Marisa Matias : « Beaucoup de démocratie sans pouvoir ne veut rien dire »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Bruxelles. La dépu­tée por­tu­gaise Marisa Matias nous a don­né ren­dez-vous dans son bureau, au Parlement euro­péen. Nous pas­sons sous la ban­nière bleue étoi­lée. Contrôle de sécu­ri­té. L’envers du décor balaie la charge sym­bo­lique que l’on pour­rait prê­ter à pareil lieu : des cou­loirs et des murs gris. Croulant sous le tra­vail, la can­di­date du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) à la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle nous reçoit cha­leu­reu­se­ment. Elle allume une ciga­rette. Son score est « his­to­rique », comme le dit l’u­sage. Que veut — et peut — la diplô­mée en socio­lo­gie pour le Portugal et l’Europe, au len­de­main de la débâcle Syriza ? Est-ce vrai­ment pos­sible, de l’in­té­rieur, de tenir tête aux institutions ?


Vous avez obte­nu, en tant que can­di­date du Bloc de gauche, un score de 10,12 %. Qu’est-ce qu’un tel score repré­sente pour vous, pour le par­ti et pour le Portugal ? 

Ce sont trois ques­tions dif­fé­rentes. Je ne suis pas capable de sépa­rer le niveau per­son­nel du niveau col­lec­tif car c’é­tait une stra­té­gie com­mune ; la volon­té d’être can­di­date n’est pas venue de moi : nous avons d’a­bord eu une dis­cus­sion sur la pos­si­bi­li­té d’a­voir un can­di­dat repré­sen­tant le par­ti — il y a eu des réunions durant trois mois. On a essayé d’en avoir un seul pour la gauche mais ça n’a pas été pos­sible. On s’est fina­le­ment retrou­vés avec dix can­di­dats ! Du point de vue du par­ti, je ne sais pas ce que ce score repré­sente, mais je pense qu’il est le sym­bole du chan­ge­ment que l’on vit actuel­le­ment au Portugal. Je ne sais pas exac­te­ment quelle direc­tion ce chan­ge­ment va prendre, parce qu’il a sur­tout com­men­cé depuis les élec­tions natio­nales et légis­la­tives : une majo­ri­té très large (62 %) de gens avait voté pour les par­tis alter­na­tifs, face à la coa­li­tion de droite qui était au gou­ver­ne­ment et appli­quait le mémo­ran­dum de la Troïka. Mais un can­di­dat très fort a fina­le­ment gagné. On a alors déci­dé, pour la pré­si­den­tielle, de la pos­si­bi­li­té d’a­voir une can­di­da­ture unique pour l’en­semble de la gauche… Seulement, il aurait fal­lu avoir plu­sieurs can­di­dats pour mul­ti­plier les chances d’être pré­sents au second tour, parce qu’à la fin, c’est le can­di­dat de droite qui a gagné [Marcelo Rebelo de Sousa, ndlr] — ça, c’est la mau­vaise par­tie ! Mais il a com­men­cé avec 70 % des inten­tions de vote, avant de ter­mi­ner avec 52 %. C’était un pro­ces­sus très inté­res­sant. Pour le par­ti, je pense que c’é­tait la confir­ma­tion de ce qui lui était arri­vé aux élec­tions légis­la­tives, parce que nous avons connu des périodes très dif­fi­ciles (sur­tout de 2011 à 2014). Nous avons eu des divi­sions internes, des gens sont par­tis… C’était, pour le par­ti et pour nous-mêmes, un chan­ge­ment stra­té­gique fon­da­men­tal de n’être pas seule­ment un par­ti d’op­po­si­tion, mais aus­si un par­ti qui pose des ques­tions cli­vantes. Nous avons eu la pos­si­bi­li­té de prou­ver aux autres par­tis que nous étions prêts à pro­po­ser une solu­tion contre l’aus­té­ri­té et à tra­cer un che­min dif­fé­rent au Portugal – parce que les quatre der­nières années ont vrai­ment été des­truc­trices : pas seule­ment pour l’é­co­no­mie, mais aus­si pour les familles. Le taux d’é­mi­gra­tion a été le même que pour la période des années 1960 – sous la dic­ta­ture –, ajou­té à celui de la période de la guerre coloniale.

