L’abécédaire d’André Gorz


« Seul mérite d’être pro­duit ce qui ne pri­vi­lé­gie ni n’a­baisse per­sonne », écri­vit André Gorz en 1978. Quatre ans plus tôt, la France accueillait en la per­sonne de René Dumont son pre­mier can­di­dat éco­lo­giste à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle. On défen­dait la pay­san­ne­rie au Larzac ; on lut­tait contre le nucléaire en Bretagne ; des rap­ports sur les limites de la crois­sance com­men­çaient à paraître. Pour le pen­seur socia­liste qu’il a été, né en 1923 dans la capi­tale autri­chienne, l’é­co­lo­gie était avant tout « une manière de loger dans le pré­sent ». Étudiant la chi­mie en Suisse puis se tour­nant vers la phi­lo­so­phie en France, où il fit la ren­contre déter­mi­nante de Sartre, Gorz fut rédac­teur aux Temps Modernes puis chro­ni­queur au Nouvel Observateur. Toute sa vie, il prit posi­tion sur son temps et creu­sa un sillon qui lui est propre : une éco­lo­gie poli­tique anti­ca­pi­ta­liste cen­trée sur l’af­fran­chis­se­ment de la ser­vi­tude sala­riale1, l’é­pa­nouis­se­ment de cha­cun et cha­cune dans le col­lec­tif et l’au­to­li­mi­ta­tion des besoins — l’é­co­lo­gie comme « lutte contre la domi­na­tion, contre la des­truc­tion d’un bien com­mun par les puis­sances pri­vées », en somme. Une porte d’entrée en 26 lettres.


Automobilisme : « L’automobilisme de masse maté­ria­lise un triomphe abso­lu de l’idéologie bour­geoise au niveau de la pra­tique quo­ti­dienne : il fonde et entre­tient en cha­cun la croyance illu­soire que chaque indi­vi­du peut pré­va­loir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agres­sif et cruel du conduc­teur qui, à chaque minute, assas­sine sym­bo­li­que­ment les autres, qu’il ne per­çoit plus que comme des gênes maté­rielles et des obs­tacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agres­sif et com­pé­ti­tif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quo­ti­dien, d’un com­por­te­ment uni­ver­sel­le­ment bour­geois […]. » (« L’idéologie sociale de la bagnole », Le Sauvage, sep­tembre-octobre 1973)

Biosphère : « [J]e n’aime pas Gaïa. Je suis en effet sciem­ment anthro­po­cen­trique dans la mesure où, à mon sens, seuls les êtres humains sont capables de pour­suivre inten­tion­nel­le­ment des fins qu’ils défi­nissent eux-mêmes, y com­pris celle de sau­ver la bio­sphère des consé­quences de leurs propres actions. » (« Parcours intel­lec­tuel », entre­tien avec Andrea Levy, 7 jan­vier 1998)

Capitalisme et com­mu­nisme : « [L]e déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives dans le cadre du capi­ta­lisme ne condui­ra jamais aux portes du com­mu­nisme, car la nature des pro­duits, les tech­niques et les rap­ports de pro­duc­tion excluent, en même temps que la satis­fac­tion durable et équi­table des besoins, la sta­bi­li­sa­tion de la pro­duc­tion sociale à un niveau com­mu­né­ment accep­té comme suf­fi­sant. L’idée même qu’il puisse un jour y en avoir assez pour tous et pour cha­cun et donc que la pour­suite du plus et mieux puisse le céder à la pour­suite de valeurs extra-éco­no­miques et non mar­chandes, cette idée est étran­gère à la socié­té capi­ta­liste. Elle est, en revanche, essen­tielle au com­mu­nisme et celui-ci ne pour­ra prendre forme en tant que néga­tion posi­tive du sys­tème domi­nant que si les idées d’autolimitation, de sta­bi­li­sa­tion, d’équité, de gra­tui­té reçoivent une illus­tra­tion pra­tique […] » (« Croissance des­truc­tive et décrois­sance pro­duc­tive » [1980], Écologica, Galilée, 2008)

