Frustration : « Former un camp majoritaire contre les classes dominantes »


Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier

La revue Frustration, créée en 2013, campe dans les kiosques de France depuis son neu­vième numé­ro. À l’o­ri­gine ? Quelques amis béné­voles, « un même dégoût du capi­ta­lisme » et « une las­si­tude envers les formes conve­nues de la cri­tique sociale ». Tiré à 10 000 exem­plaires, le tri­mes­triel refuse l’« intel­lec­tua­li­sa­tion à outrance » de la gauche radi­cale et son « jar­gon mili­tant », tonne contre « la macro­nie » et son lea­der — « le pire repré­sen­tant du peuple » — et aspire à écrire « au plus près des expé­riences vécues ».


Vous vous reven­di­quez « du vrai jour­na­lisme citoyen ». Ce qui appelle deux ques­tions : qu’est-ce que le « faux » jour­na­lisme, et que dit le mot, désor­mais très consen­suel, de « citoyen » ?

C’est vrai que « citoyen » est un terme presque aus­si gal­vau­dé que « huma­niste » ou « démo­crate ». Mais l’u­sage de ce terme est une façon pour nous d’insister sur le fait que nous avons pour objec­tif de favo­ri­ser l’expression de points de vue et d’analyses à la por­tée de tou.te.s — et le moins ver­ti­ca­le­ment pos­sible. Nous oppo­sons le « citoyen » à l’« expert » ou au « pen­seur » : deux caté­go­ries d’auteurs sou­vent mobi­li­sées dans le champ de la dif­fu­sion des idées. Les per­sonnes qui écrivent à Frustration ne se sentent ni expertes de leurs sujets, ni plus intel­li­gentes que leurs lec­teurs. Elles ont sim­ple­ment réser­vé des heures de leur temps libre pour se pen­cher sur un sujet à des fins poli­tiques, et ont conçu une démons­tra­tion claire, docu­men­tée, avec des conclu­sions morales et cri­tiques. La dimen­sion « citoyenne » est donc aus­si liée à l’objectif cri­tique de Frustration : on n’écrit pas pour le plai­sir d’écrire et de « dif­fu­ser des idées », mais bien dans un but poli­tique expli­cite d’agitation sociale et de dénon­cia­tion de l’ordre capitaliste.

« Nous pra­ti­quons du jour­na­lisme d’opinion décom­plexé, pas par­ti­san mais politisé. »

Cela passe par un cer­tain type de jour­na­lisme, qui ne fait pas sem­blant d’être ce qu’il ne peut pas être, c’est à dire « neutre » — comme le pré­tendent une bonne par­tie des jour­na­listes fran­çais. Nous pra­ti­quons du jour­na­lisme d’opinion décom­plexé, pas par­ti­san mais poli­ti­sé. Le « faux jour­na­lisme », ce serait donc la pra­tique qui consiste à faire croire et se faire croire qu’on se contente de « décrire » le réel, de « trai­ter l’actualité » et de faire du « décryp­tage et de l’analyse ». En pro­cé­dant ain­si, en pen­sant que, par magie, le fait de vou­loir être neutre va vous rendre neutre, vous pro­dui­sez des conte­nus poli­ti­sés et situés, mais qui s’ignorent. Les exemples de ce jour­na­lisme-là sont très nom­breux : du repor­tage de JT, qui s’interroge en deux minutes sur l’opportunité de la « baisse des charges sociales » (en repre­nant sans sou­ci ce terme patro­nal for­gé pour déni­grer les coti­sa­tions sociales) aux « déco­deurs » du Monde, qui veulent carac­té­ri­ser en termes de « vrai » ou « faux » des débats aus­si poli­tiques et socia­le­ment déter­mi­nés que les effets d’une réforme fis­cale ou le pro­gramme d’un can­di­dat à la pré­si­den­tielle (en termes de « réa­liste » ou « irréa­liste »). Le jour­na­lisme de Frustration n’est pas celui-là. Sans doute, l’ex­pres­sion « vrai jour­na­lisme » est un peu pro­mo­tion­nelle : on devrait plu­tôt dire « jour­na­lisme honnête ».

« La com­pé­tence poli­tique, ça n’existe pas », avan­cez-vous. Comment faire entendre l’idée, a prio­ri contre-intui­tive, que tout un cha­cun vaut mieux que tous les « experts » en place ?

Attention : nous ne pré­ten­dons pas que, sur tous les sujets, tout un cha­cun vaut mieux que celles et ceux qui pos­sèdent des connais­sances, et ont donc une per­ti­nence et une acui­té jus­ti­fiées par le recueil d’informations et le temps de réflexion. Nous disons cela au sujet de la poli­tique, le lieu où se dis­cute ce qui est juste ou injuste dans la confi­gu­ra­tion d’une socié­té. Nos élites poli­tiques et éco­no­miques ont beau­coup mis en avant, ces trente der­nières années, l’incompétence du peuple à savoir ce qui était bon pour lui, pour jus­ti­fier leurs réformes. D’où leur enthou­siasme à consi­dé­rer qu’une « bonne réforme » est une réforme impo­pu­laire, car elle seule serait en mesure de sai­sir son impé­rieuse néces­si­té pour le bien com­mun (que l’on recon­naît selon elle au fait de « géné­rer de la crois­sance » ou de « créer de l’emploi »). Cette incom­pé­tence tien­drait aux grands défauts de la popu­la­tion fran­çaise : elle serait inculte, « nulle en éco­no­mie » — comme le répètent sou­vent les cadres du MEDEF — et repliée sur elle-même, natio­na­liste et xéno­phobe. Nos élites se targuent, quant à elles, de pos­sé­der une légi­ti­mi­té intel­lec­tuelle et tech­ni­cienne forte, parce qu’elles ont pas­sé cinq ans de leur vie à récu­pé­rer des cartes de visite et chan­ter « Les lacs du Connemara » à HEC, ou qu’elles ont assis­té à des tas de confé­rences pas­sion­nantes à Sciences Po. En plus, elles voyagent : New York, Berlin, Madrid leur sont fami­lières ; elles y ont des « amis de longue date » et y visitent des expos d’art contem­po­rain. Pour toutes ces rai­sons, elles sont « ouvertes sur le monde », contrai­re­ment aux ouvriers fran­çais qui refusent de consi­dé­rer les bien­faits du libre-échange.

