Entretien inédit pour le site de Ballast
Plus de six mois de grèves, de journées d’action et de manifestations pour s’opposer à la « réforme ferroviaire » du gouvernement Macron-Philippe : malgré le soutien de l’opinion, la loi a été adoptée en juin 2018. Nous retrouvons Anasse Kazib, syndicaliste SUD Rail, à la terrasse d’un fast-food. Des passants l’interpellent pour le remercier ou l’encourager — « Vous êtes au top ! », « On n’a jamais été aussi fier de quelqu’un ! ». Il faut dire que ses vidéos Internet et ses interventions à la télévision ont bousculé le récit médiatique dominant : une audience rare pour un syndicaliste révolutionnaire. Le trentenaire, né à Sarcelles, revient à nos côtés sur son parcours et appelle à rendre au syndicalisme ses lettres de noblesses ouvrières.
« Ça fonctionne comme ça : dès qu’il y a un syndicat, il y a pression et la direction panique. »
Ma première expérience militante à la SNCF s’est faite très tôt. À mon arrivée, j’ai fait une formation de deux ans, j’avais d’assez bons résultats. Mais au passage d’un examen en cours d’année, il y a eu un raté : le sujet n’était pas le bon, nous n’étions pas préparés. Le centre d’examens n’en a pas tenu compte, alors on a pesté. J’ai découvert la méthode SNCF très rapidement : si tu l’ouvres, on te réprime. Du jour au lendemain, je suis passé de bon élève à cancre : ils me baissaient systématiquement les notes, j’ai tout lâché et je suis retourné à mon poste au Bourget. Là, ils m’ont dit que je devais aller à Amiens. Impossible : j’étais marié avec des enfants, je ne pouvais pas partir. Je commençais à désespérer, à me résigner. J’en parle à un collègue syndiqué à SUD, il trouve ça bizarre et en parle à un délégué SUD Rail. Le lendemain matin, à 7 heures, sur mon poste de travail, je les vois débarquer ; ils me disent : « Te prends pas la tête, la boîte fait de l’intimidation, mais tu as un contrat de travail avec un lieu d’affectation. Ils ont besoin de ton accord par avenant pour te dégager. On va régler ça tout de suite. » Peu de temps après, mon chef vient me voir : « Vous allez être content, on a trouvé une solution ! » Bien sûr, il faisait mine que la pression syndicale n’avait rien à voir avec ça. À partir de là je me suis dit que ça fonctionnait comme ça : dès qu’il y a un syndicat, il y a pression et la direction panique. Par principe, j’ai pris ma carte à SUD. Pendant plus de six mois, je ne faisais rien, je ne lisais même pas les mails. Puis, en 2014, arrivent les élections professionnelles, et le syndicat me propose de me présenter. C’était simplement pour faire une liste — en principe je n’étais pas éligible puisque SUD ne faisait pas de voix au Bourget. Mais les mecs du Bourget me connaissaient et m’appréciaient, et on a finalement gagné une place au CHSCT2. Ils m’ont formé, et c’est comme ça que je suis entré dans le militantisme. Aujourd’hui on a trois membres SUD Rail au CHSCT, sur quatre au total. On a été capables de mener une grève victorieuse : on faisait des grèves de cinquante-neuf minutes aux heures de pointe, c’était un calvaire pour les patrons ! En un mois, ils ont lâché : on a eu les primes.