Déterminisme tech­no­lo­gique : « Il existe des tech­no­lo­gies-ver­rou qui inter­disent un usage convi­vial, et des tech­no­lo­gies-car­re­four (par exemple les télé­com­mu­ni­ca­tions, les ordi­na­teurs, les cel­lules pho­to­vol­taïques) qui peuvent être uti­li­sées de manière convi­viale aus­si bien qu’à des fins de domi­na­tion. Il n’y a donc de déter­mi­nisme tech­no­lo­gique que néga­tif : cer­taines tech­no­lo­gies — celles qui exigent la sub­di­vi­sion des tâches, la cen­tra­li­sa­tion et la concen­tra­tion du pou­voir de déci­sion ; celles qui font obs­tacle à l’appropriation des moyens de tra­vail, du tra­vail lui-même — sont inévi­ta­ble­ment des agen­ce­ments de domi­na­tion. Mais il n’y a pas, à l’inverse, de déter­mi­nisme tech­no­lo­gique posi­tif : pas de tech­no­lo­gie bonne en soi qui impose l’émancipation, la libé­ra­tion de ses usages. » (« La vie, la nature, la tech­nique » [1990], Le fil rouge de l’é­co­lo­gie, Éditions de l’EHESS, 2015)

Écrivain : « Le pro­jet de l’écrivain entraîne une atti­tude qui résout une inso­luble situa­tion, en fai­sant de l’interrogation sur le sens de la vie le sens même de la vie : la vie de l’écrivain devient vie pour inter­ro­ger, et l’angoisse trouve, dans cette acti­vi­té, son remède. » (Gérard Horst, « Kafka et le pro­blème de la trans­cen­dance » [1945], dans Christophe Fourel (dir.), André Gorz. Un pen­seur pour le XXIe siècle, 2009)

Flux : « Le capi­tal se sert des besoins qu’il sert en vue de son propre accrois­se­ment, lequel demande en retour la crois­sance des besoins. Le modèle de consom­ma­tion du capi­ta­lisme déve­lop­pé résulte ain­si de l’exigence propre au capi­tal de créer le plus grand nombre pos­sible de besoins et de les satis­faire par le plus grand flux pos­sible de mar­chan­dises. La recherche de l’efficacité maxi­male dans la mise en valeur du capi­tal exige ain­si inef­fi­ca­ci­té maxi­male dans la cou­ver­ture des besoins : le gas­pillage maxi­mum. » (« L’écologie poli­tique entre exper­to­cra­tie et auto­li­mi­ta­tion » [1992], Écologica, Galilée, 2008)

Gratuité : « Une authen­tique socié­té de la connais­sance serait un com­mu­nisme de la connais­sance — c’est-à-dire une mise en com­mun des connais­sances trai­tées comme des biens com­muns de l’humanité — et la créa­tion de richesse y repo­se­rait sur l’épanouissement de toutes les facul­tés humaines, y com­pris l’aptitude au loi­sir et à la jouis­sance. Le mode de pro­duc­tion libre de connais­sances débou­che­rait sur une éco­no­mie de la gra­tui­té dont les rap­ports sociaux seraient l’antithèse des rap­ports de valeur de l’économie capi­ta­liste. » (L’Immatériel — Connaissance, valeur et capi­tal, Galilée, 2003)

Hommes : « Certains Verts que j’appellerais reli­gieux rai­son­ne­ment comme si les inter­ven­tions humaines dans les pro­ces­sus natu­rels étaient dues à la méchan­ce­té des hommes, comme si la bonne mère nature devait être trai­tée avec amour. Ce sont des sot­tises. […] Le propre de l’homme est sa capa­ci­té illi­mi­té d’apprendre. Il est non natu­rel par nature. Il ne devient homme que par sa socia­li­sa­tion. » (« La vie, la nature, la tech­nique » [1990], Le fil rouge de l’é­co­lo­gie, Éditions de l’EHESS, 2015)

[Hannah Höch]

Identité : « Les indi­vi­dus ont à se construire eux-mêmes leur iden­ti­té, à cher­cher eux-mêmes ce qui est juste, à for­mer eux-mêmes, élec­ti­ve­ment, les com­mu­nau­tés aux­quelles ils puissent se sen­tir appar­te­nir […]. Cette condam­na­tion à l’autonomie est [leur] lot com­mun. » (Michel Contat et Thomas Ferenczi, « Un entre­tien avec André Gorz », Le Monde, 14 avril 1992) 