« La majo­ri­té du peuple por­tu­gais pen­sait que nous étions cou­pables de tout ce qui s’é­tait pas­sé, qu’il fal­lait payer la dette, etc. »

Aux élec­tions légis­la­tives, beau­coup de gens ont voté pour les alter­na­tives. Pas seule­ment parce que les gens sont deve­nus de gauche du jour au len­de­main, mais parce qu’ils étaient fati­gués : c’é­tait un vote de pro­tes­ta­tion. Ce qui s’est pas­sé lors des pré­si­den­tielles était la confir­ma­tion qu’un nou­vel espace exis­tait, pas seule­ment un espace de pro­tes­ta­tion, mais un espace de « conso­li­da­tion » poli­tique. Beaucoup de gens qui étaient en dehors du sys­tème poli­tique depuis trente ou trente-cinq ans — ou qui n’a­vaient jamais voté — ont com­men­cé à voter. Je ne peux pas dire ce qu’il va se pas­ser, mais je pense qu’on vit désor­mais un chan­ge­ment de point de vue. Pas seule­ment en terme poli­tique, mais aus­si à échelle sociale et socié­tale. La droite avait gagné la bataille du « sens com­mun » ; la majo­ri­té du peuple por­tu­gais pen­sait que nous étions cou­pables de tout ce qui s’é­tait pas­sé, qu’il fal­lait payer la dette, etc. Mais on com­mence à rega­gner cette bataille. Même si je ne sais pas com­ment cela va se pas­ser, parce qu’il y a une pres­sion très forte de la part des ins­ti­tu­tions euro­péennes. D’un point de vue per­son­nel, c’é­tait un défi très inté­res­sant et une tâche impos­sible… Mais je suis tou­jours inté­res­sée par les tâches impos­sibles ! Pour les choses faciles, il y a déjà un tas de gens dis­po­nibles ! (rires) Même les médias avaient déci­dé qu’il n’y avait que trois can­di­dats réels – quant aux sept autres, dont je fai­sais par­tie, nous n’é­tions que des figu­rants ! À la fin, ils se sont trom­pés, et j’en étais très contente… La pres­sion média­tique était res­tée très forte, et elle sou­te­nait en conti­nu la logique des ins­ti­tu­tions euro­péennes de ces quatre der­nières années. On ver­ra ce qu’il va se passer…

Vous par­lez des ins­ti­tu­tions euro­péennes, de la pres­sion de Bruxelles et du gou­ver­ne­ment de ces quatre der­nières années. Le début du plan d’aus­té­ri­té date de mai 2011. Cinq ans plus tard, com­ment se porte le Portugal ?

Le plan d’aus­té­ri­té a sur­tout com­men­cé avec le mémo­ran­dum de la Troïka et l’ex­cuse que nous avions une dette très éle­vée, qu’il fal­lait payer. En 2011, nous par­lions d’une dette publique de 90 % du PIB. Aujourd’hui, elle est à 132 %. Elle a été uti­li­sée comme excuse pour appli­quer toutes les réformes struc­tu­relles orien­tées vers les mar­chés, et les réformes du mar­ché du tra­vail, vers la pri­va­ti­sa­tion des ser­vices et des biens publics — entraî­nant de la pré­ca­ri­té et la des­truc­tion de l’État social. On a presque tout per­du : la Poste, les com­pa­gnies d’élec­tri­ci­té et de dis­tri­bu­tion d’éner­gie… Tout ceci a été pri­va­ti­sé. Les trans­ports éga­le­ment, quoique par­tiel­le­ment car ce pro­ces­sus a été stop­pé après les élec­tions. C’est sur­tout la dette qui a été ren­due insou­te­nable. Le défi­cit n’é­tait jamais contrô­lé mais des chiffres ont été pré­sen­tés pour dire : « Ok, ça marche, on peut main­te­nir les objec­tifs qui ont été négo­ciés avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes. » Mais ce n’est pas vrai ! Il n’y a eu aucun objec­tif négo­cié qui a été accom­pli : le défi­cit n’a pas été contrô­lé et la dette n’a pas bais­sé. C’est tout le contraire qui s’est passé.

