La Menthe sauvage : écrire les bidonvilles


Série « Les bidonvilles de Nanterre »

« On en a marre de voir les autres écrire notre his­toire, nous sommes mûrs pour l’écrire nous-mêmes. » C’est sur ces mots d’un jeune habi­tant des bidon­villes de Nanterre, nom­mé Magressi, que s’ouvre La Menthe sau­vage de Mohammed Kenzi. Ce récit, réédi­té pour la pre­mière fois depuis près de qua­rante ans par les édi­tions Grévis, fait écho à l’en­semble des tra­gé­dies des bidon­villes, des cités de tran­sit et autres foyers Sonacotra qui ont essai­mé dans toute la France — de la Folie à Bezons, de Champigny à Aubervilliers, Marseille ou encore Nice. L’historien Victor Collet, à qui on doit l’i­ni­tia­tive de cette publi­ca­tion, rap­pelle ain­si que dans La Menthe sau­vage, « bidon­villes, cités de tran­sit et voi­si­nage en HLM sont dépeints avec une rare vio­lence : misère sociale et vio­lences pater­nelles, bri­mades et stig­ma­ti­sa­tions à l’école des Pâquerettes ou Anatole-France ». C’est par des extraits de ce livre que débute notre série consa­crée à la mémoire de Nanterre et de ses bidonvilles.


Il fal­lait bien que je me rende compte de la situa­tion. J’étais un déra­ci­né et une future force de tra­vail qui allait gon­fler le per­son­nel des socié­tés indus­trielles du coin. Dans l’attente, le cul entre deux chaises, je cher­chais le che­min qui pou­vait être mien. Je ne le trou­vais ni dans les mœurs de ma com­mu­nau­té ni dans celles des autres. Le para­dis de ban­lieue arri­vait à son déclin, la pous­sière du ghet­to me col­lait encore aux yeux, la boue séchait sur mes groles, l’étau res­ser­rait ses mâchoires de fer. J’étais bien pris dans la toile aux mailles d’acier. Elle était à toute épreuve. Prisonnier entre la place du mar­ché, le béton de la Défense, les cités de tran­sit et les usines du bord de Seine, dans les détri­tus, iso­lé, entou­ré de fils bar­be­lés comme dans une réserve. Cela res­sem­blait de plus en plus à une étrange faune que venaient pério­di­que­ment pho­to­gra­phier les tou­ristes. Le tiers-monde aux portes de Paris, ça valait quand même le dépla­ce­ment. Le zoo pre­nait nais­sance, il ne man­quait plus que les manèges et les mar­chands de cacahuètes.

Ils venaient de par­tout : États-Unis, Allemagne, Hollande, Japon, leurs appa­reils pho­tos sur le ventre. À chaque fois il fal­lait s’éclipser au déclic des reflex, pour sau­ve­gar­der une par­tie de notre vie. On avait beau leur dire non, les repous­ser, ils insis­taient, un sou­ve­nir comme ça, faut pas le rater : « Faut pas vous fâcher, c’est juste un souvenir ».

Ils sor­taient un billet de leur poche en gro­gnant. J’ai même vu des dingues de l’image insis­ter pour prendre en pho­to les femmes, chose qu’il ne faut jamais faire. Choqués, les jeunes ripos­taient vio­lem­ment. Sur­pris, le tou­riste res­tait là pros­tré, tout éton­né à contem­pler son film éven­tré et son appa­reil dans l’eau boueuse, en criant : « Crazy, cra­zy ! ». Tout ça sous le regard de nos voi­sins fran­çais, qui avaient déjà appe­lé le com­mis­sa­riat ! Cela ame­nait de l’eau au mou­lin de la com­mune, qui trou­vait là une jus­ti­fi­ca­tion au refus de nous relo­ger dans un lieu « convenable ».