Comité HEC Lausanne, 2014 (DR)

On se sou­vient du réfé­ren­dum de 2005, où ce dis­cours de la com­pé­tence tech­nique et morale des élites a atteint son apo­gée. Le « Non » des Français a été expli­qué par les intel­lec­tuels, édi­to­ria­listes et poli­tiques, de deux façons : un vote de « gauche radi­cale » inca­pable de sai­sir l’intérêt éco­no­mique du ren­for­ce­ment de l’intégration euro­péenne et l’impérieuse néces­si­té du libre-échange, et un vote Front natio­nal de la France ouvrière deve­nue réac­tion­naire, qui craint le plom­bier polo­nais. Dernièrement, l’incompétence popu­laire a été l’explication favo­rite pour expli­quer le Brexit. Vexé d’un résul­tat qui allait à l’encontre du sens de l’Histoire que les néo­li­bé­raux de son espèce croyaient avoir enclen­ché depuis des décen­nies, Alain Minc avait ain­si décla­ré : « Le Brexit, c’est la vic­toire des gens peu for­més sur les gens édu­qués. » Après tout, « Hitler n’est-il pas arri­vé au pou­voir démo­cra­ti­que­ment ? », ajoutent les par­ti­sans de l’aristocratie tech­ni­cienne qu’est l’Union euro­péenne. C’est ce per­pé­tuel pro­cès en incom­pé­tence qui a jeté le dis­cré­dit sur le prin­cipe du réfé­ren­dum : mieux vaut élire des repré­sen­tants de la bour­geoi­sie qui vont prendre les « bonnes déci­sions » que de faire confiance à une popu­la­tion peu diplô­mée et aux pul­sions for­cé­ment racistes. Frustration s’inscrit en faux contre cette vision. D’abord en dégom­mant un à un les argu­ments en faveur de la supé­rio­ri­té morale et intel­lec­tuelle de nos « élites », ensuite en rap­pe­lant que leur « gran­deur d’âme » coïn­cide sou­vent avec leurs inté­rêts. Tiens, les diplô­més et les cadres sont ceux qui votent le plus sou­vent en faveur de l’extension des pré­ro­ga­tives de l’Union euro­péenne telle qu’on la connaît : appé­tit insa­tiable pour l’amitié entre les peuples, ou goût pour un modèle éco­no­mique qui favo­rise leurs intérêts ?

« Les riches ont un visage, ils ne règnent pas sur nos vies depuis une mys­té­rieuse échelle inter­na­tio­nale qui les ren­drait intouchables. »

Si l’on consi­dère la poli­tique comme le lieu d’un conflit d’intérêts, où la concep­tion du Juste, du Bien ou de l’Efficacité est lar­ge­ment cor­ré­lée à la posi­tion sociale, alors il n’y a aucune « com­pé­tence » en jeu dans cette arène-là. Mais des inté­rêts dis­cor­dants, très dis­cor­dants, dans le capi­ta­lisme. Le pro­blème, c’est que cela fonc­tionne : beau­coup conti­nuent de pen­ser que la poli­tique n’est pas pour eux, qu’il faut lais­ser ça aux « gens com­pé­tents » — la boucle de la dépos­ses­sion est bou­clée. Nous vou­lons contri­buer à décom­plexer la popu­la­tion ; cela passe très concrè­te­ment par deux choses qui sont essen­tielles à l’écriture de Frustration : dé-tech­ni­ci­ser les sujets, en met­tant à jour le conflit de valeurs et d’intérêts qui se joue autour d’une ques­tion pré­sen­tée à tort par les domi­nants comme pure­ment tech­nique ; décom­plexer le lec­teur face à sa propre incul­ture en mon­trant que non, le monde n’est pas « de plus en plus com­plexe » et que sa confi­gu­ra­tion peut donc bien faire l’objet d’une déli­bé­ra­tion démocratique.

Votre tout pre­mier numé­ro titrait Pourquoi il faut détes­ter les riches : for­mule pro­vo­ca­trice que vous avez récem­ment reprise dans votre com­mu­ni­ca­tion Internet. Est-ce une manière d’incarner la cri­tique sys­té­mique — sou­vent abs­traite — géné­ra­le­ment por­tée par la gauche radi­cale intellectuelle ?

Oui, on n’est pas les pre­miers à dire que le ter­rain de la lutte des classes a été aban­don­né ou rin­gar­di­sé dans les années 1990–2000. Avec la crise finan­cière et la remon­tée en flèche des inéga­li­tés sociales, ce thème est heu­reu­se­ment reve­nu au pre­mier plan, mais avec une impor­tante dérive, selon nous : il était trai­té de façon trop théo­rique, trop dés­in­car­née. « Les classes domi­nantes », « les classes supé­rieures » et « la finance inter­na­tio­nale ». À la fin, on se retrouve avec un can­di­dat socia­liste aux pré­si­den­tielles qui parle de cette finance qui « n’a pas de visage » mais qui, pour­tant, gou­verne. Hollande était bien pla­cé pour savoir qu’elle en avait un, de visage, comme celui de son secré­taire géné­ral adjoint Emmanuel Macron. Mais il s’agissait de sur­fer sur la vague de la lutte des classes sans l’incarner ni iden­ti­fier des res­pon­sables. En disant qu’il faut « détes­ter les riches », nous vou­lions par­ler d’eux comme des adver­saires iden­ti­fiés et incar­nés. Ils ont un visage, ils ne règnent pas sur nos vies depuis une mys­té­rieuse échelle inter­na­tio­nale qui les ren­drait intou­chables. Ils sont là, dans nos villes et en par­ti­cu­lier notre capi­tale, avec leurs clubs, leurs res­tau­rants, leurs hôtels par­ti­cu­liers et leurs chauf­feurs. Ils font des choix, sou­tiennent des can­di­dats, tentent d’orienter les lois en leur faveur. Ce sont des gens de chair et d’os, pas des « mar­chés » géné­rés par d’implacables lois immuables de l’économie, ni un petit groupe de dix com­plo­teurs qui se réunissent dans l’ombre pour déci­der de notre destin.

