Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée palestinienne


Traduction d’un article paru dans The Baffler

Le 1er février 2022, Amnesty International publiait un rap­port dénon­çant une poli­tique d’a­par­theid menée par les auto­ri­tés israé­liennes à l’en­contre du peuple pales­ti­nien. À l’é­poque l’u­ti­li­sa­tion de ce terme a sus­ci­té une levée de bou­cliers ; il est aujourd’­hui lar­ge­ment mobi­li­sé par les orga­ni­sa­tions de défense des droits humains, y com­pris israé­liennes. Parmi les mesures dis­cri­mi­na­toires ins­ti­tu­tion­na­li­sées, le contrôle des dépla­ce­ments pèse tout par­ti­cu­liè­re­ment sur la vie quo­ti­dienne des Palestiniens et des Palestiniennes, qui voient une par­tie du ter­ri­toire leur être inter­dite, au point d’être obli­gés de faire des détours de plu­sieurs heures pour rejoindre une des­ti­na­tion située à quelques kilo­mètres de leur point de départ. Dans un article publié dans la revue The Baffler que tra­duit le cher­cheur Khalid Lyamlahy, Suja Sawafta, écri­vaine amé­ri­ca­no-pales­ti­nienne, revient sur cette situa­tion et décrit l’im­pos­sible accès à la Méditerranée depuis la Cisjordanie.


La pre­mière fois que j’ai eu l’occasion de me rendre sur les rivages de la mer Méditerranée, j’avais vingt ans. C’était au début du mois d’août à Alexandrie, en Égypte.

Quelques jours plus tôt, Mahmoud Darwich avait suc­com­bé à une opé­ra­tion car­diaque aux États-Unis. J’étais au Caire quand j’ai appris la nou­velle. On par­ta­geait en famille un déjeu­ner de chich taouk. Ce jour-là, je me sou­viens très bien d’une faim intense et impla­cable qui me ron­geait de l’intérieur ; je devais m’empresser de man­ger de peur d’être absor­bée par cette sen­sa­tion. J’avais bien conscience que mon humeur pre­nait le pas sur ce qui devait être des vacances fami­liales mémo­rables, et pour­tant, je ne pou­vais rien faire pour l’apaiser. Peu de temps après nous être ins­tal­lés et avoir com­man­dé notre repas, mon père m’a jeté un coup d’œil. Son regard m’a fixé pen­dant quelques ins­tants puis il a fini par me dire à moi, la seule de ses enfants à étu­dier la lit­té­ra­ture : « Mahmoud Darwich est décé­dé aujourd’hui. »

Je suis res­tée assise, décon­cer­tée et inca­pable de mesu­rer plei­ne­ment l’ampleur de cette nou­velle. De temps à autre, il arri­vait que mon père me prenne à part pour m’annoncer la dis­pa­ri­tion d’une autre som­mi­té lit­té­raire, comme s’il savait d’une manière ou d’une autre que, mal­gré mon jeune âge, je serais capable de com­prendre. Il avait fait de même avec Edward Saïd et Fadwa Touqan en 2003, mais le décès de Mahmoud Darwich revê­tait une signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière. Comme si on savait que cette dis­pa­ri­tion mar­quait un chan­ge­ment défi­ni­tif dans la langue, que notre propre langue, sa capa­ci­té à expri­mer notre désir de retour, ne seraient plus jamais la même après l’enterrement de Darwich. C’était le genre de moment qui vous trans­forme phy­si­que­ment. Vous n’y pou­vez rien.

