La corrida d’Islero


Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (mai 2021)

La cor­ri­da est une abo­mi­na­tion que rien ne jus­ti­fie. L’évidence est telle que, selon une récente enquête, 74 % des citoyens fran­çais aspirent à son inter­dic­tion sur l’en­semble du ter­ri­toire natio­nal. Un texte — dépo­sé par des dépu­tés insou­mis et éco­lo­gistes — va jus­te­ment être débat­tu dans deux jours, jeu­di 24 novembre, à l’Assemblée natio­nale. « La tor­ture et la mort d’un ani­mal ne peuvent léga­le­ment consti­tuer un diver­tis­se­ment digne de l’é­thique contem­po­raine », indique-t-il notam­ment. Le gou­ver­ne­ment Macron a déjà fait savoir qu’il s’op­po­sait à l’in­ter­dic­tion de cette pra­tique cri­mi­nelle, aux côtés de la droite et du Parti com­mu­niste. Le RN plaide quant à lui pour « la liber­té de vote ». Nous publions ce texte de l’his­to­rien Éric Baratay, spé­cia­liste de la ques­tion ani­male : il retrace la vie du tau­reau Islero, qui, en 1947, à tué l’homme qui, dans une arène anda­louse, ten­tait de le tuer.


De la vie d’Islero, il ne nous reste que sa mort dans l’arène.

Il est deve­nu, le 28 août 1947 à Linares, en Andalousie, le tau­reau le plus célèbre de l’histoire de la cor­ri­da en bles­sant le tore­ro Manolete, qui meurt le len­de­main des suites d’une hémor­ra­gie à l’artère fémo­rale de la jambe droite. Le reten­tis­se­ment est grand et Manolete a droit à des funé­railles qua­si natio­nales. Et pour cause : il est consi­dé­ré comme l’un des plus grands tore­ros, l’un des fon­da­teurs de la cor­ri­da moderne — qu’on aime­rait cen­trée sur l’esthétique de la passe plus que sur l’affrontement avec le tau­reau. De cette cor­ri­da, la lit­té­ra­ture a rete­nu les aspects humains. On cherche à expli­quer le drame et on insiste sur l’attitude sup­po­sée sui­ci­daire du héros, évo­quant ses déboires en amour ou avec le public, dont une par­tie pré­fé­rait Dominguín, le rival pré­sent lui aus­si à Linares. Ou encore, on détaille les heures écou­lées entre la bles­sure et le décès, poin­tant du doigt la défi­cience des soins. Du com­bat lui-même, d’Islero sur­tout, il n’est pas dit grand-chose. Les récits divergent même : par exemple, entre cer­taines revues tau­rines de l’époque et l’une des der­nières bio­gra­phies en fran­çais de Manolete. Cela ne pré­oc­cupe per­sonne, car on ne veut voir que le coup de corne por­té à l’homme.

Pourtant, ce que vit le tau­reau est déter­mi­nant pour infir­mer l’idée répan­due que la cor­ri­da moderne aurait réduit la vio­lence ou qu’elle repré­sente un com­bat égal, vou­lu par les deux par­ties. Pour com­prendre la bles­sure de Manolete, aus­si. Que le pro­mo­teur des cor­ri­das faciles, fai­sant appel à des tau­reaux plus paci­fiques — fait recon­nu plus tard par les afi­cio­na­dos — ait été tué au com­bat repré­sente une contra­dic­tion qu’on a vou­lu sur­mon­ter en invo­quant un sui­cide incons­cient de Manolete, ou en trans­for­mant Islero en monstre vicieux. Or l’attention por­tée à l’individu ani­mal et au col­lec­tif qu’il forme avec l’équipe humaine pen­dant un quart d’heure per­met d’avancer une expli­ca­tion plus sérieuse et plus simple : celle d’une trop grande désin­vol­ture du tore­ro vis-à-vis d’une bête très châ­tiée (c’est-à-dire piquée), donc for­te­ment diminuée.

Pour recons­ti­tuer la cor­ri­da d’Islero, on peut se réfé­rer à la presse tau­rine de l’époque : elle publie des récits plus ou moins pré­cis, suf­fi­sants tou­te­fois pour recons­truire la trame des évé­ne­ments. On peut aus­si lire les dif­fé­rentes bio­gra­phies de Manolete, bien qu’elles n’accordent que rare­ment une bonne place à cet épi­sode, hor­mis l’instant de la bles­sure, et se révèlent contra­dic­toires entre elles. Mieux vaut évi­ter les mul­tiples vidéos pos­tées sur Internet par des afi­cio­na­dos, sou­vent consti­tuées de scènes fil­mées et de pho­to­gra­phies prises ailleurs, à un autre moment, avec d’autres tau­reaux et par­fois sans Manolete lui-même — il suf­fit d’examiner les palis­sades pour détec­ter la fraude ! Il faut sur­tout recou­rir aux cli­chés de Francisco Cano, le seul pho­to­graphe pré­sent ce jour-là — aucun cameraman.