Emmanuel Macron et Pierre Gattaz (Reuters)

À l’époque où nous avons sor­ti notre numé­ro inti­tu­lé Pourquoi il faut détes­ter les riches, le dis­cours des Soral et Zemmour bat­tait son plein sur Internet — et celui de l’extrême droite et de la droite en géné­ral. Ces dis­cours disent tous « Votre enne­mi, c’est l’étranger, ou bien les fémi­nistes, ou bien le lob­by LGBT qui vous dévi­ri­lise, ou votre voi­sin qui vit gras­se­ment avec les APL. » Dans ce numé­ro intro­duc­tif, nous avons vou­lu affir­mer une ana­lyse de gauche décom­plexée qui nie ces faux anta­go­nismes et qui redi­rige la frus­tra­tion et la colère, que nombre de gens res­sentent sin­cè­re­ment, vers ceux qui sont res­pon­sables de l’état actuel de la socié­té : pas les profs trop laxistes, ni les créa­teurs de jeux vidéo vio­lents ou les syn­di­ca­listes trop « archaïques » ; mais les riches, ce groupe qui se divise en strates suc­ces­sives entre les 10 % et les 0,1 % les plus for­tu­nés, dont les membres ont pour point com­mun de maî­tri­ser notre éco­no­mie par les res­sources (finan­cières, pro­fes­sion­nelles et sym­bo­liques) qu’ils mono­po­lisent, et qui par­viennent tou­jours à faire triom­pher en poli­tique une vision de la réa­li­té à leur avan­tage. Enfin, il s’agissait, et il s’agit tou­jours, de prendre le total contre­pied du dis­cours qui fait des riches des sau­veurs de l’humanité, des gens méri­tants qui ont « pris des risques » et qui méritent pour cela qu’on les aime et qu’on se plie en quatre pour eux. Or, les riches détruisent la pla­nète et entre­tiennent un sys­tème éco­no­mique violent et injuste. Ils ne sont pas méri­tants, l’immense majo­ri­té d’entre eux a tout eu : c’est le prin­cipe de leur édu­ca­tion que d’éliminer toute pos­si­bi­li­té de déclas­se­ment social de leur pro­gé­ni­ture. Ils n’ont pris aucun risque, si ce n’est de déci­der où inves­tir l’argent dont ils héritent et qu’ils ont obte­nu grâce au tra­vail des autres. Celles et ceux qui prennent des risques dans ce pays, ce sont les ouvriers du bâti­ment qui meurent encore d’une chute mor­telle depuis des toits ou des écha­fau­dages, ce sont les aides-soi­gnantes dans les EHPAD qui tra­vaillent en sous-effec­tifs per­ma­nents, ce sont les livreuses et livreurs à vélo qui sla­loment entre les voi­tures pour que des petits bour­geois puissent rece­voir leur plat japo­nais à dégus­ter devant « Quotidien ». Nous disions dans ce numé­ro « détes­ter les riches, c’est aimer l’humanité », car leur pré­sence et leur pou­voir sont le déno­mi­na­teur com­mun qui nous lient entre gens qui ne vivons pas au même endroit, ne par­lons pas la même langue, ne fai­sons pas le même travail.

Depuis février 2017, on vous trouve en kiosque, en quelque 10 000 exem­plaires. Quels sont les bien­faits d’une exis­tence sur papier, à l’ère du fameux « numérique » ?

« Vous pou­vez ne jamais avoir enten­du par­ler du concept de lutte des classes ou de Pierre Bourdieu pour lire Frustration. »

D’abord, l’objet revue papier nous a per­mis de trou­ver une orga­ni­sa­tion de tra­vail qui fonc­tionne pour des gens béné­voles : tous les trois mois nous avons un numé­ro à sor­tir. Il faut y par­ve­nir coûte que coûte, ça oblige à une dis­ci­pline que les sites Web et blogs qu’on ali­mente au fil de nos idées et de nos dis­po­ni­bi­li­tés ne requiert pas. Ce n’est pas pour autant qu’on a pris le par­ti du papier contre le Web, car notre site offre gra­tui­te­ment la majeure par­tie de nos articles, notre page Facebook est active, on y com­mente l’actualité et on s’y énerve (sou­vent), et nous avons même un compte Twitter. Mais le cœur de notre tra­vail, ce sont nos articles. Et si main­te­nant les for­mats varient, au départ ils étaient sou­vent longs, parce qu’à voca­tion très péda­go­gique. Puisque notre poli­tique vise à pro­po­ser des articles dont la lec­ture ne néces­site aucun pré­re­quis (vous pou­vez ne jamais avoir enten­du par­ler du concept de lutte des classes ou de Pierre Bourdieu pour lire Frustration), il faut prendre un peu de temps. Quand on répond à une ques­tion aus­si pié­geuse que « Qui est l’élite au pou­voir ? » ou « Qui contrôle notre ali­men­ta­tion ? », ça ne peut pas être un conte­nu lisible ou visible en trois minutes. Ça néces­site donc des articles assez étof­fés, et pour cela la lec­ture sur écran n’est pas très appro­priée. On en fait régu­liè­re­ment l’expérience quand on publie sur notre site Web les articles des anciens numé­ros : beau­coup de lec­teurs nous disent alors « pour Internet c’est vrai­ment trop long » — effec­ti­ve­ment : ça n’a pas été conçu pour. Il y aus­si le plai­sir et l’intérêt de faire un objet : quelque chose qu’on lit dans les trans­ports (le for­mat de Frustration a vrai­ment été conçu pour ça : allez lire Le Monde diplo­ma­tique dans une rame bon­dée de tram­way ou de RER !), et qui est beau. C’est ce que nous per­met le papier, et qui a tou­jours eu de l’importance pour nous, c’est de faire de la cri­tique sociale esthé­tique, agréable à lire, belle à regar­der. Se battre pour l’égalité, c’est très sexy. C’est impor­tant de le maté­ria­li­ser. Pour finir, faire du papier nous per­met de tra­vailler avec une impri­me­rie coopé­ra­tive, des dizaines de librai­ries et des mil­liers de kios­quiers. C’est chouette de tra­vailler avec ces dif­fé­rents métiers et de contri­buer à la vie de ce secteur.

Vous avez un jour écrit que « le contraire de la démo­cra­tie, ce n’est pas une dic­ta­ture mili­taire. Le contraire de la démo­cra­tie, c’est quand ce n’est pas le peuple (le plus grand nombre de la popu­la­tion) qui exerce le pou­voir ». Une idée de plus en plus admise par la popu­la­tion. Pourquoi n’est-elle pas encore deve­nue « une force maté­rielle », pour citer Marx ?