(DR)

Il a été dit à l’o­pi­nion publique qu’il avait fal­lu four­nir des efforts afin d’ar­ri­ver à cette « solu­tion ». Quels sont les chiffres mis en avant pour jus­ti­fier le « suc­cès » de leur pro­gramme ? Ils disent que la balance com­mer­ciale est posi­tive. C’est vrai. Mais c’est posi­tif car nous avons connu une dimi­nu­tion très forte des impor­ta­tions, pour la simple et bonne rai­son que les gens n’a­vaient même pas d’argent pour man­ger, pour le plus basique… La pau­vre­té a aug­men­té dans une pro­por­tion jamais atteinte depuis que nous connais­sons la démo­cra­tie ! Un tiers des enfants fait face à des pro­blèmes de pau­vre­té. Le chô­mage a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té… Et ce ne sont jamais les chiffres du chô­mage réel car il y a tou­jours des manœuvres sta­tis­tiques pour ne pas mon­trer les vrais — sur­tout chez les moins de 25 ans, où il se situe autour de 40 %. Il y a 500 000 per­sonnes qui sont par­ties du pays en deux ans (2012–2013). Le gou­ver­ne­ment dit, satis­fait : « Nous avons plus d’ex­por­ta­tion. » Ce qui veut dire que nous sommes entrés dans le mar­ché de la com­pé­ti­tion glo­bale. On le sait tous, ça, mais pour la vie des gens, c’é­tait un désastre, une catas­trophe. Raison pour laquelle, lors de l’é­lec­tion de 2015, toute la droite réunie a seule­ment obte­nu 38 % des voix — quand bien même était-ce la coa­li­tion gagnante, la grande majo­ri­té du peuple ne vou­lait pas conti­nuer ainsi…

Poursuivons sur ce nou­veau gou­ver­ne­ment por­tu­gais, com­po­sé du Parti socia­liste et de par­tis poli­tiques indé­pen­dants, mais avec le sou­tien par­le­men­taire — sans par­ti­ci­pa­tion, donc, du Parti com­mu­niste, du Bloc de gauche ni des Verts. Il vient de pro­po­ser un nou­veau bud­get pour 2016. Comment a réagi Bruxelles ?

« La pau­vre­té a aug­men­té dans une pro­por­tion jamais atteinte depuis que nous connais­sons la démocratie ! »