« Comment vou­lez-vous qu’ils soient assi­mi­lés dans un H.L.M., leur mode de vie est si dif­fé­rent du nôtre, et puis ils sont sus­cep­tibles, vio­lents, il faut abso­lu­ment qu’ils passent d’abord par une cité de transit. »

Voilà le dilemme posé. Le patriarche disait que la ville ne savait plus com­ment faire dis­pa­raître le bi­donville, sa démo­li­tion lui posait un pro­blème finan­cier. Le soir, en essayant de nous apprendre notre langue mater­nelle, à la lueur des bou­gies, il se levait d’indignation contre ce lais­ser-aller de notre commu­nauté, contre ce fata­lisme magh­ré­bin qui créait des nœuds dans la vie des êtres.

« Il faut connaître ses ori­gines, retrou­ver ses ra­cines, mes enfants, c’est la seule voie pos­sible pour vous dans l’avenir. » Ce que nous racon­tait le vieillard déplai­sait à nos parents, tout les remet­tait en ques­tion et ça, ils ne l’admettaient pas, sur­tout pas de ce gâteux qui se van­tait d’être le seul de la com­mu­nau­té à avoir su gar­der ses racines. […]

[Monique Hervo | « Bidonvilles de La Folie », 1964-1965 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]

L’année 1965 se des­si­nait à l’horizon lorsque, Hocine, un copain de la bande, s’était mis en tête d’économiser sou par sou pour ache­ter un flingue. Il en était même arri­vé à revendre les consignes de bou­teilles. Il disait qu’il en avait marre de cette vie. Il vou­lait en finir avec cette médio­cri­té, cette exis­tence misé­rable qui dévo­rait son âme d’enfant. Il par­lait de mettre fin à sa des­ti­née. En fait il avait d’autres vues, mais nous les cachait. Cette année-là, il y avait aus­si beau­coup de remous dans notre patrie, le sol algé­rien flam­bait, la radio par­lait d’un putsch mili­taire du colo­nel Boumédiène. Ils avaient ren­ver­sé le régime et jeté en pri­son Ben Bella. D’autres affir­maient qu’il était mort, cha­cun don­nant sa ver­sion. L’Algérien payait le prix des dis­cordes de ses diri­geants. Après la révo­lu­tion, l’effusion de sang.

De France, nous ne com­pre­nions rien à ces que­relles sou­ter­raines et poli­ti­cardes. Hocine, qui lisait beau­coup Franz Fanon, appe­lait ça « l’après-colons ». Les petites guerres de clans, faut bien que les requins se mesurent pour le pou­voir. Ce conflit ne nous per­tur­ba pas le moins du monde, l’Algérie était un pays loin­tain et nous avions nos pro­blèmes à régler avant tout.

Je me retrou­vais à l’école de Puteaux où je devais pour­suivre ma sco­la­ri­té. Les autres avaient été épar­pillés un peu par­tout dans la région pari­sienne. Cha­cun allait enfin faire sa route seul. La bande n’existait pra­ti­que­ment plus. Décimée. Nos liens mou­raient avec elle, nos hori­zons n’étaient plus les mêmes et cha­cun se débat­tait dans son nou­vel éta­blis­se­ment où il fal­lait tout reprendre à zéro, se fabri­quer de nou­veaux amis. Les seuls moments où nous nous re­voyions étaient comp­tés. À part les quelques débris de nos vieux sou­ve­nirs qui per­sis­taient, tout le reste s’écroulait comme un châ­teau de cartes.

Le ter­rain vague, notre ancien ter­ri­toire, avait été repris par nos petits frères. J’avais ran­gé mes vieilles his­toires dans les oubliettes, tiré un voile sur le bi­donville, la pluie effa­çait mes empreintes, je léguais mon pas­sé à la soli­tude et je pas­sais l’éponge sur cet environnement.

Une nou­velle école, puis une autre, les années pas­saient étran­ge­ment. Le tableau noir, les pupitres ali­gnés, l’estrade sur­plom­bant le tout et les maîtres qu’on aurait dit sor­tis d’un même moule se succé­daient. J’ai dû vaincre ma timi­di­té, les pro­blèmes qui m’oppressaient pour arri­ver à me lier avec des Fran­çais, faire mon che­min par­mi une foule de bras qui vou­laient tou­jours me rete­nir en leur sein patrio­tique, cre­ver cet écran où de longs cor­tèges d’enfants sont en per­pé­tuel exode.