On est en effet, selon nous, de plus en plus dans ce « contraire de la démo­cra­tie » – mais les rai­sons pour les­quelles cela ne débouche pas sur une révo­lu­tion, pas besoin d’être fin ana­lyste pour les com­prendre. Chacun de nous, aus­si éner­vé et frus­tré soit-il, en fait l’ex­pé­rience quo­ti­dienne. On sait tous en notre for inté­rieur pour­quoi nous ne sommes pas tous dans la rue en ce moment même. Quand ça va mal, quand il faut galé­rer pour s’installer quelque part et vivre conve­na­ble­ment, on n’est pas pous­sé vers le col­lec­tif. Mais, sur­tout, les relais de contes­ta­tion manquent. Un mou­ve­ment social ne dépend qu’en par­tie d’initiatives indi­vi­duelles : il a besoin d’être struc­tu­ré par des orga­ni­sa­tions. Or, ce n’est pas la joie de ce côté-là. Les deux tiers des syn­di­cats sont deve­nus des appa­reils tech­no­cra­tiques qui pensent avant tout à sau­ver les meubles dans les entre­prises ou les admi­nis­tra­tions où ils sont implan­tés. Et la CGT et Solidaires n’ont pas à eux seuls le poids pour entrer une grande contes­ta­tion. Malheureusement, cela reste les syn­di­cats qui fixent les jour­nées de manifs, de grèves, qui donnent le top départ à une contes­ta­tion ! Et quand nous vou­lons nous battre, nous sommes tous là à miser sur telle atti­tude de telle confé­dé­ra­tion, et quand ça ne fonc­tionne pas, on dit « C’est à cause des syn­di­cats, ils ont cou­lé le mou­ve­ment ». C’est deve­nu une atti­tude très ration­nelle de ne pas aller perdre une jour­née de salaire pour un mou­ve­ment qui ne mar­che­ra pas. C’est triste, mais c’est ain­si. Il faut donc faire autrement.

Philippe Martinez (CGT) et Jean-Claude Mailly (FO), manifestation contre la loi Travail, 28 juin 2016, Paris (AFP)

On voit bien que la France insou­mise essaie. Mais elle ne dis­pose pas encore du degré d’organisation qui fait qu’elle est capable, comme reste capable un syn­di­cat comme la CGT, de faire des­cendre des dizaines de mil­liers de gens dans la rue le même jour. On n’y est pas encore. Face à ça, on observe plu­sieurs atti­tudes : il y a celles et ceux qui se disent « Il faut conscien­ti­ser les gens, en mul­ti­pliant les vidéos, les ana­lyses, etc., et ils des­cen­dront dans la rue ». Et celles et ceux qui sont dans la stra­té­gie du pire « À force que ça soit la merde, les gens n’en pour­ront plus et ils feront la révo­lu­tion ». La deuxième option est assez ris­quée : plus on pré­ca­rise les gens, moins ils se mobi­lisent. Un inté­ri­maire est bien plus dans la galère et en veut sans doute encore plus à la socié­té qu’un sala­rié en CDI, mais il peut beau­coup moins faci­le­ment se mobi­li­ser. Et pour la pre­mière atti­tude, eh bien, dans un sens, nous nous y ins­cri­vons. Pas pour dévoi­ler aux gens une véri­té qu’ils igno­re­raient, mais pour contri­buer à don­ner confiance en eux-mêmes et défiance envers celles et ceux qui nous dirigent. « La défiance monte », déplore la presse bour­geoise. Par notre part, nous vou­lons y contri­buer, et à la prise de confiance des classes popu­laires et moyennes en elles-mêmes et en leur capa­ci­té à gou­ver­ner sans l’aide d’une armée d’énarques, qu’ils soient de droite ou « de gauche ». Mais ce n’est pas ça qui met­tra les gens dans la rue, c’est le tra­vail d’organisation syn­di­cale et poli­tique. Écrire et convaincre peut aider, mais ne fait pas tout.

Vous insis­tez sur votre désir d’être « acces­sible à tous », au « grand public », et ne recu­lez pas, par­fois, devant un lan­gage fami­lier. Le camp anti­ca­pi­ta­liste compte-t-il trop de théo­ri­ciens et de purs cer­veaux, le doigt sur la couture ?

« À force de jouer sur le folk­lore, le camp anti­ca­pi­ta­liste s’est mis à res­sem­bler davan­tage à un grand groupe de potes qu’à une force sus­cep­tible de ral­lier les salarié.e.s, les pré­caires, les groupes dominés. »

Depuis notre créa­tion, les choses ont beau­coup évo­lué dans le camp anti­ca­pi­ta­liste, mais à l’époque (en 2013), nous voyions deux grands défauts à ce camp, qui contri­buaient à le cou­per du plus grand nombre et à en faire le lieu d’un véri­table entre-soi. D’abord, la gauche radi­cale était satu­rée de codes cultu­rels et d’un folk­lore dans lequel ses membres se com­plai­saient trop sou­vent : les nom­breux sym­boles héri­tés du siècle pas­sé sont deve­nus de moins en moins des signes de ral­lie­ment à une classe sociale ou une popu­la­tion, et de plus en plus le mono­pole exclu­sif d’une sorte de « sous-culture » où l’on chante l’Internationale ou La jeune garde pour témoi­gner de son appar­te­nance, plus que pour mobi­li­ser les foules. À force de jouer sur le folk­lore, le camp anti­ca­pi­ta­liste s’est mis à res­sem­bler davan­tage à un grand groupe de potes qu’à une force poli­tique et intel­lec­tuelle sus­cep­tible de ral­lier les salarié.e.s, les pré­caires, les groupes domi­nés. Or, on peut res­sen­tir une pro­fonde révolte envers le sys­tème capi­ta­liste et les logiques hété­ro­sexistes sans por­ter une cas­quette et être bar­dé de Pin’s à mes­sages. À l’inverse de ce qui nous parais­sait une dérive, nous avons conçu Frustration et sa maquette comme un objet que tout le monde peut s’approprier, parce qu’il ne requiert pas la maî­trise de codes et l’identification à des sym­boles. Ce qui compte pour lire Frustration, c’est d’être dégoû­té par des injus­tices vécues et par­ta­gées, et vou­loir que ça change. C’est tout. Aimer le rouge, connaître la vie de Trotsky ou l’histoire de la Révolution fran­çaise n’est pas un pré­re­quis. Ce n’est pas pour autant que l’objet Frustration est neutre esthé­ti­que­ment et cultu­rel­le­ment, mais il vise à faire res­sen­tir des émo­tions poli­tiques et esthé­tiques qui ne cor­res­pondent pas à une iden­ti­té cultu­relle précise.