S’il faut ima­gi­ner les odeurs, les mou­ve­ments, les souffles, les cris et les bruits, ces ins­tan­ta­nés, qui ne res­ti­tuent pas la conti­nui­té du com­bat, per­mettent cepen­dant de véri­fier les témoi­gnages oraux ou écrits, de dis­sé­quer les moments impor­tants, d’examiner des pos­tures, des gestes, des états, dont ceux d’un ani­mal que beau­coup d’assistants avaient regar­dé d’un œil rapide, n’y voyant qu’un tau­reau banal et lui pré­fé­rant le tore­ro. Évidemment, ces pho­to­gra­phies sont le fruit d’un regard et d’un par­ti pris : elles montrent le plus sou­vent Manolete, seul ou avec d’autres hommes. Islero n’est quant à lui jamais mon­tré seul avant le coup de corne. Douze pho­to­gra­phies immor­ta­lisent le couple tore­ro-tau­reau lors des passes et de l’estocade, ren­dant à l’animal une réa­li­té et une épais­seur qui le mettent sym­bo­li­que­ment à éga­li­té avec le tore­ro, tout en rap­pe­lant la pré­sence de l’équipe à côté et du public autour.

Pour les obser­va­teurs, Islero est entré dans l’Histoire en même temps que dans l’arène. Il est de robe noire, sauf le bas-ventre, blanc, et appar­tient au type dit « trans­for­mé », c’est-à-dire moins dan­ge­reux que ses congé­nères en rai­son de ses cornes rabais­sées et res­ser­rées, de sa tête et de son avant-train abais­sés. Il pro­vient de l’élevage Miura, près de Séville. Son gaba­rit est repré­sen­ta­tif d’un après-guerre qui employa les bovins les plus jeunes et les plus petits de l’histoire de la cor­ri­da : après sa mort, évis­cé­ré et déca­pi­té, il ne pèse­ra que 295 kilos. La pre­mière expé­rience qui le mène à l’arène se déroule l’année de ses trois ans : il se retrouve enfer­mé afin d’être « afei­té ». La pra­tique de l’afei­ta­do consiste à scier, limer et arron­dir les cornes pour les rendre moins dan­ge­reuses et trou­bler l’estimation des dis­tances, voire pour dis­sua­der le tau­reau de les uti­li­ser, ces der­nières étant deve­nues dou­lou­reuses. C’est une pra­tique alors encore confidentielle1, bien qu’un an plus tôt Manolete ait été publi­que­ment accu­sé d’y avoir recours.

D’après des des­crip­tions contem­po­raines d’afei­tades, Islero a dû être pous­sé dans une étroite caisse en bois et immo­bi­li­sé, puis sou­le­vé par une corde atta­chée aux cornes, tirant sa tête et son cou tan­dis que ses pattes, en l’air, gigo­taient. Le corps a tiré de tout son poids sur le cou, la colonne ver­té­brale, les hanches, les membres pos­té­rieurs. Impossible pour le tau­reau de remuer la tête ni de lan­cer les cornes. Cela, ajou­té au manque d’appui sur le sol, s’est tra­duit par une rai­deur, une immense fatigue, de moindres mou­ve­ments et des cris dimi­nués mal­gré une crainte per­sis­tante. Il aurait res­sen­ti une sou­daine et intense dou­leur, lan­ci­nante du fait des coups d’attaque des dents de la scie, puis explo­sive lorsque les nerfs auraient été atteints. Une dou­leur qui aurait vibré dans le crâne, la colonne ver­té­brale, les membres, le fai­sant cer­tai­ne­ment beu­gler, hale­ter, trans­pi­rer, contrac­ter les muscles, secouer vio­lem­ment la tête, le dos, les pattes, fai­sant aus­si s’emballer le cœur. Puis il aurait vécu cela une seconde fois, pour l’autre corne. Ressenti de nou­velles dou­leurs, hachées puis conti­nues en rai­son du repro­fi­lage au cou­teau, du polis­sage à la lime, corne après corne. Il se serait cer­tai­ne­ment cris­pé, contrac­té, tout en ayant de plus en plus de dif­fi­cul­té à s’agiter, à meu­gler, en rai­son d’une téta­ni­sa­tion des muscles due à la fatigue cumulée.