Ma déci­sion prise, je ran­geai mon car­table dans l’armoire, je ren­dis mes livres et pris le large, met­tant ain­si fin à tous ces espoirs que mon père ambi­tion­nait à tra­vers moi. […]

[Monique Hervo | « Bidonvilles de La Folie », 1964-1965 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]

Un matin, lorsque la com­mu­nau­té se réveilla, elle s’aperçut que les murs qui entou­raient l’université s’étaient effon­drés sous les coups des étu­diants. Le béton était par­ti en éclats, s’éparpillant un peu par­tout au tra­vers de la route qui sépa­rait les deux commu­nautés. Épouvantée, prise de vitesse, elle regar­dait cela d’un œil dis­tant, elle ne com­prit pas que l’effondrement de ce mur sym­bo­li­sait quelque chose de nouveau.

Pour une fois que de jeunes Français essayaient de cas­ser les bar­rières qui iso­laient les uns des autres dans des réserves. Pour une fois qu’ils s’élevaient contre le par­cage des dif­fé­rents groupes sociaux, divi­sés par eth­nies, si bien éla­bo­ré dans la région pari­sienne, les immi­grés res­taient de marbre. Ils ne bou­geaient pas d’un pouce, refu­sant jusqu’au dis­cours séduc­teur des uni­ver­si­taires. Seuls leurs enfants avaient peut-être sai­si le sens de cette démarche. C’était l’occasion pour eux de s’ouvrir à un autre monde. Mai, avec ses défi­lés sans fin de gens qui criaient leur espoir, se bri­sait contre l’indifférence du bidon­ville. Les gens consi­dé­raient cette révolte comme un acte de démence, une folie de jeu­nesse. Ils ne com­pre­naient pas com­ment cette par­tie, dite l’élite de la socié­té, se met­tait à contes­ter le sys­tème dont elle était issue. Mon père m’interdisait formelle­ment de fré­quen­ter ces individus.

« Je ne veux pas d’histoires avec ces gens-là ni même en entendre par­ler, ils ne peuvent nous ap­porter que le malheur. »

C’étaient les mots qu’il me répé­tait quand je sor­tais, à mon grand regret. Mais comme cha­cun sait, l’interdit sus­cite un attrait tout par­ti­cu­lier. C’était en cachette que je filais vers les lieux où ils se réunis­saient. Leurs dis­cours avaient ouvert une brèche dans mon esprit. Je me fou­tais des recom­man­da­tions du pater et des raclées pré­su­mées qu’il me pro­met­tait si je pas­sais outre sa volon­té. Je m’étais lié d’amitié avec cer­tains étu­diants qui venaient dis­tri­buer des tracts à l’entrée du ghet­to. Ici la révolte estu­dian­tine avait fait mûrir un cer­tain espoir de chan­ge­ment dans la tête des jeunes. Certains com­men­çaient à se poser des ques­tions sur leur condition.

L’État maî­tri­sa la révolte, il sut iso­ler l’ouvrier de l’étudiant en semant le trouble dans leurs esprits. La colère bais­sa d’un ton, la jeu­nesse ren­tra ses crocs, les syn­di­cats signèrent Grenelle, on expul­sa le « Juif alle­mand » et le calme revint. On net­toya les graf­fi­tis sur les murs, brû­la les gour­dins qui s’étaient accu­mulés sur le ter­rain vague. On ren­dit les bou­lons qui avaient ser­vi de projectiles.