La folk­lo­ri­sa­tion du camp anti­ca­pi­ta­liste s’est aus­si accom­pa­gnée d’une intel­lec­tua­li­sa­tion à outrance, c’est vrai, qui découle cer­tai­ne­ment du fait que la socio­lo­gie de ses sym­pa­thi­sants s’est éli­ti­sée. Si nous ne trou­vions pas notre compte dans les revues et maga­zines exis­tants, c’est qu’ils se conten­taient sou­vent, de façon très uni­ver­si­taire et avec un biais sco­laire évident, de faire le com­men­taire de théo­ries exis­tantes et de les confron­ter entre elles : « Êtes-vous plu­tôt Lénine ou Trotsky ? », « Est-ce gram­scien ou paso­li­nien ? », « N’est-il pas temps de relire Proudhon ? ». Là encore, ce sont d’importants pré­re­quis qui sont deman­dés, avec une impor­tante vio­lence sym­bo­lique à la clef. Il faut avoir le goût et la dis­po­si­tion d’esprit d’aimer le trai­te­ment d’idées abs­traites et la dis­cus­sion théo­rique. C’est un pro­blème si on veut tou­cher l’ensemble de la popu­la­tion et for­mer un camp majo­ri­taire contre les classes domi­nantes. Car cela ne sert à rien de résoudre des débats en vigueur depuis le XIXe siècle si on ne dif­fuse qu’à une mino­ri­té les idées de base, déjà suf­fi­sam­ment utiles pour pas­ser à l’action, de conflic­tua­li­té de classes, de capi­ta­lisme, d’inégalité sociale, de domi­na­tion mas­cu­line. Les choses se sont arran­gées avec la vague de révé­la­tion « Balance ton porc », mais il faut par exemple se sou­ve­nir de la tech­ni­ci­té qu’ont long­temps eue les gen­der stu­dies… alors que la cri­tique du sexisme et de l’homophobie doit être dif­fu­sée d’urgence !

Harvey Weinstein, 2014, Hollywood (Lucas Jackson / REUTERS)

On ne nie pas l’intérêt des débats de haute volée sur des auteurs et des cou­rants de pen­sée, mais ce n’est pas cela que l’on veut faire : on veut dif­fu­ser des idées, des sché­mas d’analyse et de com­pré­hen­sion de la socié­té qui peuvent ser­vir direc­te­ment aux gens, même s’ils n’ont pas le temps ou l’envie de se plon­ger dans des débats ardus et abs­traits. Ça néces­site d’aller droit au but, de ne pas se perdre en notes de bas de page et en mul­tiples pré­cau­tions métho­do­lo­giques visant à ne frois­ser per­sonne. Il y une règle que nous nous sommes impo­sée et qui maté­ria­lise bien cette volon­té : nous nous auto­ri­sons les notes de bas de page, mais uni­que­ment pour don­ner des sources ou rajou­ter des élé­ments sup­plé­men­taires. Les notes de réfé­rences de type « comme le montre Bourdieu dans La Misère du Monde, cha­pitre tant » ne sont pas auto­ri­sées. D’abord parce que nous ne recon­nais­sons pas de droit de pro­prié­té sur les idées, mais aus­si parce que cela consti­tue un argu­ment d’autorité ain­si qu’un signe de recon­nais­sance pour les sachants qui vont se sen­tir flat­tés de connaître cette réfé­rence, alors qu’elle va para­si­ter la lec­ture de ceux qui n’en savent rien (et qui s’en foutent). Et le plus sou­vent, un tel argu­ment n’apporte rien à la démons­tra­tion, si ce n’est l’aval d’une figure d’autorité. Or l’un de nos prin­cipes est « Ni Dieu ni maître à pen­ser ». Plus concrè­te­ment, nous vou­lons ral­lier les colères, la frus­tra­tion indi­vi­duelle, pour par­ti­ci­per à leur trans­for­ma­tion en frus­tra­tion col­lec­tive poli­ti­que­ment fer­tile. Dans le quo­ti­dien des gens, elles ne s’expriment pas sous la forme d’une inter­ro­ga­tion théo­rique ou d’une réfé­rence à un auteur ou à un cou­rant de pen­sée, mais plu­tôt sur le mode « salaud de patron », « poli­ti­ciens de merde » ou « J’en peux plus de ces gros lourds ». Ce sont ces colères-là qu’on veut ral­lier, pas les per­sonnes déjà infor­mées qui veulent appro­fon­dir théo­ri­que­ment les choses et qui ont tout un tas d’autres publi­ca­tions pour les y aider. Sinon, on se serait appe­lés Réflexion sur la cri­tique sociale, et pas Frustration.

L’un de vos contri­bu­teurs de pre­mier plan tra­vaille en paral­lèle pour la France insou­mise : est-ce une orien­ta­tion par­mi tant d’autres au sein de votre rédac­tion, ou peut-on ima­gi­ner une cer­taine affi­ni­té idéo­lo­gique entre Frustration et les idées et stra­té­gies por­tées par ce mouvement ?

« Nous vou­lons ral­lier les colères, la frus­tra­tion indi­vi­duelle pour par­ti­ci­per à leur trans­for­ma­tion en frus­tra­tion col­lec­tive poli­ti­que­ment fer­tile. Dans le quo­ti­dien des gens, elles ne s’expriment pas sous la forme d’une inter­ro­ga­tion théorique. »

Un peu des deux. Pour repla­cer les choses dans leur contexte pré­cis, par­mi l’é­quipe à l’o­ri­gine de Frustration, deux étaient des déçus du mili­tan­tisme qui avaient fait l’ex­pé­rience des débats qu’ils avaient jugé sté­riles dans des for­ma­tions de gauche radi­cale. Deux autres n’a­vaient jamais mili­té, mais res­sen­taient un besoin d’ex­pli­ca­tion poli­tique aux injus­tices qu’ils vivaient et remar­quaient. Frustration a donc été un mélange de tout ça, et l’est encore : il fal­lait, et il faut, par­ler à ceux qui ne se recon­naissent pas dans « l’é­chi­quier poli­tique » ou dans les formes mili­tantes, et il faut aus­si par­ler aux jeunes qui, comme nous, font la pre­mière expé­rience de la frac­ture qui existe entre les grands dis­cours sur l’é­ga­li­té et la réa­li­té faite des pri­vi­lèges de quelques-uns, ren­tiers qui croient « prendre tous les risques ». Sur les constats comme sur un cer­tain nombre de solu­tions que nous avons déjà pro­po­sées dans nos articles (les unes comme les autres étant le fruit de dis­cus­sions au sein de la rédac­tion), nous retrou­vons en effet des affi­ni­tés avec le pro­gramme por­té par la France insou­mise. Prenons l’exemple de l’a­gri­cul­ture : dans un numé­ro qui doit dater du prin­temps 2016, nous avons dres­sé un état des lieux de la ques­tion en décri­vant la catas­trophe sociale, sani­taire, envi­ron­ne­men­tale et ter­ri­to­riale d’une agri­cul­ture capi­ta­liste sous le contrôle de grands groupes et sous une per­fu­sion publique contrô­lée par et diri­gée vers les gagnants. Quand on parle des solu­tions qui peuvent être appor­tées, on s’ap­puie sur l’exis­tant — sur Terre de liens, qui cherche à mieux par­ta­ger le fon­cier agri­cole, et sur la Confédération pay­sanne — puis on dresse des pers­pec­tives : pro­tec­tion­nisme social et éco­lo­gique, chan­ger les modes de consom­ma­tion (dans les col­lec­ti­vi­tés et par l’é­du­ca­tion), favo­ri­ser le pas­sage à une agri­cul­ture durable (bio, poly­cul­ture), garan­tir les prix ou les reve­nus, redis­tri­buer le fon­cier, déve­lop­per le contrôle et la par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tiques, etc. Tout ce qui consti­tue un modèle d’a­gri­cul­ture pay­sanne qui pour­rait créer des cen­taines de mil­liers d’emplois dans un sec­teur agroa­li­men­taire relocalisé.