En quit­tant le Caire pour une excur­sion d’un jour à Alexandrie, l’atmosphère sem­blait plus légère, plus apai­sante, sans doute grâce à la mer. Je me sou­viens de mon eupho­rie en mar­chant pieds nus sur la plage avec ma famille. En tant que Palestinienne munie d’une hawiyeeh (pièce d’i­den­ti­té) de Cisjordanie, plu­sieurs rai­sons m’empêchaient de vivre cette expé­rience simple dans mon pays natal. Tout d’abord, je suis née pen­dant la pre­mière Intifada et j’ai atteint la majo­ri­té après les accords d’Oslo et la seconde Intifada, au moment où la struc­ture de l’apartheid s’était conso­li­dée à un niveau inima­gi­nable. Cela vou­lait dire que je ne pou­vais pas quit­ter la Cisjordanie sans auto­ri­sa­tion mili­taire, que cette auto­ri­sa­tion était presque impos­sible à obte­nir, et que dans les rares cas où elle était accor­dée, le droit de sor­tie était tem­po­raire. Il fal­lait reve­nir aux limites de ladite Cisjordanie avant la tom­bée de la nuit.

Les tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives par les­quelles il fal­lait pas­ser pour visi­ter et connaître une par­tie de cette terre qui a façon­né, voire défi­ni ma mémoire géné­tique ont don­né d’au­tant plus d’im­por­tance à ma ren­contre avec les côtes égyp­tiennes de la Méditerranée. Et pour­tant, en arri­vant au bord de l’eau, une para­ly­sie s’est empa­rée de moi. Il m’était impos­sible de plon­ger mon corps dans la mer. J’ai repen­sé à Darwich. Je vou­lais que ma pre­mière ren­contre avec la Méditerranée, ma pre­mière expé­rience com­plète avec elle, se déroule dans mon pays. Je ne savais pas si cela se pro­dui­rait un jour ; cela pour­rait même ne jamais se pro­duire. Mais je savais aus­si, en mon for inté­rieur, que je devais attendre. Et attendre Jaffa, plus particulièrement.

*

Un an plus tard, je me suis retrou­vée à Barcelone, assise sur la plage près de l’hôtel W. avec une amie dont la famille est ori­gi­naire de Nazareth. J’ai été à nou­veau sub­mer­gée par le même mélange de désir et d’angoisse que j’avais éprou­vé à Alexandrie. Mon amie, une Palestinienne d’Israël ou, comme elle le disait par­fois, une Palestinienne de 1948, avait visi­té Haïfa et Jaffa à de nom­breuses reprises. Sa vision et son expé­rience de la Palestine étaient sen­si­ble­ment dif­fé­rentes des miennes. Je rele­vais des dif­fé­rences dans nos voca­bu­laires res­pec­tifs, notam­ment la manière dont cha­cune dési­gnait la terre, Palestine ou Israël, 1948 ou 1967, « L’Intérieur » (Al-Dakhil) et la Cisjordanie. Toutes ces appel­la­tions dési­gnaient le même endroit : notre chez-nous.

À plu­sieurs mètres du rivage, j’ai balayé la plage du regard puis j’ai fait part à mon amie de mon blo­cage. « Je ne peux pas y aller. Je dois attendre. » Elle m’a regar­dé d’un air sur­pris, inca­pable de com­prendre mon immo­bi­lisme. Elle a essayé de me convaincre qu’il n’y avait aucun inté­rêt à se pri­ver de cette expé­rience, que le fait d’insister pour entre­te­nir un lien avec la Méditerranée – toutes les Méditerranées – était un acte de défiance, sinon une forme de retour au pays natal. Je l’ai regar­dée avec ten­dresse pen­dant qu’elle illus­trait ses paroles en reti­rant le sable de ses pieds et en cou­rant avec enthou­siasme vers la mer. Je l’ai sui­vie du regard pen­dant qu’elle nageait loin du rivage, flot­tant libre­ment pen­dant plu­sieurs minutes sur la sur­face de l’eau. Comment lui expli­quer que j’ai été dis­so­ciée de la mer par la vio­lence colo­niale ? Comment lui expli­quer que ma dou­leur m’a empê­chée d’apprendre à nager, même si j’ai essayé à deux reprises ? Ma pho­bie de l’eau était liée à l’aliénation ter­ri­to­riale, une migra­tion forcée.