Ce fut un pro­ces­sus très dif­fi­cile. Mais Bruxelles a fini par accep­ter, après négo­cia­tions. Le plus impor­tant, c’est que les salaires, les pen­sions et la recons­truc­tion de l’État social ont été inclus. Il y a cepen­dant des choses qui nous ont été impo­sées par Bruxelles afin d’ac­cep­ter ce bud­get. Je dois dire, très per­son­nel­le­ment, qu’une de ces impo­si­tions me convient : l’aug­men­ta­tion des impôts sur les com­bus­tibles (l’es­sence). Évidemment, ceci a été uti­li­sé par l’op­po­si­tion de droite pour dire qu’il y avait une aug­men­ta­tion des impôts à un niveau jamais vu ! Cette mesure ne me pose pas de pro­blème car il faut que l’on prenne une voie dif­fé­rente en matière de déve­lop­pe­ment. Même pour la TVA : nous avons été capables de la réduire pour les pro­duits de pre­mière néces­si­té, mais Bruxelles n’a pas accep­té, pour le reste… Il y a eu, disons, une dis­cus­sion dif­fi­cile dont nous avons accep­té l’is­sue car nous avons, notam­ment, su conso­li­der et aug­men­ter les salaires (le salaire mini­mum, très proche du salaire moyen, était de 480 euros en 2014 ; il est aujourd’­hui à 505 et nous visons les 600 euros pour 2018) ain­si que les pen­sions des plus âgés (très basses) ; nous avons su obte­nir une réduc­tion indi­recte des impôts sur le tra­vail (un chan­ge­ment de fis­ca­li­té qui pro­fite aux sala­riés). Aussi, nous avons obte­nu un redé­ploie­ment dans le sec­teur de la san­té (mala­dies chro­niques, neu­ro­lo­giques, han­di­ca­pés, HIV, dia­bète, can­cers, san­té men­tale…) ou dans celui des pom­piers. Il y a main­te­nant une vraie pro­tec­tion. Avant 2011, le Portugal pos­sé­dait le meilleur ser­vice natio­nal de san­té en Europe, voire dans le monde. Mais il y a eu beau­coup de busi­ness afin d’ef­fec­tuer des par­te­na­riats public-pri­vé : les coûts des soins de san­té ont lar­ge­ment aug­men­té pour les gens et leur famille. Sans par­ler du manque de méde­cins… Nous essayons à pré­sent, avec ce bud­get, de récu­pé­rer ce qui est pos­sible. Nous avons éga­le­ment éli­mi­né cer­taines exemp­tions fis­cales — les fonds immo­bi­liers, par exemple. Ce fut, pour moi, une sur­prise que Bruxelles ne s’y oppose pas. On a aus­si gagné en ce qui concerne l’ar­rêt des expul­sions des gens de leur mai­son. C’était une situa­tion ter­rible ! Tu pou­vais perdre ta mai­son mais tu devais conti­nuer de payer le cré­dit ! Il y a évi­dem­ment des élé­ments néga­tifs… mais nous avons, je le redis, obte­nu l’es­sen­tiel. Bruxelles n’a pas blo­qué direc­te­ment, sauf sur la ques­tion de la réduc­tion des contri­bu­tions des patrons et la sécu­ri­té sociale des salaires les plus bas.

Pablo Iglesias, Marisa Matias et Jean-Luc Mélenchon (© Stéphane Burlot)

Une fois qu’un tel accord est signé, quelle est la marge de manœuvre des gou­ver­ne­ments natio­naux devant Bruxelles et, plus lar­ge­ment, la Troïka ? 

C’est vrai­ment le cœur du pro­blème. Car ça dépend du pays ! De son poids éco­no­mique, de la dis­po­ni­bi­li­té de chaque pays à mettre en place des réformes struc­tu­relles ou non. Mais ça dépend sur­tout de l’op­tion idéo­lo­gique de la com­mis­sion euro­péenne. On dit qu’il y a des pro­grammes et des objec­tifs com­muns… Mais ça n’existe pas ! Si on regarde, par exemple, les indi­ca­tions de la Commission euro­péenne don­nées pour des pays comme le Portugal, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, la France ou l’Autriche, on voit bien qu’il y a des recom­man­da­tions spé­ci­fiques. Parce qu’il y a des pro­blèmes spé­ci­fiques, parce qu’il y a des pro­blèmes asso­ciés au Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance. Mais quand nous regar­dons tout ceci de près, il est clair qu’il n’y a aucun cri­tère solide ! Le trai­te­ment est tota­le­ment inégal. Lorsque j’é­coute la Commission euro­péenne expli­quer qu’il faut suivre les règles, je me pose la ques­tion : quelles règles ? C’est peut-être écrit sur le papier, mais ça n’existe pas : c’est tota­le­ment discrétionnaire.

Et dans les faits, c’est quoi ? C’est idéologique ?

Oui. C’est vrai­ment une ligne idéologique.

Il faut consi­dé­rer le cas de chaque pays, alors ?

« Il faut donc avoir des gou­ver­ne­ments qui entrent en confron­ta­tion directe et sys­té­ma­tique avec les ins­ti­tu­tions européennes. »