Jeunesse : « Alors vous êtes fou­tu : voyant ce qui est comme la résul­tante d’un pro­ces­sus en cours et venu de loin, vous pou­vez encore pous­ser des gueu­lantes, mais la convic­tion n’y est plus ; vos cris sont des ali­bis. S’ils convainquent, c’est qu’ils trompent, par la magie du verbe, sur la tié­deur qui vous gagne. Vous avez déjà vécu trop long­temps pour croire vrai­ment aux ven­geances puri­fi­ca­trices, à la pos­si­bi­li­té de refaire le monde avec des idées ou des sen­ti­ments. […] Alors quoi que vous disiez, vous le dites par un reste de point d’honneur, en sou­ve­nir de votre jeu­nesse morte, mesu­rant du même coup votre encroû­te­ment : ce n’est plus vous qui tire­rez les mar­rons du feu, vous ser­vi­rez au mieux de cau­tion et d’encouragement à l’action que, seuls, peuvent mener jusqu’au bout ceux qui, point encore habi­tués par le métier et par l’âge au pour­ris­se­ment ambiant, et vic­times dési­gnées du monde que vous leur léguez, en refu­sant radi­ca­le­ment les muti­la­tions parce que, jus­te­ment, ils ne les ont pas encore subies ni mises à pro­fit. » (« Le vieillis­se­ment », Les Temps modernes, décembre 1961-jan­vier 1962)

Kant : « La science ne connaît de la nature que ce qu’elle est capable d’en sai­sir en ver­tu des prin­cipes et des lois selon les­quels elle l’aborde. Elle force la nature, disait Kant, à répondre aux ques­tions que la Raison lui pose et ne peut apprendre d’elle que ce que ses prin­cipes la pré­parent à cher­cher. Les déter­mi­na­tions qui iden­ti­fient l’objet de la connais­sance sont donc cultu­rel­le­ment et socia­le­ment qua­li­fiées. Elles confèrent à l’objet une iden­ti­té qui n’a pas l’évidence d’une véri­té vécue. La connais­sance est le résul­tat d’un appren­tis­sage social en ce qu’elle est avant tout connais­sance des déter­mi­na­tions socia­le­ment consti­tuées qui ser­vi­ront à fon­der une intel­lec­tion socia­le­ment vali­dée du réel. » (L’Immatériel. Connaissance, valeur et capi­tal, Galilée, 2003)

Limites : « La sur­con­som­ma­tion abso­lue de res­sources natu­relles ne peut être mesu­rée selon aucun des cri­tères de la science éco­no­mique en vigueur : celle-ci ne connaît pas l’existence des limites phy­siques, elle traite les res­sources comme des quan­ti­tés pures, infi­nies par essence. Elle connaît des prix d’équilibre mais ignore que les équi­libres dyna­miques de l’écosystème n’ont pas de prix : quel que soit le prix qu’on y mette, on ne sau­ve­ra pas le lac Érié, on ne fera pas bais­ser, dans vingt ans, le taux de pol­lu­tion des océans par le DDT et les métaux lourds, on repeu­ple­ra pas les mers quand elles seront mortes, on ne res­sus­ci­te­ra pas les espèces dis­pa­rues ni ne débar­ras­se­ra la pla­nète des déchets radio­ac­tifs de longue période. » (« Pour une cri­tique des forces pro­duc­tives. Réponse à Marc Rakovski », Les Temps modernes, jan­vier 1976)

Marchandises : « Vous ne pou­vez pas avoir un capi­ta­lisme sans crois­sance ni, a for­tio­ri, un capi­ta­lisme de décrois­sance. Le pro­fit, la valeur sont impos­sibles sans la cir­cu­la­tion de mar­chan­dises sub­stan­tielles, déta­chables de leurs pro­duc­teurs. La décrois­sance de nos éco­no­mies, a un nom : la dépres­sion. Vous ne pou­vez pas vou­loir la réduc­tion des flux de mar­chan­dises maté­rielles sans vou­loir une éco­no­mie radi­ca­le­ment dif­fé­rente de celle-ci […]. » (« Où va l’écologie ? », Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2006)