Le com­por­te­ment d’Islero dans l’arène laisse pen­ser qu’il venait de subir cet afei­ta­do. À quoi se sont ajou­tés le voyage et l’attente, qu’il a sans doute per­çus ain­si : pous­sé dans un nou­veau cais­son à l’intérieur du camion, d’autant plus effrayé qu’il per­ce­vait l’éloignement de son lieu de vie, res­sen­tait les vrom­bis­se­ments, les secousses, éprou­vait une dou­leur intense aux cornes, au crâne, au cou, et par­tout une lan­ci­nante fatigue mus­cu­laire. Il a dû se ras­su­rer en sor­tant dans le cor­ral de l’arène, décou­vrir d’autres congé­nères du même éle­vage Miura, recon­naître leurs odeurs, réta­blir des rela­tions. Puis il a atten­du, écou­té l’étrange vacarme de la ville, hale­té sous la cha­leur de fin d’été, tou­jours haras­sé. On l’a sépa­ré des autres et mis à l’isolement dans un cou­loir sombre : nou­vel émoi pour cet indi­vi­du d’une espèce gré­gaire. Ses bat­te­ments car­diaques sont deve­nus plus rapides ; le taux de cor­ti­sol, l’hormone du stress, a aug­men­té. C’est le cin­quième et avant-der­nier tau­reau de la cor­ri­da du jour. Il a atten­du long­temps, explo­ré le lieu cou ten­du et naseaux dila­tés, écou­té, oreilles dres­sées, les voci­fé­ra­tions proches du public, incon­nues pour lui, res­sen­ti les relents alar­mants, faits d’odeurs et de phé­ro­mones, de ses congé­nères stres­sés, en par­tance puis ramenés.

Les témoi­gnages sur le com­por­te­ment d’Islero débutent avec son entrée dans l’arène. Il per­çoit sou­dai­ne­ment une lumière, s’élance, pour voir, repé­rer. Il fait brus­que­ment irrup­tion dans l’arène et doit accom­mo­der un temps sa vue pano­ra­mique qui ren­contre des bar­rières. Devant lui, grâce à une vision bino­cu­laire pro­fonde et en relief, il per­çoit des obs­tacles éta­gés : d’abord, à leurs légers mou­ve­ments, des hommes sépa­rés. Puis, des parois immo­biles et des humains assem­blés, agi­tés — mais, vus sur les côtés, avec sa vision bovine mono­cu­laire, apla­tie, ce sont des formes coa­gu­lées, immo­biles ou mou­vantes. Il court en rond, en pos­ture d’alerte, tête por­tée haute et en avant pour regar­der ces pré­sences-obs­tacles tout autour ; pour entendre, oreilles dres­sées, mobiles, des cla­meurs inha­bi­tuelles, aiguës et angois­santes ; pour sen­tir, museau à l’horizontale, des effluves incon­nues au loin et, plus proches, celles d’urine de congé­nères déga­geant des phé­ro­mones de stress. Il éprouve un vif sen­ti­ment de péril, d’alerte au pré­da­teur, de panique d’herbivore. Ne pou­vant fuir, il se replie dans une zone sans pré­sence, au centre du ter­rain, moins dan­ge­reuse. Il s’arrête sous le coup d’une forte émo­tion, une accé­lé­ra­tion car­diaque, une trans­pi­ra­tion, tout en fai­sant d’incessants mou­ve­ments, dont des rota­tions pour sur­veiller et obser­ver der­rière lui.

Le public accueille bruyam­ment ce nou­veau tau­reau, com­mente à voix haute ses impres­sions tan­dis que l’équipe, immo­bile, l’évalue. La posi­tion d’Islero indique sa com­pré­hen­sion d’une inéga­li­té de force, d’une impos­si­bi­li­té de fuir, de ne pou­voir repous­ser cet envi­ron­ne­ment hos­tile. Si d’autres tau­reaux peuvent se mon­trer plus réac­tifs, lui est ren­du apa­thique, comme beau­coup d’animaux pla­cés dans une situa­tion sem­blable. Pour les spec­ta­teurs, Islero ne joue pas le jeu au début de ce pre­mier ter­cio2, ne se montre pas un bon tau­reau ; il prend les capes « sans enthou­siasme », avec retard, rete­nue, « dégoût », frei­nant au der­nier moment. Islero voit des hommes agran­dis par les capes arri­ver dans son espace de repli.