Je repar­tis pour l’usine. La poin­teuse reprit son rythme. De même que les cadences. Nos mères res­sortaient cher­cher de l’eau au puits. On rebâ­tit à toute hâte le mur de la facul­té. Ce fut dans un total dés­intéressement que je repris mon rang au sein de la classe ouvrière. Devant la poin­teuse, le délé­gué syn­dical dis­tri­buant son tract, expli­quait le sens de la re­prise du travail :

« Chers cama­rades, nous avons gagné, vive la lutte ! »

Jackie, le Chtimi qui écou­tait ça devant la porte, s’insurgea :

« Arrêtez de nous gon­fler avec vos conne­ries, vous savez bien que la reprise du tra­vail est une tra­hi­son. Nous sommes vos pions et vous jouez avec nos sen­ti­ments sur l’échiquier des grands. Il n’est pas bon de sen­tir la chaîne, d’être l’esclave, d’avoir un maître, iro­ni­sa l’homme. Vous avez voté pour le para­dis, le voi­là. Regardez donc vos gueules au petit matin, bouf­fés par le som­meil, regar­dez la pri­son-usine avec ses murs sor­dides, ses admi­nis­tra­teurs aux airs hau­tains, ses chefs cra­pu­leux qui vous font raser les murs et ce faux délé­gué qui vient nous van­ter son mani­feste. Rien n’a chan­gé et ne chan­ge­ra dans votre vie, tout ce qu’il raconte n’est que déma­go­gie, que des belles paroles et vous y avez cru, comme d’habitude. Allez, allez, dit-il, en les poin­tant du doigt, mon­­trez-nous ce qui a chan­gé, dites-moi que je suis dans l’erreur, ne me lais­sez pas pleu­rer sur ma lâ­cheté et sur la vôtre. »

Tout le monde s’était tu pour l’écouter par­ler. Ces pro­pos les bles­saient. Les hommes se regar­daient du coin de l’œil, sans mot dire, la salle res­sem­blait à une église, un silence froid enve­lop­pait l’atmosphère. Quand la sirène reten­tit, ils prirent leurs musettes, leurs piquets et fran­chirent la porte métal­lique qui menait aux ate­liers. La reprise était bel et bien consom­mée, et le Chtimi, avec son dis­cours n’avait rien empê­ché. Dans l’atelier, cha­cun essayait de se remettre dans l’ambiance. Les machines tour­naient, un bruit infer­nal mon­tait en cres­cen­do, à vous don­ner la migraine. Jackie était au bout de la chaîne, assis sur son tabou­ret. Il obser­vait la démarche des autres, en sui­vant leurs ombres qui se pro­je­taient sur la paroi d’en face. Les corps sem­blaient se désar­ti­cu­ler sous l’effort. Une cer­taine gêne s’était ins­tal­lée, mais per­sonne n’osait aller vers lui. On le guet­tait de des­sous les cas­quettes dans l’attente d’une réac­tion. Il devait le sen­tir aus­si. Après un long silence, il se leva, prit son piquet, le jeta en bas de la plate-forme où il était per­ché, rou­la son tablier en pous­sant des jurons. L’ate­lier entier obser­vait le silence. Pas une tête n’émergea du trou­peau immo­bile, figé dans la posi­tion des hommes de scène en salut avant la tom­bée du rideau.

Cet homme-là avait lais­sé une sacrée image. Tous en par­laient comme de quelqu’un de bien. Cela n’em­pêcha pas qu’on ne le revit plus jamais. Il a dis­pa­ru comme un mirage dans la dés­illu­sion du printemps. […]

[Élie Kagan |« Usine Renault de Flins, première fête de Lutte Ouvrière : concert de Claude Nougaro », 31 mai 1971 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]

Je conti­nuais à errer dans ce monde où tout se fis­surait de par­tout. Les gens, musette au dos, conti­nuaient leur ronde et des pas lourds et sonores réson­naient dans ma tête. Je sui­vais la foule, trans­ba­hu­té de cou­loir en cou­loir dans le métro, entre la mère Denis et les jeans Levi Strauss. Quelques graf­fi­tis fai­saient leur appa­ri­tion sur le car­re­lage blanc et brillant, colo­rant un peu les façades mono­tones de ce laby­rinthe parisien.