Je suis res­tée col­lée au sable. En regar­dant les vagues défer­ler vio­lem­ment sur le rivage, j’ai pen­sé de nou­veau à Darwich et à ce qu’il avait écrit dans Une mémoire pour l’oubli :

On ne connaît pas la mer en se conten­tant de l’observer. On ne connaît pas la mer en res­tant assis sur le rivage. On ne connaît pas la mer en venant contem­pler un beau paysage.

Pour la connaître, il faut y plon­ger1.

Mais je ne pou­vais pas plon­ger. Je ne pou­vais même pas mouiller mes orteils. Je ne voyais d’autre option que d’attendre, avec cette pen­sée d’un opti­misme presque ridi­cule, voire déli­rant, qu’un jour, Jaffa et moi allions nous rencontrer.

*

Depuis le début de la Nakba en cours, une chose à laquelle les Palestiniens se sont habi­tués est l’attente. La capa­ci­té d’attendre et la convic­tion que notre per­cep­tion du temps, bien que bru­tale et impi­toyable, allait finir par nous mener à une per­cée néces­saire et gran­diose vers la liber­té. J’ai com­pris et vécu cette attente d’une manière qui, jusqu’à pré­sent, a été confir­mée lors des deux fois où l’on m’a accor­dé un tas­reeh (lais­sez-pas­ser) pour quit­ter la Cisjordanie. Il est par­fois plus facile de visi­ter Jérusalem, sur­tout pen­dant le Ramadan, quand l’armée israé­lienne auto­rise les filles, les femmes, les enfants et les hommes âgés à ren­trer dans l’enceinte de la mos­quée Al-Aqsa les ven­dre­dis. Mais pour quelqu’un qui détient les mêmes docu­ments que moi, les villes côtières de Jaffa et Haïfa demeurent presque inaccessibles.

En 2010, un an après la jour­née esti­vale à Barcelone et deux ans après l’après-midi d’août à Alexandrie, j’étais assise sur une chaise de bureau à Ramallah et je rete­nais ma res­pi­ra­tion. Figée, je patien­tais pen­dant que le mari d’une cou­sine éloi­gnée appe­lait un mili­taire israé­lien pour lui deman­der de consi­dé­rer ma demande d’autorisation, attes­tant de ma bonne mora­li­té et assu­rant que je ne cau­se­rais aucun pro­blème si j’étais auto­ri­sée à entrer en Israël. Après quelques signes de tête et des regards intenses et concen­trés, il avait mis fin à l’appel en m’annonçant : « La bonne nou­velle est que tu as obte­nu l’autorisation. La mau­vaise est que tu dis­poses de douze heures seule­ment, et tu dois être de retour avant 23 heures. »

Le jour sui­vant, ma famille et moi nous sommes réveillés à 5 heures du matin et avons pris la route en direc­tion de Jérusalem pour prier à la mos­quée Al-Aqsa. Dans une hâte fié­vreuse, nous avons ren­du hom­mage à la Ville sainte lors d’un pèle­ri­nage accé­lé­ré, sou­la­gés d’en avoir eu l’occasion mais ayant du mal à pro­fi­ter plei­ne­ment de quoi que ce soit. À l’heure du déjeu­ner, nous étions à Haïfa, à la ter­rasse d’un res­tau­rant sur les toits, bai­gnée par la cou­leur bleue de la ville : bleue comme la mer tout autour de nous, et comme cette mélan­co­lie qui dra­pait chaque pierre, chaque pilier, chaque arcade. 

Des années plus tard, dans un amphi­théâtre de l’université d’Oxford où je pré­pa­rais mon doc­to­rat, j’écoutais Ilan Pappé racon­ter les évé­ne­ments ayant mené au violent dépeu­ple­ment de Haïfa en avril 1948. En l’es­pace de quelques jours, envi­ron cin­quante mille Palestiniens furent expul­sés de force de leurs mai­sons par la milice para­mi­li­taire sio­niste. Cela m’a aidée à sai­sir la mélan­co­lie que j’avais éprou­vée ce jour-là, lors du déjeu­ner à Haïfa. Ma famille et moi avons été pri­vés de ce qui devait être une expé­rience cou­rante, voire banale, dans nos vies ; nous aurions dû pou­voir déjeu­ner à Haïfa n’importe quand. Et pour­tant, ce sem­blant de nor­ma­li­té n’est vécu que par les quelques mil­liers de Palestiniens de Haïfa qui, pour citer Émile Habibi, étaient jus­te­ment « res­tés à Haïfa ». Et c’était tem­po­raire : ils furent confi­nés dans un ou deux quar­tiers de la ville, ghet­toï­sés et assu­jet­tis à la réa­li­té du nou­vel État juif.