Le mouvement de l’été dernier [2018], on l’appelle « la bataille du rail ». C’est une lutte assez emblématique où pendant trois mois on a assisté à un vrai élan de fierté chez les cheminots. Au-delà de la question financière, il y avait une guerre psychologique à mener contre le « cheminot-bashing ». Les cheminots avaient la volonté de dire « On est là, on existe ». C’est finalement une « révolte du rail » : quoi qu’on en dise, les cheminots se sont révoltés. Après, le résultat, on le connaît… Dès le rapport Spinetta3, j’ai vu que certaines directions syndicales bégayaient. Le rapport est sorti le 15 février [2018], la première intersyndicale s’est tenue le 15 mars. Ça sentait le manque d’envie d’y aller. Pendant ce temps, je voyais mes potes cheminots se défendre comme ils pouvaient, à balancer leurs fiches de paie sur les réseaux, à se filmer sous la neige à déneiger des aiguilles… Puis on a vu Laurent Brun [secrétaire général de la CGT Cheminots, majoritaire dans le secteur, ndlr] arriver avec sa grille de Loto, sa grève perlée. Je suis tombé des nues ! Je me demandais : comment c’est possible ? Je ne suis ni à la CGT, ni anarchiste — je suis trotskyste —, mais je respecte la Charte d’Amiens. Et même si j’ai quelques divergences, ce texte nous dit qu’une des solutions pour la révolution, c’est la grève générale. On ne peut pas gagner avec une grève perlée, on n’a jamais gagné comme ça. C’est aux grévistes de décider de leur stratégie, et ce, en AG. Mais là, nous n’avions pas le choix : la CGT avait déjà choisi la stratégie et ne laissait pas de marge. Elle n’avait déposé de préavis de grève que pour son propre calendrier. Alors les AG ne pouvaient qu’être faibles : pas besoin de se réunir et, de toute façon, il n’y avait pas grand-chose à décider ! Il fallait juste suivre le calendrier. Cette stratégie a été décidée au sommet mais tous les cégétistes que je connais demandaient la reconductible !
[Cyrille Choupas | Ballast]
« On savait que la grève perlée ne marcherait pas. C’est la double arnaque. »
L’autre problème, c’est la communication. Laurent Brun expliquait que la grève reconductible ne marche pas. Tu ne peux pas dire ça ! Comment tu fais après, dans 5 ans, dans 10 ans ? Comment tu fais si tu perds ? Si la reconductible ne marche pas, et que la perlée non plus, tu amènes à l’idée que c’est la grève en elle-même qui ne marche pas et qu’il faudrait se contenter de discuter, de négocier. Il y a une phrase de Brun dans un film d’Yvan Le Bolloch, où il dit en gros : « Avec cette grève perlée, ils sont obligés de répondre à nos questions toutes les semaines. » Va dire ça devant une AG de cheminots ! Les gens font grève pour retirer la réforme et pour améliorer le système ferroviaire, pas pour que tu ailles poser tes questions ! Ils ont eu trente rendez-vous avec la ministre des Transports : rien n’a bougé. C’est ça qui est extraordinaire dans cette lutte : c’est la plus longue bataille de la SNCF, et c’est sans doute la seule où rien n’a été concédé ! Et je dis ça en toute tranquillité : partout en France, il y a des militants CGT honnêtes et combatifs qui se sont battus corps et âmes contre cette réforme ferroviaire. Ce ne sont pas les militants CGT qu’on critique, c’est le choix d’une stratégie qui ne nous a pas permis de gagner — il faut le reconnaître.
La plus grosse erreur qu’ils ont faite, ce n’est même pas le choix de la grève perlée, c’est le délai de trois mois posé. Brun pensait que Macron allait être tétanisé par trois mois de grève, mais ça n’a eu aucun impact. En avril, Macron voyait que le pays tenait malgré la grève, il savait que les cheminots ne feraient pas mieux : il n’y a eu aucun rebondissement, il était tranquille. Pourquoi Brun n’a pas changé de stratégie ? L’orgueil… Quand tu as vendu la grève perlée comme la huitième merveille du monde mais que ça ne marche pas, le mieux c’est que tu la fermes et que tu ne dises pas que c’est un fiasco. Maintenant, leur truc dans la bureaucratie syndicale, c’est de dire que si les agents l’avaient voulu, ils auraient fait autre chose… Comme si les agents pouvaient se passer des structures syndicales alors que c’étaient les organisations syndicales qui allaient dans les négociations et qui ont porté cette politique…
[Cyrille Choupas | Ballast]
« C’est ce que dit Trotsky : la bourgeoisie a sa police, ses patrons et ses médias, mais elle a aussi sa bureaucratie syndicale qui te dit quand tu dois faire grève et quand tu dois arrêter. »