Il s’inquiète. Ses bat­te­ments car­diaques et sa res­pi­ra­tion s’accélèrent. Il entend des cris brefs, per­çoit les mou­ve­ments ondu­lants de ces formes larges qu’il ne peut dis­tin­guer — homme et cape. La forte acui­té visuelle propre à son espèce lui fait décom­po­ser le mou­ve­ment en un ensemble de pho­to­gra­phies liées, amal­ga­mant les corps, là où les humains voient un film les déta­chant nettement.

Il recule, s’arrête, attend, inquiet, per­çoit un homme de large enver­gure qui crie, ondule et entre dans sa zone de réac­tion, de fuite ou d’attaque, réduite chez lui en rai­son d’une agres­si­vi­té atté­nuée. Il se met en posi­tion de menace, dos cour­bé, tête bais­sée pour être le plus impo­sant pos­sible, mon­trant le front et les cornes. Un sabot gratte le sol : la queue est levée, agi­tée ; les oreilles sont basses, en arrière. L’homme fait un pas de recul. Alors Islero démarre, mais d’une charge rete­nue, hési­tant à atta­quer ou à frap­per, cher­chant à éloi­gner l’homme plus qu’à le heur­ter — il garde une per­sis­tance du trau­ma de l’afeitado. Il charge la par­tie la plus dan­ge­reuse, la plus avan­cée, la plus mou­vante, le côté exté­rieur de la cape, mise en avant pour l’attirer alors que l’homme se tient en arrière, immo­bile. Soudain, sa vue se brouille, sur­tout à droite, du fait d’une pres­by­tie plus forte de ce côté ; il freine aus­si­tôt, à droite sur­tout, ce qui le déporte sur sa corne gauche, par laquelle il se met en péril. Il pousse pour rele­ver la tête et encor­ner ce dan­ger qui aus­si­tôt dis­pa­raît pour réap­pa­raître dans l’autre œil sans qu’il puisse réagir, son poids étant enga­gé du mau­vais côté. Il ralen­tit, tourne, s’arrête. Le dan­ger est tou­jours là, ondu­lant, criant, avan­çant. Incompréhension, stress crois­sant, hési­ta­tion à repar­tir. Puis il charge de nou­veau : charge obli­gée, rete­nue, frei­née, encore et encore.

Les docu­ments n’indiquent pas le nombre de passes effec­tuées par Islero. Assez peu sans doute. Le public, avec sa lec­ture guer­rière qui fait fi de toute étho­lo­gie bovine, hue le tau­reau, qu’il juge lâche et « tru­queur » parce qu’il varie sa vitesse d’attaque et donne des coups de corne sur le côté en s’engouffrant dans la cape, alors qu’il devrait accep­ter le com­bat, se mon­trer noble et brave en char­geant droit. Quant à Manolete, il a déci­dé, d’un regard ou d’un geste, de châ­tier dure­ment à la pique ce tau­reau indé­cis et sur­tout hyper­mé­trope (les équipes savent détec­ter les pres­bytes et les myopes à leur com­por­te­ment) : une défi­cience qui le fait hési­ter et don­ner des coups de corne au hasard lorsque sa vue se brouille en arri­vant sur l’obstacle, le ren­dant impré­vi­sible, donc dan­ge­reux. Il s’agit de le fati­guer suf­fi­sam­ment pour le régu­la­ri­ser dans sa course, le dis­sua­der de varier, sur­tout s’il faut plu­sieurs esto­cades comme l’ont néces­si­té tous les tau­reaux de cette journée.

Islero voit alors un obs­tacle plus mas­sif, le pica­dor à che­val, avan­cer de biais pour offrir un large flanc et l’attirer. Il oublie la dou­leur et veut réagir et affron­ter. Il charge. Il enfonce ses cornes dans l’obstacle, pousse de l’arrière-train, appuie sur l’avant-train, relève le cou pour reje­ter, mobi­li­sant toute son éner­gie et sa masse mus­cu­laire grâce au cor­ti­sol pro­duit par le stress ini­tial, tan­dis que les caté­cho­la­mines libé­rées font cir­cu­ler plus vite la quan­ti­té d’énergie dis­po­nible, par aug­men­ta­tion des fré­quences car­diaque, res­pi­ra­toire et san­guine. D’où un état tem­po­rai­re­ment mieux adap­té. Mais sou­dain, il éprouve une extrême dou­leur au dos, qui lui tra­verse le corps, explo­sive ; il beugle, souffle, se crispe, se mobi­lise pour sur­mon­ter la souf­france, ras­sem­bler ses forces, pous­ser plus, repous­ser, pou­voir s’enfuir.