La France insou­mise a les mêmes axes de tra­vail mais elle n’en a pas l’a­pa­nage (on pour­rait citer le NPA), et les per­sonnes qui ont écrit les livrets de son pro­gramme, « L’Avenir en com­mun », ne sont autres que des cher­cheurs et des mili­tants qui se sont retrou­vés dans ce mou­ve­ment. C’est pour­quoi de nom­breuses associations1 avaient signa­lé la qua­li­té de ce pro­gramme. Nous nous trou­vons aus­si des points de conver­gence avec la stra­té­gie affi­chée par la France insou­mise consis­tant à se défaire (ça prend du temps) des ori­peaux de la culture « de gauche » pour par­ler au plus grand nombre. Ceci dit, le fait de se retrou­ver avec un mou­ve­ment poli­tique sur une ligne ne vaut pas sou­tien, et encore moins blanc-seing : notre indé­pen­dance est farouche, et notre objec­tif de remettre dans le débat public de la conflic­tua­li­té de classes ne cor­res­pond pas à l’a­gen­da poli­tique d’un par­ti. Maintenant, l’un des contri­bu­teurs his­to­riques est deve­nu sala­rié de la France insou­mise comme conseiller du groupe par­le­men­taire après avoir, comme d’autres contri­bu­teurs, trou­vé dans l’as­pect « mou­ve­ment » sans enga­ge­ment et sans codi­fi­ca­tion une forme mili­tante lui conve­nant. Il n’y a rien d’in­co­hé­rent à cela. Mais nous pre­nons soin de signa­ler les liens indi­vi­duels des contri­bu­teurs avec un mou­ve­ment poli­tique. Et, sur­tout, la socio­lo­gie de l’é­quipe ne se rédui­ra jamais au mili­tan­tisme : il y a, par­mi les tou­jours plus nom­breux contri­bu­teurs, des étu­diants, des fonc­tion­naires, des tra­vailleurs pré­caires, des cher­cheurs, des « pro­fes­sion­nels » qu’on a pous­sés à déve­lop­per le témoi­gnage qu’ils vou­laient appor­ter sous la forme d’en­quêtes, dans la mis­sion que nous nous sommes assi­gnée de (se) for­mer au jour­na­lisme — et donc à la citoyenneté.

Les députés de la France insoumise (AFP)

Dans votre numé­ro 11, vous atta­quez Macron de plein fouet et raillez, dans son sillage, les « fils et filles à papa », les « héri­tiers », les « bandes d’enfoirés » du mana­ge­ment et les « nui­sibles ». La « macro­nie » (vous aviez évo­qué un « putsch légal ») est-elle l’adversaire ou l’ennemi prin­ci­pal pour qui aspire à une alter­na­tive émancipatrice ?

Le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé est un sys­tème intrin­sè­que­ment dou­lou­reux, frus­trant et insup­por­table pour une grande par­tie de la popu­la­tion, en France comme ailleurs dans le monde. Mais chez nous, des géné­ra­tions de résis­tants et de mili­tants ont réus­si à créer des sys­tèmes comme la Sécurité sociale et le Code du tra­vail, qui limitent son emprise sur nos vies. La classe diri­geante est déta­chée par l’élite capi­ta­liste pour faire le sale bou­lot de nous pri­ver de ces conquêtes, tout en fai­sant en sorte que la conflic­tua­li­té sociale que cela génère ne fasse pas vaciller l’ordre dont elle béné­fi­cie. « Défaire métho­di­que­ment le pro­gramme du Conseil natio­nal de la Résistance », comme disait le PDG Denis Kessler en 2007, n’est pas une mince affaire et néces­site des cou­rants et des figures poli­tiques en per­pé­tuel renou­vel­le­ment pour par­ve­nir à faire croire, ne serait-ce que pen­dant les quelques mois de cam­pagne pré­si­den­tielle, que ce n’est pas la même chose qui se déroule sous nos yeux depuis des décen­nies. En 2007, le cham­pion était Nicolas Sarkozy. Son monde poli­tique et intel­lec­tuel, la « sar­ko­zie », était com­po­sé de fils et filles à papa à pull sur les épaules et col rele­vé, plus « tra­dis » que les rebuts d’école de com­merce qui com­posent les admi­ra­teurs de Macron, mais issus du même milieu social, la classe supé­rieure qui croque la vie capi­ta­liste à pleines dents et adhère à tout un tas d’histoires à dor­mir debout sur son droit à domi­ner le reste de l’univers. Entre les deux, nous avons eu droit à l’intermède « socia­liste », sou­te­nu par des naïfs euro­béats per­sua­dés qu’être « de gauche » néces­si­tait sim­ple­ment de répé­ter le mot le plus sou­vent possible.

