Entretien inédit pour le site de Ballast
Bruxelles. La députée portugaise Marisa Matias nous a donné rendez-vous dans son bureau, au Parlement européen. Nous passons sous la bannière bleue étoilée. Contrôle de sécurité. L’envers du décor balaie la charge symbolique que l’on pourrait prêter à pareil lieu : des couloirs et des murs gris. Croulant sous le travail, la candidate du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) à la dernière élection présidentielle nous reçoit chaleureusement. Elle allume une cigarette. Son score est « historique », comme le dit l’usage. Que veut — et peut — la diplômée en sociologie pour le Portugal et l’Europe, au lendemain de la débâcle Syriza ? Est-ce vraiment possible, de l’intérieur, de tenir tête aux institutions ?
Ce sont trois questions différentes. Je ne suis pas capable de séparer le niveau personnel du niveau collectif car c’était une stratégie commune ; la volonté d’être candidate n’est pas venue de moi : nous avons d’abord eu une discussion sur la possibilité d’avoir un candidat représentant le parti — il y a eu des réunions durant trois mois. On a essayé d’en avoir un seul pour la gauche mais ça n’a pas été possible. On s’est finalement retrouvés avec dix candidats ! Du point de vue du parti, je ne sais pas ce que ce score représente, mais je pense qu’il est le symbole du changement que l’on vit actuellement au Portugal. Je ne sais pas exactement quelle direction ce changement va prendre, parce qu’il a surtout commencé depuis les élections nationales et législatives : une majorité très large (62 %) de gens avait voté pour les partis alternatifs, face à la coalition de droite qui était au gouvernement et appliquait le mémorandum de la Troïka. Mais un candidat très fort a finalement gagné. On a alors décidé, pour la présidentielle, de la possibilité d’avoir une candidature unique pour l’ensemble de la gauche… Seulement, il aurait fallu avoir plusieurs candidats pour multiplier les chances d’être présents au second tour, parce qu’à la fin, c’est le candidat de droite qui a gagné [Marcelo Rebelo de Sousa, ndlr] — ça, c’est la mauvaise partie ! Mais il a commencé avec 70 % des intentions de vote, avant de terminer avec 52 %. C’était un processus très intéressant. Pour le parti, je pense que c’était la confirmation de ce qui lui était arrivé aux élections législatives, parce que nous avons connu des périodes très difficiles (surtout de 2011 à 2014). Nous avons eu des divisions internes, des gens sont partis… C’était, pour le parti et pour nous-mêmes, un changement stratégique fondamental de n’être pas seulement un parti d’opposition, mais aussi un parti qui pose des questions clivantes. Nous avons eu la possibilité de prouver aux autres partis que nous étions prêts à proposer une solution contre l’austérité et à tracer un chemin différent au Portugal – parce que les quatre dernières années ont vraiment été destructrices : pas seulement pour l’économie, mais aussi pour les familles. Le taux d’émigration a été le même que pour la période des années 1960 – sous la dictature –, ajouté à celui de la période de la guerre coloniale.
« La majorité du peuple portugais pensait que nous étions coupables de tout ce qui s’était passé, qu’il fallait payer la dette, etc. »
Aux élections législatives, beaucoup de gens ont voté pour les alternatives. Pas seulement parce que les gens sont devenus de gauche du jour au lendemain, mais parce qu’ils étaient fatigués : c’était un vote de protestation. Ce qui s’est passé lors des présidentielles était la confirmation qu’un nouvel espace existait, pas seulement un espace de protestation, mais un espace de « consolidation » politique. Beaucoup de gens qui étaient en dehors du système politique depuis trente ou trente-cinq ans — ou qui n’avaient jamais voté — ont commencé à voter. Je ne peux pas dire ce qu’il va se passer, mais je pense qu’on vit désormais un changement de point de vue. Pas seulement en terme politique, mais aussi à échelle sociale et sociétale. La droite avait gagné la bataille du « sens commun » ; la majorité du peuple portugais pensait que nous étions coupables de tout ce qui s’était passé, qu’il fallait payer la dette, etc. Mais on commence à regagner cette bataille. Même si je ne sais pas comment cela va se passer, parce qu’il y a une pression très forte de la part des institutions européennes. D’un point de vue personnel, c’était un défi très intéressant et une tâche impossible… Mais je suis toujours intéressée par les tâches impossibles ! Pour les choses faciles, il y a déjà un tas de gens disponibles ! (rires) Même les médias avaient décidé qu’il n’y avait que trois candidats réels – quant aux sept autres, dont je faisais partie, nous n’étions que des figurants ! À la fin, ils se sont trompés, et j’en étais très contente… La pression médiatique était restée très forte, et elle soutenait en continu la logique des institutions européennes de ces quatre dernières années. On verra ce qu’il va se passer…
Vous parlez des institutions européennes, de la pression de Bruxelles et du gouvernement de ces quatre dernières années. Le début du plan d’austérité date de mai 2011. Cinq ans plus tard, comment se porte le Portugal ?