Si les docu­ments ne s’accordent pas sur le nombre de piques reçues par Islero (une ou trois), ils signalent leur vio­lence et leur pro­fon­deur : le pica­dor « le pique et le châ­tie dure­ment […], enfon­çant le fer pro­fon­dé­ment ». Et cela, pro­ba­ble­ment en ter­rain inver­sé, pour coin­cer Islero entre la palis­sade et le che­val, le for­cer à refou­ler ce der­nier pour se réfu­gier au centre de la piste. Les pho­to­gra­phies des passes montrent, par le tra­jet d’écoulement du sang, que le pica­dor a visé le début du dos, et non le cou ou le point entre les épaules — pour­tant le seul endroit auto­ri­sé par la régle­men­ta­tion — de manière à faire sai­gner abon­dam­ment et affai­blir for­te­ment l’animal.

Les vio­lents efforts d’Islero sont entra­vés par le poids crois­sant de la lance dans son dos. Cela le rabaisse, l’écrase, pro­voque une panique chez la proie coin­cée, tête basse et cornes empê­trées dans l’homme-cheval. Il res­pire dif­fi­ci­le­ment, res­sent une dou­leur de plus en plus vive dans les chairs dor­sales per­cées, cisaillées, vrillées. La pro­fon­deur n’a pas été mesu­rée, mais la pointe d’acier, le cylindre cor­dé et un bon bout du manche en bois les ont péné­trées. On peut esti­mer l’entaille à 20–30 cen­ti­mètres sur un dia­mètre de 4, qui a peut-être bri­sé les côtes, cau­sant une hémor­ra­gie externe sans doute assez impor­tante. Elle pro­voque chez Islero un sen­ti­ment d’épuisement — le sang cou­lant sur les flancs, à l’arrière des épaules, le long des pattes, jusqu’aux sabots — et une vio­lente angoisse, qu’une impor­tante sécré­tion de l’hormone cor­ti­co­trope, libé­rant des glu­co­cor­ti­coïdes, tente d’endiguer. Soudain, le pica­dor fait pivo­ter sa mon­ture sur place ; Islero per­çoit un espace de fuite sur un côté, res­sent une pous­sée de la pique sur les chairs de ce même côté, démarre par là, retourne dans la zone refuge, s’arrête.

Il souffre vio­lem­ment, se sent haras­sé. Il res­pire for­te­ment, narines dila­tées, bouche ouverte, pour recons­ti­tuer ses réserves en oxy­gène, tient tête les oreilles bais­sées, queue repliée entre les jambes. Il mani­feste ain­si un désir de ne plus bou­ger, de se repo­ser. Ses traits figés masquent la dou­leur pour ne pas atti­rer les pré­da­teurs : un com­por­te­ment des proies quand la fuite est impos­sible, qui laisse croire aux afi­cio­na­dos que les tau­reaux ne res­sentent guère la dou­leur. Le public hue le pica­dor, l’accusant d’avoir trop piqué et faus­sé un com­bat pré­ten­du­ment égal. Le pré­sident rap­pelle l’homme à l’ordre et lui inflige une amende. Protestations et jus­ti­fi­ca­tions fac­tices de l’équipe, l’essentiel étant que le tra­vail de pré­pa­ra­tion ait été effec­tué pour le tore­ro. Car le public le voit et les chro­ni­queurs sont una­nimes : Islero « arrive décom­po­sé aux ban­de­rilles ». Il voit des pré­da­teurs qui arrivent suc­ces­si­ve­ment ; il s’inquiète, remonte sa tête, tient son enco­lure à l’horizontale, relève la queue, mais ne s’élance pas : énorme souf­france, forte las­si­tude, mais aus­si début d’expérience – les Miura apprennent plus vite que d’autres espèces. Il attend, vigi­lant, observe les pré­da­teurs en tour­nant pour mieux éva­luer les dis­tances. Il n’a plus assez de force pour atta­quer mais encore assez pour se défendre. Cela oblige les ban­de­rille­ros, l’un après l’autre, à s’approcher de plus en plus près en cher­chant à sus­ci­ter une charge franche.

