de conni­vence. Parler de fra­ter­ni­té, c’est mettre le doigt sur cet entre-soi, sur des formes de coop­ta­tions qui s’effectuent de manière non-mixte. On n’est donc pas seule­ment dans les liens publics, conven­tion­nels entre citoyens, on est aus­si ici dans l’intime et dans la rela­tion. Interroger la fra­ter­ni­té, c’est éga­le­ment abor­der ces aspects : le rôle de l’amitié, de l’entre-soi dans les par­tis poli­tiques, de ses consé­quences — y com­pris dans les prises de déci­sions. La soro­ri­té, pour sa part, ne parle pas seule­ment de soli­da­ri­té entre femmes : elle dit aus­si que le lien entre femmes est mou­vant, plu­riel. Le pre­mier mou­ve­ment col­lec­tif fémi­niste, en France, se consti­tue dans les années 1830, ce sont les saint-simo­niennes, que l’on a déjà évo­quées. Pour elles, dire « Nous sommes toutes sœurs » signi­fie : nous avons toutes un objec­tif, une flamme com­mune, mais nos moda­li­tés d’y par­ve­nir peuvent être dif­fé­rentes, à la fois indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment. Concrètement par­lant, les saint-simo­niennes écrivent un jour­nal, auto­fi­nan­cé, indé­pen­dant de toute tutelle intel­lec­tuelle, et choi­sissent de réflé­chir col­lec­ti­ve­ment au sta­tut des femmes. Elles sont ouvrières, lin­gères, cou­tu­rières. Elles décident de prendre en main leur propre sort et de réflé­chir ensemble (la mater­ni­té phi­lo­so­phique est très pré­sente) aux voies d’émancipation qui sont pos­sibles pour elles. Elles écrivent des articles, pro­posent à leurs lec­trices d’en écrire, ouvrent leurs colonnes à des femmes venant d’autres pays. Ces articles sont par­fois contra­dic­toires, et elles en dis­cutent. Le titre de la revue change tout le temps. Leur union est donc mou­vante, pra­ti­que­ment par­lant. On trouve quelque chose de simi­laire dans les débuts du MLF, qui se vou­lait d’ailleurs un « mou­ve­ment », contre toute idée de « par­ti ». La soro­ri­té, ce n’est donc pas la fra­ter­ni­té, et les sœurs du MLF ne vou­laient abso­lu­ment pas faire comme les frères. Il n’y a pas de ligne poli­tique pro­po­sée une fois pour toutes, mais un tâton­ne­ment presque expé­ri­men­tal. Par exemple, les groupes de parole, qui visaient à ce que les femmes se découvrent, par­tagent leurs expé­riences, et découvrent l’amour, l’amitié entre femmes. « Ce n’est pas la femme qu’il s’agit de libé­rer, mais toutes les femmes […] et pour cha­cune l’oppression a des formes par­ti­cu­lières », dit le numé­ro zéro du Torchon Brûle, en 1971. La soro­ri­té est donc à la fois union et conflit : puisque des femmes, il y en a dans tous les milieux, dans toutes les classes. L’union des femmes ne peut donc être que mou­vante, et fonc­tion­nant de manière ponc­tuelle, discontinue.

« Comment édu­quer à la liber­té et à l’égalité dans un lieu qui est mar­qué par l’inégalité et la hié­rar­chie ? Elle plaide donc pour que la famille devienne un lieu démocratique. »

Il me semble que l’on peut encore apprendre de ces mou­ve­ments. Par exemple, les saint-simo­niennes sont pour une forme de liber­té sexuelle et disent en même temps que l’on ne peut pas impo­ser la liber­té sexuelle. Chacune, en fonc­tion de sa classe, de son his­toire, de son vécu se débrouille avec ce qu’elle est et avec les objec­tifs d’égalité et de liber­té. Aujourd’hui, dans un monde com­plexe, « pro­blé­ma­tique », écri­rait le phi­lo­sophe de l’é­du­ca­tion Michel Fabre, c’est assez par­lant. Face à des ins­ti­tu­tions qui ne sont plus claires et à l’absence de mots d’ordre, on se débrouille pour essayer de se frayer un che­min qui res­semble à de l’émancipation.