Le plan d’austérité a surtout commencé avec le mémorandum de la Troïka et l’excuse que nous avions une dette très élevée, qu’il fallait payer. En 2011, nous parlions d’une dette publique de 90 % du PIB. Aujourd’hui, elle est à 132 %. Elle a été utilisée comme excuse pour appliquer toutes les réformes structurelles orientées vers les marchés, et les réformes du marché du travail, vers la privatisation des services et des biens publics — entraînant de la précarité et la destruction de l’État social. On a presque tout perdu : la Poste, les compagnies d’électricité et de distribution d’énergie… Tout ceci a été privatisé. Les transports également, quoique partiellement car ce processus a été stoppé après les élections. C’est surtout la dette qui a été rendue insoutenable. Le déficit n’était jamais contrôlé mais des chiffres ont été présentés pour dire : « Ok, ça marche, on peut maintenir les objectifs qui ont été négociés avec les institutions européennes. » Mais ce n’est pas vrai ! Il n’y a eu aucun objectif négocié qui a été accompli : le déficit n’a pas été contrôlé et la dette n’a pas baissé. C’est tout le contraire qui s’est passé.
(DR)
Il a été dit à l’opinion publique qu’il avait fallu fournir des efforts afin d’arriver à cette « solution ». Quels sont les chiffres mis en avant pour justifier le « succès » de leur programme ? Ils disent que la balance commerciale est positive. C’est vrai. Mais c’est positif car nous avons connu une diminution très forte des importations, pour la simple et bonne raison que les gens n’avaient même pas d’argent pour manger, pour le plus basique… La pauvreté a augmenté dans une proportion jamais atteinte depuis que nous connaissons la démocratie ! Un tiers des enfants fait face à des problèmes de pauvreté. Le chômage a considérablement augmenté… Et ce ne sont jamais les chiffres du chômage réel car il y a toujours des manœuvres statistiques pour ne pas montrer les vrais — surtout chez les moins de 25 ans, où il se situe autour de 40 %. Il y a 500 000 personnes qui sont parties du pays en deux ans (2012–2013). Le gouvernement dit, satisfait : « Nous avons plus d’exportation. » Ce qui veut dire que nous sommes entrés dans le marché de la compétition globale. On le sait tous, ça, mais pour la vie des gens, c’était un désastre, une catastrophe. Raison pour laquelle, lors de l’élection de 2015, toute la droite réunie a seulement obtenu 38 % des voix — quand bien même était-ce la coalition gagnante, la grande majorité du peuple ne voulait pas continuer ainsi…
Poursuivons sur ce nouveau gouvernement portugais, composé du Parti socialiste et de partis politiques indépendants, mais avec le soutien parlementaire — sans participation, donc, du Parti communiste, du Bloc de gauche ni des Verts. Il vient de proposer un nouveau budget pour 2016. Comment a réagi Bruxelles ?