Islero per­çoit l’arrivée subite d’un nui­sible, se concentre, se mobi­lise, démarre au der­nier moment pour s’économiser. Il charge en cou­pant de biais sur la par­tie la plus visible — le corps de l’homme sur le côté et non les bras et les ban­de­rilles devant, en avant mais mal vus. L’homme s’échappe sur le côté gauche. Le tau­reau donne un sec coup de tête dans cette direc­tion, au jugé, frôle, res­sent aus­si­tôt deux vio­lentes per­fo­ra­tions au dos, à gauche du gar­rot, beugle, souffle, s’arrête, se retourne, per­çoit une nou­velle attaque, charge en oblique, res­sent de nou­velles per­fo­ra­tions, plus bas, sur l’épaule gauche, s’arrête, voit le pré­da­teur s’éloigner, souffre et s’affaiblit encore davan­tage, res­pire bruyam­ment, observe, cou pen­ché, tête bais­sée, oreilles repliées : cla­meurs inces­santes, mou­ve­ments près des bar­rières, odeur du sang s’écoulant sur les épaules. Il attend, res­sen­tant toute la ten­sion psy­cho­lo­gique de la proie atteinte, cernée.

Ce com­por­te­ment d’Islero, dont le public ne retient que le fait qu’il « coupe le ter­rain et donne des coups de tête secs », confirme l’assistance dans l’idée qu’il s’agit d’un « tru­queur » qui ne veut pas se prê­ter au com­bat et dont il faut vite se débar­ras­ser. Manolete a pro­ba­ble­ment la convic­tion que ce tau­reau mal-voyant est encore trop leste pour une esto­cade sans risque et qu’il faut le tra­vailler aux passes pour l’affaiblir encore. Les pho­to­gra­phies, confir­mant les pre­miers témoi­gnages, montrent que Manolete décide de ne faire ses passes de fae­na (le « tra­vail ») qu’avec la mule­ta (pièce d’étoffe rouge) dans la main droite. Cela lui per­met de sou­te­nir l’étoffe avec l’épée fac­tice (tenue dans cette même main), de la déployer au maxi­mum en lar­geur et d’offrir un leurre pour atti­rer à lui (pla­cé de pro­fil, moins large) le tau­reau pres­byte. Il aug­mente ain­si la dis­tance entre les deux pro­ta­go­nistes (les passes de la main gauche, sans épée, sont plus étroites et pour­raient rendre dan­ge­reux un coup de tête impré­vu). Manolete com­mence par de brèves passes d’essai, avec la mule­ta très déployée, éloi­gnée de lui au maxi­mum par son bras ten­du, et por­tée sur la corne exté­rieure, la gauche, pour main­te­nir la bête au plus loin. Il décide ensuite de faire des passes de près, mais en rond pour plus de sécu­ri­té : c’est-à-dire sans rele­ver la mule­ta et l’amener vers soi après le pas­sage du tau­reau, mais en la lais­sant traî­ner devant, sur le sol, pour la faire tour­ner de l’autre côté. Puis il recom­mence une passe en sens contraire, main­te­nant ain­si l’animal tête bais­sée dans le leurre, sans lui don­ner l’occasion de remon­ter la tête et de don­ner des coups de biais.

Islero, lui, per­çoit un pré­da­teur appro­chant, mobi­lise ses sens et ses forces, relève la tête, les oreilles, la queue, sur­veille, attend. Il charge en quelques fou­lées sur la par­tie la plus avan­cée, la plus mou­vante : la mule­ta, qui dis­pa­raît par la gauche et qu’il tente d’écorner de ce côté, puis qui réap­pa­raît à l’arrière droit. Il se retourne, repart une ou deux fois, s’arrête tout en per­ce­vant d’énormes cla­meurs alen­tour. Le nui­sible s’approchant de nou­veau, lsle­ro charge, l’avant-train très bas, le mufle au ras du sol, la queue balan­cée, sans pou­voir atteindre ce pré­da­teur qui fuit len­te­ment. L’avant-train à terre, il pour­suit son assaillant en main­te­nant sa charge basse, vire, court, vire, court, sans cesse, la vue de plus en plus brouillée, l’empêchant de dis­tin­guer l’homme immo­bile de la mule­ta tournant.