« L’ennemi du moment est donc Macron, incar­na­tion par­ti­cu­liè­re­ment détes­table du Français content de lui por­tant un mépris de classe assor­ti à ses cos­tumes. Il a cau­sé en un temps record un nombre incal­cu­lable de dégâts à notre modèle social. »

Macron est une syn­thèse des deux équipes qui l’ont pré­cé­dé. Il n’est pas plus détes­table que Sarkozy, ni plus men­teur que Hollande. Il est l’atout du moment pour nous arra­cher ces insup­por­tables conquêtes sociales. Non pas que les autres aient échoué : Sarkozy est par­ve­nu à limi­ter le droit de grève (le ser­vice mini­mum qu’il a ins­tau­ré dans les trans­ports rend impos­sible tout scé­na­rio de para­ly­sie du pays comme en 1995 — une défaite sociale dont notre classe diri­geante se sou­vient) et a trans­fé­ré 7 mil­liards d’exonérations d’impôts aux riches dès son arri­vée. Hollande et l’affreux Valls ont déré­gu­lé le droit du tra­vail sans trop de dégâts. Mais ils se sont usés vite, et il fal­lait les chan­ger. L’ennemi du moment est donc Macron, incar­na­tion par­ti­cu­liè­re­ment détes­table du Français content de lui por­tant un mépris de classe assor­ti à ses cos­tumes. Il a cau­sé en un temps record un nombre incal­cu­lable de dégâts à notre modèle social, sans même avoir fait vrai­ment sem­blant de le faire pour notre bien. La « macro­nie » est le bras armé de la bour­geoi­sie fran­çaise des années 2020. Mais une fois que Macron sera deve­nu un pré­sident médiocre et majo­ri­tai­re­ment détes­té, comme ont fini ses pré­dé­ces­seurs, un autre atout entre­ra en scène, avec son sto­ry­tel­ling sur une énième rup­ture et un pré­ten­du « pro­fil aty­pique » : il fau­dra le com­battre tout autant.

Vous vous étiez empor­tés contre les leçons de morale « du monde de la culture » contre le FN. Comment pro­duire une cri­tique, à vos yeux audible et per­ti­nente, de ce dernier ?

Ce qui nous agace avec les grandes décla­ra­tions anti-FN, c’est qu’elles res­semblent de plus en plus à des pos­tures à la mode, sur­tout quand elles viennent du « monde de la culture ». Ce sont des pos­tures car elles ne pensent géné­ra­le­ment pas à leurs effets : leurs auteurs semblent par exemple igno­rer qu’il existe une cer­taine façon de taper sur le FN qui le ren­force, car il se nour­rit des cari­ca­tures qu’on fait de lui pour se don­ner une dimen­sion « anti­sys­tème » et « seul contre tous » qui parle à des gens qui se sentent per­pé­tuel­le­ment à l’écart de la marche du monde. Des acteurs payés des cen­taines de mil­liers d’euros, voya­geant dans le monde et vivant à Paris ou dans une grande capi­tale, pense-t-on vrai­ment que l’expression de leur point de vue va faire « bas­cu­ler » un élec­teur ou une élec­trice FN vivant en péri­phé­rie, payé au SMIC ou chô­meur, assi­gné à rési­dence par le coût de la vie ? Bien sûr que non. L’antifascisme bour­geois est avant tout un mode de recon­nais­sance mutuelle, un non-enga­ge­ment nar­cis­sique qui per­met de se dire qu’on reste du bon côté, mal­gré ses pri­vi­lèges, et de se congra­tu­ler col­lec­ti­ve­ment d’être des gens biens et pro­fonds. Le sublime enga­ge­ment de tout ce petit monde qui s’est ran­gé sans réserve du côté d’Emmanuel Macron aux der­nières pré­si­den­tielles, « pour faire bar­rage aux idées fas­cistes », voit son hypo­cri­sie dévoi­lée en ce moment : pour­quoi tous ces amou­reux des liber­tés publiques et de l’État de droit acceptent-ils que les migrants soient trai­tés ain­si, à Calais comme ailleurs ? Comment peuvent-ils tolé­rer les pos­tures mar­tiales du pré­sident de la République, la façon dont il ver­rouille sa com­mu­ni­ca­tion, et son auto­ri­ta­risme tein­té d’un viri­lisme bien rance ? Eh bien, ils s’en foutent, dans le fond, des liber­tés publiques et de la démo­cra­tie. Tout comme ils se foutent de l’état du monde — et ceux qui ont tapé sur Mélenchon, n’ayant pas de mots assez durs contre ce soi-disant « ami de Poutine et de Bachar el-Assad », ont applau­di le rap­pro­che­ment entre Macron et le pré­sident russe et se dés­in­té­ressent com­plè­te­ment de l’amitié per­sis­tante entre la France et toutes les dic­ta­tures du monde.

Marine Le Pen à un marché de Noël, Paris (Sipa)

Pour pro­duire une cri­tique audible et per­ti­nente du FN, il faut com­men­cer par se dépar­tir de tous les réflexes hypo­crites et inef­fi­caces que la bour­geoi­sie cultu­relle a pu nous insuf­fler. Ce n’est pas en répé­tant « Le FN, c’est la haine » ou en bro­dant des com­pa­rai­sons his­to­riques dou­teuses, qu’on rédui­ra l’attrait qu’il a sur une par­tie de la popu­la­tion. C’est en ana­ly­sant celui-ci et en le détour­nant vers des causes qui en valent la peine. Les fas­cismes se nour­rissent de la frus­tra­tion et de la souf­france bien réelle des classes moyennes et popu­laires, et les retournent contre des caté­go­ries cri­mi­na­li­sées : les allo­ca­taires des mini­ma sociaux, les non-Blancs, les migrants, les femmes, les homo­sexuels. Car tout en pré­ten­dant reprendre à son compte la dis­pa­ri­tion de l’idéal com­mu­niste, le Front natio­nal a tou­jours évi­té de tenir le moindre dis­cours sur la ques­tion sociale, si ce n’est quelques tirades qui ne mangent pas de pain sur la « finance mon­dia­li­sée ». Il n’a rien à dire sur les ordon­nances Travail, rien à dire sur la baisse des APL ; il est en fait inau­dible sur toutes les ques­tions maté­rielles et de redis­tri­bu­tion des richesses ; il pros­père dès que les obses­sions média­tiques du moment tournent autour de « l’identité natio­nale » ou de « Quelle laï­ci­té vou­lons-nous ? ». Sortir de ces débats moi­sis est une pre­mière chose à faire : à Frustration, nous n’avons jamais ergo­té sur « l’esprit Charlie » ou « Qu’est-ce que la Nation ? ». Ensuite, il faut rame­ner la frus­tra­tion et la souf­france sociale à ses vraies causes. Là où l’antifascisme bour­geois répond aux élec­trices et élec­teurs FN « Renoncez à ces idées fausses, défen­dez le vivre-ensemble et la démo­cra­tie libé­rale », nous disons « Renoncez à ces idées fausses, défen­dez-vous contre les riches ».

La grande par­tie de vos paru­tions traitent de la socié­té fran­çaise. Serait-ce un choix édi­to­rial visant à « ancrer » la poli­tique dans des ques­tions natio­nales — voire euro­péennes — au motif que le lec­teur serait impuis­sant quant au reste du monde ?