Après le déjeu­ner et une visite rapide des ter­rasses baha’ies de Haïfa, notre chauf­feur nous conseilla de repar­tir si on vou­lait pro­fi­ter du temps res­tant à Jaffa. On arri­va à la ville quelques heures avant le cou­cher du soleil. Le chauf­feur nous dépo­sa sur une plage moins fré­quen­tée que la plage prin­ci­pale de la ville, ce qui nous a per­mis de res­sen­tir plei­ne­ment l’intense émo­tion du moment. Encore une fois, j’ai pen­sé à Darwich :

Pour la connaître, il faut y plon­ger, s’y lan­cer à corps per­du, oublier la mer en s’offrant à la mer, se perdre dans l’inconnu comme dans une femme aimée. Rien ne dis­tingue l’azur et l’eau.

Il ne res­tait plus qu’à sur­mon­ter la para­ly­sie. J’ai avan­cé en direc­tion de la mer. J’ai lais­sé l’eau salée imbi­ber ma robe d’été jusqu’à ma poi­trine, et je me suis aban­don­née aux vagues qui me ber­çaient par leur va-et-vient. J’ai ramas­sé des coquillages, des éclats de verre aux contours adou­cis par l’action éro­sive et pro­lon­gée de l’eau, et des débris de car­re­lage et de pierre. Je n’é­tais jamais allée sur une plage où des tré­sors de ce genre abon­daient tout au long du rivage. Aujourd’hui, après toutes ces années, il m’est tou­jours impos­sible de trou­ver les mots adé­quats pour expri­mer plei­ne­ment les émo­tions que j’ai vécues ce jour-là.

Longtemps après cette visite, j’ap­pren­drai que quand la milice sio­niste avait dépeu­plé Jaffa de ses dizaines de mil­liers d’habitants, peu de temps après le net­toyage eth­nique de Haïfa lors du prin­temps de 1948, les débris et les ves­tiges des mai­sons pales­ti­niennes détruites avaient été jetés à la mer. Pour autant, tel un cri de révolte, la mer les avait reje­tés sur le rivage. Tout ce qui n’avait pas été col­lec­té par les musées et les archi­vistes est entré dans un cycle sans fin ; jetée à la mer, la preuve de la vie pales­ti­nienne était recra­chée sur le rivage, puis de nou­veau reje­tée à la mer, pour reve­nir encore une fois sur le rivage. Les Palestiniens parlent sou­vent de cette carac­té­ris­tique trou­blante et spec­ta­cu­laire de la mer à Jaffa. La ville, avec sa terre et son eau, vous raconte l’histoire de ce qui s’y est pas­sé. Si vous êtes atten­tifs, vous ne pou­vez pas l’ignorer.

Parmi celles qu’un résident de Jaffa m’a racon­té, une his­toire bien connue des Palestiniens évo­quait un ancien cime­tière pales­ti­nien datant d’avant 1948. Ce cime­tière était sys­té­ma­ti­que­ment igno­ré par l’État, non seule­ment pour ce qu’il com­mé­mo­rait mais aus­si pour les corps qu’il ber­çait dans ses entrailles : des corps pales­ti­niens deve­nus, au fil du temps, des restes de la Palestine. On raconte que lors des marées hautes, les tombes se dégra­daient davan­tage ; les sque­lettes étaient expo­sés aux intem­pé­ries et les des­cen­dants des défunts crai­gnaient que leurs proches ne soient englou­tis par la mer. De son côté, l’État redou­tait que ces mêmes restes ne finissent par être reje­tés sur la plage ; avec des sque­lettes expo­sés sur le sable en plein jour, il serait impos­sible d’ignorer l’ampleur bru­tale de la vio­lence infli­gée aux Palestiniens, qu’ils soient morts ou vivants. « Voilà ce que fait la mer à Jaffa. Elle rejette des choses, me dit l’habitant, elle les res­ti­tue. »