Les souf­frances dor­sales sont de plus en plus intenses. Chaque mou­ve­ment secoue les chairs lacé­rées par les ban­de­rilles ; la ronde inces­sante, le tra­vail conti­nu du dos, des épaules, de l’arrière-train pour faire cou­rir le tau­reau en cercle écartent les pro­fondes bles­sures cau­sées par la pique. La tête est de plus en plus lourde ; le cou, ten­du, de plus en plus anky­lo­sé ; l’avant-train de plus en plus écra­sé par le poids por­té en avant. La sen­sa­tion d’épuisement est plus forte, la res­pi­ra­tion insuf­fi­sante. L’hémorragie externe s’aggravant, la dif­fi­cul­té à ali­men­ter les muscles en éner­gie et en oxy­gène va crois­sant. Le nui­sible dis­pa­raît à nou­veau sur le côté. Il ralen­tit. S’arrête. Voyant le tau­reau désor­mais inca­pable de lan­cer sa tête sur les côtés, Manolete décide de ter­mi­ner la fae­na en pra­ti­quant quatre « mano­le­ti­nas » d’affilée, une passe qu’il a popu­la­ri­sée et qui porte son nom. Elle s’effectue en se tenant face au tau­reau, la mule­ta sur le côté, bien déployée par l’épée dans la main droite et ten­due par la main gauche pas­sée der­rière le dos, pour atti­rer l’animal sur elle. Lorsque celui-ci arrive, le tore­ro fait pas­ser l’étoffe par-des­sus la tête et le corps d’Islero ; puis il effec­tue un demi-tour sur lui-même pour être en place au retour du tau­reau en sens inverse et recom­men­cer. Cela demande un tau­reau « franc », dans le lan­gage des afi­cio­na­dos, c’est-à-dire ne déviant pas sa course — ce que fait un Islero épui­sé, comme le montrent les photographies.

Ce der­nier com­prend que le pré­da­teur est de retour, charge sur la par­tie la plus large, la plus agi­tée, tête de plus en plus pesante. Il peine à frei­ner et repar­tir dans l’autre sens, n’a plus que des mou­ve­ments d’automate et, plu­sieurs fois de suite, s’arrête avec la per­cep­tion oua­tée d’un vacarme autour de lui. Ovation du public, trans­por­té par cette fae­na de près qui lui donne l’impression d’une danse à deux et d’une mise en dan­ger volon­taire, témé­raire, du tore­ro face à un tau­reau tri­cheur. Manolete, pour­tant, a fait ample­ment pré­pa­rer l’animal, puis a choi­si les manières les moins ris­quées : aucun tore­ro n’aspire à être bles­sé pour faire fré­mir des spec­ta­teurs confor­ta­ble­ment assis. Trois per­cep­tions d’une cor­ri­da se super­posent : celle vue, construite, ima­gi­née par le public ; celle vécue par le tore­ro ; celle vécue par le taureau.

Épuisé, inca­pable de bou­ger du fait de son déla­bre­ment phy­sique, Islero écoute mol­le­ment une cla­meur stri­dente. Il s’enfonce dans une lourde tor­peur, déjà ailleurs, entend et flaire de plus en plus fai­ble­ment, voit de moins en moins de près comme de loin. Manolete se tient à envi­ron un mètre, de pro­fil pour être moins vu du tau­reau. La mule­ta est tenue de face pour atti­rer l’attention d’Islero et être vite por­tée devant lui. Le tore­ro touche la corne droite avec la main gauche, à la fois pour tes­ter les réac­tions du tau­reau (leur absence, pré­vi­sible, lui confirme qu’il est bon pour l’estocade mais le conforte dans un sen­ti­ment de faci­li­té) et pour épous­tou­fler à bon compte l’assistance. Il regarde celle-ci d’un air de défi, pour ren­for­cer le mythe d’une cor­ri­da moderne, artis­tique et dan­ge­reuse. Déjà, durant les passes en rond, il avait mis la main sur le dos de l’animal. Ovation du public : quelle témé­ri­té ! Manolete s’éloigne un peu puis s’élance de pro­fil. La célèbre pho­to­gra­phie de l’estocade montre l’erreur de juge­ment et le mépris pour Islero : le tore­ro déporte très peu la mule­ta sur sa droite pour y atti­rer le tau­reau s’il bouge et pou­voir s’esquiver à gauche ; sa main gauche reste pla­cée au milieu du corps et l’essentiel de l’étoffe est devant sa jambe gauche, parce qu’il ne croit plus en un mou­ve­ment brusque de l’animal ni en un écart de tête.