« Ce n’est pas en répé­tant Le FN, c’est la haine ou en bro­dant des com­pa­rai­sons his­to­riques dou­teuses qu’on rédui­ra l’attrait qu’il a sur une par­tie de la population. »

Si nos articles sont ancrés dans des ques­tions natio­nales, c’est par sou­ci qu’ils soient ancrés dans le quo­ti­dien des lec­teurs. Pour ral­lier leurs colères, il faut les tou­cher, et pour les tou­cher, il faut par­ler ce qui leur est (et ce qui nous est) proche : un por­trait de la ministre du Travail qui a été sur tous les écrans, expli­quer ce que deviennent nos primes d’as­su­rance, rela­ter les rap­ports de classe dans un film qu’ils ont pu voir ou un livre à suc­cès, réflé­chir aux mythes his­to­riques. Quand on fait un article sur la SNCF, il va poin­ter, der­rière les pro­blèmes subis par les usa­gers, le tout-TGV (de luxe), le désen­ga­ge­ment du réseau dit secon­daire, l’ou­ver­ture pro­chaine à la concur­rence, et diri­ger le res­sen­ti­ment par­ta­gé vers les res­pon­sables poli­tiques comp­tables d’une situa­tion dégra­dée qui éloigne chaque jour un peu plus le train de ses mis­sions de ser­vice public et d’é­ga­li­té ter­ri­to­riale, au pro­fit de l’ex­ploi­ta­tion pri­vée et du mou­ve­ment de métro­po­li­sa­tion. Mais nous n’a­vons ni les com­pé­tences, ni les moyens, pour aller enquê­ter sur les effets de la pri­va­ti­sa­tion au Royaume-Uni, alors que cer­tains excellent dans ce domaine.

C’est vrai que ça fait très classe d’avoir des « cor­res­pon­dants à l’étranger », mais cela pose aus­si des pro­blèmes de véri­fia­bi­li­té et de pos­si­bi­li­té de dis­cus­sion démo­cra­tique du conte­nu : la prin­ci­pale dérive de l’article « inter­na­tio­nal », c’est que celui ou celle qui a « vu ce qui se passe là-bas » en fasse un argu­ment d’autorité. La cari­ca­ture de cette dérive, ce sont les jour­na­listes aux indi­gna­tions pué­riles, comme un Hugo Clément qui vient faire la leçon aux gens parce qu’il a vu la guerre de près et qu’il sait de quoi il parle, lui. Mais, plus géné­ra­le­ment, com­bien de fois a‑t-on lu des conclu­sions défi­ni­tives au sujet du suc­cès (ou de l’échec) de Podemos en Espagne, du civisme des citoyens scan­di­naves ou, encore plus ennuyeux, de la réa­li­té du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire au Venezuela ? Avec toutes les sim­pli­fi­ca­tions que cela induit, sou­ve­nons-nous des mul­tiples repor­tages bien réduc­teurs sur les phé­no­mènes révo­lu­tion­naires du « Printemps arabe » ou l’Euromaïdan. Les médias qui défendent l’ordre éta­bli usent éga­le­ment en per­ma­nence de la com­pa­rai­son inter­na­tio­nale comme argu­ment d’autorité. Combien de séquences de JT consa­crées à « la réus­site de l’économie alle­mande » ou à la baisse du taux de chô­mage aux États-Unis ? Si l’on veut, comme nous, évi­ter tout argu­ment d’autorité, et écrire sur des thèmes qui n’exercent pas de vio­lence sym­bo­lique sur le lec­teur (et sur le reste de la rédac­tion, qui mène une déli­bé­ra­tion sur le conte­nu des articles) pour qu’il puisse s’approprier le conte­nu et fon­der en rai­son ses per­cep­tions et frus­tra­tions, s’aventurer loin du ter­ri­toire natio­nal est compliqué.

Nicolas Maduro dans l’État de Carabobo, 5 septembre 2014 (DR)

Votre 13e numé­ro paraît aujourd’­hui. Votre revue compte-t-elle s’en prendre aux « élites » et à « leurs médias » et « leurs son­deurs » pour de longues années encore ?

D’abord, notre prin­ci­pal objet d’étude, « la classe diri­geante et ses coups tor­dus », reste en bonne forme, et la hausse per­pé­tuelle des inéga­li­tés montre que la cri­tique sociale a de beaux jours devant elle. Mais, puisque nous défen­dons l’égalité sous toutes ses formes et dans tous les domaines, nous inves­tis­sons aus­si et de plus en plus des ques­tions qui ne sont pas uni­que­ment défi­nies et cau­sées par l’antagonisme entre le capi­tal et le tra­vail. Le dos­sier prin­ci­pal de notre numé­ro 13 contien­dra des articles sur la domi­na­tion mas­cu­line, l’homophobie et l’actualité du com­bat fémi­niste. C’était un défi pour nous d’investir ces sujets qui nous tiennent à cœur, et où un pôle conser­va­teur reste fort et impé­ra­ti­ve­ment à com­battre. Ensuite, nous avons des abonné.e.s fidèles et enga­gés sur la durée. Le plus récent abon­ne­ment se ter­mi­ne­ra en février 2019. Si, à ce moment-là, la grande bour­geoi­sie conti­nue de mener vic­to­rieu­se­ment sa lutte des classes et que le reste du monde perd du ter­rain, ça vou­dra dire que nos nerfs seront tou­jours à vif, que notre volon­té de revanche sera tou­jours aus­si farouche, notre mépris de classe à l’égard des puis­sants conti­nuant d’imbiber nos colonnes.


ENGRENAGES — « dis­po­si­tif de trans­mis­sion d’un mou­ve­ment géné­ra­le­ment cir­cu­laire for­mé par plu­sieurs pièces qui s’engrènent », en méca­nique. Cette rubrique don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’é­di­tion et les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites, de revues et de mai­sons d’é­di­tion qui nour­rissent la pen­sée-pra­tique. Si leurs diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » : par­tons de là.


REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Le Vent se lève : « « Rester connec­té au sens com­mun » », novembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Hors-Série : « Il y a une vraie demande de longs for­mats », novembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017
☰ Lire notre article « Refuser le cli­vage gauche-droite ? », Alexis Gales, décembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Emmanuel Daniel : « L’émancipation ne doit pas être réser­vée à ceux qui lisent », jan­vier 2016
☰ Lire notre article « Mélenchon, de la Gauche au Peuple », Alexis Gales, mars 2015

image_pdf
  1. Amnesty International, Action contre la faim, Action san­té mon­diale, Oxfam, le Secours popu­laire, Greenpeace, One, Care, le Barreau de Paris.
Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.