Toute l’histoire du syndicalisme des dernières années, c’est qu’on est sur la défensive en permanence : il n’y a rien d’offensif. On parle souvent de la Charte d’Amiens : on n’en retient que la séparation du politique et du syndicat, mais ça n’est pas seulement ça. Les anarchistes, à l’époque, posaient ce principe par peur du bureaucratisme politique et par crainte qu’un parti politique récupère et s’immisce dans le syndicat. Il y avait les triptyques PCF-CGT-Huma et PS-CFDT-FSU, et c’est eux qui aujourd’hui nous disent de ne pas faire de politique ! On me le reproche au quotidien : « Toi, tu ne fais pas du syndicalisme, tu fais de la politique. » Mais la Charte d’Amiens ne dit pas de ne pas faire de politique. La loi Travail, c’est politique, le partage du temps de travail, c’est politique ! À l’inverse, qu’on nous dise qu’il ne faut pas de partage des richesses, que c’est normal qu’il y ait des pauvres, c’est politique aussi. Avec cette conception, tu laisses la politique aux bourgeois et tu abandonnes le sort des prolos entre les mains de la bureaucratie syndicale qui, elle, sert des intérêts politiques. C’est d’ailleurs cette bureaucratie qui finit généralement par trahir : comme Nicole Notat, François Chérèque et les autres. Avec les lois Travail sont apparus les Comités sociaux économiques [CSE]4, et la bureaucratie syndicale va continuer d’exister. Le CSE ne tue pas les « buros », qui n’ont pas bossé depuis quinze ou vingt ans, mais bien le militantisme de terrain et les CHSCT.
Je ne crois pas du tout au réformisme ni au parlementarisme. Je ne pense pas que ça change quoi que ce soit. Le syndicalisme est issu de la Commune de Paris, il y a rien de réformiste là-dedans. L’autre problème, selon moi, c’est l’idéologie du dialogue social avec le patron. Un dialogue est possible ; mais un dialogue « social », non. Lorsque tu as tous les pouvoirs d’un côté, c’est pas un dialogue social. Des réunions, on peut en avoir quand on veut et autant qu’on veut en tant que syndicaliste. On peut se réunir quatre heures avec la DRH, mais, en définitive, c’est le patron qui décide. On n’obtiendra jamais une réduction du temps de travail ou une baisse de l’âge de départ à la retraite comme ça. C’est un dialogue sans social. C’est l’une des plus grosses supercheries du système : faire croire qu’on peut obtenir des choses en se mettant autour d’une table. En disant ça, on éloigne les gens des manifestations et des grèves. On gagne qu’à travers la rue et le blocage de l’économie.
[Cyrille Choupas | Ballast]
« Avec les camarades, on a fait une proposition : une SNCF entièrement gratuite. On a la carte Vitale pour la santé, on propose la carte vitale ferroviaire. »
Ce qu’il nous manque, ce sont des propositions, c’est réussir à être audibles sur nos projets positifs. On ne peut pas être juste des gueulards. Quand je vois des camarades passer à la radio et défendre la retraite des cheminots en disant « Dans quel état on est, à 54 ans, à conduire un train ? », ce message n’est pas audible pour des gens qui travaillent dans le bâtiment jusqu’à 64 ans. Nous, on se bat pour que le régime des cheminots soit celui de tous les salariés : on est pour que les gens partent tôt en retraite pour laisser embaucher les jeunes. Ça, c’est un discours qui touche plus. Avec les camarades, on a fait une proposition : une SNCF entièrement gratuite. On a la carte Vitale pour la santé, on propose la carte vitale ferroviaire. Les dépenses en frais de santé et en dommages écologiques du trafic routier, c’est pratiquement 100 milliards d’euros par an. Le chiffre d’affaires de la SNCF, c’est 38 milliards, et les spécialistes chiffrent à 20 ou 25 milliards d’euros le fait de passer à la gratuité totale de la SNCF. J’en rajoute une couche : le CICE5, c’est presque 100 milliards d’euros depuis sa création, et ça n’a pas fait baisser le chômage. Face à ça, tu as la possibilité de prendre le TGV et les transports en commun à n’importe quelle heure, avec une grande qualité et gratuitement. On aurait juste à monter dans le train et il y aurait des gens qui le feraient avancer, qui entretiendraient la voie, qui investiraient pour de nouvelles voies. C’est un programme qui plaît aux salariés, et qui est audible pour les usagers. Si tu leur dis qu’on se met en grève pour que les conseils d’administration soient composés à 50 % de salariés et à 50 % d’usagers, pour qu’on décide nous-mêmes des financements, là, tu ramasses avec toi tous les usagers de France, du prolo au cadre sup’ ! Et si tu leur dis « Par contre, on va avoir besoin de vous », la caisse de grève, tu la finances en moins de deux avec cette proposition ! Les gens payent, mais ne décident de rien. Qui a décidé que Guillaume Pepy [dirigeant de la SNCF, ndlr] devait toucher 450 000 euros ? Les gens voient bien qu’on nous prend pour des cons.