« La pauvreté a augmenté dans une proportion jamais atteinte depuis que nous connaissons la démocratie ! »
Ce fut un processus très difficile. Mais Bruxelles a fini par accepter, après négociations. Le plus important, c’est que les salaires, les pensions et la reconstruction de l’État social ont été inclus. Il y a cependant des choses qui nous ont été imposées par Bruxelles afin d’accepter ce budget. Je dois dire, très personnellement, qu’une de ces impositions me convient : l’augmentation des impôts sur les combustibles (l’essence). Évidemment, ceci a été utilisé par l’opposition de droite pour dire qu’il y avait une augmentation des impôts à un niveau jamais vu ! Cette mesure ne me pose pas de problème car il faut que l’on prenne une voie différente en matière de développement. Même pour la TVA : nous avons été capables de la réduire pour les produits de première nécessité, mais Bruxelles n’a pas accepté, pour le reste… Il y a eu, disons, une discussion difficile dont nous avons accepté l’issue car nous avons, notamment, su consolider et augmenter les salaires (le salaire minimum, très proche du salaire moyen, était de 480 euros en 2014 ; il est aujourd’hui à 505 et nous visons les 600 euros pour 2018) ainsi que les pensions des plus âgés (très basses) ; nous avons su obtenir une réduction indirecte des impôts sur le travail (un changement de fiscalité qui profite aux salariés). Aussi, nous avons obtenu un redéploiement dans le secteur de la santé (maladies chroniques, neurologiques, handicapés, HIV, diabète, cancers, santé mentale…) ou dans celui des pompiers. Il y a maintenant une vraie protection. Avant 2011, le Portugal possédait le meilleur service national de santé en Europe, voire dans le monde. Mais il y a eu beaucoup de business afin d’effectuer des partenariats public-privé : les coûts des soins de santé ont largement augmenté pour les gens et leur famille. Sans parler du manque de médecins… Nous essayons à présent, avec ce budget, de récupérer ce qui est possible. Nous avons également éliminé certaines exemptions fiscales — les fonds immobiliers, par exemple. Ce fut, pour moi, une surprise que Bruxelles ne s’y oppose pas. On a aussi gagné en ce qui concerne l’arrêt des expulsions des gens de leur maison. C’était une situation terrible ! Tu pouvais perdre ta maison mais tu devais continuer de payer le crédit ! Il y a évidemment des éléments négatifs… mais nous avons, je le redis, obtenu l’essentiel. Bruxelles n’a pas bloqué directement, sauf sur la question de la réduction des contributions des patrons et la sécurité sociale des salaires les plus bas.
Pablo Iglesias, Marisa Matias et Jean-Luc Mélenchon (© Stéphane Burlot)
Une fois qu’un tel accord est signé, quelle est la marge de manœuvre des gouvernements nationaux devant Bruxelles et, plus largement, la Troïka ?
C’est vraiment le cœur du problème. Car ça dépend du pays ! De son poids économique, de la disponibilité de chaque pays à mettre en place des réformes structurelles ou non. Mais ça dépend surtout de l’option idéologique de la commission européenne. On dit qu’il y a des programmes et des objectifs communs… Mais ça n’existe pas ! Si on regarde, par exemple, les indications de la Commission européenne données pour des pays comme le Portugal, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, la France ou l’Autriche, on voit bien qu’il y a des recommandations spécifiques. Parce qu’il y a des problèmes spécifiques, parce qu’il y a des problèmes associés au Pacte de stabilité et de croissance. Mais quand nous regardons tout ceci de près, il est clair qu’il n’y a aucun critère solide ! Le traitement est totalement inégal. Lorsque j’écoute la Commission européenne expliquer qu’il faut suivre les règles, je me pose la question : quelles règles ? C’est peut-être écrit sur le papier, mais ça n’existe pas : c’est totalement discrétionnaire.
Et dans les faits, c’est quoi ? C’est idéologique ?
Oui. C’est vraiment une ligne idéologique.
Il faut considérer le cas de chaque pays, alors ?
« Il faut donc avoir des gouvernements qui entrent en confrontation directe et systématique avec les institutions européennes. »
Oui. Il y a un discours qui dit : « Il y a une ligne technique pour faire fonctionner l’économie, les sociétés… » Dans les faits, ce n’est pas vrai : c’est une ligne idéologique et ça dépend de chaque pays. Regardons ce qui se passe en ce moment avec le Brexit : je suis d’accord quand la Commission dit qu’il importe de respecter la volonté démocratique d’un peuple et qu’il faut négocier, mais je ne le suis pas avec les termes de la négociation ! S’il y a un changement de gouvernement, s’il y a un parti qui gagne avec une proposition différente, c’est entendu, il faut négocier — car il y a des cultures différentes et des contextes différents (tu ne peux pas avoir une seule recette pour tous les pays, indépendamment de la structure économique et sociale de chacun d’entre eux). Il faut donc avoir des gouvernements qui entrent en confrontation directe et systématique avec les institutions européennes. Cela ne revient pas à dire que je ne veux pas de l’Union européenne.