Oui. Il y a un dis­cours qui dit : « Il y a une ligne tech­nique pour faire fonc­tion­ner l’é­co­no­mie, les socié­tés… » Dans les faits, ce n’est pas vrai : c’est une ligne idéo­lo­gique et ça dépend de chaque pays. Regardons ce qui se passe en ce moment avec le Brexit : je suis d’ac­cord quand la Commission dit qu’il importe de res­pec­ter la volon­té démo­cra­tique d’un peuple et qu’il faut négo­cier, mais je ne le suis pas avec les termes de la négo­cia­tion ! S’il y a un chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, s’il y a un par­ti qui gagne avec une pro­po­si­tion dif­fé­rente, c’est enten­du, il faut négo­cier — car il y a des cultures dif­fé­rentes et des contextes dif­fé­rents (tu ne peux pas avoir une seule recette pour tous les pays, indé­pen­dam­ment de la struc­ture éco­no­mique et sociale de cha­cun d’entre eux). Il faut donc avoir des gou­ver­ne­ments qui entrent en confron­ta­tion directe et sys­té­ma­tique avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes. Cela ne revient pas à dire que je ne veux pas de l’Union européenne.

Ça dépend de quelle Union euro­péenne, aussi…

Bien sûr. Être euro­péen ou euro­péiste, ce n’est pas la même chose que d’être euros­tu­pide ! Je suis coor­di­na­trice, dans notre groupe par­le­men­taire, de la com­mis­sion des affaires éco­no­miques et moné­taires, et vice-pré­si­dente de la com­mis­sion Taxe — une com­mis­sion spé­ciale pour les res­crits fis­caux (pour tout ce qui concerne Swiss leaks, la fraude fis­cale, l’é­va­sion fis­cale, etc.). Il existe un agen­da idéo­lo­gique mais pas de règles, pas de cri­tères, pas d’ob­jec­tifs com­muns. Le pro­blème dont on parle se retrouve par exemple dans le cadre du semestre euro­péen : il y a un pro­blème avec les « recom­man­da­tions spé­ci­fiques » à chaque pays parce que ce ne sont pas des recom­man­da­tions et qu’elles ne sont pas spé­ci­fiques… C’est quand même un peu pro­blé­ma­tique ! (rires) Mais c’est bel et bien ce qui se passe ici. Regardez les pays « bons élèves » de l’Union euro­péenne ; ce sont ceux qui sont les plus fra­gi­li­sés ! Tout cela veut dire quelque chose.

Marisa Matias et Alexis Tsipras (© Stéphane Burlot)

Ce que vous venez de dire ramène exac­te­ment à ce qui s’est pas­sé avec Syriza. Vous par­liez de la confron­ta­tion entre les gou­ver­ne­ments natio­naux avec les ins­ti­tu­tions et de l’as­pect idéo­lo­gique des ins­ti­tu­tions. Comment vous et votre par­ti avez vécu cet épi­sode Syriza ? Quel bilan peut-on en tirer ?

J’ai des dif­fi­cul­tés à par­ler de « négo­cia­tions » parce que ce n’é­taient pas des négo­cia­tions mais du chan­tage. Il y avait même des pièges. Si on parle de négo­cia­tions, on est dans le sto­ry tel­ling géné­ré par les ins­ti­tu­tions euro­péennes. On a tous per­du — sur­tout le pro­jet euro­péen. Ce n’était pas seule­ment un défi pour le peuple de Grèce, c’é­tait un défi pour tous. J’espère qu’il existe une capa­ci­té (avec toutes les limi­ta­tions, les pro­blèmes et la per­pé­tua­tion de l’aus­té­ri­té en Grèce) et un espace pour une déso­béis­sance per­ma­nente, pour les pays qui sont dans cette situation.

Les ins­ti­tu­tions euro­péennes ont vou­lu faire un exemple avec Syriza : « Attention, si vous vou­lez faire comme eux, voi­là ce qui vous attend. »

Bien sûr.

Vous ne pen­sez pas qu’il y a eu rup­ture, à ce moment-là, dans l’i­dée euro­péenne ? Dans la manière dont les gens ont (re)considéré l’Europe ? 