Notre deuxième proposition, ça a été l’intergare : une rencontre avec des cheminotes et des cheminots, syndiqués ou non, de différentes gares parisiennes. L’intergare, c’est l’avenir de la lutte. Ces rencontres étaient fondées sur une stratégie : mettre au centre la question de la démocratie ouvrière. On le voyait, les gens désertaient de plus en plus les meetings syndicaux — il faut dire que venir pour écouter des syndicalistes te résumer ce que tu entends en boucle à la télé, ça ne fait rêver personne… Dans les rencontres intergares, les cheminots avaient des réactions de base, mais excellentes : « Qui t’autorise à diriger l’AG ? », « Qui t’autorise à parler pendant 20 minutes ? », « Qui t’autorise à nous dire quand et comment se termine notre AG ? », « Pourquoi tu nous dis ce qu’on doit faire dans tes tracts ? », etc. L’intergare est déconnectée des directions syndicales : syndiqués ou non, tout le monde s’exprime, il y a un micro, le prend qui veut. Et puis on tournait, de gare en gare, de secteur en secteur. La CGT a gardé la mainmise sur l’ensemble du mouvement, mais l’intergare a été une réussite et une découverte.
[Cyrille Choupas | Ballast]
On conforte cette image de gauche jamais contente, de radicaux… et, à l’arrivée, nous, on n’est jamais dans les médias. Quand tu as la chance d’avoir un camarade de lutte qui peut s’exprimer et représenter un peu une pensée et des idées politiques progressistes, tu vas pas lui dire « Non, on parle pas avec eux ». Les « GG », c’est deux millions et demi d’auditeurs. Récemment, j’y étais : on parlait de Macron qui conseille aux chômeurs de « traverser la rue » pour trouver un emploi ; j’interviens et je dis : « Ça, c’est du mépris de classe. » Tu peux allumer toutes les chaînes de France et de Navarre, en dehors des périodes électorales où Olivier Besancenot ou Nathalie Arthaud passent un peu, à aucun moment tu n’entends ce genre de discours ! Ils m’ont proposé de continuer avec eux — je verrai combien de temps ça dure, combien de temps je peux le faire. Ma seule limite, c’est la grève : je ne veux rater aucune AG, aucun piquet de grève. Les collègues et le terrain passent avant les médias. Car tu peux tomber très rapidement dans ce milieu : les médias n’attendent qu’une chose, c’est de te retrouver député du PS. Soit tu finis chez Hanouna, soit tu finis Manuel Valls. Pour eux, tu ne peux pas avoir un propos de classe, rentrer chez toi et jouer avec tes enfants.
Photographie de bannière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast
- « Vieil homme », en arabe. En février 2018, 848 chibanis ont gagné leur procès pour discrimination face à la SNCF.[↩]
- Le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, supprimé par les ordonnances Macron.[↩]
- Rapport conduit par Jean-Cyril Spinetta sur l’avenir de la SNCF, rendu le 15 février 2018. Commandé par le gouvernement, ce rapport recommandait, entre autres choses, la fermeture de neuf mille kilomètres de lignes ferroviaires.[↩]
- Les ordonnances « Travail » du gouvernement Macron ont fusionné les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avec d’autres instances, pour créer le Comité social et économique.[↩]
- Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi. Instaurée en 2013, cette réduction fiscale coûte en moyenne 20 milliards d’euros par an. L’objectif affiché est de réduire les impôts des entreprises pour favoriser l’embauche.[↩]
REBONDS
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