Ça dépend de quelle Union européenne, aussi…
Bien sûr. Être européen ou européiste, ce n’est pas la même chose que d’être eurostupide ! Je suis coordinatrice, dans notre groupe parlementaire, de la commission des affaires économiques et monétaires, et vice-présidente de la commission Taxe — une commission spéciale pour les rescrits fiscaux (pour tout ce qui concerne Swiss leaks, la fraude fiscale, l’évasion fiscale, etc.). Il existe un agenda idéologique mais pas de règles, pas de critères, pas d’objectifs communs. Le problème dont on parle se retrouve par exemple dans le cadre du semestre européen : il y a un problème avec les « recommandations spécifiques » à chaque pays parce que ce ne sont pas des recommandations et qu’elles ne sont pas spécifiques… C’est quand même un peu problématique ! (rires) Mais c’est bel et bien ce qui se passe ici. Regardez les pays « bons élèves » de l’Union européenne ; ce sont ceux qui sont les plus fragilisés ! Tout cela veut dire quelque chose.
Marisa Matias et Alexis Tsipras (© Stéphane Burlot)
Ce que vous venez de dire ramène exactement à ce qui s’est passé avec Syriza. Vous parliez de la confrontation entre les gouvernements nationaux avec les institutions et de l’aspect idéologique des institutions. Comment vous et votre parti avez vécu cet épisode Syriza ? Quel bilan peut-on en tirer ?
J’ai des difficultés à parler de « négociations » parce que ce n’étaient pas des négociations mais du chantage. Il y avait même des pièges. Si on parle de négociations, on est dans le story telling généré par les institutions européennes. On a tous perdu — surtout le projet européen. Ce n’était pas seulement un défi pour le peuple de Grèce, c’était un défi pour tous. J’espère qu’il existe une capacité (avec toutes les limitations, les problèmes et la perpétuation de l’austérité en Grèce) et un espace pour une désobéissance permanente, pour les pays qui sont dans cette situation.
Les institutions européennes ont voulu faire un exemple avec Syriza : « Attention, si vous voulez faire comme eux, voilà ce qui vous attend. »
Bien sûr.
Vous ne pensez pas qu’il y a eu rupture, à ce moment-là, dans l’idée européenne ? Dans la manière dont les gens ont (re)considéré l’Europe ?
« Il y a deux échecs de la politique européenne : la politique monétaire et l’austérité. Mais ce n’est pas à cause de la monnaie. »
Tout ceci a beaucoup contribué à démontrer que l’Union européenne n’existe pas comme union, ni comme projet de solidarité. Ce fut la preuve des critiques que nous adressions depuis des années : on a pu voir sur grand écran, et en couleurs, ce qui se passe dans le cadre des « négociations » ! Mais, d’un autre côté, tout ce processus a permis d’ouvrir des fenêtres très intéressantes. Ce fut positif, en matière de pédagogie politique, quant au fonctionnement des institutions et au pouvoir de quelques-unes d’entre elles. Par exemple, celui de la BCE et son comportement durant ce processus. C’était l’institution qui détenait le plus de pouvoir, mais sans aucun contrôle démocratique, sans aucune limitation. Et quand on regarde les décisions qui ont été prises par la BCE dans chaque pays, il y a une décision différente pour Chypre, pour le Portugal, pour la Grèce, pour l’Irlande… Dans le cas de la Grèce, c’était la pire des situations. La plus difficile. C’était une pression très forte.
Quel est votre rapport à l’euro ? Un plan B, comme Mélenchon ou Zoe Konstantopoulou ? Le mouvement DiEM de Varoufakis ? Une autre voie ?