J’avais quit­té l’usine, met­tant ain­si fin à mes rêves et à ceux de mon père. Je per­dis ma place dans le trou­peau, en même temps que leur estime. Je lais­sais le ghet­to se déteindre au bout de ces voies de che­min de fer. La Seine empor­tait mes der­nières métamor­phoses dans ses eaux sales. J’accrochais mes espoirs aux aiguilles de l’horloge de la gare Saint-Lazare, avec tous mes dési­rs de chan­ger les rap­ports entre les êtres. De bar­ri­cade en bar­ri­cade, d’une porte d’usine à une autre, des cités de tran­sit aux cités HLM, sur ma route se répan­dait une odeur de merde et de lacry­mogène sur un par­fum de zones indus­trielles. Je haïs­sais ces ban­lieues, sa police, ses gens, ses enclos, ses bar­rières qui me rete­naient pri­son­nier et que je vou­lais à tout prix bri­ser pour en finir avec cet espace étouf­fant. Je ne recher­chais aucun pou­voir, je lais­sais cela aux poli­ti­cards véreux qui avaient mis mes espoirs dans la tombe, ceux aux gueules de fouine, reni­fleurs de scan­dales qui, juchés sur une table, droits comme la gloire, vedettes minables dans l’environnement gri­sâtre duquel je rêvais moi, raton, d’échapper. Je creu­sais mon trou dans le bitume afin de pas­ser par des­sous la palis­sade, mais cela s’avéra perte de temps et d’éner­gie. Au bout du rou­leau, j’en gar­dais le cal dans la paume des mains, l’esprit malade et mes fugues pre­nait une forme de désespoir.

J’ai failli cre­ver du gau­chisme, j’aurais pu tom­ber dans le ter­ro­risme aveugle. La chute fut bru­tale, je me suis apla­ti le nez sur le pavé, j’ai sen­ti le froid du béton, mais je réus­sis à me remettre tant bien que mal sur mes jambes, peu à peu, je réap­pris à me tenir de­bout. Je lais­sais Vive La Révolution der­rière moi. N’ayant été qu’un sym­pa­thi­sant de ce mou­ve­ment, cela me per­mit de m’en déta­cher sans bles­sures. Cela n’avait été qu’une arme pour bri­ser l’isolement dans lequel je vivais en tant qu’étranger.

Quelque temps plus tard, je fus sen­si­bi­li­sé par les luttes de la résis­tance pales­ti­nienne. Cela me rame­nait à mes ori­gines, mes racines, à ma com­mu­nau­té. Je conti­nuais à me moquer des dires du mara­bout, mais cela ne m’empêchait pas d’être assis à la même table que lui. La lutte pales­ti­nienne avait fait table rase de nos diver­gences. La révo­lu­tion en Palestine avait sus­cité un élan natio­na­liste, c’était avant tout une révolu­tion arabe et tout Arabe se devait d’en être soli­daire. Nous avions trou­vé un enne­mi com­mun : le sio­nisme sur lequel nous bra­quions nos doigts dénon­cia­teurs. Je pen­sais trou­ver ma voie dans ce comi­té Palestine de Nanterre, entre l’imam et Gilbert Mury, un intel­lectuel qui régnait sur le groupe avec pater­na­lisme. J’étais arri­vé dans ce comi­té bizar­re­ment, presque par besoin de me prou­ver qu’on peut être encore utile à quelque chose. Gilbert était un petit homme étrange, socio­logue, ancien mili­tant du par­ti com­mu­niste duquel il fut congé­dié au bout de vingt-six ans de mili­tan­tisme. Il était tra­pu, s’appuyant sur sa canne pour s’aider à mar­cher. C’était un mili­tant très enga­gé, voué à la cause arabe, c’était même un des fon­da­teurs de la librai­rie Palestine, mais c’était aus­si un homme qui avait besoin de pou­voir. Dans le groupe, il pas­sait pour un sage, que tous res­pec­taient. Plus tard, après cer­taines actions sur les cités voi­sines, il avait refu­sé de par­ti­ci­per à nos luttes sur le ter­rain pour amé­lio­rer les condi­tions des tra­vailleurs immi­grés, crai­gnant sans doute le cour­roux des diri­geants du Parti Communiste Français, de la police et de l’Amicale des Algériens en Europe. Quand on lui disait que l’Organisation de Libération de la Palestine esti­mait que l’une des aides qu’on puisse lui appor­ter était de lut­ter au sein de son propre pays, il répon­dait que la France était un pays dans lequel il fal­lait tenir compte de la sus­cep­ti­bi­li­té de la popu­la­tion, que pour ser­vir la cause pales­ti­nienne, il ne fal­lait pas mêler les deux pro­blèmes, les condi­tions de l’immigration étant un pro­blème déli­cat, il ris­quait de heur­ter la sen­si­bi­li­té des masses. Il résol­vait tous les pro­blèmes par des dis­cours pro­tec­teurs, arran­geants, ce qui fit dire à Jean-Luc, un mili­tant, qu’il était un « écrase éman­ci­pa­tion ». Il vou­lait dire par là que cet être n’éveillait aucun désir en nous de prendre en main nos propres reven­di­ca­tions. Il avait fait un choix. Nous aus­si. Nous lais­sâmes ce padre régner sur son groupe sclé­ro­sé avec son garde du corps, Messaoud, un ancien mili­tant du F.L.N., trans­for­mé pour la cause en flam­bant révo­lu­tion­naire alors qu’il n’était en fait qu’une petite frappe sans enver­gure, obtus, violent comme en a tou­jours fabri­qué le patrio­tisme à coups d’hymne natio­nal. Le comi­té com­men­çait à se déglin­guer de toutes parts. Jean-Luc aurait aimé qu’on restruc­ture le groupe, mais la fis­sure était de taille et nous ne voyions aucune sou­dure possible. […]