« Il y a deux échecs de la poli­tique euro­péenne : la poli­tique moné­taire et l’aus­té­ri­té. Mais ce n’est pas à cause de la monnaie. »

Tout ceci a beau­coup contri­bué à démon­trer que l’Union euro­péenne n’existe pas comme union, ni comme pro­jet de soli­da­ri­té. Ce fut la preuve des cri­tiques que nous adres­sions depuis des années : on a pu voir sur grand écran, et en cou­leurs, ce qui se passe dans le cadre des « négo­cia­tions » ! Mais, d’un autre côté, tout ce pro­ces­sus a per­mis d’ou­vrir des fenêtres très inté­res­santes. Ce fut posi­tif, en matière de péda­go­gie poli­tique, quant au fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions et au pou­voir de quelques-unes d’entre elles. Par exemple, celui de la BCE et son com­por­te­ment durant ce pro­ces­sus. C’était l’ins­ti­tu­tion qui déte­nait le plus de pou­voir, mais sans aucun contrôle démo­cra­tique, sans aucune limi­ta­tion. Et quand on regarde les déci­sions qui ont été prises par la BCE dans chaque pays, il y a une déci­sion dif­fé­rente pour Chypre, pour le Portugal, pour la Grèce, pour l’Irlande… Dans le cas de la Grèce, c’é­tait la pire des situa­tions. La plus dif­fi­cile. C’était une pres­sion très forte.

Quel est votre rap­port à l’eu­ro ? Un plan B, comme Mélenchon ou Zoe Konstantopoulou ? Le mou­ve­ment DiEM de Varoufakis ? Une autre voie ?

Le DiEM est un pro­jet de nature fédé­ra­liste et j’ai beau­coup de dif­fi­cul­tés à l’ac­cep­ter, dans le contexte actuel. Mais il porte une demande de démo­cra­ti­sa­tion : on ne peut pas être contre — c’est impor­tant. Le plan B, pour la sor­tie de l’eu­ro, sou­lève un débat qui est ouvert. Quel est le contexte ? Il y a deux échecs de la poli­tique euro­péenne : la poli­tique moné­taire et l’aus­té­ri­té. Mais ce n’est pas à cause de la mon­naie. C’est le fait d’une poli­tique moné­taire qui n’a aucune ratio­na­li­té du point de vue éco­no­mique et poli­tique. Je pense que ce débat va conti­nuer, mais ces deux voies que vous citez posent des situa­tions très dif­fé­rentes, qui requièrent des solu­tions dif­fé­rentes. Il y a même des acteurs poli­tiques qui sont dans les deux ! Je ne suis pas contre la mul­ti­pli­ca­tion des mou­ve­ments — cela peut même être néces­saire. Mais je pré­fé­re­rais tou­jours qu’il y ait un front com­mun contre l’aus­té­ri­té. On fait tou­te­fois avec ce qu’on a et on tra­vaille comme on peut… Ce n’est pas seule­ment une ques­tion de démo­cra­tie mais de pou­voir. Voilà le vrai défi. Que le pou­voir appar­tienne de nou­veau aux gens, qu’il n’ap­par­tienne plus aux mar­chés finan­ciers. Ce qu’on contrôle est pour l’ins­tant minime. Il faut qu’on récu­père le pou­voir. Beaucoup de démo­cra­tie sans pou­voir ne veut rien dire.

(© Stéphane Burlot)

En France, sur ce sujet, le terme qui revient beau­coup est celui de « sou­ve­rai­ne­té ». Est-ce que ça vous parle ?

Oui. Il y a un débat entre les niveaux euro­péen et natio­nal qui est très impor­tant. Mais cela dépend aus­si de chaque pays : la ques­tion natio­nale au sein de l’État espa­gnol n’est pas com­pa­rable au cas fran­çais. Quand on parle de sou­ve­rai­ne­té euro­péenne, c’est un faux débat. Il y a des dimen­sions poli­tiques où l’é­chelle de déci­sion la plus démo­cra­tique est l’é­chelle natio­nale — et ce n’est pas du natio­na­lisme que de le pen­ser. Pas plus que ça n’est un appel à retour­ner à l’es­pace de l’État-nation. Nous n’au­rons jamais une vraie démo­cra­tie euro­péenne si nous n’a­vons pas une vraie démo­cra­tie natio­nale, régio­nale, locale, avec des mou­ve­ments sociaux très forts et des syn­di­cats… La démo­cra­tie ne passe pas seule­ment pas les par­tis poli­tiques. Il faut récu­pé­rer notre sou­ve­rai­ne­té ; la dis­tance entre les citoyens et les ins­ti­tu­tions qui existe en ce moment n’est pas sou­te­nable du point de vue d’un pro­jet col­lec­tif. Nous avons l’Union euro­péenne, nous avons l’es­pace Schengen (où des pays euro­péens ne sont pas pré­sents) nous avons la zone euro… C’est trop. Ce n’est pas com­pré­hen­sible, ni sou­te­nable. On ne peut pas accep­ter d’an­nu­ler l’es­pace natio­nal comme espace de par­ti­ci­pa­tion démocratique.