Le DiEM est un projet de nature fédéraliste et j’ai beaucoup de difficultés à l’accepter, dans le contexte actuel. Mais il porte une demande de démocratisation : on ne peut pas être contre — c’est important. Le plan B, pour la sortie de l’euro, soulève un débat qui est ouvert. Quel est le contexte ? Il y a deux échecs de la politique européenne : la politique monétaire et l’austérité. Mais ce n’est pas à cause de la monnaie. C’est le fait d’une politique monétaire qui n’a aucune rationalité du point de vue économique et politique. Je pense que ce débat va continuer, mais ces deux voies que vous citez posent des situations très différentes, qui requièrent des solutions différentes. Il y a même des acteurs politiques qui sont dans les deux ! Je ne suis pas contre la multiplication des mouvements — cela peut même être nécessaire. Mais je préférerais toujours qu’il y ait un front commun contre l’austérité. On fait toutefois avec ce qu’on a et on travaille comme on peut… Ce n’est pas seulement une question de démocratie mais de pouvoir. Voilà le vrai défi. Que le pouvoir appartienne de nouveau aux gens, qu’il n’appartienne plus aux marchés financiers. Ce qu’on contrôle est pour l’instant minime. Il faut qu’on récupère le pouvoir. Beaucoup de démocratie sans pouvoir ne veut rien dire.
(© Stéphane Burlot)
En France, sur ce sujet, le terme qui revient beaucoup est celui de « souveraineté ». Est-ce que ça vous parle ?
Oui. Il y a un débat entre les niveaux européen et national qui est très important. Mais cela dépend aussi de chaque pays : la question nationale au sein de l’État espagnol n’est pas comparable au cas français. Quand on parle de souveraineté européenne, c’est un faux débat. Il y a des dimensions politiques où l’échelle de décision la plus démocratique est l’échelle nationale — et ce n’est pas du nationalisme que de le penser. Pas plus que ça n’est un appel à retourner à l’espace de l’État-nation. Nous n’aurons jamais une vraie démocratie européenne si nous n’avons pas une vraie démocratie nationale, régionale, locale, avec des mouvements sociaux très forts et des syndicats… La démocratie ne passe pas seulement pas les partis politiques. Il faut récupérer notre souveraineté ; la distance entre les citoyens et les institutions qui existe en ce moment n’est pas soutenable du point de vue d’un projet collectif. Nous avons l’Union européenne, nous avons l’espace Schengen (où des pays européens ne sont pas présents) nous avons la zone euro… C’est trop. Ce n’est pas compréhensible, ni soutenable. On ne peut pas accepter d’annuler l’espace national comme espace de participation démocratique.
Quelle est la priorité ? L’émergence de mouvements sociaux à un niveau national ou le combat politique contre l’austérité et les institutions ?
« On ne peut pas accepter d’annuler l’espace national comme espace de participation démocratique. »
Les deux ! Mais il faut faire une chose que les mouvements progressistes et la gauche ont oublié durant la dernière décennie : être en phase avec la vie concrète des gens et avec leurs problèmes concrets. Vraiment. Il faut récupérer cette connexion que nous avons perdue. Quelque chose de local et d’organique avec les gens, le peuple. Le peuple est capable de participer directement à la solution du problème.
La grande majorité du personnel politique au pouvoir n’a jamais connu la vie du peuple. Comment espérer qu’il puisse la comprendre et prendre des décisions en notre faveur ?
C’est pour ça que je parle de récupérer le pouvoir et de redonner à la démocratie son sens premier. Quand on regarde les gens qui sont au pouvoir, il est difficile de trouver quelqu’un qui connaît les difficultés de la vie — c’est certain. Je ne crois pas qu’une société réellement démocratique puisse ne dépendre que des partis et des institutions. Tous les dirigeants politiques ne sont pas comme Sarkozy ! Il faut ouvrir la capacité de récupérer et de partager le pouvoir. Ça a été une question très pertinente dans les élections présidentielles portugaises. Beaucoup de gens se sont reconnus dans mon parcours : les mêmes difficultés dans la vie, la pauvreté, les problèmes, le travail très tôt… Si nous ne sommes pas capables de détruire cette conception de la politique comme un club privé et fermé, on peut d’ores et déjà oublier tous nos grands plans stratégiques pour changer le monde.