[Élie Kagan | « Concert de Georges Moustaki, conférence de Michel Rocard au cinéma Villiers, comités Palestine à la Mutualité », 14 janvier 1970 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]

Les trois déte­nus étaient en pro­me­nade. Lorsqu’ils ren­trèrent, ils furent éton­nés de me trou­ver là. Ils me dévi­sa­gèrent bizar­re­ment, comme si ma pré­sence les gênait. L’un d’eux s’approcha de moi et me ten­dit la main : « Salam, je m’appelle Saïd, voi­là Ahmed et lui, c’est Miloud, les deux sont de Blida et moi, d’An­naba. »

Après les pré­sen­ta­tions, je défis mon paque­tage pour faire mon lit. Saïd s’était allon­gé, Miloud fabri­quait des sacs pour je ne sais quelle mai­son et Ahmed lavait ses chaus­settes au-des­sus de la tinette. En les regar­dant, je me deman­dais pour­quoi l’Arabe devait tra­ver­ser des che­mins obs­curs, était-ce cela le des­tin de l’étranger ? Fallait-il sup­por­ter l’arrogance du petit maton, la haine du flic, le mépris du juge ? Fallait-il tou­jours ram­per comme une limace, de pri­son en pri­son avec les maux qui rongent le ventre et l’esprit. Lorsqu’on est der­rière les murs, on pense beau­coup. La moindre des choses fait vibrer les sens et on assiste froi­de­ment à l’écrasement des êtres. On com­prend très faci­le­ment alors la véri­table fonc­tion de cet uni­vers. Après deux mois dans ces lieux, mon esprit en avait pris un sacré coup. J’assistais à moi­tié dro­gué à la nais­sance de la bête. Elle sor­tait de mon ventre, mons­trueuse, dans un corps étrange fait d’écailles lu­mineuses, une bête malade dans son esprit débous­so­lé, une lettre morte, sans voix, lourde en dedans comme une épave, avec un immense désir de cre­ver l’écran et de se déver­ser en flots sur la conscience humaine.

La nuit, je sur­sau­tais dans mon lit, en proie à de ter­ribles cau­che­mars. Les ques­tions grouillaient dans ma tête. Une voix sem­blait habi­ter mon corps, elle mar­mon­nait des mots incom­pré­hen­sibles, étranges qui me lais­saient son­geur. Elle par­lait de draps-cordes pour atteindre la liberté.