Johanna Brenner, dont nous avions récem­ment tra­duit un texte (« The Promise of Socialist Feminism »), appelle à se pen­cher sur le fémi­nisme des XX et XXIème siècles et à « dépla­cer sa théo­rie et ses pra­tiques des marges vers le centre de la gauche radi­cale », pour construire un socia­lisme neuf. Qu’en pensez-vous ?

Le socia­lisme, l’anarchisme, dans leurs diver­si­tés, ont pu fon­der leur sys­tème sur l’inégalité des sexes (lire, pour s’en assu­rer, cette fameuse lettre de Joseph Déjacque adres­sée à Proudhon) ou hié­rar­chi­ser les prio­ri­tés entre la lutte des classes et l’égalité des sexes. Or les textes ne disent pas tou­jours cela. Par exemple, Engels, dans L’Origine de la famille, de la pro­prié­té pri­vée et de l’État (1884), croise expli­ci­te­ment la ques­tion de la repro­duc­tion, de la famille et de l’égalité des sexes avec les ques­tions poli­tiques. Le MLF dit clai­re­ment que la domi­na­tion mas­cu­line et la « socié­té bour­geoise » et capi­ta­liste vont de pair. Les ques­tions de l’égalité des sexes, de la repro­duc­tion et de la famille ne sont pas des ques­tions poli­tiques exté­rieures ou péri­phé­riques. Il faut les rame­ner au cœur. Regardons les posi­tions poli­tiques conser­va­trices, comme celles des « anti-genre » : eux aus­si pré­tendent qu’ils sont pour l’égalité des sexes. L’égalité des sexes semble alors deve­nir une forme de consen­sus mou, ou de ver­nis posé sur la pen­sée poli­tique. Au contraire : si on remet l’égalité des sexes au cœur des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques, on ver­ra que les cli­vages ne sont pas si brouillés que cela. Récemment, j’ai relu un texte de la fémi­niste Maria Deraismes, « Les droits de l’enfant » (il date de 1876), dans lequel elle lie droits des femmes et droits de l’enfant, au sein de la famille. Son argu­ment est celui-ci : com­ment serait-il pos­sible d’élever un citoyen libre dans une famille où il y a une forme d’esclavage, où il n’y a pas de liber­té ? Comment édu­quer à la liber­té et à l’égalité dans un lieu qui est mar­qué par l’inégalité et la hié­rar­chie ? Elle plaide donc pour que la famille devienne un lieu démo­cra­tique. S’interroger sur la démo­cra­tie, c’est donc aus­si s’interroger sur la famille et son fonc­tion­ne­ment. Aujourd’hui, la famille est bien plus éga­li­taire. Mais il reste encore à s’interroger sur ce qu’on fait concrè­te­ment des liens fami­liaux en poli­tique ! Donc, concrè­te­ment, cela signi­fie que la poli­tique doit pou­voir prendre en compte la coexis­tence ou la coha­bi­ta­tion des dif­fé­rentes facettes d’une même per­sonne. Que fai­sons-nous du fait d’être parent, par exemple ? Ces ques­tions très concrètes ne doivent pas être consi­dé­rées comme un à‑côté, dans une vision que l’on pour­rait qua­li­fier de mas­cu­line tra­di­tion­nelle. C’est une ques­tion théo­rique, autant que pra­tique. Tout comme le fémi­nisme doit se poser de manière plus sérieuse la ques­tion de la mater­ni­té, la poli­tique doit se poser la ques­tion de ce que l’on fait de la famille et de ce qu’il s’y passe : les contraintes, mais aus­si les liens.


Photographies de Maya Mihindou, pour Ballast


REBONDS 

☰ Lire notre article « Quand les élites mon­diales récu­pèrent le fémi­nisme » (tra­duc­tion), H. Eisenstein, sep­tembre 2015
☰ Lire notre article « Pour un fémi­nisme socia­liste » (tra­duc­tion), J. Brenner, août 2014
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis, « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Clémentine Autain, « Rendre au fémi­nisme son tran­chant », février 2015

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