Est-ce que vous sentez comme un soubresaut, avec Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, Bernie Sanders aux USA, Podemos en Espagne ? Sans oublier la première vague Syriza. Les médias dominants associent insécurité économique et nationalisme : dans les pays les plus touchés, c’est le contraire qui semble se produire. Un fenêtre paraît s’ouvrir.
Sans doute, oui. Il y a eu une période récente où les seules alternatives étaient xénophobes, racistes et nationalistes. La gauche était morte. Il faut maintenant faire un vrai effort de multiplication de ces nouvelles formes d’action. On ouvre clairement une fenêtre… mais elle peut se refermer très rapidement ! Nous vivons des moments très difficiles, mais aussi très intéressants. Ce sont dans les pays les plus affectés que les gens ont dit : « Non, on ne peut pas continuer comme ça. » Les pays où le discours néolibéral et conservateur a atteint un niveau exceptionnel connaissent aussi cela, maintenant — comme le Royaume-Uni et les USA, en effet. J’espère que Sanders va gagner les primaires démocrates. Ce serait un signal très fort. Ce sont les pays où le néolibéralisme a vu le jour, où les indices de pauvreté sont très élevés — ceux de Reagan et de Thatcher. Jeremy Corbyn et Bernie Sanders étaient déjà, à l’époque, actifs dans les mouvements qui s’opposaient à ce néolibéralisme.
Marisa Matias et Pablo Iglesias (DR)
Cette « fenêtre » traduit le basculement du « sens commun ». Les gens, même les plus démunis, commencent à se dire que la pauvreté n’est pas de leur faute, contrairement au récit dominant depuis quelques dizaines d’années.
Exactement. La capacité que Jeremy Corbyn et Bernie Sanders ont de gagner la confiance des gens, surtout des jeunes, est incroyable. Cela se passe aussi au Portugal et en Grèce, pour des raisons différentes. Des gens qui n’ont jamais été intéressés par la politique rejoignent en ce moment des partis. Nous allons devoir faire face à d’énormes pressions, en face, destinées à ce que cette évolution ne fonctionne pas. Ce sera très difficile et c’est pour cette raison qu’il faut demeurer dans une confrontation permanente avec les institutions. Je ne dis pas qu’il faut sortir de l’UE ou de l’euro, même si ce sont des débats ouverts ; je dis que notre priorité est la confrontation constante. Il faut aller vers des changements plus durables. Les choses vont trop vite. Il faut consolider nos mouvements pour qu’ils soient plus difficiles à détruire. J’ai la volonté, malgré le manque de temps, d’essayer d’approfondir la question suivante : « Pourquoi, dans les pays du Sud, les peuples les plus affectés, ainsi que les pays dans lesquels le néolibéralisme est né et est devenu l’idéologie principale, le vent du changement semble souffler dans le même sens ? »
Une crise plus large encore frappe les pays du monde entier : le réchauffement climatique. Vous avez travaillé sur ce sujet durant des années. Cet enjeu inédit peut-il signifier le renouveau d’un processus politique, amener toute une frange de la population à la politique ?
Sans aucun doute. Surtout après tous les faux accords et les fausses négociations visant à « répondre » à la question environnementale. Cela renforce une militance critique chez les gens qui ne sont pas engagés sur d’autres questions. Il n’y aura pas de véritable changement sans que la question environnementale n’y soit présente. Il y a une autre question que l’on doit se poser. Chaque crise s’ajoute, se superpose à une autre crise. Nous sommes désormais face à une vraie crise identitaire, via la question des réfugiés. Identitaire, car la question de la nationalité et les questions religieuses redeviennent des questions centrales — jusqu’alors oubliées. Ce sont des crises qui nécessitent des réponses humanitaires et environnementales. Il doit y avoir un déclic qui peut — qui doit — nous conduire vers une société meilleure. La lutte doit se globaliser et s’unifier. Les gens qui travaillent sur la Palestine, par exemple, doivent comprendre que le réchauffement climatique et la question des réfugiés les concernent et font partie du même fléau. Le contraire est vrai : les environnementalistes doivent se politiser. La globalité des luttes sociales est cruciale.
Portrait et bannière : © Stéphane Burlot
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