Islero baisse la tête, devine une attaque brusque du côté droit. Il réagit par réflexe, mobi­lise ses der­nières forces, pousse un peu de l’arrière, avance d’un pas de la patte avant droit, déporte la tête à droite pour prendre le drap, puis res­sent une sou­daine dou­leur entre les épaules : Manolete, sûr de lui, enfonce len­te­ment l’épée, jusqu’aux deux tiers, à l’endroit recom­man­dé — la cruz (la croix) — entre la colonne ver­té­brale et l’épaule. Une souf­france exa­cer­bée : l’épée des­cend pro­gres­si­ve­ment, tra­ver­sant les muscles dor­saux, per­çant les pou­mons, s’enfonçant dedans, tran­chant une grosse veine… Le cœur, trop bas, n’est pas atteint car la mort aurait été sinon qua­si immé­diate. Islero contracte tout son corps, remonte brus­que­ment sa tête. Sa corne gauche entre aus­si­tôt dans un obs­tacle qu’elle emporte : la cuisse droite du torero.

Soulevé, Manolete pivote, retombe sur la tête du tau­reau. Une seconde entaille s’ouvre dans sa cuisse qui s’enfonce à nou­veau dans la corne. Manolete s’aplatit entre les pattes avant d’Islero. La tête du tau­reau est rabais­sée par ce poids, son corps empor­té, pré­ci­pi­té en avant. Islero passe par-des­sus l’obstacle au sol, s’enfuit vers les portes, qu’il a repé­rées grâce à une vue et un odo­rat réac­ti­vés, s’arrête devant. Il res­sent une énorme lan­gueur, les images, les odeurs, les bruits s’effacent, il devient indif­fé­rent à ce qui l’entoure, est en proie à des spasmes, perd conscience. Il s’affale.Soupirs convulsifs.

18 h 42. Ses cornes sont encor­dées et le cadavre éva­cué, tiré par deux che­vaux. Aussitôt célèbre, Islero est pho­to­gra­phié dans les cou­lisses, entou­ré d’hommes, cou­ché sur le flanc, tête sou­le­vée repo­sant sur sa corne droite, yeux ouverts, oreilles, mâchoire infé­rieure et langue pen­dantes. Sa queue et ses oreilles sont cou­pées pour les offrir à Manolete, allon­gé à l’infirmerie, qui a esto­qué là son 1021e tau­reau. Islero est ensuite pesé, dépe­cé et sa tête sub­ti­li­sée pour cacher l’afei­ta­do.

Mal soi­gné, Manolete meurt le len­de­main matin à 5 heures.

L’un était un dieu, l’autre une brute, paraît-il. Car Islero est vite deve­nu l’incarnation du « tau­reau meur­trier », de la sau­va­ge­rie de ces bêtes, une jus­ti­fi­ca­tion de la néces­si­té phi­lo­so­phique de la cor­ri­da, où l’homme doit vaincre la force brute de la nature.

Le len­de­main, Eduardo Miura abat la mère d’Islero pour la punir d’avoir engen­dré un monstre. La pho­to­gra­phie du cadavre du tau­reau est dif­fu­sée par­tout pour mon­trer que jus­tice a été faite. Sa peau est ensuite expo­sée, comme en expia­tion, au musée tau­rin de Cordoue et sa tête est exhi­bée dans un res­tau­rant madri­lène. Un faux — aux grandes cornes non sciées. Il est des­ti­né à prou­ver qu’Islero était un tueur né. Le petit tau­reau fuyant est même deve­nu sur Internet une bête impo­sante de 495 kilos, qui aurait, dans sa furie, essayé d’encorner plu­sieurs fois Manolete à terre. Des films tra­fi­qués, mon­trant d’autres tau­reaux, abondent en ligne pour ten­ter de le prou­ver. La comé­die humaine a effec­tué une double néga­tion : de ce qu’était réel­le­ment Islero et de ce qu’il a subi avant de mourir.


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  1. Elle sera, par la suite, offi­ciel­le­ment inter­dite.
  2. Les trois ter­cio (« tiers ») de la cor­ri­da : 1. Tercio de pique, où deux pica­dors affrontent le tau­reau et le blessent à l’aide d’une longue pique, pour l’affaiblir et aus­si éva­luer son com­por­te­ment. 2. Tercio de ban­de­rilles, où des ban­de­rillos plantent trois paires de ban­de­rilles dans le dos du tau­reau. 3. Tercio (la mise à mort pro­pre­ment dite) : le mata­dor, après une fae­na (série de passes exé­cu­tées avec sa mule­ta), met à mort le tau­reau par l’estocade qu’il porte avec son épée.

REBONDS

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Éric Baratay

Membre de l’Institut universitaire de France et professeur à l’université de Lyon. Il est spécialiste de l’histoire des animaux et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ce sujet.

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