Un matin, Saïd me prit à par­tie en me repro­chant mon com­por­te­ment fuyant à l’égard de mes compa­triotes. Pour lui, la léthar­gie qui per­sis­tait dans ce lieu était le fruit de l’environnement. Que cela me dérange ne chan­geait rien au quo­ti­dien car­cé­ral. Il pré­ten­dait que j’avais trop broyé de concepts euro­péens, le gau­chisme m’avait pous­sé dans une autre dimen­sion, que je m’étais déta­ché d’une cer­taine réa­lité. Il vou­lait que je redes­cende sur terre pour me mettre au même niveau que mes frères. Il ne se dou­tait pas com­bien le fos­sé était déjà pro­fon­dé­ment creusé.

Ce qu’aurait aimé Saïd, c’était que je me sois com­por­té comme tous les autres, que je dise amen à tout ce qui se pas­sait dans la cel­lule et dans le pavillon E. Même en ayant des concepts magh­ré­bins, je n’au­rais jamais pu fer­mer l’œil sur les bri­mades que s’in­fligeaient les déte­nus entre eux.

Je n’avais que foutre de cette fra­ter­ni­sa­tion, alors que le plus faible deve­nait imman­qua­ble­ment homo­sexuel et se trans­for­mait en une mon­naie d’échange. Un être ne vaut-il pas plus qu’une car­touche de Gau­loises ? Où sont les sen­ti­ments ? Est-elle morte la ten­dresse ou l’a‑t-on murée dans cette pri­son ? Comment accep­ter alors les pro­pos de Saïd, quand tout était dégueu­lasse, com­ment dis­cu­ter avec les types du 18e quand tous leurs pro­pos se limitent au seul envi­ron­ne­ment de Barbès, cet uni­vers sor­dide des putes à 22 francs la passe, des com­bines minables et des pro­jets à jamais remis au len­de­main. Comment ne pas étouf­fer dans cette cel­lule, quand les types parlent quo­ti­dien­ne­ment du fric, des nuits d’or dans les hôtels chics et des filles qu’ils ont « levées », purs objets des­ti­nés à satis­faire leur plai­sir. Ces Casanova ont des gueules de mer­deux et leurs dis­cours puent. La socié­té leur a ron­gé l’esprit et il ne leur reste plus rien. Ils ont dû meu­bler leurs mémoires vides d’images liber­tines au-des­sus de leurs moyens et la boue s’est col­lée à leur peau. C’est un monde où on ne peut cre­ver que vio­lem­ment. J’ai dégueu­lé sur leurs rêves et cra­ché sur leurs pay­sages. Ils ont été offus­qués, scan­da­li­sés. Ça aurait pu dégé­né­rer si le maton de marbre n’était pas arri­vé pour geler l’ambiance avec sa mâchoire d’acier, son visage de plomb vide de tout sen­ti­ment humain, sem­blable à ces robots, ces boîtes à sar­dines qu’on anime dans les films de science-fic­tion. Il étei­gnit la lumière et cha­cun se tour­na le dos. Je m’étais retran­ché der­rière mes para­vents, construits en der­nière minute pour la cir­cons­tance. De là, blot­ti, je guet­tais leurs gestes et leurs faits. J’écoutais jusqu’à leurs cau­che­mars en me deman­dant par­fois si cre­ver n’arrangerait pas tout. Le jeu en valait-il encore la chan­delle. En remuant tout cela dans mon cer­veau, je me suis retrou­vé seul devant la glace, dans l’ombre, à éplu­cher mes souvenirs.


[lire le deuxième volet | Bidonvilles : l’enlisement]


Texte extrait de Mohammed Kenzi, La Menthe sau­vage, édi­tions Grevis, 2022.
Photographie de ban­nière : Monique Hervo | « Bidonvilles de Nanterre : Rue des Bels-Ebats », 1959–1962 | Collection de la biblio­thèque La contemporaine


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