Quelle est la prio­ri­té ? L’émergence de mou­ve­ments sociaux à un niveau natio­nal ou le com­bat poli­tique contre l’aus­té­ri­té et les institutions ?

« On ne peut pas accep­ter d’an­nu­ler l’es­pace natio­nal comme espace de par­ti­ci­pa­tion démocratique. »

Les deux ! Mais il faut faire une chose que les mou­ve­ments pro­gres­sistes et la gauche ont oublié durant la der­nière décen­nie : être en phase avec la vie concrète des gens et avec leurs pro­blèmes concrets. Vraiment. Il faut récu­pé­rer cette connexion que nous avons per­due. Quelque chose de local et d’or­ga­nique avec les gens, le peuple. Le peuple est capable de par­ti­ci­per direc­te­ment à la solu­tion du problème.

La grande majo­ri­té du per­son­nel poli­tique au pou­voir n’a jamais connu la vie du peuple. Comment espé­rer qu’il puisse la com­prendre et prendre des déci­sions en notre faveur ?

C’est pour ça que je parle de récu­pé­rer le pou­voir et de redon­ner à la démo­cra­tie son sens pre­mier. Quand on regarde les gens qui sont au pou­voir, il est dif­fi­cile de trou­ver quel­qu’un qui connaît les dif­fi­cul­tés de la vie — c’est cer­tain. Je ne crois pas qu’une socié­té réel­le­ment démo­cra­tique puisse ne dépendre que des par­tis et des ins­ti­tu­tions. Tous les diri­geants poli­tiques ne sont pas comme Sarkozy ! Il faut ouvrir la capa­ci­té de récu­pé­rer et de par­ta­ger le pou­voir. Ça a été une ques­tion très per­ti­nente dans les élec­tions pré­si­den­tielles por­tu­gaises. Beaucoup de gens se sont recon­nus dans mon par­cours : les mêmes dif­fi­cul­tés dans la vie, la pau­vre­té, les pro­blèmes, le tra­vail très tôt… Si nous ne sommes pas capables de détruire cette concep­tion de la poli­tique comme un club pri­vé et fer­mé, on peut d’ores et déjà oublier tous nos grands plans stra­té­giques pour chan­ger le monde.

Est-ce que vous sen­tez comme un sou­bre­saut, avec Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, Bernie Sanders aux USA, Podemos en Espagne ? Sans oublier la pre­mière vague Syriza. Les médias domi­nants asso­cient insé­cu­ri­té éco­no­mique et natio­na­lisme : dans les pays les plus tou­chés, c’est le contraire qui semble se pro­duire. Un fenêtre paraît s’ouvrir.

Sans doute, oui. Il y a eu une période récente où les seules alter­na­tives étaient xéno­phobes, racistes et natio­na­listes. La gauche était morte. Il faut main­te­nant faire un vrai effort de mul­ti­pli­ca­tion de ces nou­velles formes d’ac­tion. On ouvre clai­re­ment une fenêtre… mais elle peut se refer­mer très rapi­de­ment ! Nous vivons des moments très dif­fi­ciles, mais aus­si très inté­res­sants. Ce sont dans les pays les plus affec­tés que les gens ont dit : « Non, on ne peut pas conti­nuer comme ça. » Les pays où le dis­cours néo­li­bé­ral et conser­va­teur a atteint un niveau excep­tion­nel connaissent aus­si cela, main­te­nant — comme le Royaume-Uni et les USA, en effet. J’espère que Sanders va gagner les pri­maires démo­crates. Ce serait un signal très fort. Ce sont les pays où le néo­li­bé­ra­lisme a vu le jour, où les indices de pau­vre­té sont très éle­vés — ceux de Reagan et de Thatcher. Jeremy Corbyn et Bernie Sanders étaient déjà, à l’é­poque, actifs dans les mou­ve­ments qui s’op­po­saient à ce néolibéralisme.