*

Je n’ai vécu cette même expé­rience qu’une seule autre fois, douze ans plus tard, lors de l’été 2022. On m’avait accor­dé un second lais­sez-pas­ser tem­po­raire pour visi­ter Jaffa. Cette fois-ci, j’avais droit à trois jours, mais tou­jours avec un couvre-feu. Les séjours de nuit n’étaient pas auto­ri­sés ; chaque soir, je devais ren­trer en Cisjordanie pour y dormir.

Je m’attendais à ce que le second voyage soit comme le pre­mier mais il n’en a rien été. J’avais chan­gé. J’étais désor­mais une femme dans la tren­taine et je ne man­quais jamais l’occasion de visi­ter autant de pays médi­ter­ra­néens que pos­sible. Je savou­rais les plai­sirs d’une indo­lence régio­nale impen­sable là d’où je viens. J’ai appris donc à l’emprunter au Liban et en Égypte, en Espagne et en Italie, en Tunisie et au Maroc. Bien qu’assez com­pa­rables, ces pays ne m’ont jamais pro­cu­ré le même sen­ti­ment que Jaffa. J’étais vouée à cette ville, comme dans un état de prière per­ma­nente. Je regret­tais de ne pas avoir vécu l’expérience de mon arrière-grand-père qui avait cin­quante-trois ans au moment de la Nakba et connais­sait cette terre du nord au sud, de la rive Ouest du Jourdain aux rivages de la Méditerranée. Je regret­tais de ne pas connaître la ville de manière intime, ni les res­tau­rants fré­quen­tés par les locaux, ni com­ment faire du café dans une cui­sine don­nant sur la mer, et devoir ache­ter, une fois tous les douze ans, un café latte trop cher dans un bis­tro en bord de mer. J’étais sur­tout dévas­tée à l’idée que per­sonne autour de moi ne recon­naisse mon droit en tant que Palestinienne à éprou­ver cette tris­tesse, encore moins ma liber­té de mou­ve­ment sur la terre dont nous sommes ori­gi­naires, moi et chaque membre de ma famille, et ce depuis au moins huit ou neuf siècles, voire mil­lé­naires. Mon sen­ti­ment d’i­so­le­ment est d’autant plus ridi­cule que je n’ai aucun lien généa­lo­gique avec d’autres terres : mes ancêtres sont tous pales­ti­niens, tous ori­gi­naires de la Palestine.

Aujourd’hui, quand je pense à Jaffa, une seule pen­sée me vient à l’esprit : les rési­dents de la ville qui ne se sont pas enfuis sur des embar­ca­tions de for­tune vers Chypre ou le Liban, ou lors de marches for­cées vers l’est. Ils ont trou­vé la mort en mer ou ont été contraints de prendre la route du sud vers la ville de Gaza qui allait plus tard être inté­grée dans l’enclave emmu­rée de la bande de Gaza. Presque chaque Palestinien de Gaza que j’ai ren­con­tré est à l’origine un réfu­gié de Jaffa ou de la ville d’al-Majdal Asqalan. Cette der­nière a été renom­mée Ashkelon après la créa­tion de l’État d’Israël en 1948. Ainsi, l’importance his­to­rique de Jaffa est désor­mais asso­ciée à la réa­li­té concrète de Gaza. Plusieurs Gazaouis sont des Yaffawis et des Majdalawis. Ils ont gar­dé les clés de leurs mai­sons détruites dans un ter­ri­toire qui cor­res­pond aujourd’hui au sud d’Israël. Ils sont actuel­le­ment en état de siège : affa­més, confi­nés et dépla­cés de force pour la deuxième, troi­sième ou qua­trième fois de leur vie. Je porte en moi à la fois le deuil de ne pas pou­voir vivre à Jaffa et la culpa­bi­li­té d’avoir pu visi­ter la ville alors que beau­coup de ses habi­tants d’origine n’ont jamais quit­té Gaza et sont main­te­nant confron­tés à une agres­sion dérai­son­nable et indiscriminée.