Nucléaire : « [L]e nucléaire est une éner­gie très concen­trée qui demande des ins­tal­la­tions géantes, des usines de sépa­ra­tion iso­to­pique et de retrai­te­ment à la fois très dan­ge­reuses et vul­né­rables. Le nucléaire exige donc un État fort et stable, une police fiable et nom­breuse, la sur­veillance per­ma­nente de la popu­la­tion et le secret. Vous avez là tous les germes d’une dérive tota­li­taire. Les éner­gies renou­ve­lables, au contraire, se prêtent à une pro­duc­tion locale, ne se laissent pas mono­po­li­ser ni uti­li­ser pour asser­vir leurs usa­gers. Il est vrai qu’elles ne suf­fi­ront pas pour faire fonc­tion­ner de grands com­plexes indus­triels. Mais on aura déjà com­pris que ceux-ci sont incom­pa­tibles avec les trans­for­ma­tions rapides et radi­cales dont dépend la sur­vie de l’humanité. » (« Où va l’écologie ? », Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2006)

[Hannah Höch]

Objets : « L’individu qui se nour­rit de viande rouge et de pain blanc, se déplace à l’aide d’un moteur et s’habille de fibres syn­thé­tiques, vit-il mieux que celui qui mange du pain noir et du fro­mage blanc, se déplace à bicy­clette et s’habille de laine et de coton ? La ques­tion est à peu près dénuée de sens. Elle sup­pose que, dans une même socié­té, le même indi­vi­du ait le choix entre deux modes de vie dif­fé­rents. Pratiquement, il n’en est rien : un seul mode de vie, plus ou moins souple ou rigide, lui est offert, et ce mode de vie est déter­mi­né par la struc­ture de la pro­duc­tion et par ses tech­niques. Elle déter­mine l’environnement par lequel les besoins sont condi­tion­nés, les objets par les­quels les besoins peuvent se satis­faire, la manière de consom­mer ou d’utiliser ces objets. » (Réforme et révo­lu­tion, Seuil, 1969)

Patrons : « La conscience éco­lo­gique que cer­tains grands patrons affichent me semble être plu­tôt une manœuvre stra­té­gique visant un double but. Le pre­mier, c’est de désa­mor­cer la contes­ta­tion éco­lo­gique en s’appropriant cer­tains de ses thèmes, en se ser­vant d’eux comme un ali­bi. […] [I]l s’agit d’enlever à la contes­ta­tion éco­lo­gique son poten­tiel anti­ca­pi­ta­liste, de la conte­nir dans les limites du sys­tème […]. Au-delà de ce stra­ta­gème tac­tique, on peut dis­cer­ner un second but, plus ambi­tieux : celui de pré­pa­rer tels groupes par­ti­cu­liers ou telle branche par­ti­cu­lière de l’industrie capi­ta­liste à la crise que signi­fie­rait pour le sys­tème dans son ensemble l’arrêt de la crois­sance maté­rielle — afin de faire de ces groupes ou branches les orga­ni­sa­teurs et les béné­fi­ciaires de cette crise. » (Critique du capi­ta­lisme quo­ti­dien, Galilée, 1973)

Questions : « L’un des effets cultu­rels et sociaux de la tech­no­lo­gie est pré­ci­sé­ment celui de pro­duire et de sup­po­ser des gens — tech­ni­ciens, ingé­nieurs, scien­ti­fiques — qui ne posent pas de ques­tions sur les objec­tifs ultimes. Se deman­der qui a besoin des trains à grande vitesse ou des avions super­so­niques, remettre en ques­tion l’efficacité des grands sys­tèmes cen­tra­li­sés, […] : ce sont toutes des ques­tions qu’un bon citoyen moderne est sup­po­sé ne pas poser. » (Conférence don­née à la Technische Hogeshool de Delft, 13 février 1979)

Richesses : « [N]ous sommes entrés dans une phase où la crois­sance détruit plus de richesses qu’elle n’en crée. Plus on pro­duit, plus on devient pauvre. Être de gauche, pour moi, c’est d’abord com­prendre que la crois­sance a été assu­rée pour les besoins du capi­tal et non pour les besoins des gens. On pour­rait vivre beau­coup mieux avec beau­coup moins à condi­tion de pro­duire et de vivre autre­ment, avec un autre type de rap­ports sociaux. » (Entretien, La Gueule ouverte, 28 juillet 1977)