Marisa Matias et Pablo Iglesias (DR)

Cette « fenêtre » tra­duit le bas­cu­le­ment du « sens com­mun ». Les gens, même les plus dému­nis, com­mencent à se dire que la pau­vre­té n’est pas de leur faute, contrai­re­ment au récit domi­nant depuis quelques dizaines d’années.

Exactement. La capa­ci­té que Jeremy Corbyn et Bernie Sanders ont de gagner la confiance des gens, sur­tout des jeunes, est incroyable. Cela se passe aus­si au Portugal et en Grèce, pour des rai­sons dif­fé­rentes. Des gens qui n’ont jamais été inté­res­sés par la poli­tique rejoignent en ce moment des par­tis. Nous allons devoir faire face à d’é­normes pres­sions, en face, des­ti­nées à ce que cette évo­lu­tion ne fonc­tionne pas. Ce sera très dif­fi­cile et c’est pour cette rai­son qu’il faut demeu­rer dans une confron­ta­tion per­ma­nente avec les ins­ti­tu­tions. Je ne dis pas qu’il faut sor­tir de l’UE ou de l’eu­ro, même si ce sont des débats ouverts ; je dis que notre prio­ri­té est la confron­ta­tion constante. Il faut aller vers des chan­ge­ments plus durables. Les choses vont trop vite. Il faut conso­li­der nos mou­ve­ments pour qu’ils soient plus dif­fi­ciles à détruire. J’ai la volon­té, mal­gré le manque de temps, d’es­sayer d’ap­pro­fon­dir la ques­tion sui­vante : « Pourquoi, dans les pays du Sud, les peuples les plus affec­tés, ain­si que les pays dans les­quels le néo­li­bé­ra­lisme est né et est deve­nu l’i­déo­lo­gie prin­ci­pale, le vent du chan­ge­ment semble souf­fler dans le même sens ? »

Une crise plus large encore frappe les pays du monde entier : le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Vous avez tra­vaillé sur ce sujet durant des années. Cet enjeu inédit peut-il signi­fier le renou­veau d’un pro­ces­sus poli­tique, ame­ner toute une frange de la popu­la­tion à la politique ?

Sans aucun doute. Surtout après tous les faux accords et les fausses négo­cia­tions visant à « répondre » à la ques­tion envi­ron­ne­men­tale. Cela ren­force une mili­tance cri­tique chez les gens qui ne sont pas enga­gés sur d’autres ques­tions. Il n’y aura pas de véri­table chan­ge­ment sans que la ques­tion envi­ron­ne­men­tale n’y soit pré­sente. Il y a une autre ques­tion que l’on doit se poser. Chaque crise s’a­joute, se super­pose à une autre crise. Nous sommes désor­mais face à une vraie crise iden­ti­taire, via la ques­tion des réfu­giés. Identitaire, car la ques­tion de la natio­na­li­té et les ques­tions reli­gieuses rede­viennent des ques­tions cen­trales — jus­qu’a­lors oubliées. Ce sont des crises qui néces­sitent des réponses huma­ni­taires et envi­ron­ne­men­tales. Il doit y avoir un déclic qui peut — qui doit — nous conduire vers une socié­té meilleure. La lutte doit se glo­ba­li­ser et s’u­ni­fier. Les gens qui tra­vaillent sur la Palestine, par exemple, doivent com­prendre que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et la ques­tion des réfu­giés les concernent et font par­tie du même fléau. Le contraire est vrai : les envi­ron­ne­men­ta­listes doivent se poli­ti­ser. La glo­ba­li­té des luttes sociales est cruciale.


Portrait et ban­nière : © Stéphane Burlot


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