Dans les jours sui­vant le 7 octobre, j’ai sou­vent pen­sé aux rares dou­ceurs de Gaza ; le fait qu’elle consti­tue le der­nier mor­ceau conti­nu de terre pales­ti­nienne dans le sens le plus géné­ral du terme, mais aus­si le der­nier ter­ri­toire pales­ti­nien qui borde la mer Méditerranée. À cet égard, les Palestiniens de Gaza sont dif­fé­rents de moi, la Palestinienne ori­gi­naire des envi­rons de Jénine et de Naplouse. Pour eux, la mer est une vieille amie. Ils sont liés à son sel, à son par­fum, et ils ne craignent pas ses vagues. Son sable leur sert à éteindre les feux de phos­phore blanc, impos­sibles à maî­tri­ser avec de l’eau. Privés de nour­ri­ture, de plom­be­rie et d’électricité, ils se tournent vers la mer pour se bai­gner et pour pré­pa­rer des dîners à base de pois­son, mal­gré des pêches limi­tées. En Cisjordanie, les Palestiniens n’ont presque jamais accès au pois­son frais ; pour nous, les sar­dines en conserve et le thon en boîte relèvent du luxe. 

Je réflé­chis aux manières méta­pho­riques et concrètes par les­quelles la mer imprègne notre conscience. Tant qu’exis­te­ra l’apartheid, il y aura tou­jours deux rivages : celui de Gaza Nord où les sol­dats israé­liens dansent et nagent, et celui de Gaza Sud où les réfu­giés pales­ti­niens pêchent et se baignent. Le rivage de Jaffa où les Israéliens se pré­lassent au soleil et apprennent le surf à leurs enfants, et le rivage de Jaffa où les Palestiniens trempent leurs pieds dans la mer pour la pre­mière fois. Le rivage de la Méditerranée pales­ti­nienne et tous les rivages des autres Méditerranées. La Méditerranée euro­péenne et la Méditerranée arabe ; la Méditerranée de la dolce vita et la Méditerranée des migra­tions et des tra­hi­sons. Une Méditerranée somp­tueuse et hédo­niste, et une autre cruelle et impitoyable.

C’est la même mer avec plu­sieurs rivages. Une seule et même mer, et comme l’écrit Darwich, « C’est un monde que les mots ne peuvent décrire. On ne le voit, on ne le res­sent, qu’au plus pro­fond de la mer. La mer, c’est la mer », et mon désir pour elle ne fai­bli­ra jamais.


Article tra­duit de l’an­glais par Khalid Lyamlahy | Suja Sawafta, « Two Shores, One Sea », The Baffler, 28 février 2024
Photographies de ban­nière et de l’ar­ticle : Library of Congress, Prints and pho­to­graphs divi­sion, Washington


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  1. Toutes les cita­tions de Mahmoud Darwich sont issues de son récit Une mémoire pour l’oubli, tra­duit de l’arabe par Yves Gonzalez-Quijano et Farouk Mardam-Bey (Actes Sud, 1994).[]

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Suja Sawafta

Suja Sawafta est une écrivaine et critique américano-palestinienne. Maître de conférences en études arabes à l'Université de Miami, elle travaille actuellement sur son premier livre consacré au romancier d'origine saoudienne et irakienne Abdul Rahman Mounif, connu pour son roman épique Les Villes de sel. Elle a contribué à de nombreux magazines dont Vogue Arabia, The Emancipator/Boston Globe, Grazia Middle East, ArabLit Quarterly et Middle East Monitor.

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