Spoliation : « [L]e propre de la socié­té capi­ta­liste, c’est qu’elle contraint les indi­vi­dus à rache­ter indi­vi­duel­le­ment, en tant que consom­ma­teurs, les moyens de satis­fac­tion dont elle les a spo­liés socia­le­ment. Le trust capi­ta­liste s’approprie gra­tui­te­ment, ou à un prix de faveur, l’air, la lumière, l’espace, l’eau et (en pro­dui­sant la sale­té et le bruit) la pro­pre­té et le silence ; des entre­pre­neurs, spé­cu­la­teurs et mar­chands viennent ensuite revendre tout cela au prix fort aux plus offrants. » (Réforme et révo­lu­tion, Seuil, 1969)

Technocratie : « La tech­no­cra­tie n’est pas le pou­voir des tech­ni­ciens ou des experts en tech­no­lo­gie ; il s’agit plu­tôt de l’utilisation de la tech­no­lo­gie et d’arguments de nature tech­no­lo­gique pour construire le pou­voir poli­tique des admi­nis­tra­tions et ins­ti­tu­tions cen­trales. Ce pou­voir est néces­sai­re­ment cou­pé de la socié­té et étran­ger aux indi­vi­dus ordi­naires. » (Conférence don­née à la Technische Hogeschool de Delft, 13 février 1979)

Utopie : « Une socié­té com­mu­nau­taire (com­mu­niste) uni­fiée ne pour­rait être éta­blie (ou réta­blie) qu’en rédui­sant la com­plexi­té du sys­tème social […] au pro­fit d’un ordre social stable (d’une stable State eco­no­my) employant des moyens de pro­duc­tion maî­tri­sables par de petites com­mu­nau­tés pour l’autoproduction de leur sub­sis­tance. C’est là pré­ci­sé­ment l’utopie « dés­in­dus­tria­liste » des Verts les plus radi­caux. Elle réac­tua­lise sous une forme régres­sive le pro­jet de la socié­té com­mu­niste. Et comme il n’existe pas de sujet social ou his­to­rique capable de réa­li­ser cette uto­pie, la théo­rie de l’effondrement inévi­table du capi­ta­lisme est rema­niée dans sa ver­sion éco­lo­gique (qui, du reste, ne manque pas de vrai­sem­blance) : la civi­li­sa­tion capi­ta­liste, selon cette ver­sion, va inexo­ra­ble­ment vers son effon­dre­ment catas­tro­phique ; il n’est plus besoin d’une classe révo­lu­tion­naire pour abattre le capi­ta­lisme, il creuse sa propre tombe et celle de la civi­li­sa­tion indus­trielle dans son ensemble. » (Capitalisme, Socialisme, Écologie, Galilée, 1991)

[Hannah Höch]

Victime : « La condi­tion de vic­time com­porte au moins ce confort moral : la vic­time n’est pour rien dans l’ordre qui l’opprime, elle est irres­pon­sable du tort qu’on lui fait ; elle ne peut, maté­riel­le­ment, réa­li­ser sa liber­té ; elle peut la sou­hai­ter et la rêver sans risques. L’oppression la défend contre la res­pon­sa­bi­li­té. Et je sai­sis encore ceci sur son exemple : la vic­time est com­plice de sa condi­tion. C’est la meilleure défi­ni­tion que l’on puisse don­ner d’elle. L’homme qui se sent et se pense vic­time, c’est l’homme per­sua­dé qu’On lui a fait un tort contre lequel il ne peut rien. Dès qu’il com­bat l’oppression par des actes (par des actes, non par une révolte plain­tive et des pro­tes­ta­tions au nom du Droit de l’Homme), dès qu’il se met à la refu­ser effec­ti­ve­ment, il cesse de se conduire en vic­time : récu­sant, avec l’ordre qui l’opprime, toute léga­li­té, ces­sant de reven­di­quer au nom de la Loi, assu­mant sa reven­di­ca­tion comme le fon­de­ment d’une jus­tice qu’il entend pro­mou­voir lui-même (et non rece­voir d’en-haut : de qui ?), il se fait lui-même légis­la­teur suprême ; non plus vic­time, mais ven­geur et donc déjà homme. » (Le Traître, Seuil, 1958)

Workfare : « La pré­ca­ri­té de l’emploi, les condi­tions chan­geantes de l’« employa­bi­li­té », une tem­po­ra­li­té frag­men­tée, dis­con­ti­nue, font fina­le­ment de la pro­duc­tion de soi un tra­vail néces­saire, sans cesse recom­men­cé. Mais la pro­duc­tion de soi a per­du son auto­no­mie. Elle n’a plus l’épanouissement et la recréa­tion de la per­sonne pour but, mais la valo­ri­sa­tion de son capi­tal humain sur le mar­ché du tra­vail. […] Voilà donc le tra­vail de pro­duc­tion de soi sou­mis à l’économie, à la logique du capi­tal. On retrouve là la quin­tes­sence du work­fare dans sa ver­sion blai­riste […]. » (« La per­sonne devient une entre­prise. Note sur le tra­vail de pro­duc­tion de soi », Revue du MAUSS, 2e semestre 2001)

X : « Refusant de s’engager à plein temps et à long terme envers une firme, la Génération X ne se défi­nit plus par son rap­port à l’emploi. Ses membres ont un pro­jet per­son­nel qui compte davan­tage que les buts de l’organisation pour laquelle ils tra­vaillent ; et ils sont moti­vés par le sou­ci de la valeur éthique ou de l’utilité sociale plu­tôt que par l’éthique du tra­vail. » (Misère du pré­sent, richesse du pos­sible, Galilée, 1997)

Yeux : « À ta sor­tie de la cli­nique nous sommes retour­nés dans notre mai­son. Ton entrain me ravis­sait et me ras­su­rait. Tu avais échap­pé à la mort et la vie pre­nait un sens nou­veau et une nou­velle valeur. Illich a immé­dia­te­ment com­pris cela quand tu l’as revu quelques mois plus tard, au cours d’une soi­rée. Il t’a lon­gue­ment regar­dée dans les yeux et t’a dit : Vous avez vu l’autre côté. Je ne sais pas ce que tu as répon­du ni ce que vous vous êtes dit d’autre. Mais il m’a dit ces mots, aus­si­tôt après : Ce regard ! Je com­prends main­te­nant ce qu’elle repré­sente pour toi. » (Lettre à D., Galilée, 2006)

Zambèze : « Quand le rap­port Meadows envi­sage le tri­ple­ment de la pro­duc­tion indus­trielle mon­diale, tout en recom­man­dant sa non-crois­sance dans les pays indus­tria­li­sés, n’est-ce pas à cette vision néo-impé­ria­liste de l’avenir qu’il se réfère impli­ci­te­ment ? […] Sous pré­texte de pré­ser­ver (à sup­po­ser que ce soit encore pos­sible) notre envi­ron­ne­ment (ou ce qu’il en reste), allons-nous faire alliance avec les patrons mon­diaux du Club de Rome afin que, aidés au besoin de défo­liants et de napalm, ils aillent plu­tôt empoi­son­ner le Congo et le Zambèze, dévas­ter l’Amazonie, pom­per l’Iran et faire tra­vailler les chô­meurs de l’Inde aux tâches que les gens évo­lués refusent ? » (« Socialisme ou éco-fas­cisme », Le Sauvage, juillet-août 1973)


Tous les abé­cé­daires sont confec­tion­nés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entre­tiens et cor­res­pon­dance des auteur·es.
Illustration de ban­nière : Hannah Höch


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  1. S’il s’est tou­jours agi pour Gorz de pen­ser une socié­té au-delà du sala­riat, ses posi­tions à l’é­gard de ce der­nier ont sans cesse évo­lué. Favorable, d’a­bord, à un reve­nu social condi­tion­né par un cer­tain nombre d’heures de tra­vail au cours d’une vie, il sous­crit à la fin des années 1990 à un reve­nu de base garan­ti uni­ver­sel­le­ment.

REBONDS

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